Étiquette : Patricia Cottron-Daubigné


  • Patricia Cottron-Daubigné, Femme broussaille, la très vivante

    par Gérard Cartier

    Patricia Cottron-Daubigné, Femme broussaille, la très vivante,
    Les Lieux Dits éditions, Collection 2Rives, 2020.
    Dessins de Mélissa Fries.




    Lecture de Gérard Cartier


    ARCIMBOLDA




    C’est l’un de ces livres enfantés par une rencontre qui pousse un écrivain, confronté à une matière étrangère, à se renouveler. On connaît la large palette de Patricia Cottron-Daubigné, des courtes proses de Croquis-Démolition (La Différence, 2011), récit d’une longue grève ouvrière, jusqu’aux poèmes sur les migrations de Ceux du lointain (L’Amourier, 2017), qui plongent parfois dans le mythe, et aux vers amoureux de Visage roman (L’Amourier, 2014). Elle nous surprend pourtant avec ces poèmes d’une verve sauvage et presque animale, accordés aux œuvres de Mélissa Fries qui les ont inspirés, comme en témoigne le cahier d’une douzaine d’œuvres inséré en tête du recueil : des dessins au crayon gras sur lavis, parfois hybridés de photos, dont les lignes enchevêtrées enserrent des formes végétales, animales, ou humaines, en particulier des fragments de corps féminins.

    Femme broussaille, la très vivante forme un triptyque dont la partie centrale, composée de courts poèmes, est une « naissance du monde ». Étrangement, l’autrice prend la voix de l’amant (« ô chère… ») pour louer le coffret secret, l’œil buissonnant qui troue l’image et qu’on ne peut mettre en mots qu’en le niant. La poésie n’est pas une table à dissection ; on ne peut pas dire l’anatomie crûment : une métaphore y pourvoit. Les blasons féminins du passé abondent en images botaniques ; pour peindre leur maîtresse, les poètes ont longtemps invoqué les roses, les lys et les fruits : toute amante est une Arcimbolda. Ici, au cœur des jardins d’Épicure, c’est un dahlia noir qui fleurit dans les broussailles, parfois hanté par un insecte ou un oiseau :

    noir dahlia

    et quel rouge dans le noir

    plus noir que la nuit

    et rouge venu dans le secret

    émouvant […]

    Quoique relevant de la même thématique, les deux parties latérales du triptyque ont une tonalité assez différente. Ici, c’est la femme qui parle. La dévotion fait place au chant des forces primitives, qui s’exalte parfois jusqu’au délire dionysiaque. Plus que dans le mythe, celui-ci plonge volontiers dans le Moyen Âge : la femme y est cet être étrange et fascinant qui vient « des sorcières / et des sabbats ». Une poésie de l’excès, donc, qui lorgne (sans excès) vers le surréalisme. Le poème est une cérémonie qui accompagne celle de l’amour : « je parle à la lune de / nos ventres gourmands ». On est loin de la sévérité de Ceux du lointain. Portrait de l’autrice en saint Sébastien :

    Je recommence

    je n’épuise pas mes forces

    malgré les clous les flèches

    fichés dans ma chair

    je fraye avec le hasard

    avec les mots avec les sourires

    cachés avec la beauté du jour

    la douceur des chairs femme

    je regarde « l’intraitable beauté du monde »

    la touche la bois m’en saoule

    je remercie l’horizon

    de couler en moi.

    Un aspect original du recueil, au regard du canon de la littérature érotique, est ce qu’il dit de la condition des femmes. Patricia Cottron-Daubigné rappelle l’état de sujétion sociale dans lequel elles ont longtemps été tenues : « ô le petit étouffoir / et le silence comme règle / avec le sang… ». De même, dans l’amour, la femme était montrée essentiellement passive. La littérature érotique a longtemps été l’apanage des hommes : « Tant de fois peintes / au pinceau lascif / du regard… ». Cela a beaucoup changé. C’est même presque aujourd’hui le contraire. Les femmes chantent l’amour physique avec une liberté et souvent, dans la diversité des voix, un bonheur d’écriture qui bouleverse notre vision – qu’on pense à Environs du bouc (Comp’Act, 2005) de Sophie Loizeau ou à Iris, c’est votre bleu (Le Castor Astral, 2008) d’Ariane Dreyfus. La liberté gagnée par les femmes, c’est aussi celle de dire à haute voix la « belle insolence de la chair lumineuse ».



    Gérard Cartier
    D.R. Gérard Cartier
    pour Terres de femmes







    Patricia Cottron-Daubigné  montage





    PATRICIA COTTRON-DAUBIGNÉ


    Patricia_Cottron_Daubigne-2





    ■ Patricia Cottron-Daubigné
    sur Terres de femmes


    Ceux du lointain (lecture d’AP)
    [Je marche seul avec mon fils](extrait de Ceux du lointain)
    Visage roman (lecture de Sylvie Fabre G.)




    ■ Autres lectures de Gérard Cartier
    sur Terres de femmes


    Jean-Pascal Dubost, & Leçons & Coutures II
    Alain Guillard, Quête du nom
    Cécile Guivarch, Vous êtes mes aïeux
    Emmanuel Moses, Ivresse
    Muriel Pic, Élégies documentaires





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  • Patricia Cottron-Daubigné, Ceux du lointain

    par Angèle Paoli

    Patricia Cottron-Daubigné, Ceux du lointain,
    L’Amourier Éditions,
    Collection Fonds Poésie
    dirigée par Alain Freixe, 2017.



    Lecture d’Angèle Paoli



    AINSI SE VIT AINSI SE CONSTRUIT L’HISTOIRE DES HOMMES




    Ils ont pour nom ESHANI HAMID SEYOUN RITA NOUR ZEINAH RAGIL… Ils ont pour nom BRIKA et Æneas de Syrie. Ils ont pour ancêtre commun Ænéas de Troie. Comme Énée de Troie fuyant la ville en flamme, ils sont des milliers à fuir la guerre les massacres la destruction massive de leur peuple, la terreur la famine. Comme jadis le héros troyen vaincu, les errants d’aujourd’hui, nos contemporains, arpentent les routes hantent les régions qu’ils traversent se heurtent aux barbelés que l’on érige contre eux aux frontières. Ils sont Ceux du lointain, Syrie, Érythrée, Balkans… à qui Patricia Cottron-Daubigné, poète, consacre son dernier ouvrage. Dans cet ouvrage, deux volets : « Ceux du lointain » et « Écrits du rivage ». « Ceux du lointain » sont les migrants,

    « im-migrants accueillis nulle part

    é-migrants venus de nulle part »

    ils sont ces

    « [p]auvres gens à qui nous enlevons même

    la petitesse d’un pré-fixe comme un bout de terre

    un petit pré qui ne serait pas carré

    mais à vivre … »

    Ils sont ceux à qui nous refusons d’être, jusque dans les mots que nous employons pour les désigner. Patricia Cottron-Daubigné n’a pas peur de DIRE ce qui l’obsède. Elle consacre du temps aux exclus qu’elle rencontre, temps partagé auprès de Brika la Roumaine et de sa famille in « Ceux du Lointain », section IV. Elle dénonce les « silences meurtriers » qui accompagnent les errances des migrants rejetés par notre mare nostrum ainsi que par nos lâchetés nos lassitudes nos abandons. La poète s’en prend à notre bonne conscience puisque, écrit-elle dans le 4e chant de « Honte et puis » (in « Écrits du rivage »), « nous ne décapitons personne ». Cependant le lointain se rapproche. Il a nom Lampedusa « allumée sur nos lamentations égoïstes ». Il se nomme « la jungle », du « nom de notre sauvagerie ». Il est « [d]ans le paysage à l’écart banlieue de la banlieue », il est à Paris, dans les bidonvilles (autre dénomination bannie) improvisés, à deux pas du centre-ville.

    L’histoire de Brika la Roumaine — « Brika de Roumanie » in « Ceux du lointain », section IV — se déroule en vingt-deux rencontres, vingt-deux poèmes pour dire la boue et l’engluement de la pensée qui l’accompagne, pour dire les décharges, pour dire la misère. La narratrice marche à la rencontre des camps, « là-bas », là-bas où sont relégués ceux dont personne ne veut. Elle marche et s’aventure au cœur des baraquements de carton d’amiante, de tôle et d’infortune au cœur des vies. « Je regarde »/« Je comprends »/Elle découvre.

    « J’arrive, je vois, je ne baisse pas les yeux, je serre mon cœur au-dedans, je regarde ce qui est chez nous, l’impensable, face,

    bidonville… »

    Les poèmes sont des proses brèves qui disent l’essentiel de ce que le regard saisit : « J’espère que mon regard n’est pas une insulte », écrit la poète. Poser les yeux sur la misère des exilés n’est pas chose aisée. Écrire sa propre honte non plus. Pas davantage la honte qui se lit dans leurs yeux lorsqu’on les chasse. Mais, grâce à Brika et grâce à ses enfants, l’échange existe, qui se construit dans le partage. Au-delà de la langue qui sépare, ce « fleuve vaste nourri de soleil et d’espace », la langue s’invente. Ce qui rapproche, ce sont les regards lumineux et sombres, les sourires et les rires, les poèmes et les jeux. « Leurs sourires sont mes réponses », écrit la poète. En réponse à ces « salves d’amour et de rires » qui ont accueilli la narratrice, Patricia Cottron-Daubigné offre son poème. Brika en est le centre. C’est aussi sur elle que se clôt le dernier chant de ces rencontres, un très beau chant, d’un lyrisme tendre et admiratif. Un hommage :

    « dans la misère qui s’est accrochée à ton corps

    Brika tu ris

    tu m’accueilles

    ô fleur gitane même froissée poème du lointain,

    tu portes les voyages dont tu es le nom… »

    La première section de « Ceux du lointain » s’intitule « Énée de Syrie ». Les sept chants qui composent cette ouverture s’inscrivent dans le prolongement de l’Énéide de Virgile. Patricia Cottron-Daubigné invente une Énéide d’aujourd’hui qui entre en résonance avec l’épopée virgilienne. La poète ouvre le premier chant en reprenant le légendaire vers de Virgile « Arma virumque cano » / « Je chante les armes et le héros… », établissant dès l’incipit une parenté entre les deux hommes, et expose ainsi son projet :

    « les armes et l’homme

    Énée de Syrie

    dans mon poème je les raconte

    Énée de Syrie c’est son nom

    l’homme que les armes

    ont chassé ont fait fuir

    ont fait venir

    ici… »

    D’Énée de Troie à Énée de Syrie, l’histoire n’est qu’une longue et même litanie de tragédies humaines. En reliant l’Énée d’aujourd’hui à celui de Virgile, Patricia Cottron-Daubigné fait du héros troyen l’archétype de l’exilé et d’Énée de Syrie la figure de tous les exilés de « tous les siècles de tous les lieux ». Exilé parmi tant d’autres, Æneas de Syrie représente tous les errants, de la terre et de la mer, quel que soit leur pays d’origine, quel que soit leur nom :

    « dans mon chant je dis

    Ahmed Enée Najah Ali

    je dis l’homme en lambeaux

    et du plus haut courage. »

    Ce chant de l’exilé devient un chant d’accueil. Il s’écrit en même temps que la poète se livre à la relecture de Virgile. C’est dans la lecture de l’Énéide qu’elle cherche un appui pour comprendre. Et c’est au travers des migrations anciennes qu’elle tente d’appréhender le présent. C’est ainsi qu’elle émaille son poème d’extraits évocateurs de l’épopée troyenne. Et rebondit pour poursuivre son propre chant :

    « c’est chez Virgile que je lis ce que je cherche dans mes mots depuis des mois. Je lis, je regarde, je cherche, je pleure, j’ai honte
    j’écris… »

    Poursuivant sa lecture du poète latin, la poète découvre que les causes des tragédies sont toujours les mêmes. Le parallélisme entre hier et aujourd’hui se confirme aisément :

    « par le destin chassé

    dieux et Mycéniens jadis

    prenant les terres riches d’Asie mineure

    dieux et dictateurs aujourd’hui

    se nourrissant du sang des hommes… »

    De sorte que le poème de Virgile est d’une grande actualité. De même le terrible constat qui vaut pour tous les temps :

    « les siècles n’y changent rien

    il faut partir ».

    ou encore :

    « je prends chez Virgile cette leçon des temps

    son présent éternel

    cette histoire la même… »

    Par-delà cette identité, ce qui frappe Patricia Cottron-Daubigné, ce sont les conséquences paradoxales de cette errance. Le renversement de situation sur lequel celle-ci débouche. Car ce que nous apprend Virgile, c’est que la naissance de Rome, la fondation de Rome, c’est à Énée le Troyen en fuite qu’on la doit. Elle lit dans l’Énéide

    « l’errance du héros

    accueilli. »

    Ce renversement de situation, on le retrouve dans la manière à elle qu’a la poète de présenter la fuite et d’insister sur ses versants positifs. Patricia Cottron-Daubigné met en effet l’accent sur les valeurs qui président à cette fuite. Non pas la lâcheté, mais tout au contraire le courage. Vertu majeure de celui qui part et qui, par cette errance, « affronte le monde ».

    Chemin faisant, la poète fait du lecteur son complice, son ami. Elle l’implique dans un « nous » d’accueil qui s’oppose au rejet et à la violence, au mépris et à la fermeture, à la clôture imposée par les murs et par les barbelés :

    « nous t’accueillons

    Aeneas Syriacus

    Ali d’Erythrée

    Najah de Syrie

    Ahmed du Soudan

    nous vous accueillons

    vous et vos compagnons : »

    Les deux points [:] ci-dessus ouvrent sur l’appel des exilés à la poète. Une autre façon de poursuivre le renversement de situation. Le chant des exilés est une injonction forte qui s’appuie sur la répétition anaphorique des verbes déclaratifs :

    « chante poète ma détresse

    clame ta honte

    clame l’égoïsme de tes maîtres

    chante poète dans mon pays on aime les chants… »

    Le chant d’Aeneas d’Érythrée reprend l’image virgilienne de la marche d’Énée le Troyen et avec elle celle du fils portant son vieux père Anchise sur le dos. L’épopée se poursuit avec la séparation du vieillard et de son fils, et l’ordre du vieux père qui enjoint son fils de poursuivre sans lui sa route vers les terres idéalisées d’Europe afin que son petit-fils puisse vivre :

    « nous marchons tous

    pour nos enfants

    loin de la guerre. »

    Un chant douloureux mais empli d’espoir, qui serre la gorge et qui noue le ventre. Les larmes ne sont pas loin que l’on retient en poursuivant la lecture de la geste d’Aeneas d’Érythrée, qui, lui, poursuit sa marche solitaire en tenant son enfant par la main. Du jeune Érythréen le lecteur apprend deux choses. La première concerne l’intime. La seconde la relation qu’il entretient avec le rite qui doit le relier à sa terre d’accueil. Les deux dimensions se rejoignent dans cette poignée de sable qu’il a enfouie dans la poche, symbole de la terre qu’il a abandonnée pour échapper au massacre. Symbole aussi de la confiance qu’il a dans la terre future qui l’accueillera :

    « j’ai pris le sable en pleurant

    mes Pénates

    je le caresse

    je le mêlerai à une autre terre. »

    La nouvelle aède termine son chant sur des mots qui dénoncent nos hypocrisies :

    « Après

    nous écrirons des oraisons funèbres

    si belles

    avec chœur

    et profonde musique

    ô si profonde venue

    du profond de la misère humaine

    et la mort dedans […] »

    « quand nous n’aurons pas offert nos mains

    quand nous aurons laissé la mer

    vous avaler

    nous écrirons. »

    Ainsi se vit ainsi se construit l’histoire des hommes : sur nos satisfecit et nos hypocrisies. Sans attendre l’heure des bilans et des certificats de bonne conscience, Patricia Cottron-Daubigné offre ici une poésie bouleversante et un recueil généreux, d’une noble humanité.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Ceux du lointain





    PATRICIA COTTRON-DAUBIGNÉ


    Patricia_Cottron_Daubigne-2





    ■ Patricia Cottron-Daubigné
    sur Terres de femmes


    [Je marche seul avec mon fils] (extrait de Ceux du lointain)
    Femme broussaille, la très vivante (lecture de Gérard Cartier)
    Visage roman (lecture de Sylvie Fabre G.)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    une fiche bio-bibliographique sur Patricia Cottron-Daubigné
    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    la fiche de l’éditeur sur Ceux du lointain






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  • Patricia Cottron-Daubigné | [Je marche seul avec mon fils]




    [JE MARCHE SEUL AVEC MON FILS]



    Je marche seul avec mon fils
    mon vieux père s’est arrêté
    en Macédoine a posé là
    sa fatigue
    je le portais
    sur mes épaules si vieux
    des os déjà pour la terre
    une très vieille femme très pauvre
    lui a montré la maison le champ
    la vache il s’est assis
    a pleuré Pars mon fils
    je vais mourir ici
    je ne te reverrai pas
    ni ici ni dans une autre vie
    celle-ci aura tellement limé
    tout de nous qu’il ne restera rien


    je suis Énée de Syrie je ne verrai pas
    mon père dans le séjour des morts
    il ne déroulera pas pour moi
    comme Anchise le fit pour Énée de Troie
    les fastueux destins des dieux


    je viens pour vivre doucement
    de Syrie on marche
    on a son cœur et rien d’autre
    pour tenir la route
    Va pour mon petit-fils
    marche pour lui vers les terres
    d’Europe


    nous marchons tous
    pour nos enfants
    loin de la guerre




    Patricia Cottron-Daubigné, « Énée de Syrie, mars 2015-mars 2016 », 3, in Ceux du lointain, L’Amourier Éditions, Collection Fonds Poésie dirigée par Alain Freixe, 2017, pp. 20-21.





    Ceux du lointain





    PATRICIA COTTRON-DAUBIGNÉ


    Patricia_Cottron_Daubigne-2





    ■ Patricia Cottron-Daubigné
    sur Terres de femmes


    Ceux du lointain (lecture d’AP)
    Femme broussaille, la très vivante (lecture de Gérard Cartier)
    Visage roman (lecture de Sylvie Fabre G.)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    une fiche bio-bibliographique sur Patricia Cottron-Daubigné
    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    la fiche de l’éditeur sur Ceux du lointain






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  • Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman

    par Sylvie Fabre G.

    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman,
    Éditions L’Amourier, 2014.



    Lecture de Sylvie Fabre G.



    L’amour, jusque dans la jouissance et l’extase, est « couleur rouge »
    Ph., G.AdC







    AUX FRONTIÈRES DE L’AMOUR, DE LA DOULEUR ET DU RIEN



    « J’ai tout oublié
    hors le cri sur ma peau. »

    Patricia Cottron-Daubigné





    En ce début d’été 2014, la lecture de Visage roman, premier recueil de Patricia Cottron-Daubigné publié chez L’Amourier, m’a ouvert un riche espace d’émotions, de réflexions et de réminiscences littéraires. Dans une langue exacte et intense, l’auteur parvient à mettre en scène, en pensée et en mots, les thèmes sans âge de l’amour et de la douleur, du désir et du rien dans la rencontre amoureuse. Elle se met consciemment dans les pas, ou même les mots, de Marguerite Duras et, dans une plus légère mesure, d’Ariane Dreyfus, si l’on ne veut parler que des deux écrivains cités, mais, plus souterrainement, peut-être aussi dans ceux des poètes de la Renaissance, de Racine, de Stendhal, de Bernard Noël et de bien d’autres, suscitant chez le lecteur de personnels échos. Et ce n’est pas un des moindres intérêts de ce livre écrit en deux parties (la première, la plus longue, évoquant le cœur de la relation à l’autre et par là même au monde, la deuxième, plus brève, le mélancolique constat d’un possible inscrit dans la circonférence de l’impossible) que de nous faire entendre les voix qui nourrissent une écriture et sa complexe simplicité, et qui la placent dans une lignée littéraire tout en mêlant genres et registres.

    Visage roman, le titre déjà alerte. Il s’applique à un recueil de poèmes mais peut résonner comme une référence d’œuvre romanesque ou même philosophique. Il renvoie à celui de la première partie dont il souligne l’importance. Nous entrons dans la traversée d’une histoire d’amour, qui va du moment sidérant de la rencontre quand « un visage/reprend toutes les images » et que les corps entrent « dans l’espace l’un de l’autre » à celui, inéluctable, de la séparation et de la perte quand la narratrice « imagine dans la maison où elle ne sera pas l’homme recroquevillé dans l’espace » et que « dans le voile de son regard, maintenant il neige ». Il s’agit bien d’une narration, « un récit » dit l’auteur, en quatre étapes numérotées mais les événements y sont traités de façon elliptique, « montrés en creux », et l’écriture choisit, plus que de mettre l’accent sur le déroulement d’une intrigue amoureuse, de donner toute leur force et leur justesse aux mots. Maintenant les roses sont uniques est d’ailleurs composée presque uniquement de poèmes courts, en vers libres, espacés sur la page et qui décrivent des états du corps, du cœur et de la pensée à la première ou parfois à la troisième personne. La femme amoureuse est la narratrice-poète qui tour à tour vit et se regarde vivre dans ce « roman » d’une passion, illusion et défaite. Les points de vue bougent selon qu’elle est regardée ou regardante, amante ou aimée. La question du regard est d’ailleurs centrale dans le livre, comme est centrale celle de la voix car chacune d’elles définit l’essentiel de l’être retournant au mystère de la relation et à la nécessité de la parole.

    « Je est un mot nouveau » dit celle qui parle dans la première station de ce chemin tour à tour d’illumination et de croix. L’accent est mis en effet sur le basculement qui s’opère dès le premier regard posé sur l’homme. Et comment ne pas penser à la Phèdre de Racine quand la narratrice, débordée par son propre désir et le trouble qui l’envahit jusqu’à penser en mourir s’interroge : « où faut-il aller pour vivre ? » Dans le transport amoureux, nous rappelle Patricia Cottron-Daubigné, la vraie habitation devient « l’arche de tout un corps » et le « visage refait/dans la lumière d’une voix ». Force liée d’Eros et du Verbe qui énonce la cristallisation chère à Stendhal, la violence de l’expérience érotique montrée, entre autres, par Bernard Noël et la quête d’une fusion éclairée par la psychanalyse tel retour à la mère et à l’enfance : « La peau de l’homme/c’est peut-être son visage/à elle/qu’elle caresse : dans l’enfance ».

    Mais l’amour, jusque dans la jouissance et l’extase, est « couleur rouge » ; le cri de la femme n’est pas seulement celui du plaisir, il est aussi « celui que personne jamais ne prend », celui « noir/le cri d’ailleurs ». Cri originaire. Du soleil fracassé du désir au sang de la rupture, de la demande d’absolu à l’oblation, de la solitude à l’absence, il devient fatalement expression de la douleur, née du silence et d’une forme de perdition. Toute la seconde station intitulée Le Corps dans le regard est un long poème lyrique où, sur fond de mise en abyme d’India Song et du Vice-consul de Duras, sont reprises les figures de la Mendiante et d’Anne-Marie Stretter. Figures de la misère et de la faim, de l’abandon et de l’ennui auxquelles la narratrice, dont « le corps est entré dans le cri/le visage aussi », s’identifie. Et comme Anne-Marie Stretter a reconnu en elle le cri de la mendiante, elle aussi le reconnaît et peut dire, entrée dans la réalité du désir et de sa nuit, « Anne-Marie Stretter moi ».

    La troisième station, Rien n’est une couleur, peut alors commencer. Pour la femme, « chaque jour s’étend d’une blessure » quand « l’homme se terre dans son récit », et les mots qui se font « guenilles dans les mains » se dérobent au poème de l’amour. Patricia Cottron-Daubigné nous rappelle ce qu’on veut oublier : « que le chagrin était dedans », même à l’instant de la plénitude. Chacun se heurte à la distance infranchissable, à la peur, au refus de l’autre et à sa propre faille, au rien auquel ils les renvoient : « ce n’est ni pénible ni agréable de vivre, dit Duras, c’est autre chose… ce n’est rien ». Ce qui reste alors des amants ayant tenté de se rejoindre : des personnages de fiction, et de leur visage : un Visage roman. La dernière station, L’écho du silence, qui clôt le chemin de croix en trois courts textes, Patricia Cottron-Daubigné l’écrit donc en prose et à la troisième personne, comme si la chute dans l’horreur de la séparation, le corps tranché, l’implacable souffrance née de « la béance » ressentie, ne pouvait s’exprimer en vers. Le visage perdu faisant taire la voix lyrique, l’éclat des mots, et ramenant à la langue « raisonnable », aux phrases bien construites et distanciées. « Écrire…c’est hurler sans bruit », dit Duras. Dans le recueil, « Le silence qui fait la respiration au loin » et l’effacement symbolisé par la neige gardent pourtant trace de la voix comme « un grand reposoir d’amour ».

    L’Homme je commencerai par le pull, deuxième partie du recueil, est introduit par une citation d’Ariane Dreyfus qui l’éclaire. Dans cette parenté poétique, l’auteur revient aux vers libres pour imaginer une suite, écrite au futur et sous forme d’hypothèse. Le recommencement amoureux s’envisage dans le savoir de la douleur et de la perte, dans la connaissance des limites du corps, du cœur et de la parole : « L’homme/qui viendra/je regarderai d’abord/son dos celui qu’il aura/s’il partait ». Plus d’abolition dans le regard de l’autre, plus de visage en lequel se trouver et se perdre mais un dos solide « adossé à la masse des jours ». Aimer reviendrait à « accorder deux solitudes » et deux lucidités pour mieux « savoir les racines/si je peux les nourrir ». La femme ne serait plus seulement l’aimante chère à Rilke mais aussi l’aimée, celle qui donne et prend la main, la tendresse. Elle en finirait avec le rêve maternel de l’homme et son propre désir de fusion. Mais avec celui de la voix ? « Il n’y a pas de voix/personne ne parle », répond la poète-narratrice, soulignant en même temps que celui de l’amour l’échec du langage.

    Ainsi se clôt ce très beau livre dans l’énigme non élucidée de la vie, désir et manque. La recherche d’absolu se heurte à l’évidence qui fait de l’homme et de la femme des êtres faillés et séparés dans l’amour comme dans la mort. Patricia Cottron-Daubigné, après avoir cherché le visage de l’autre et la voix du poème, après avoir connu l’amplitude de la joie et celle du malheur en traversant jardin et désert, finit, non sans mélancolie, par se tenir aux frontières, là où se conjugue ce que j’ai nommé un jour l’accompli de nos inaccomplis. Une manière peut-être de continuer le chemin en retrouvant une lumière, sans oublier le cri.



    Sylvie Fabre G.
    D.R. Sylvie Fabre G.
    pour Terres de femmes







    PATRICIA COTTRON-DAUBIGNÉ


    Patricia_Cottron_Daubigne-2





    ■ Patricia Cottron-Daubigné
    sur Terres de femmes


    Ceux du lointain (lecture d’AP)
    [Je marche seul avec mon fils](extrait de Ceux du lointain)
    Femme broussaille, la très vivante (lecture de Gérard Cartier)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    une fiche bio-bibliographique sur Patricia Cottron-Daubigné
    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    un extrait de Visage roman [PDF]



    ■ Autres lectures de Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes


    Caroline Boidé, Les Impurs
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant
    Ludovic Degroote, Un petit viol, Un autre petit viol
    Pierre Dhainaut, Après
    Alain Freixe, Vers les riveraines
    Luce Guilbaud, Demain l’instant du large
    Emmanuel Merle, Ici en exil
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation
    Angèle Paoli, Lauzes
    Pierre Péju, Enfance obscure
    Pierre Péju, L’État du ciel
    Pierre Péju, L’Œil de la nuit
    Didier Pobel, Un beau soir l’avenir
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer
    Fabio Scotto, La Peau de l’eau
    Roselyne Sibille, Entre les braises
    Une terre commune, deux voyages (Tourbe d’Emmanuel Merle et La Pierre à 3 visages de François Rannou)






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