Étiquette : Paul Valéry


  • Paul Valéry | [Rime]



    Excellent exercice qui finit dans le comique, au nadir de la poésie.
    Ph., G.AdC






    [RIME]



    Rime.

    L’idée fixe de la rime riche était bête — comme toute prescription qui établit son principe. Comme un principe qui s’oublie lui-même et tombe en fixité, en distraction immobile. Le principe est la musique du vers. La richesse de la rime peut y ajouter. Elle peut y nuire.

    Mais un élément étranger intervint. L’idée de faire de la rime riche un critérium mécanique. Artiste qui la respectait. Non artiste qui la sacrifiait. — Il en résulta des tours de force. L’association des idées la plus libertine, toute la rigueur au bout du verset et tout le reste, charivari des mots. Excellent exercice qui finit dans le comique, au nadir de la poésie.

    Il fallut bien s’en apercevoir et la riche rime creva.



    Paul Valéry, Poésie in Ego scriptor et Petits poèmes abstraits, Éditions Gallimard, Collection Poésie, 1992, page 77. Présentation de Judith Robinson-Valéry.







    Paul Valéry, Ego scriptor




    ■ Paul Valéry
    sur Terres de femmes


    30 octobre 1871 | Naissance de Paul Valéry
    30 mars 1917 | Publication de La Jeune Parque de Paul Valéry
    19 février 1924 | Conférence de Paul Valéry sur Baudelaire
    23 juin 1927 | Discours de réception de Paul Valéry à l’Académie française
    20 juillet 1945 | Mort de Paul Valéry




    ■ Voir aussi ▼


    la biographie de Paul Valéry sur le site de l’Académie française





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  • 30 octobre 1871 | Naissance de Paul Valéry

    Éphéméride culturelle à rebours


    Le 30 octobre 1871 naît dans un immeuble de la Grand-Rue, au numéro 65, à Cette [aujourd’hui Sète], Ambroise Paul Toussaint Jules Valéry. Paul Valéry est issu par sa mère (Marie-Françoise Alexandrine Fanny Grassi, née à Trieste, fille de Giulio Grassi, consul d’Italie) d’une famille génoise, et par son père (Barthélemy Valéry, officier des douanes, né à Bastia) d’une famille cap-corsine de marins-pêcheurs (famille Valerii originaire du hameau de Silgaghja [Silgaggia], dans la commune de Brando).


    Paul Valéry est âgé de vingt trois ans lorsqu’il publie en revue, en 1894, son Introduction à la méthode de Léonard de Vinci. Dans ces écrits en prose qui figureront plus tard dans Variété, Paul Valéry, se refusant à opposer « esprit de finesse » et « esprit de géométrie », expose sa conception de la pensée mouvante ainsi que la « méthode » d’analyse qu’il met en place pour explorer toutes les combinaisons de la pensée.


    L’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci contient en germe les œuvres maîtresses de Paul Valéry. Quant aux Carnets de Léonard, ils inspireront à Paul Valéry ses Cahiers.







    L’INTENTION DE TOUTE PENSÉE EST EN NOUS


    « La nécessité où j’étais placé, le vide si bien fait de toutes les solutions antipathiques à ma nature, l’érudition écartée, les ressources rhétoriques différées, tout me mettait dans un état désespéré… Enfin, je le confesse, je ne trouvai pas mieux que d’attribuer à l’infortuné Léonard mes propres agitations, transportant le désordre de mon esprit dans la complexité du sien. Je lui infligeai tous mes désirs à titre de choses possédées. Je lui prêtai bien des difficultés qui me hantaient dans ce temps-là, comme s’il les eût rencontrées et surmontées. Je changeai mes embarras en sa puissance supposée. J’osai me considérer sous son nom, et utiliser ma personne.

    Cela était faux, mais vivant. Un jeune homme, curieux de mille choses, ne doit-il pas, après tout, ressembler assez bien à un homme de la Renaissance ? Sa naïveté même ne représente-t-elle pas l’espèce de naïveté créée par quatre siècles de découvertes au détriment des hommes de ce temps-là ? ― Et puis, pensai-je, Hercule n’avait pas plus de muscles que nous, ils n’étaient que plus gros. Je ne puis même pas déplacer le rocher qu’il enlève, mais la structure de nos machines n’est pas différente ; je lui corresponds os par os, fibre par fibre, acte par acte, et notre similitude me permet l’imagination des travaux.

    Une brève réflexion fait connaître qu’il n’y a pas d’autre pratique l’on puisse prendre. Il faut se mettre sciemment à la place de l’être qui nous occupe… et quel autre que nous-mêmes peut répondre, quand nous appelons un esprit ? On n’en trouve jamais qu’en soi. C’est notre propre fonctionnement qui, seul, peut nous apprendre quelque chose sur toute chose. Notre connaissance, à mon sentiment, a pour limite la conscience que nous pouvons avoir de notre être, ― et peut-être, de notre corps. Quel que soit X, la pensée que j’en ai, si je la presse, tend vers moi, quel que je sois. On peut l’ignorer ou le savoir, le subir ou le désirer, mais il n’y a point d’échappatoire, point d’autre issue. L’intention de toute pensée est en nous. C’est avec notre propre substance que nous imaginons et que nous formons une pierre, une plante, un mouvement, un objet : une image quelconque n’est peut-être qu’un commencement de nous-mêmes…

                               lionardo mio
          o lionardo che tanto penate…
    *


    * On peut lire pensate ou penate.


    Paul Valéry, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, Éditions Gallimard, 1957 ; collection folio essais, 1992, pp. 115-116-117.




    PAUL VALÉRY


    Paul Valéry 3





    ■ Paul Valéry
    sur Terres de femmes


    [Rime]
    30 mars 1917 | Publication de La Jeune Parque de Paul Valéry
    19 février 1924 | Conférence de Paul Valéry sur Baudelaire
    23 juin 1927 | Discours de réception de Paul Valéry à l’Académie française
    20 juillet 1945 | Mort de Paul Valéry




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    la biographie de Paul Valéry sur le site de l’Académie française
    → (sur Terres de femmes)
    15 avril 1452 | Naissance de Léonard de Vinci




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  • 20 juillet 1945 | Mort de Paul Valéry

    Éphéméride culturelle à rebours


    Paul Valéry
    Image, G.AdC






    Le 20 juillet 1945 meurt à Paris Paul Valéry. Après des funérailles nationales, l’auteur de La Jeune Parque (1917) et de Mon Faust (1941) est inhumé à Sète. Dans le lieu même qui lui inspira l’écriture des vers du Cimetière marin (1920).

    Paul Valéry est également connu pour ses travaux de réflexion et de critique littéraire. Essais rassemblés par le poète dans Variétés I, II, III, IV,V.







    PETITE LETTRE SUR LES MYTHES


    (EXTRAIT)



    La lecture me pèse ; il n’y a guère que l’écriture qui excède un peu plus ma patience. Je ne suis bon qu’à inventer ce qu’il me faut sur le moment. Je suis un misérable Robinson dans une île de chair et d’esprit tout environnée d’ignorance, et je me crée grossièrement mes ustensiles et mes arts. Je m’applaudis quelquefois d’être si pauvre et si incapable des trésors de la connaissance accumulée. Je suis pauvre, mais je suis roi ; et sans doute, comme le Robinson, je ne règne que sur mes singes et mes perroquets intérieurs ; mais enfin, c’est régner encore… Je crois, en vérité, que nos pères ont trop lu et que nos cerveaux sont faits d’une pâte grise de livres…

    Je reviens à ma questionneuse que j’ai laissée suspendue un instant à quelque clou de la durée. Cette femme sans visage, dont je ne sais que le parfum de papier (et ce puissant parfum me donne une idée de nausée), met enfin une étonnante insistance à me faire expliquer sur les mythes et sur la science des mythes dont elle veut à tout prix que je lui parle, et dont je ne sais que ce que je veux. Je ne devine pas ce qu’ils lui importent.

    Que si ce fût de vous, ma sage et simple amie, et que votre curiosité sur ce point eût essayé d’irriter ma paresse, jamais vous n’eussiez tiré de ma tête autre chose que de pures plaisanteries, dont la plupart impures, et le reste légères. Entre personnes qui se connaissent par essence, ― comme il arrive de vous et de moi, hélas ! ― rien ne compte que ce rapport mystérieux des êtres mêmes ; les paroles ne comptent pas, les actes ne sont rien… […]

    Je vous confesse tout d’abord qu’au moment d’appliquer mon effort à concevoir le monde des mythes, j’ai senti mon esprit rétif ; je l’ai poussé, j’ai forcé son ennui et ses résistances, et comme il reculait sous ma pression, retournant son regard vers ce qu’il aime, désirant ce qu’il fait le mieux dont il me peignait trop vivement les attraits, je l’ai jeté en fureur au milieu des monstres, dans la confusion de tous les dieux, des démons, des héros, des espèces horribles et de toutes ces créatures des anciens hommes, lesquels mettaient leur philosophie à peupler l’univers aussi ardemment que nous mîmes plus tard la nôtre à le vider de toute vie. Nos ancêtres s’accouplaient dans leurs ténèbres à toute énigme, et lui faisaient d’étranges enfants.

    Je ne savais m’orienter dans mon désordre, à quoi me prendre pour y planter mon commencement et développer les vagues pensées que le tumulte des images et des souvenirs, le nombre des noms, le mélange des hypothèses éveillaient, ruinaient en moi devant mon dessein.

    Ma plume piquait dans le papier, ma main gauche tourmentait mon visage, mes yeux trop nettement se peignaient un objet bien éclairé, et je sentais trop bien que je n’avais aucun besoin d’écrire. Puis cette plume, qui tuait le temps à petits traits, se mit d’elle-même à esquisser des formes baroques, poissons affreux, pieuvres tout échevelées de paraphes trop fluides et faciles…

    Elle engendrait des mythes qui découlaient de mon attente dans la durée, cependant que mon âme, qui ne voyait presque pas ce que ma main créait devant elle, errait comme une somnambule entre les sombres murs imaginaires et les théâtres sous-marins de l’aquarium de Monaco !

    Qui sait, pensai-je, si le réel dans ses formes innombrables n’est pas aussi arbitraire, aussi gratuitement produit que ces arabesques animales ? Quand je rêve et invente sans retour, ne suis-je pas… la nature ? ― Pourvu que la plume touche le papier, qu’elle porte de l’encre, que je m’ennuie, que je m’oublie, ― je crée ! Un mot venu au hasard se fait un sort infini, pousse des organes de phrase, et la phrase en exige une autre, qui eût été avant elle ; elle veut un passé qu’elle enfante pour naître… après qu’elle a déjà paru ! Et ces courbes, ces volutes, ces tentacules, ces palpes, pattes et appendices que je file sur cette page, la nature à sa façon ne fait-elle de même dans ses jeux, quand elle prodigue, transforme, abîme, oublie et retrouve tant de chances et de figures de vie au milieu des rayons et des atomes en quoi foisonne tout le possible et l’inconcevable ?

    L’esprit s’y prend tout de même. Mais encore il renchérit sur la nature ; et non seulement il crée, comme elle a coutume de le faire, mais il y ajoute qu’il fait semblant de créer. Il compose au vrai le mensonge ; et cependant que la vie ou la réalité se borne à proliférer dans l’instant, il s’est forgé le mythe des mythes, l’indéfini du mythe, ― le Temps…



    Paul Valéry, « Petite lettre sur les mythes », Variété II, Éditions Gallimard, Collection Blanche, 1930, pp. 226-230.






    ■ Paul Valéry
    sur Terres de femmes


    [Rime]
    30 octobre 1871 | Naissance de Paul Valéry
    30 mars 1917 | Publication de La Jeune Parque de Paul Valéry
    19 février 1924 | Conférence de Paul Valéry sur Baudelaire
    23 juin 1927 | Discours de réception de Paul Valéry à l’Académie française




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  • 19 février 1924 | Conférence de Paul Valéry sur Baudelaire

    Éphéméride culturelle à rebours



        Le 19 février 1924, sur l’invitation de Pierre de Monaco, Paul Valéry prononce à Monte-Carlo une conférence intitulée « Situation de Baudelaire ».





    Valéry-Baudelaire
    Image, G.AdC







    EXTRAIT


    Baudelaire est au comble de la gloire.

    Ce petit volume des Fleurs du Mal, qui ne compte pas trois cents pages, balance dans l’estime des lettrés les œuvres les plus illustres et les plus vastes. Il a été traduit dans la plupart des langues européennes : c’est un fait sur lequel je m’arrêterai un instant, car il est, je crois, sans exemple dans l’histoire des Lettres françaises […]

    […] Avec Baudelaire, la poésie française sort enfin des frontières de la nation. Elle se fait lire dans le monde ; elle s’impose comme la poésie même de la modernité ; elle engendre l’imitation, elle féconde de nombreux esprits. Des hommes tels que Swinburne, Gabriele D’Annunzio, Stefan George, témoignent magnifiquement de l’influence baudelairienne à l’extérieur.

    Je puis donc dire que s’il est, parmi nos poètes, des poètes plus grands et plus puissamment doués que Baudelaire, il n’en est point de plus important.

    A quoi tient cette importance singulière ? Comment un être aussi particulier, aussi éloigné de la moyenne que Baudelaire l’était, a-t-il pu engendrer un mouvement aussi étendu ?

    Cette grande faveur posthume, cette fécondité spirituelle, cette gloire qui est à son plus haut période, doivent dépendre non seulement de sa valeur propre en tant que poète, mais encore de circonstances exceptionnelles. C’est une circonstance exceptionnelle qu’une intelligence critique associée à la vertu de poésie. Baudelaire doit à cette rare alliance une découverte capitale. Il était né sensuel et précis ; il était d’une sensibilité dont l’exigence le conduisait aux recherches les plus délicates de la forme ; mais ces dons n’eussent fait de lui qu’un émule de Gautier, sans doute, ou un excellent artiste du Parnasse, s’il n’eût, par la curiosité de son esprit, mérité la chance de découvrir dans les ouvrages d’Edgar Poe un nouveau monde intellectuel. Le démon de la lucidité, le génie de l’analyse, et l’inventeur des combinaisons les plus neuves et les plus séduisantes de la logique avec l’imagination, de la mysticité avec le calcul, le psychologue de l’exception, l’ingénieur littéraire qui approfondit et utilise toutes les ressources de l’art, lui apparaissent dans Edgar Poe et l’émerveillent. Tant de vues originales et de promesses extraordinaires l’ensorcellent. Son talent en est transformé, sa destinée en est magnifiquement changée […]

    […] Mais je dois considérer maintenant une seconde circonstance remarquable de la formation de Baudelaire.
         Au moment qu’il arrive à l’âge d’homme, le romantisme est à son apogée ; une éblouissante génération est en possession de l’empire des Lettres : Lamartine, Hugo, Musset, Vigny sont les maîtres de l’instant.

    Plaçons-nous dans la situation d’un jeune homme qui arrive en 1840 à l’âge d’écrire. Il est nourri de ceux que son instinct lui commande impérieusement d’abolir. Son existence littéraire qu’ils ont provoquée et alimentée, que leur gloire a excitée, que leurs ouvrages ont déterminée, toutefois, est nécessairement suspendue à la négation, au renversement, au remplacement de ces hommes qui lui semblent remplir tout l’espace de la renommée et lui interdire, l’un, le monde des formes ; l’autre, celui des sentiments ; un autre, le pittoresque ; un autre, la profondeur.

    Il s’agit de se distinguer à tout prix d’un ensemble de grands poètes exceptionnellement réunis par quelque hasard, dans la même époque, tous en pleine vigueur.

    Le problème de Baudelaire pouvait donc, — devait donc, — se poser ainsi :

    « Être un grand poète, mais n’être ni Lamartine, ni Hugo, ni Musset. » Je ne dis pas que ce propos fût conscient, mais il était nécessairement en Baudelaire, — et même essentiellement Baudelaire. Il était sa raison d’Etat. Dans les domaines de la création, qui sont aussi les domaines de l’orgueil, la nécessité de se distinguer est indivisible de l’existence même. Baudelaire écrit dans son projet de préface aux Fleurs du Mal :

    « Des poètes illustres s’étaient partagé depuis longtemps les provinces les plus fleuries du domaine poétique, etc. Je ferai donc autre chose… »


    Paul Valéry, Situation de Baudelaire in Variété II, Éditions Gallimard, Collection blanche, 1930, pp. 129-133.




    ■ Paul Valéry
    sur Terres de femmes


    [Rime]
    30 octobre 1871 | Naissance de Paul Valéry
    30 mars 1917 | Publication de La Jeune Parque de Paul Valéry
    23 juin 1927 | Discours de réception de Paul Valéry à l’Académie française
    20 juillet 1945 | Mort de Paul Valéry




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    → (sur Terres de femmes)
    31 août 1867 | Mort de Charles Baudelaire
    la biographie de Paul Valéry sur le site de l’Académie française






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  • 28 août 1749 | Naissance de Goethe

    Éphéméride culturelle à rebours


    Le 28 août 1749 naît à Francfort-sur-le-Main Johann Wolfgang von Goethe.






    Goethe_dans_la_campagne_romaine
    Johann Heinrich Wilhelm Tischbein (1751 – 1829),
    Goethe dans la campagne romaine, 1787
    Huile sur toile, 164 x 206 cm
    Städel Museum, Francfort-sur-le-Main, Allemagne.







    Extrait du Discours de Paul Valéry en l’honneur de Goethe
    Discours prononcé en Sorbonne, le 30 avril 1932, à l’occasion de la commémoration du centenaire de sa mort
    (Weimar, le 22 mars 1832).




    Ce qui me frappe dans Goethe, avant toute chose, c’est cette vie fort longue. L’homme du développement, le théoricien des actions lentes et des accroissements successifs (qui se combine curieusement en lui avec le créateur de Faust, qui est l’impatience même), a vécu tout le temps qu’il fallut pour éprouver maintes fois chacun des ressorts de son être ; pour qu’il fît de soi-même plusieurs différentes idées, et qu’il s’en dégageât et se connût toujours plus vaste. Il obtint de se trouver, de se perdre, de se reprendre et reconstruire, d’être diversement le Même et l’Autre ; et d’observer en soi-même son rythme de changement et de croissance. Un changement d’amplitude presque séculaire, par la substitution insensible des goûts, des désirs, des opinions, des pouvoirs de l’être, fait songer qu’un homme qui vivrait assez obstinément éprouverait successivement toutes les attractions, toutes les répulsions, connaîtrait, peut-être, toutes les vertus ; à coup sûr, tous les vices ; épuiserait enfin, à l’égard de toute chose, le total des affections contraires et symétriques qu’elle peut exciter. Le Moi répond, après tout, à tout appel ; et la Vie n’est au fond que possibilité.

    Mais cette quantité de durée qui forme Goethe abonde en événements de première grandeur, et pendant cette longue présence, le monde lui offre à contempler, à méditer, à subir, et parfois à écarter de son esprit, un grand nombre de faits considérables, une catastrophe générale, la fin d’un Temps et le commencement d’un Temps.

    Il naît dans une époque, dont nous savons aujourd’hui qu’elle fut délicieuse. Il s’élève dans ce siècle de plaisirs et d’encyclopédie, où, pour la dernière fois, les conditions les plus exquises de la vie civilisée se sont trouvées réunies. L’élégance, le sentiment, le cynisme s’y voient à demi confondus. On voit s’y développer à la fois ce qu’il y a de plus sec et de plus tendre dans l’âme. Les salons mêlent aux dames les géomètres et les mystes. On remarque un peu partout la curiosité la plus vive et déjà la plus libre, l’irritation joyeuse des idées, la délicatesse dans les formes. Goethe prit assurément sa bonne part de douceur de vivre […]

    Le sentiment tout-puissant d’être une fois pour toutes possède Goethe. Il lui faut tout, il faut qu’il ait tout connu, tout éprouvé, tout créé. Et c’est en quoi il est prodigue de tout ce qu’il est ; il prodigue ses apparences et ses produits de variété ; mais il retient jalousement ce qu’il pourrait être : il est avare de son lendemain. La vie, après tout, ne se résume-t-elle pas dans cette formule de paradoxe : la conservation du futur ? […]

    Il faut donc tout à Goethe. Tout, et de plus, être sauvé. Car Faust DOIT être sauvé.


    Paul Valéry, Variété IV [1938], Éditions Gallimard, Collection Blanche, 1960, pp. 100-107.



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