Étiquette : Pascal Quignard


  • Pascal Quignard | Cûdapanthaka



    CÛDAPANTHAKA (extrait)



    Il y a un refrain très simple et très beau dans une chanson que composa Malherbe qui dit avec beaucoup de vigueur et de brusquerie ce que je cherche à définir ici ‒ et au fantôme de quoi il faut fournir sans fin à force d’offrandes alimentaires, de trésors monétaires, de gloire et de défi, de colliers et de brassards, de broches, d’agrafes, de parures, de perles, de dents, de larmes.

    « Qui me croit absent, il a tort :

    Je ne le suis point, je suis mort. »

    Je me souviens qu’André du Bouchet offrit ‒ dans un état enfantin d’enchantement ‒ ces deux vers à Paul Celan, dans son petit appartement rue des Grands-Augustins, quand il les découvrit. Francis Ponge venait de faire paraître son livre sur Malherbe. J’assistai à ce don enchanté avant que Paul Celan se jette dans le fleuve.

    Les larmes constituent ces libations naturelles que le corps verse sur les vides, sur les abandons, sur les sauts, sur les plongées, sur les ruines, sur les absences, sur les détresses que la langue parlée ne sait pas dire.

    Une narration « dotée de sens », voilà ce qui cherche à s’opposer à l’absence du souffle tiède d’un vivant. Une biographie. Mais la vie n’est pas une biographie. Mais être mort, c’est cesser de ternir le miroir. Tel était le geste que les Anciens faisaient pour s’assurer du décès de leurs familiers. On allait quérir un petit miroir de bronze qu’on approchait des lèvres des êtres immobiles.

    Le défaut de buée ou, si l’on préfère, le reflet sans défaut, le contact sans écran de réel à réel, témoignait de la perte de la vie.

    Ce petit miroir fait en bronze, frotté de laine, tout brillant, ce reflet pur c’est-à-dire vide, net de vapeur ou bien de brume lointaine ou bien de silhouette indécise sur la surface métallique et polie permettaient d’éloigner définitivement le mort dans son nom.

    Alors ils l’appelaient trois fois.

    Les hommes de l’Antiquité criaient très fort trois fois le nom du mort dans la chambre silencieuse où son corps avait été allongé. C’était comme une dernière danse où se soulevaient trois fois les ailes des grands oiseaux dévoreurs des chairs et porteurs des âmes dans l’ombre de l’Éther. C’étaient comme trois très lents et très grands coups de rame sur le fleuve mort qui traverse l’Érèbe. Baptême inversé comme l’était ce repas des pavements qui ne faisait rien pénétrer de solide à l’intérieur des lèvres. Dans une triste et triple clameur ils donnaient trois fois son nom à cet être pour qui ni le souffle ni le langage ni le faux ni le désir ni la faim ne faisaient plus écran à sa propre vision.


    *


    Aladin possédait une lampe qui suscitait à volonté toutes les richesses de ce monde. Le prince Hussein possédait un tapis qui transportait où l’on souhaitait être à condition qu’on se recueillît en soi-même (je note que le prince Hussein possédait presque un livre). Le prince Ahmed possédait une pomme qui guérissait tous les maux pour peu qu’on la portât à son nez ou qu’on la flairât. Le prince Ali possédait un petit tuyau fait en défense d’éléphant qui permettait de voir à distance. Sôsos possédait un non-balai qui permettait l’art.


    *


    Les moines bouddhistes de l’Inde ancienne racontaient cette légende qui courait sur Cûdapanthaka. Cûdapanthaka à l’âge de quarante-cinq ans avait atteint un tel état de perfection qu’il avait oublié son nom de génération. À cinquante-cinq ans il avait atteint un tel état de pureté que les frères lui mirent un balai entre les mains. À soixante-cinq ans Cûdapanthaka avait atteint un tel état de sainteté qu’il avait oublié le mot « balai ». Le jour anniversaire de ses soixante-quinze ans le moine Cûdapanthaka se souvint subitement du mot « balai » mais, comme les frères l’interrogeaient, ils découvrirent qu’il avait oublié le sens du verbe « balayer ». À quatre-vingts ans, quand il se souvint du verbe « balayer », il y consacra tout son temps mais le mot « balai » s’enfuit de sa mémoire et tout à coup sa bouche fut quitte du langage. À quatre-vingt-cinq ans Cûdapanthaka était devenu si bienheureux qu’il ne se souvenait de rien. Mais alors il se trouva que ses mains étaient prises d’une sorte de petit tremblotement qui ne cessait pas. Aussi, balayant la cour du temple, levait-il plus de poussière qu’il n’en ôtait et les frères se plaignaient.



    Pascal Quignard, L’Enfant d’Ingolstadt, chapitre XXIV (extrait), Dernier royaume X, Éditions Grasset & Fasquelle, 2018, pp. 165-166-167-168.






    Pascal Quignard  L'Enfant d'Ingolstadt






    ■ Pascal Quignard
    sur Terres de femmes

    Boutès (lecture d’AP)
    [Lancelot dit] (extrait des Désarçonnés)
    Medea (lecture d’AP)
    Les kami (extrait de L’Origine de la danse)
    Villa Amalia (lecture d’AP)
    23 avril 1948 | Naissance de Pascal Quignard (Villa Amalia, extrait)
    28 octobre 2002 | Pascal Quignard, Prix Goncourt 2002 (lecture des Ombres errantes par AP)





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  • 8 août 1730 | Le Sylphe de Claude-Prosper Jolyot de Crébillon, dit Crébillon fils

    Éphéméride culturelle à rebours




    Le 8 août 1730, le manuscrit intitulé La Nuit sylphique reçoit l’approbation d’impression. Cette approbation « est régistrée sur le Livre de la Communauté des Imprimeurs et Libraires de Paris, numéro 1963, conformément aux Règlements et notamment à l’Arrêt de la Cour du Parlement du 3 décembre 1705. » Publiée en 1730 « sans nom d’auteur », La Nuit sylphique, également baptisée Le Sylphe ou le Songe de Mme R*** écrit par elle-même à Mme de S***, met en scène, dans un dialogue savoureux, une vertueuse comtesse, mais dénudée, avec un « sylphe », esprit « impalpable », sensible et amoureux, qui entreprend de séduire la belle par ses discours tentateurs :


    « Je sais tout ce qui se passe dans votre âme, ma belle comtesse, je serai respectueux, nous ne sommes entreprenants que quand nous sommes aimés.

    — Bon, dis-je en moi-même, je ne crois pas que je te mette jamais à portée de me manquer de respect.

    — N’en répondez pas, dit la voix, nous sommes des amants un peu dangereux, nous savons tout ce qui se passe dans le cœur d’une femme, elle ne saurait former de désirs que nous ne satisfassions, nous entrons dans tous ses caprices, nous vieillissons ses rivales, et nous augmentons ses charmes, nous connaissons toutes ses faiblesses, et quand elle pousse un soupir d’amour, que la nature dans un moment de distraction se trouve la plus forte, nous le saisissons ; en un mot, la plus légère idée de tentation devient par nos soins tentation violente, et bientôt satisfaite. Avouez que si les hommes avaient notre science, il n’y aurait pas une femme qui leur échappât. Ajoutez à cela que notre invisibilité est contre les maris jaloux, ou les mères ridicules, d’une ressource merveilleuse : point de précautions pour prévenir les leurs ; moins d’yeux surveillants qu’on ne trompe avec ce secret. Mais de grâce, ajouta-t-il, cessez de vous cacher à mes yeux, cette complaisance ne vous engage à rien, puisque vous ne me verrez que quand vous le voudrez et que vos sentiments pour moi dépendent uniquement de vous. »

    À ces mots, je me montrai, et l’esprit, car c’en était un, fit à ma vue un cri qui pensa me faire rentrer sous le drap, je me rassurai pourtant.

    « Ah ! s’écria-t-il, en me voyant, que de beautés ! Quel dommage qu’elles fussent destinées à un vil mortel ! Il est impossible qu’elles m’échappent. » […]




    Claude de Crébillon, Le Sylphe in Romanciers libertins du XVIIIe siècle, I, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2000, pp. 55-56. Édition établie sous la direction de Patrick Wald Lasowski, avec la collaboration d’Alain Clerval, Jean-Pierre Dubost, Marcel Hénaff, Pierre Saint-Amand et Roman Wald-Lasowski.






    Plus de deux siècles et demi plus tard, Pascal Quignard, dans Mourir de penser, Dernier royaume IX, consacre le chapitre XXV au récit de Claude Jolyot de Crébillon*. Voici ce qu’il écrit :




    Chapitre XXV

             Le Sylphe




    Les femmes et les hommes qui touchent leurs parties génitales quand ils sont seuls dans la sieste, ou encore au crépuscule, ou bien dans l’aube, soit parce que le genius Cupido les a visités inopinément, soit parce que le genius Somnus a commencé par ériger le corps puis a conduit leur main jusqu’à la chose la plus proche d’eux-mêmes qui se dilate ou qui se gonfle, hallucinant un double qui procure une attirance de plus en plus irrésistible aux scénarios assez peu volontaires dans lesquels ils commencent à se complaire.

    Ce double porte une assistance non négligeable au plaisir qu’ils escomptent au terme de leurs doigts.



    Nous tombons parfois dans une nostalgie indicible à l’endroit de ces joies qui seraient honteuses s’il nous fallait les avouer à nos proches dans le jour ou les montrer à nos Aïeux dans le temps. Une sensualité imaginaire exauce l’inavouable. Un corps qui n’est pas là vient protéger le désir qui bouleverse. Il offre sa garde à l’idée que l’âme repousse. Il soutient et il défend contre la conscience qui pointe. Il survit à l’épanchement. On s’endort dans son rêve.

    L’ange qui garde les femmes et les hommes à leur joie esseulée, et la fait s’épanouir, est encore un daimôn.

    Une œuvre de Crébillon, qui date de 1730, est consacrée tout entière au fantasme masturbatoire. Comme Socrate en – 399 avait décidé d’appeler « daimôn » la voix intérieure, Crébillon décida d’appeler « sylphe » ce daimôn de la main solitaire. Crébillon avait vingt-trois ans, 2129 ans s’étaient écoulés depuis que Socrate était mort pour son daimôn, et jamais Crébillon n’a poussé plus avant, dans la suite de son œuvre, l’audace profonde et inexorable de ce petit volume. Il est intitulé Le Sylphe. Claude Jolyot de Crébillon, toute sa vie, collectionna les estampes. Il déménagea à Sens, avec Miss Stafford, en 1750, transportant plus de deux milliers d’images licencieuses. Ce livre compte parmi les plus étranges et des plus déroutants qui aient été notés sur la vie des hommes. Il compte aussi parmi les mieux écrits qui soient dans notre langue.



    Pascal Quignard, Mourir de penser, Dernier royaume IX, Éditions Grasset & Fasquelle, 2014, pp. 140-141.




    _________________________________________
    * Pascal Quignard parle aussi de ce récit érotique dans Le Sexe et l’effroi (1994).





    CRÉBILLON FILS


    Crébillon fils
    Source



    ■ Claude-Prosper Jolyot de Crébillon
    sur Terres de femmes

    15 février 1707 | Baptême de Claude-Prosper Jolyot de Crébillon
    13 avril 1978 | La Nuit et le Moment au Petit Odéon





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  • Pascal Quignard | Les kami



    Kami 1







    LES KAMI



        Tous les êtres homéothermes vont de place en place,
        de nom en nom,
        de halte en halte,
        de golfe en golfe,
        de gîte en gîte,
        de vide en vide.
        De ma en ma, de forme en forme, d’image en image, de séquence d’images en séquences d’images, de rêve en rêve, de mot en mot, de phrase en phrase, de patronyme en patronyme, de transfert en transfert, de visage en visage.
        Les esprits eux aussi ne manquent pas à cette règle qui régit les mœurs des mammifères quand ils sont devenus à peu près humains.
        On appelait kami les démons dans le monde japonais ancien. Le nom de ces êtres à deux mondes se décompose en ka (la flamme qui monte) et mi (l’eau de pluie qui tombe).
        Va et vient entre deux mondes allogènes.
        Les kami aiment les creux, les vides, les ma où ils se reposent de temps à autre au cours des incessants allers-retours entre le ciel et la terre qui font leur destin.
        J’évoque les sanctuaires qui sont beaucoup plus aléatoires que des temples constitués.
        Ma est le creux habité par un kami : ce vide fait l’intervalle dans le temps comme il fait le lieu dans l’espace.
        Le noir entre les scènes est ma.
        Ma est séparation qui relie (ponctuation qui fait transition).
        Le blanc dans la page, entre les paragraphes, est ma.
        Le ma c’est aussi la couleur blanche sur le visage du danseur de buto, qui rend les métamorphoses possibles en effaçant les traits particuliers du visage.
        Ma est le Masque, où le visage se retire comme ma est la laisse de mer, où la mer se retire.



    Pascal Quignard, L’Origine de la danse, Éditions Galilée, 2013, pp. 103-104.






    Kami 2





    ■ Pascal Quignard
    sur Terres de femmes

    Cûdapanthaka (extrait de L’Enfant d’Ingolstadt)
    Boutès (lecture d’AP)
    [Lancelot dit] (extrait des Désarçonnés)
    Medea (lecture d’AP)
    Villa Amalia (lecture d’AP)
    23 avril 1948 | Naissance de Pascal Quignard (Villa Amalia, extrait)
    28 octobre 2002 | Pascal Quignard, Prix Goncourt 2002 (lecture des Ombres errantes par AP)






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  • Pascal Quignard | [Lancelot dit ]



    Lancelot
    Image, G.AdC






    [LANCELOT DIT]



        Lancelot dit :
        — Prépare mon cheval.
        — Pourquoi ?
        — Voici que je sens tout à coup que mon corps est impatient de n’être plus ici.
        L’impatience se résume à cela : briser ici.
        Faire de l’espace du temps.
        Enfant je me retirais au fond du jardin de la cure de l’église de Maurepas dans l’ombre de la tour à demi en ruine qui datait de la guerre de Cent Ans. J’allais à l’abri des groseillers, lire dans un fauteuil en toile poussiéreuse des livres qui étaient encore couverts de tissu rose et blanc et qui avaient été collectionnés par mon arrière-grand-père. Puis je me levais, je me hissais au-dessus du toit de tôle du hangar, j’allais m’asseoir, caché par la ramure des arbres, sur le muret rond qui séparait le jardin de la cure de la petite église du monument aux morts de la guerre de 1870 sur lequel on avait ajouté les noms des soldats qui avaient péri dans les tranchées de 1914. Ce muret était comme un cheval qui m’emportait très loin. Je m’y tenais le torse droit, raide comme un chevalier de la Table ronde qui a revêtu la plus belle de ses cuirasses pour le prochain tournoi, l’âme curieuse d’aventures extraordinaires. Je rêvais ma vie. Cinq ans plus tard, dans le parc de Sèvres, au-delà du pont japonais dessiné par Gustave Kahn, je chevauchais un mur semblable, qui avait dissimulé les amours de Madame de Pompadour, mais il était tout couvert de lierre et plus désagréable aux cuisses nues, sous les culottes courtes en flanelle, en raison des feuilles grasses, vertes, épaisses, poussiéreuses qui font du lierre une espèce de poisse immobile et sombre. C’est ainsi que j’avançais immobile dans ma vie à cheval sur rien comme il arrive dans le désir.




    Pascal Quignard, Les Désarçonnés, Dernier royaume VII, Éditions Bernard Grasset, 2012, pp. 130-131.





    ■ Pascal Quignard
    sur Terres de femmes

    Cûdapanthaka (extrait de L’Enfant d’Ingolstadt)
    Boutès (lecture d’AP)
    Medea (lecture d’AP)
    Les kami (extrait de L’Origine de la danse)
    Villa Amalia (lecture d’AP)
    23 avril 1948 | Naissance de Pascal Quignard (Villa Amalia, extrait)
    28 octobre 2002 | Pascal Quignard, Prix Goncourt 2002 (lecture des Ombres errantes par AP)





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  • Pascal Quignard, Medea

    Pascal Quignard, Medea
    Éditions Ritournelles, Bordeaux, 2011.


    Lecture d’Angèle Paoli

    Topique : Médée



    Carlotta Ikeda
    Carlotta Ikeda dans Medea
    Source






    « MIDI MÉDÉE MÉDITE »


        Souvent, sur mes chemins de lecture, Médée vient à ma rencontre. C’est peut-être qu’à mon insu, Médée m’habite et me travaille en secret. C’est sans doute aussi que je « médite » la Méditerranée. Tout récemment, la dernière Médée, la Medea de Pascal Quignard, est venue me rejoindre. J’ai découvert ce petit opus avec plaisir et jubilation. Un plaisir en écho à la « jouissance » qu’évoque Marie-Laure Picot, dans la rêverie qui fait office de postface à l’ouvrage.

        Récemment publiée aux éditions Ritournelles, Medea a fait l’objet d’une chorégraphie. Le texte a été dansé par Carlotta Ikeda, « figure tutélaire de la danse butô ». Sidération première. Promesse d’envoûtement.

        Comme dans toute représentation chorégraphique, la performance corporelle est perdue. Elle s’inscrit dans un temps clos, sur une scène de théâtre particulière, avec sa mise en scène propre. Le corps se déploie se déplie se tasse se recroqueville se replie s’étire se retourne se tord, et trace dans l’air des arabesques invisibles de bras de jambes de torsions dehors dedans étroitement mêlés conjugués distanciés, puis s’affaisse s’efface disparaît. Reste le souvenir d’enchevêtrements, de lignes douloureuses inscrites dans l’éphémère par un corps minuscule pris dans ses contorsions et dans sa souffrance. Silencieuse souffrance. Signée Carlotta Ikeda. Une fois évanouie la performance de Carlotta Ikeda [performance à laquelle je n’ai hélas pas assisté], reste le petit livre blanc de Medea, lumineux comme une plume. Du dehors.

        Et dedans ? Les pages consacrées à Médée sont précédées d’un autre texte, plus bref. Danse perdue. En lisant Danse perdue, on pense que cette méditation-là est une ouverture à la suivante, consacrée à la magicienne. Comme souvent chez Pascal Quignard, le texte ou la fresque sur laquelle il prend appui ― en ce qui concerne Médée, il s’agit de « la fresque de la maison des Dioscures, à Pompéi » ―, est un prétexte. Un pré-texte à une méditation sur le Temps. Danse perdue renvoie en effet à ce temps d’avant la naissance. Danse silencieuse que les enfants dessinent dans le monde utérin de la mère. À ce temps gracieux de l’a-pesanteur aquatique du ventre clos succède le temps inverse, temps brutal de l’ouverture et de la naissance, temps désordonné et panique qui jette les nouveau-nés dans la violence de la vie, vers l’autre temps d’après, qui va son chemin vers le temps de la mort.

         Méditation sur la mère, la « Grande Mère », Medea a à voir avec le Temps. Elle est issue de Lui. Elle contient sa force de vie dans la racine même de son nom. Médée, Med, Midi. Elle est le temps solaire à son zénith. Midi. Sidération seconde.

        « Midi Médée Médite ». Formule ternaire incantatoire. Condensé de constellations à l’heure où brûle le soleil. Sur quel objet s’est donc posée la méditation de la magicienne ? Médée médite sa vengeance. Sur la façon la plus violente, la plus radicale de se venger de Iasôn l’infidèle. En premier lieu, Médée médite sur les « médecines » qu’elle va concocter pour tuer sa rivale, Creüse. La chamane invente pour son ennemie une robe nuptiale tissée d’onguents ignifugés. La voilà qui s’enflamme, torche vive. Voilà qu’aussitôt les flammes gagnent le palais de Corinthe. Cette violence-là, dictée par les feux dévorants de la haine, ne suffit-elle pas ? Non, Médée l’excessive veut aller jusqu’au bout de sa fureur. Elle tue les deux fils qu’elle a eus de Iasôn. Puis, du même glaive ensanglanté qu’elle enfonce dans sa vulve, elle donne la mort à l’enfant qu’elle porte dans son sein. Médée rejoint alors le temps d’avant son histoire d’exilée de Colchide. Elle rejoint le Temps d’avant le temps de Iasôn et du don qu’elle lui fit de la Toison d’or.

        « C’est Midi.
    Médée monte, avec le soleil, jusqu’au soleil.
    Médée rejoint le Temps, son père, auprès du Soleil, son grand-père.
     »

         Le temps d’une lecture, nous renouons avec le temps mythique-mystérieux de la tragédie de Médée. Mais la vengeance de Médée ouvre aussi sur un questionnement plus vaste qui rejoint le temps d’ici.

        « Pourquoi les femmes désirent-elles tellement des enfants ?
    Pour qu’ils les vengent. 
    »

         À chacune de poursuivre sa propre enquête sur elle-même.

        Autre sidération. Pascal Quignard établit un rapprochement audacieux, quasi iconoclaste, entre Médée et la Vierge Marie.

        « Il n’y a pas grand-chose qui différencie la reine
    Médée de la vierge Marie,
    elles lancent, toutes les deux, sur le monde, des enfants morts.
     »

        Cette formulation finale, décalée, violente, ramène à la question première, sidérante : « Qui est cette femme dont je tombe ? » Question universelle qui recouvre toutes les autres et englobe Marie et Médée dans la même fascinante obsession. Le « visage pâle » de l’une se fond avec « le terrible visage tout couvert de la violente lumière… » de l’autre. Le corps de la Vierge Marie et celui de Médée ne font qu’un seul et même corps pris dans la même interrogation :

        « Qui est cette femme dont je tombe ? »

        ou encore :

        « Qui
    était-elle ?
     »

        Qui est-elle, celle qui a pouvoir de garder en dedans d’elle puis d’expulser, qui détient les clés du dedans du dehors ? Qui possède à elle seule le pouvoir de « reproduire la société humaine » et « la toute puissance de la mort » ?

        « Midi Médée Médite ». Médée, gardienne des medeas où gît la semence du père, donne à méditer. Sur le pouvoir des mères, vie et mort. Sur leur pouvoir de castration. Sur les mots qui sont vivants. Sur le langage qui procède du cri primal. Sur le Temps sidéral.

        Medea. « Un monde clos s’ouvre à nous », écrit Marie-Laure Picot dans la postface. Un monde qui « apporte des réponses définitives aux questions individuelles alors-même que celles-ci ne sont ni posées ni adressées ». De cette évidence troublante naît la fascination qui accompagne chaque nouvelle lecture de Pascal Quignard. Il suffit de céder à l’envoûtement et de plonger. Comme le fit jadis Boutès, seul de tous les Argonautes à prendre le risque de se laisser happer sans retour par le chant des sirènes. Méditerranée.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli




    Ikeda4
    Carlotta Ikeda dans Medea
    Ph. : Laurencine Lot
    Source





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Dailymotion)
    Carlotta Ikeda rencontre Pascal Quignard autour de la Médée d’Euripide
    → (sur ritournelles.fr)
    Carlotta Ikeda


    ■ Pascal Quignard
    sur Terres de femmes

    Boutès (lecture d’AP)
    Cûdapanthaka (extrait de L’Enfant d’Ingolstadt)
    [Lancelot dit] (extrait des Désarçonnés)
    Les kami (extrait de L’Origine de la danse)
    Villa Amalia (lecture d’AP)
    23 avril 1948 | Naissance de Pascal Quignard (Villa Amalia, extrait)
    28 octobre 2002 | Pascal Quignard, Prix Goncourt 2002 (lecture des Ombres errantes par AP)


    ■ Médée
    sur Terres de femmes

    Médée (AP)
    Lettre à Médée (poème extrait du recueil C’est là que je suis d’Helga M. Novak)
    18 mars 1929 | Naissance de Christa Wolf (extrait de Médée de Christa Wolf)
    13 mai 1932 | Médée de Sénèque, mis en scène par Georges Pitoëff
    8 mai 1940 | Création française à l’Opéra de Paris de l’opéra Médée de Darius Milhaud
    5 avril 1967 | Maria Casarès dans Medea





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  • Pascal Quignard, Boutès

    Pascal Quignard, Boutès,
    Éditions Galilée, 2008.


    Lecture d’Angèle Paoli



    Boutès
    Source







    PENSER LA DÉTRESSE ORIGINAIRE


    Pour qui n’a pas relu récemment Les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes, le nom de Boutès est sans doute énigmatique. Fort judicieusement, Pascal Quignard prend le soin ― dans le Prière d’insérer encarté en avant du récit ― de faire remonter Boutès à la mémoire de ses lecteurs. Et de les confronter ainsi à une relecture personnelle et passionnante de la légende du plongeon de Boutès.

    La figure de l’argonaute Boutès, embarqué comme ses pairs à bord de l’Argo, offre à Pascal Quignard un motif riche d’attentes. Prétexte pour entrelacer, autour du plongeon du rameur, les contrepoints thématiques qui sont chers à l’auteur. Le temps et le « là », « la plongée du jadis », la musique et la perte… De cette analyse apologétique exaltante, ancrée dans les passions de Pascal Quignard, le lecteur glisse insensiblement vers une écriture plus personnelle. Très émouvante. Surgissent en filigrane les lieux aimés, Verneuil et sa tour Grise, « l’Avre et sa brume » ; et, pareils à des « ombres errantes », impalpables, les êtres chers, réels et fictifs. Marthe Quignard et son orgue ; la viole de gambe (Monsieur de Sainte Colombe ?). Le fantôme à peine sensible de l’épouse défunte se fond sous les gestes de la femme aimée. Les objets immortalisés par la mémoire affective font ressurgir les natures mortes de Lubin Baugin. Le ton se fait intime, familier mais avec retenue. Souffrance et nostalgie affleurent avec discrétion, gagnent le récit en profondeur. L’émotion du lecteur culmine à la dernière page, bouleversante, inexplicablement.

    Avec Boutès, en effet, Pascal Quignard ramène son lecteur aux origines. À « la musique originaire ». Chant et contre-chant. Car de tous les marins qui conduisent l’Argo, seul Boutès préfère le chant des sirènes aux rythmes scandés par Orphée pour tromper les rameurs. Seul de tous les rameurs ― ils sont cinquante à bord de l’Argo conduit par Jason ―, Boutès résiste aux scansions binaires du plectre d’Orphée. Emporté par un élan irrésistible, Boutès quitte son rang et plonge. Il plonge, tête première, pour rejoindre le chant qui monte de l’île « enchanteresse ».

    De cette confrontation entre le chant des sirènes et le contre-chant d’Orphée naît l’opposition entre la musique technicienne du citharède et la puissance sidérante du chant. À la musique née de la main de l’homme et sous ses doigts, Pascal Quignard oppose « l’appel vocal originaire lointain insulaire ». À la décision d’Alcibiade de supprimer l’étude de la flûte (qui déforme et gonfle les joues), l’écrivain oppose « l’élan de Boutès vers l’animalité antérieure ». À la prudence athénienne de l’un, l’écrivain préfère « l’imprudence irrésistible de la sidération non finie, a-critique, a-morphique, a-oristique, in-humaine, in-finie » de Boutès. Chant de perdition, le chant des sirènes ôte le retour. Et « la musique est bien une « île » au milieu de l’océan ; une « île » dont toute approche est impossible sauf à périr noyé. »

    Boutès le dissident est l’unique à risquer sa vie pour la musique ; l’unique à se détacher du groupe pour rejoindre la haute mer. L’unique à vouloir « se rendre au bout du monde de la tristesse ». L’appel du monde sans retour signe le désir du rameur de retourner à la « musique originaire » du monde utérin d’avant la naissance, de s’abîmer à nouveau dans l’eau primordiale, exclusivement féminine, des sirènes. Car les sirènes, dit Apollonios, « emplissent l’âme plus archaïque de Boutès d’un désir d’approcher à l’état pur ». Cet élan décisif vers la mort, impossible à rattraper, cette accélération du temps vers l’irréversible, c’est peut-être aussi ce que le plongeur du sarcophage de Paestum ou l’homme à tête d’oiseau du puits de Lascaux nous donnent à lire. L’énigmatique parenté entre cet homme à tête d’oiseau et les sirènes peintes sur les vases grecs permet à Pascal Quignard de rendre hommage à Olivier Messiaen, qui voit dans les oiseaux « les plus grands musiciens de la planète ». Parce qu’ils représentent « les témoins naturels de la musicalité absolue dans l’évolution au cours des temps. »

    Pour Pascal Quignard, il s’est trouvé, dans la musique occidentale, un seul compositeur pour penser « la détresse originaire », un seul penseur « pour penser de fond en comble cet état d’abandon, de solitude, de carence, de faim, de vide, de froid, d’absence de tout secours, de nostalgie radicale, éprouvé par chacun lors de sa naissance. » Ce penseur, c’est Schubert. « Sans Schubert », écrit-il, « nous ne comprendrions pas bien ce qu’est l’état originaire « inapte à la vie » »; et Quignard d’ajouter: « Sans la musique certains d’entre nous mourraient ».

    Quant à Orphée le citharède, il faudra attendre que les bacchantes déchaînent contre lui leur haine, le lapident et le déchirent. Il faudra attendre que sa tête roule dans l’eau de l’Hèbre pour qu’apparaisse enfin, sur ses lèvres défuntes, la musique.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Puits
    D.R. Ph. Norbert Aujoulat,
    CNP-Ministère de la Culture
    Source





    ■ Pascal Quignard
    sur Terres de femmes

    Cûdapanthaka (extrait de L’Enfant d’Ingolstadt)
    [Lancelot dit] (extrait des Désarçonnés)
    Medea (note de lecture d’AP)
    Les kami (extrait de L’Origine de la danse)
    Villa Amalia (note de lecture d’AP)
    23 avril 1948 | Naissance de Pascal Quignard (Villa Amalia, extrait)
    28 octobre 2002 | Pascal Quignard, Prix Goncourt 2002 (note de lecture des Ombres errantes par AP)





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