Étiquette : Paul Celan


  • Paul Celan | Tübingen, Jänner




    TÜBINGEN, JÄNNER



    Zur Blindheit über-
    redete Augen.
    Ihre — “ein
    Rätsel ist Rein-
    entsprungenes” —, ihre
    Erinnerung an
    schwimmende Hölderlintürme, möwen-
    umschwirrt.

    Besuche ertrunkener Schreiner bei
    diesen
    tauchenden Worten:

    Käme,
    käme ein Mensch,
    käme ein Mensch zur Welt, heute, mit
    dem Lichtbart der
    Patriarchen: er dürfte,
    spräch er von dieser
    Zeit, er
    dürfte
    nur lallen und lallen,
    immer-, immer-
    zuzu.

    (“Pallaksch. Pallaksch.”)







    TÜBINGEN, JANVIER



    Les yeux saoulés de mots re-
    disant d’être aveugle.
    Leur — « Énigme ce qui
    est pur
    surgissement » — leur
    souvenir de
    tours Hölderlin flottant dans les
    tourbillons de mouettes piailleuses.

    Visites de menuisiers noyés à
    ces
    mots en plongée :

    Si venait,
    si venait un homme,
    si venait un homme au monde aujourd’hui, avec
    la barbe de lumière des
    Patriarches : il pourrait,
    s’il parlait de ce
    temps, il
    pourrait
    seulement bredouiller et bredouiller
    toujours, rebredouiller tou-
    jours, -jours

    (“Pallaksch, Pallaksch.”)



    Paul Celan, «  Tübingen, janvier » in revue littéraire mensuelle Europe, septembre-octobre 2016, n° 1049-1050, pp. 188-189. Traduction de Jean-Pierre Lefebvre.






    Celan Europe




    PAUL CELAN


    Paul_celan
    Dirk Hagner, Portrait de Paul Celan
    Reduction woodcut on washi, 2000
    102 x 57 cm
    Source




    ■ Paul Celan
    sur Terres de femmes

    23 novembre 1920 | Naissance de Paul Celan
    La main pleine d’heures
    Lob der Ferne
    Lointains
    Stimmen
    TANT D’ASTRES
    13 février | Paul Celan, Tout en un
    5 décembre 1960 | Lettre de Nelly Sachs à Paul Celan
    Jeudi 11 décembre 1969 | Lettre de Paul Celan à Ilana Shmueli
    Correspondance Nelly Sachs | Paul Celan (lecture d’AP)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur Lyrikline)
    Paul Celan disant lui-même dix de ses propres poèmes





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  • Jeudi 11 décembre 1969 | Lettre de Paul Celan à Ilana Shmueli

    Éphéméride culturelle à rebours




    11. 12. 69




    Ilana, chérie,



    Ta lettre « factuelle », ce matin. Puis, à midi, à la radio, la nouvelle annoncée de façon alarmiste du bombardement de Damas par des avions israéliens. Ce n’est que dans l’après-midi que la nouvelle s’est révélée exagérée ; auraient été « bombardés », d’après Le Monde, des cibles militaires en Syrie. J’ai toujours toutes ces choses présentes à l’esprit, quand je pense, quand je pense à toi, à vous tous en Israël.

    Ainsi donc tu fais de la magie — oui, Ilana, fais de la magie. (Je savais moi aussi en faire, autrefois.) Et fais aussi apparaître par un tour de magie le mot qui doit tomber du tambour de la loterie, choisis ce mot, je le mettrai à la place de ce « Deut » qui m’a déplu dès que je l’ai écrit. Tu écris avec moi, n’est-ce pas, alors viens avec cela également, avec ce mot. Ou bien dois-je absolument abolir le tambour de la loterie, l’évacuer ?

    Je voudrais pouvoir te gratifier, Ilana, de beaucoup, de tout.

    C’est de tes lettres que je vis, alors ne renonce pas à les écrire !

    Quelles sont ces significations qui auraient changé ? — Je n’ai pas bien compris ces lignes de ta lettre. Ou bien t’ai-je blessée de quelque manière ? Dis-le-moi sans ambages.

    Bien entendu, tu peux faire virer l’argent à mon adresse — il faut seulement que tu le fasses virer à mon nom d’état civil — Paul Antschel —, c’est en effet ce nom qui figure sur mes papiers. Ou bien, peut-être est-ce le plus simple, à ma banque : Crédit Privé, 5 rue Louis-le-Grand, Paris 2e, compte n°80-306-071 (également au nom de Paul Antschel). Mais l’argent pour l’Angleterre, il est sans doute plus avantageux de le faire virer directement à Londres.

    Ilana, je me réjouis que ton travail porte ses fruits, que l’occasion te soit donnée d’élargir tes connaissances et qu’on t’estime. Et une fois à Londres, tu seras plus proche, plus facile à joindre. Je pense à ta santé, elle sera parfaite, je te le souhaite de tout cœur.

    Permets que je t’embrasse, maintenant aussi

    Paul



    Paul Celan | Ilana Shmueli, « lettre 56 », Correspondance (1965-1970) éditée par Ilana Schmueli et Thomas Sparr, Seuil, Collection La Librairie du XXIe siècle, 2006, pp. 98-99. Traduit de l’allemand par Bertrand Badiou.






    Paul Celan Ilana Shmueli





    ■ Paul Celan
    sur Terres de femmes

    23 novembre 1920 | Naissance de Paul Celan
    La main pleine d’heures
    Lob der Ferne
    Lointains
    Stimmen
    TANT D’ASTRES
    Tübingen, Jänner
    13 février | Paul Celan, Tout en un
    5 décembre 1960 | Lettre de Nelly Sachs à Paul Celan
    Correspondance Nelly Sachs | Paul Celan




    ■ Ilana Shmueli
    sur Terres de femmes

    [Écoute et regarde]
    Éjouissement dans la neige fraîche (+ notice bio-bibliographique)
    Incline-toi sur tes morts





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  • 27 février 1960 | Lettre de Nelly Sachs à Paul Celan

    Éphéméride culturelle à rebours



    Nelly_sachs_paul_celan
    Image, G.AdC







    Lettre 27

    (Stockholm) 27.2.1960




         Bouche
        au sein de la mort
        et avec les secrets du sang
        des rayons stellaires
        sortent de la veine
        où le monde alla s’abreuver
        et fleurit.

        Mourir
        regagne son tertre de mutisme
        et l’œil sans regard
        des abandons de poussière sans horizons
        passe le seuil de vision
        tandis que le drame du temps
        est béni
        derrière son suaire glacial.

        Vous êtes au monde, Paul Celan, homme d’humanité et de pureté ! Donc le monde ne peut pas être tout à fait ténébreux.



    Toujours
    Votre
    Nelly Sachs




    Nelly Sachs | Paul Celan, « Lettre 27 », Correspondance, Éditions Belin, Collection L’Extrême Contemporain, 1999, page 27.




    ■ Nelly Sachs
    sur Terres de femmes

    Correspondance Nelly Sachs | Paul Celan (note de lecture d’AP)
    Départ au désert
    Quand le jour devient vide
    [Tourment]
    5 décembre 1960 | Lettre de Nelly Sachs à Paul Celan
    Jeudi 11 décembre 1969 | Lettre de Paul Celan à Ilana Shmueli





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  • Ilana Shmueli | Éjouissement dans la neige fraîche




    De petits doigts brun vert dans l--corce rugueuse
    Ph., G.AdC





    TOLLEN IM NEUSCHNEE



    blendendes Weiß wie nie wieder
    und wie’s frostig im Kindermund schmilzt

    Flieder von damals
    und der Duft verborgener Veilchen

    Gras frisch gemäht
    glühende Sonne

    das Träumen im Nussbaum
    kleine grün-braune Finger auf rauher Rinde

    das alles — läßt sich’s noch schreiben?

    es zieht
    es zieht die gute Hand meiner Schwester
    die Hand
    die so früh wieder losließ




    Ilana Shmueli in Ein Kind aus guter Familie. Czernowitz 1924-1944, Rimbaud Verlag, Aachen, 2006.







    Shmueli 4






    WRESTLING IN FRESH SNOW



    blinding white as never again
    and the way it melts in a child’s mouth

    lilacs from those days
    the scent of hidden violets

    fresh-mown grass
    burning sunshine

    dreams in the walnut tree
    small green-brown fingers on rough bark

    all that — may we name it

    it tugs
    it tugs at the hand of my sister
    thet let go so early




    Ilana Shmueli, Let me walk across meadows, in Toward Babel, Poems and a Memoir, The Sheep Meadow Press, Rhinebeck, NY, 2013, p. 61. Translated by Susan H. Gillespie.






    ÉJOUISSEMENT DANS LA NEIGE FRAÎCHE



    blanc aveuglant comme jamais plus
    et comme gel il fond dans la bouche de l’enfant

    lilas de jadis
    et le parfum de la violette secrète

    gazon fraîchement tondu
    soleil brûlant

    le rêve dans le noisetier
    de petits doigts brun vert dans l’écorce rugueuse

    tout cela — peut-on le nommer encore ?

    il tire
    il tire la bonne main de ma sœur
    la main
    qui si tôt a lâché




    Ilana Shmueli in Poèmes de Czernovitz, Douze poètes juifs de langue allemande traduits de l’allemand et présentés par François Mathieu, Éditions Laurence Teper, 2008, page 193.






    Laurence-teper






        Ci-après une autre traduction (Lyrikline, 2009) de François Mathieu du poème ci-dessus :




    FOL AMUSEMENT DANS LA NEIGE FRAÎCHE



    un blanc aveuglant comme jamais plus
    et comme il fond glacé dans la bouche des enfants

    lilas d’autrefois
    et le parfum des violettes secrètes

    herbe fraîchement tondue
    soleil brûlant

    les rêves dans le coudrier
    de petits doigts brun-verts sur l’écorce râpeuse

    tout cela – ai-je encore le droit de l’écrire ?

    tire
    tire la bonne main de ma sœur
    la main
    qui si tôt encore a lâché






    Ilana Shmueli (née Liane Schindler) est née à Czernovitz (aujourd’hui Tchernovtsy en Ukraine) le 7 mars 1924. Elle est morte à Jérusalem le 11 novembre 2011. Elle a raconté ses vingt premières années dans un ouvrage paru en 2006, Une enfant de bonne famille. Czernovitz 1924-1944 (Ein Kind aus guter Familie. Czernowitz 1924-1944, Rimbaud Verlag, Aachen), et notamment la période de guerre où (ayant échappé au “transfert” par l’occupant soviétique de plusieurs milliers d’habitants de Czernovitz vers la Sibérie), elle fréquenta Paul Antschel (Paul Celan) et Rose Ausländer, un « monde parallèle magique » où l’on étudiait Spinoza, Nietzsche, Rilke, Trakl, George, Kraus, et, avec Paul Antschel, « qui savait si excellemment le français », lisait Villon, Verlaine, Baudelaire et Rimbaud.

    Ilana Shmueli est venue tardivement à l’écriture :

    « Étrangère inquiète entre l’allemand et l’hébreu — j’ai commencé sur le tard à écrire des poèmes, en allemand et en hébreu ; des poèmes qui ont presque attendu toute une vie pour finalement prendre la parole », écrit-elle dans la préface à son unique recueil de poèmes en allemand (Zwischen dem Jetzt und dem Jetzt. Gedichte [Entre l’à-présent et l’à-présent. Poèmes]. Rimbaud Verlag, Aachen, 2007, page 5).

    « Ma rencontre avec Paul Celan m’a fait énormément comprendre sa poésie, devenue au cours des années une partie essentielle de ma pensée et de ma sensibilité. J’ai essayé de traduire quelques-uns de ses derniers poèmes en hébreu [Sag, daß Jerusalem ist. Über Paul Celan. Oktober 1969 – April 1970, * Isele, 2001 ; reed. Rimbaud Verlag, 2010]. En dépit de mes incertitudes, de mes doutes, d’une profonde appréhension, je me suis mise moi-même à écrire. Dans mon dialogue avec la poésie de Celan, son influence s’exprime souvent clairement et consciemment. En revanche, parfois, sa voix sonne fortuitement, très inconsciemment dans mon écriture. Mais mes poèmes ont suivi leur propre chemin, un étroit chemin. » (Zwischen dem Jetzt und dem Jetzt, id.). Poèmes aussi lapidaires que les derniers poèmes de Paul Celan.

    Une édition française de la Correspondance 1965-1970 Paul Celan | Ilana Shmueli (Paul Celan | Ilana Shmueli Briefwechsel, Suhrkamp Verlag KG, Frankfurt am Main, 2004, édition établie par Ilana Shmueli et Thomas Sparr) a été publiée aux éditions du Seuil (Collection La Librairie du XXIe siècle) en 2006, dans une traduction de Bertrand Badiou (avec le concours de Martin Ziegler pour la traduction des poèmes inclus dans cette correspondance). L’édition américaine de cette correspondance, établie par Norman Manea (The Sheep Meadow Press, Riverdale, NY), est disponible depuis le 15 février 2011.

    Une édition américaine des poèmes d’Ilana Shmueli (Toward Babel. Poems and a Memoir) a paru en décembre 2013 dans une traduction de Susan H. Gillespie (The Sheep Meadow Press, Rhinebeck, NY 12572).



    * Une traduction en français de cet ouvrage (dans une traduction de Martin Ziegler) a bien été annoncée en 2006 par les éditions Galaade, mais il ne semble pas que l’éditeur ait donné suite à son projet.





    Correspondance Celan Shmueli





    ■ Ilana Shmueli
    sur Terres de femmes

    [Écoute et regarde]
    Incline-toi sur tes morts
    Jeudi 11 décembre 1969 | Lettre de Paul Celan à Ilana Shmueli



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur Lyrikline)
    plusieurs poèmes d’Ilana Shmueli (dont le poème ci-dessus) dits par l’auteure
    → (sur Agonia.net)
    un entretien d’Ilana Shmueli avec Marlena Braester (Source : revue Continuum, Revue des écrivains israéliens de langue française, No. 6, « Hommage à Paul Celan »)
    → (sur Wikipedia.de)
    une notice sur Ilana Shmueli
    → (sur Ritesinstitutes.org)
    un entretien (en allemand) avec Ilana Shmueli au lendemain de la remise du Prix Theodor Kramer (2009)
    → (sur remue.net)
    32. La nuit sous les ordres du sable, un article de Jean-Marie Barnaud (30 novembre 2006) sur la Correspondance (1965-1970) de Paul Celan et Ilana Shmueli
    → (sur érudit)
    « Presque une prière muette », un article de Ginette Michaud sur la Correspondance (1965-1970) de Paul Celan et Ilana Shmueli






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  • Claudia Rankine, Si toi aussi tu m’abandonnes

    Claudia Rankine, Si toi aussi tu m’abandonnes,
    José Corti, Série américaine, 2010.
    Traduction Maïtreyi et Nicolas Pesquès.


    NYC 1
    Ph., G.AdC




    DON’T LET ME BE LONELY



        Tout écrit est une « sorte de performance », confie dans une interview la poète jamaïcaine Claudia Rankine. Coéditrice avec Lisa Sewell de l’anthologie poétique American poets in the 21st Century: The New Poetics, Claudia Rankine, qui pense davantage en termes d’écriture qu’en termes de genre, s’inscrit dans la continuité de ses prédécesseurs. Elle ancre ses textes dans la modernité du « documentary poetry », écriture inventée de longue date outre-Atlantique et abondamment pratiquée depuis William Carlos Williams, pour ne citer que le poète de Paterson.

        Déconcertante est, à première approche, la « performance » américaine Don’t let me be lonely. S’agit-il d’un essai sur le cinéma américain, d’un roman d’amour-guimauve ou d’un traité de médecine ? Aucune mention particulière n’accompagne le titre de la première de couverture, titre traduit en français par Si toi aussi tu m’abandonnes. Au lecteur de siffloter librement le célèbre air de High Noon (Le train sifflera trois fois) : « Do Not Forsake Me, Oh My Darlin », ou au contraire de décider librement, selon le vœu de Claudia Rankine, de la catégorie dans laquelle ranger ce curieux « objet d’Amérique ». En revanche, la quatrième de couverture ramène le lecteur vers d’autres pistes de lecture. « Documentary poetry ». Expression singulière, parce que paradoxale, qui oriente dans le même temps du côté du documentaire et du côté de la poésie. Quant à la page de titre, elle précise « Ballade américaine » (an american lyric). L’ajout de ce sous-titre, qui conforte le choix du titre effectué par les traducteurs (Maïtreyi et Nicolas Pesquès), confirme que l’ouvrage s’inscrit bien dans la tradition littéraire de la « ballade », genre poétique ancien qui privilégie la forme brève et s’accompagne de musique.

        À l’intérieur du livre, les schémas explicatifs du corps humain avec organes et systèmes électriques intégrés alternent avec des textes de longueur, de typographie et de présentation variables ; les poèmes sur la solitude alternent avec les images de films en noir et blanc ― La Horde Sauvage de Peckinpah, Fitzcarraldo avec en gros plan, le visage douloureux de Klaus Kinski ―, de radiographies et de photographies, de documents d’archives divers. Les deux directions antithétiques ― documentaire et poésie ― semblent pouvoir coexister et se compléter. Au fil des pages, l’ouvrage, ponctué chapitre après chapitre d’un écran vide, en grisé noir et blanc, mixe images télévisuelles et slogans publicitaires, listes de laboratoires et posologies de médicaments. Mais l’essentiel du texte peut être assimilé à un récit autobiographique constitué de morceaux reliés entre eux par un même questionnement sur la mort. Déclinée tout au long des pages, la mort est sans doute le protagoniste essentiel de cette étrange ballade au cœur de l’Amérique des années Bush. La mort tisse sa toile et étire ses ramifications à travers les formes différentes qu’elle prend au cours d’une vie, pour les autres et pour soi-même : mort accidentelle, mort consécutive à la maladie, mort associée au meurtre et à la peine de mort, mort généralisée dans la tragédie du World Trade Center. La mort est toujours violence, assortie d’absurde, de douleur, de larmes, de chagrin, de désespoir, d’incompréhension. « Où va ce genre de chagrin », interroge la poète. Et Paul Celan de lui souffler à l’oreille :

        « Toutes ces formes de sommeil, cristallines
        que tu revêtais
        à l’ombre du langage
        je leur infuse mon sang

        ces lignes d’images, je
        dois les garder
        à l’abri des veines-fissures
        de ma connaissance

        mon deuil, je le vois,
        passe dans ton camp. » *






    NYC 2
    Ph., G.AdC





        La mort est le fil conducteur de Si toi aussi tu m’abandonnes, objet constant chez Claudia Rankine d’une perplexité qui alimente sa réflexion. Ainsi du premier fragment, ouvert sur le passé et l’enfance de la narratrice, qui donne le ton :

        « Il fut un temps où je pouvais dire que personne n’était mort parmi ceux que je connaissais bien. »

        La présence du « je » qui questionne l’environnement médiatique et médical qui est le sien, culmine dans le dialogue de Claudia Rankine avec son éditrice :

        « Mon éditrice me demande de lui dire exactement ce que le foie signifie pour moi […]. Je comprends que ce qu’elle veut est une explication des liens mystérieux qui existent entre un auteur et son texte. Si je suis présente en tant que sujet, quelle est ma responsabilité vis-à-vis du contenu, de la valeur de vérité, des mots eux-mêmes ? Est-ce que « Je » égale moi ou bien ce « je » ne fait-il qu’embrayer pour passer d’une phrase à l’autre ? Devrais-je dire nous ? La voix n’est-elle pas plurielle si j’en prends la responsabilité, qu’est-ce que mon sujet signifie pour moi ? »

        Tout au long des différents fragments qui composent un même chapitre, Claudia Rankine interroge les médias, coupures de journaux, films, panneaux publicitaires, journal télévisé… responsables, selon la poète, des graves dépressions qui affligent le téléspectateur américain. Dont elle convient qu’elle fait aussi partie.

        « La nuit je regarde la télévision pour trouver le sommeil, ou bien je regarde la télévision parce que je ne le trouve pas. »

         Ou encore :

        « Il y a des nuits où je compte les publicités pour les anti-dépresseurs. Si la même publicité se répète, je la compte quand même. Ça me paraît normal que les laboratoires pharmaceutiques fassent de la publicité au milieu de la nuit quand les gens sont moins distraits et à même d’être mieux et très précisément à l’écoute de leur corps apeuré et des angoisses qui les accompagnent. »

        Elle-même assujettie à la tyrannie du petit écran et à la surconsommation abusive des médicaments, Claudia Rankine dénonce, non sans humour ou ironie, la vacuité consternante des messages télévisuels en même temps que la vacuité tragique qui règne sur les vies. Or la vie n’est pas un spectacle et « un homme qui crie n’est pas un ours qui danse ». Il est temps pour chacun de devenir acteur de sa propre vie. Ainsi parle Aimé Césaire dans l’exergue qui préside à l’ouverture de Don’t let me be lonely. À quoi répond en écho, émouvante et généreuse, la conclusion de Claudia Rankine :

        « Pour faire en sorte que quelque chose soit donné, une main doit se tendre et une autre recevoir. Nous devons tous deux être ici dans ce monde dans cette vie à cet endroit pour dire la présence de. »

        De cette traversée dans le temps et dans les formes, quelque chose étreint, qu’il est difficile de définir. Originale et riche, « la ballade américaine » de Claudia Rankine est singulièrement émouvante. Drôle aussi derrière le tragique têtu de l’existence.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



    * Paul Celan, « Toutes ces formes endormies » (« Alle die Schlafgestalten ») est extrait du dernier livre de Celan, Zeitgehöft, publié en 1976 (trad. fr. : Enclos du Temps, Éditions Clivages, 1985, non paginé. Traduction Martine Broda).




    Si toi aussi tu m'abandonnes 3






    CLAUDIA RANKINE

    Claudia Rankine
    Source


    ■ Claudia Rankine
    sur Terres de femmes

    « Mahalia Jackson Is A Genius » (extrait de Si toi aussi tu m’abandonnes)


    ■ Voir/écouter aussi ▼

    → (sur Poets.org)
    une biographie de Claudia Rankine
    → (sur le site de José Corti)
    une fiche sur Si toi aussi tu m’abandonnes
    → (sur YouTube)
    Claudia Rankine Speaks on Great Poems

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  • 23 novembre 1920 | Naissance de Paul Celan

    Éphéméride culturelle à rebours



         Le 23 novembre 1920 naît à Czernowitz, en Bucovine, Paul Pessach Antschel, connu sous le nom de Paul Celan.







    Paul_celan

    Source






    Après la déportation de ses parents, en juin 1942, au camp de Michailovka, en Ukraine, Paul Antschel est enrôlé dans un camp de travail forcé en Valachie. De retour à Czernowitz en 1944, Paul Antschel prend la fuite pour Bucarest. Paul Antschel y travaille comme lecteur et traducteur d’auteurs russes. Les premières publications de ses poèmes, sous le nom francisé de Paul Celan, datent de 1947. En décembre de la même année, Paul Celan rencontre à Vienne, où il séjourne pendant six mois, Ingeborg Bachmann. En 1948, à Paris, Celan s’inscrit à la Sorbonne pour y passer sa licence d’allemand et publie, dans la revue Plan, 17 poèmes. Il poursuit ses travaux de traduction avec des œuvres de Jean Cocteau et de Guillaume Apollinaire. Il traduit également les recueils de poèmes d’Yvan Goll (1891-1950).

    En 1952, Celan donne sa première lecture publique de poèmes, à Niendorf, en Allemagne. Le 23 décembre 1952, il épouse Gisèle de Lestrange, peintre et graveur. Le premier recueil de Paul Celan, Pavot et mémoire (Mohn und Gedächtnis), paraît la même année. Commencent alors, dès octobre 1953, les premières campagnes de diffamation de Claire Goll, qui accuse Paul Celan d’avoir plagié les poèmes de son mari, le poète Yvan Goll. Le 22 octobre 1960, Paul Celan reçoit le prix Büchner à Darmstadt, en Allemagne, malgré les tentatives de Claire Goll pour empêcher cet événement.

    De 1955 à 1970, six recueils sont publiés :

    De seuil en seuil (Von Schwelle zu Schwelle, 1955),

    Grille de parole (Sprachgitter,1959),

    La Rose de personne (Die Niemandsrose, 1963),

    Renverse du souffle (Atemwende, 1967),

    Soleil-filaments (Fadensonnen,1968),

    Péage noir (Schwarzmaut, 1969).

    Le 19/20 avril 1970, Paul Celan se donne la mort à Paris en se jetant dans la Seine. Son dernier poème, Rebleute, est daté du 13 avril.






    SCHIBBOLETH (1)



    Mitsamt meinen Steinen,
    den großgeweinten
    hinter den Gittern,

    schleiften sie mich
    in die Mitte des Marktes,
    dorthin,
    wo die Fahne sich aufrollt, der ich
    keinerlei Eid schwor.

    Flöte,
    Doppelflöte der Nacht:
    denke der dunklen
    Zwillingsröte
    in Wien und Madrid.

    Setz deine Fahne auf Halbmast,
    Erinnrung.
    Auf Halbmast
    für heute und immer.

    Herz:
    gib dich auch hier zu erkennen,
    hier, in der Mitte des Marktes.
    Ruf’s, das Schibboleth, hinaus
    in die Fremde der Heimat:
    Februar (2). No pasarán.

    Einhorn (3):
    du weißt um die Steine,
    du weißt um die Wasser,
    komm,
    ich führ dich hinweg
    zu den Stimmen
    von Estremadura (4).






    SCHIBBOLETH



    Avec toutes mes pierres,
    grandies dans les pleurs
    derrière les grilles,

    ils m’ont traîné
    jusqu’au milieu du marché,
    jusqu’au lieu
    où se déroule le drapeau auquel je n’ai
    prêté aucune espèce de serment.

    Flûte,
    double-flûte de la nuit :
    songe à la sombre
    aurore jumelle
    à Vienne et Madrid.

    Mets à mi-hampe ton drapeau,
    souvenir
    à mi-hampe
    pour aujourd’hui et à jamais.

    Cœur :
    là aussi fais-toi connaître,
    là au milieu du marché.
    Crie-le, le schibboleth, à toute force
    dans l’étrangeté du pays:
    février. No pasarán.

    Licorne :
    tu sais bien ce qu’il en est des pierres,
    tu sais bien ce qu’il en est des eaux,
    viens,
    je t’emmène loin
    chez les voix
    de l’Estrémadure.



    Paul Celan, De seuil en seuil in Choix de poèmes réunis par l’auteur (édition bilingue), Gallimard, Collection Poésie, 1998, pp. 112-113-114-115. Notes, p. 339. Traduction et présentation de Jean-Pierre Lefebvre.




    ______________________________________________________
    1. Schibboleth : le titre de ce poème renvoie au mot de passe hébreu (Juges, XII, 6) qui permettait aux gens de Galaad de reconnaître ceux d’Éphraïm en fuite et de les exterminer… Par une tragique extension, le terme désigne aujourd’hui les mots de reconnaissance permettant l’entrée dans un groupe.
    2. Allusion principalement aux événements de février 1934.
    3. Licorne : animal fabuleux, symbole de force et de virginité. Son corps de cheval est surmonté d’une corne unique, blanche ou noire. Mais Einhorn est aussi le patronyme d’un ami de jeunesse de Paul Celan, Erich Einhorn (1920-1974), dont il partageait la sympathie pour les mouvements révolutionnaires des années 1930 (notamment ceux des ouvriers de Vienne et des républicains espagnols).
    4. Estrémadure : province espagnole frontalière du Portugal, au sud-ouest de Madrid. De violents combats s’y sont déroulés pendant la guerre civile.





    PAUL CELAN CHOIX DE POEMES






    PAUL CELAN



    ■ Paul Celan
    sur Terres de femmes

    Lob der Ferne
    La main pleine d’heures
    Lointains
    Stimmen
    TANT D’ASTRES
    Tübingen, Jänner
    13 février | Paul Celan, Tout en un
    5 décembre 1960 | Lettre de Nelly Sachs à Paul Celan
    Jeudi 11 décembre 1969 | Lettre de Paul Celan à Ilana Shmueli
    Correspondance Nelly Sachs | Paul Celan



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur Lyrikline)
    Paul Celan disant lui-même dix de ses propres poèmes



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  • Paul Celan | Lob der Ferne

    «  Poésie d’un jour  »



    Plus_noir_au_fond_du_noir_je_suis_p
    Ph., G.AdC







    LOB DER FERNE



    Im Quell deiner Augen
    leben die Garne der Fischer der Irrsee.
    Im Quell deiner Augen
    hält das Meer sein Versprechen.

    Hier werf ich,
    ein Herz, das geweilt unter Menschen,
    die Kleider von mir und den Glanz eines Schwures :

    Schwärzer im Schwarz, bin ich nackter.
    Abtrünnig erst bin ich treu.
    Ich bin du, wenn ich ich bin.

    Im Quell deiner Augen
    treib ich und träume von Raub.

    Ein Garn fing ein Garn ein :
    wir scheiden umschlungen.

    Im Quell deiner Augen
    erwürgt ein Gehenkter den Strang.






    ÉLOGE DU LOINTAIN



    Dans la source de tes yeux
    vivent les nasses des pêcheurs de la mer délirante.
    Dans la source de tes yeux
    la mer tient sa parole.

    J’y jette,
    cœur qui a séjourné chez des humains,
    les vêtements que je portais et l’éclat d’un serment :

    Plus noir au fond du noir, je suis plus nu.
    Je ne suis, qu’une fois renégat, fidèle.
    Je suis toi, quand je suis moi.

    Dans la source de tes yeux
    je dérive et rêve de pillage.

    Une nasse a capturé dans ses mailles une nasse :
    nous nous séparons enlacés.

    Dans la source de tes yeux
    un pendu étrangle la corde.



    Paul Celan, Pavot et mémoire in Choix de poèmes réunis par l’auteur (édition bilingue), Gallimard, Collection Poésie, 1998, page 43. Traduction de Jean-Pierre Lefebvre.






    ■ Paul Celan
    sur Terres de femmes

    23 novembre 1920 | Naissance de Paul Celan
    La main pleine d’heures
    Lointains
    Stimmen
    TANT D’ASTRES
    Tübingen, Jänner
    13 février | Paul Celan, Tout en un
    5 décembre 1960 | Lettre de Nelly Sachs à Paul Celan
    Jeudi 11 décembre 1969 | Lettre de Paul Celan à Ilana Shmueli
    Correspondance Nelly Sachs | Paul Celan



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur Lyrikline)
    Paul Celan disant lui-même dix de ses propres poèmes





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  • Paul Celan | La main pleine d’heures

    «  Poésie d’un jour  »



    Paul_celan
    Source







    DIE HAND VOLLER STUNDEN



    DIE HAND VOLLER STUNDEN, so kamst du zu mir — ich sprach :
    Dein Haar ist nicht braun.
    So hobst du es leicht auf die Waage des Leids, da war es schwerer als ich…

    Sie kommen auf Schiffen zu dir und laden es auf, sie bieten es feil auf den Märkten der Lust —
    Du lächelst zu mir aus der Tiefe, ich weine zu dir aus der Schale, die leicht bleibt.
    Ich weine : Dein Haar ist nicht braun, sie bieten das Wasser der See, und du gibst ihnen Locken…
    Du flüsterst : Sie füllen die Welt schon mit mir, und ich bleib dir ein Hohlweg im Herzen!
    Du sagst: Leg das Blattwerk der Jahre zu dir – es ist Zeit, daß du kommst und mich küssest!

    Das Blattwerk der Jahre ist braun, dein Haar ist es nicht.




    Paul Celan, Mohn und Gedächtnis, Deutsche Verlags-Anstalt, Stuttgart, 1952.






    LA MAIN PLEINE D’HEURES



    LA MAIN PLEINE D’HEURES, ainsi tu vins à moi — j’ai dit :
    tu n’as pas les cheveux bruns.
    Alors tu les as soulevés et mis légers sur la balance de la douleur : ils étaient plus lourds que moi…

    Ils viennent à toi sur des navires et les y chargent, ils les écoulent sur les marchés du plaisir —
    Tu souris vers moi depuis la profondeur, je pleure vers toi depuis le plateau qui demeure léger.
    Je pleure : tu n’as pas les cheveux bruns, ils offrent l’eau de la mer, et tu leur donnes des boucles…
    Tu chuchotes : ils remplissent le monde rien qu’avec moi et je demeure un chemin creux dans ton cœur !
    Tu dis : mets avec toi le feuillage des années — il est temps que tu viennes et m’embrasses !

    Le feuillage des années est brun, tes cheveux ne le sont pas.



    Paul Celan, Pavot et mémoire, in Choix de poèmes réunis par l’auteur, Gallimard, Collection Poésie (édition bilingue), 1998, pp. 28-29. Traduction de Jean-Pierre Lefebvre.






    ■ Paul Celan
    sur Terres de femmes

    23 novembre 1920 | Naissance de Paul Celan
    Lob der Ferne
    Lointains
    Stimmen
    TANT D’ASTRES
    Tübingen, Jänner
    13 février | Paul Celan, Tout en un
    5 décembre 1960 | Lettre de Nelly Sachs à Paul Celan
    Jeudi 11 décembre 1969 | Lettre de Paul Celan à Ilana Shmueli
    Correspondance Nelly Sachs | Paul Celan



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    Paul Celan disant lui-même dix de ses propres poèmes






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  • Nelly Sachs | Quand le jour devient vide

    «  Poésie d’un jour  »



    Le_temps_sans_images
    Ph., G.AdC








    QUAND LE JOUR DEVIENT VIDE



    Quand le jour devient vide
    dans le crépuscule,
    quand commence le temps sans images,
    que les voix solitaires se rejoignent ―
    et quand les animaux ne sont rien que chasseurs
    ou bêtes traquées ―
    et les fleurs seulement senteurs ―
    quand tout devient sans nom comme au commencement ―
    tu vas sous les catacombes du temps
    qui s’ouvrent à ceux qui sont proches de la fin
    là où grandissent les pousses du cœur ―
    tu sombres
    dans l’intériorité obscure ―
    passant déjà la mort
    qui est seulement un seuil venteux ―
    et grelottant de ce chemin
    tu ouvres les yeux
    dans lesquels déjà une nouvelle étoile
    a laissé son éclat ―



    Nelly Sachs in X poètes au féminin, L’arachnoïde, 2005, p. 34, in Éclipse d’étoile [Sternverdunkelung, Bermann-Fischer, Amsterdam, 1949], précédé de Dans les demeures de la mort, Verdier, 1999, p. 120. Traduit de l’allemand par Mireille Gansel.





    NELLY SACHS


    Sachs
    Source



    ■ Nelly Sachs
    sur Terres de femmes

    Correspondance Nelly Sachs | Paul Celan
    Départ au désert
    [Tourment]
    27 février 1960 | Lettre de Nelly Sachs à Paul Celan
    5 décembre 1960 | Lettre de Nelly Sachs à Paul Celan





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