Étiquette : Philippe Di Meo


  • Giuseppe Bonaviri, Les Commencements

    par Angèle Paoli

    Giuseppe Bonaviri, Les Commencements,
    éditions La Barque, 2018.
    Traduction de l’italien, postface & annotations Philippe Di Meo.



    Lecture d’Angèle Paoli


    « UN MOUVEMENT SANS DÉBUT NI FIN »




    Au tout commencement, il y a Mineo. Mineo, un gros bourg paysan de Sicile, proche de l’Etna, dans la région de Catane. C’est là que tout s’origine, dans ce « village solitaire de l’intérieur des terres, retranché sur un haut plateau venteux », « situé à soixante kilomètres de la mer ». Mais, pour Giuseppe Bonaviri, cela a commencé depuis fort longtemps déjà, bien avant que le poète fasse son entrée dans la vie, puis dans l’écriture. Tout était semble-t-il inscrit de longue date dans le voyage astral qui présida à sa naissance, le 11 juillet 1924. Mineo est en effet « l’épicentre » de « l’imagination circulaire » de Giuseppe Bonaviri, celui d’où partent et où se rejoignent récits et poèmes du livre Les Commencements.

    Mineo, bourg paradoxal, isolé en ses terres et pourtant, depuis sa naissance, lieu de rencontres et de transits : marchands ambulants chevriers poètes marionnettistes forgerons paysans philosophes…. Lieu de brassages de populations de langues et de religions, lieu d’où se mettent en route les émigrants pour se rendre à New York, ou bien, plus avant dans le siècle, en Éthiopie ou en Abyssinie. Lieu des retours aussi. Mais encore nœud de convergence de tous les rituels magiques de l’antique Trinacrie et de toutes les philosophies, depuis le pythagoricien Philolaos de Crotone (Ve siècle av. J.-C.) ou le présocratique Anaxagore de Clazomènes (Ve siècle av. J.-C.). En remontant jusqu’à Hésiode et à ses Théogonies (VIIIe siècle av. J.-C.), ou en passant par Straton de Lampsaque, troisième scholarque du Lycée d’Aristote. Sans oublier les mathématiciens de renom, géomètres, astronomes et ingénieurs, comme Aristarque de Samos et Archimède, auteur de La Sphère et le Cylindre, ouvrage dans lequel il expose sa connaissance de « la science dite éolienne ». Mineo, justement, est ce lieu où s’affrontent tous les vents, tous les zéphyrs, alcyons, tramontanes, vents mauvais, porteurs de « malaria maligne » et de maléfices… Tout converge vers Mineo, espace inexorablement lié, pour Bonaviri et pour nombre de Minéoliens, à une « modalité cyclique de la pensée » et à « la mémoire d’un temps immobile et sphérique » héritée du père de Bonaviri, don Nané. « Tailleur dans la Grand’rue de Mineo », don Nané croyait en l’existence d’un « temps rond, parfait, qui en chacun de ses points vibr[ait] circulairement d’harmonie ». Laquelle, si l’on prend soin d’agencer correctement tous les fils de la toile, entrelaçait « dans la même aiguillée » « artisans, femmes, paysans, animaux et arbrisseaux ».

    Dans ce « temps omniprésent » se rejoignent tous les êtres, quelle que soit l’époque où ils ont vécu, tant les femmes de Mineo nourrissant leurs poules en lançant à la volée des « kikkì kikkì » que tous ceux qui, avec l’équipage de Marco Polo, se sont rendus au royaume de Cambaluc.

    Il arrive aussi que, lors des séismes qui secouent l’île avec une régularité métronomique, la nature tout entière s’y mette, engloutie dans toutes sortes de tourbillons :

    « Autrement dit, tout à coup, la croûte terrestre se recroqueville le long d’une couche géologique, par une surrection d’un effroi incommensurable, en une seule vague, les montagnes, les fleuves, les forêts, les plateaux sont soulevés, tandis que les bâtiments s’effondrent alentour selon un mouvement sphérique. Lors d’un événement de ce type, il [mon oncle Michele] vit un jour des milliers de scarabées verts sortir du coteau de Caratabbìa, et vit, aussi, trembler le soleil dans le grand trou qu’il occupe dans le ciel. Le silence se faisait alors absolu. »

    Philippe Di Meo, traducteur émérite de cet ouvrage et auteur par ailleurs d’une brillante postface, attire particulièrement l’attention du lecteur sur le titre original de l’ouvrage : L’incominciamento. Un vocable inusité, emprunté au poète de Recanati, Giacomo Leopardi, et attesté dans Les Petites Œuvres morales. Philippe Di Meo nous renvoie à cette occasion au chapitre XIX de cet ouvrage, « Fragment apocryphe de Straton de Lampsaque » (1825), où il ressort que Leopardi fait sienne la « conception matérialiste de la nature », telle qu’enseignée par Straton. Leopardi écrit en effet :

    « De la même façon qu’elles périssent toutes et qu’elles ont une fin, les choses matérielles eurent toutes un commencement. Mais la matière elle-même n’eut commencement aucun, ce qui revient à dire qu’elle existe ab aeterno en vertu de sa propre force. »

    Dans la seconde partie des Commencements (« L’abysse et le vent »), Bonaviri se réapproprie cette conception en la faisant sienne à son tour.

    De l’italien au français, le titre passe du singulier au pluriel. C’est que le pluriel rend bien compte de la multiplicité des commencements, les uns s’imbriquant dans les autres pour former une succession de cercles concentriques. Pour ce qui concerne la narration proprement dite, s’il y a bien un premier récit, et un ultime récit, on sent bien que Giuseppe Bonaviri aurait pu poursuivre sans fin cette exploration des coutumes populaires, et des hommes qui en sont à la fois les artisans et les spectateurs, sans jamais pour autant s’imposer un fil narratif ou une chronologie obligée des faits.

    Au commencement, donc, de ces récits peu ordinaires, il y a le récit d’ouverture intitulé « New York ». À l’autre bout du monde mais en définitive pas si éloigné que cela. Une New York peuplée de Minéoliens, comme le ciel l’est d’étoiles. New York, la ville par excellence de « l’émigration de masse », cette ruée du début du XXe siècle qui vit se disperser le Vieux Monde méditerranéen et le fit basculer précipitamment dans le Nouveau Monde. Accablés par la rudesse d’une vie réduite à une pauvreté extrême et contraints par la nécessité de trouver incessamment du travail, les paysans siciliens (et les Minéoliens parmi eux) se ruèrent sur « l’insondable océan infini » et, ce faisant, précipitèrent leur « univers immuable », soumis aux vents mauvais de mars et à la course cyclique des saisons, elle aussi primitive et immobile, dans le labyrinthe inextricable de la grande métropole. C’est ainsi que la mère de Giuseppe Bonaviri, et avec elle d’autres membres de sa famille, embarqua en décembre 1919 sur l’un de ces navires qui voguaient vers New York où elle vécut quatre années durant. La vie n’était pourtant ni meilleure ni plus facile. Bien au contraire :

    « C’est véritablement dans la ténébreuse obscurité de l’esprit que devaient vivre nos pauvres méridionaux émigrés à New York où, autour de 1920, dans la 97e rue, habitaient seulement des Siciliens et des Minéoliens. »

    L’argent mis de côté permit toutefois à la mère d’offrir à son fils Giuseppe des études de médecine.

    Ce premier récit donne bien la tonalité de l’ensemble des autres récits. Avec ses tragédies et la compagnie des personnages hauts en couleur qui animent les pages qui suivent tout au long de l’ouvrage.

    Une seconde vague migratoire eut lieu à Mineo dans les années 1930. Une époque noire, cataclysmique pourrait-on dire. Elle s’annonça pourtant par un semblant de progrès — l’installation de l’électricité ainsi que de l’eau potable —, lequel entraîna dans son sillage une série de catastrophes :

    « Mais commença un autre cycle d’émigration, de guerres, de rêves, de violents vents d’automne venus des montagnes, des circuits elliptiques des planètes. Mais, comme toujours, pour chacun, tout se concluait avec le dieu noir de la mort — barque, rame ! rame, obscure — qui, par des chemins invisibles, plongeait tout homme dans le Néant incorporel.) [incipit de « L’abysse et le vent »]

    Cette époque noire fut marquée à Mineo par une succession de suicides tous plus terribles les uns que les autres. Suit dans l’ouvrage une surprenante litanie d’effrois :

    « …Les poissons cyprinidés ont peur […] les lézards verts ont peur ; ont peur les milans rapaces ou les percnoptères des Madonies […] les oliviers bruissants que massaro Filippo entendait crier. Mais pour le précité paysan, des plus effrayées encore sont les pierres grises, par nature renfermées et timides, lesquelles, lors de semblables séismes, se retirant, laissent s’échapper les lumières stellaires dont elles se nourrissent. »

    Sans doute le nouvel ordre social imposé alors, puis les conséquences de la Seconde Guerre mondiale, furent-ils partiellement à l’origine de ces dérèglements. C’est du moins ce qu’énonce Giuseppe Bonaviri :

    « Certes, ainsi que je le disais, la décadence de la vie rurale, harmonieusement réglée par les rythmes de sommeil, de travail, par les explosions périodiques de l’Etna et les marées stellaires — fit s’accroître le nombre des suicides après les années 1950-1955 : dans les campagnes, fermes, bourgs et hauteurs lointaines, parfois situés à plusieurs jours de marche à pied de mon village. »

    Le récit de clôture du recueil est quant à lui consacré au « Voyage astral » du père et au dialogue que le défunt entretient avec son fils, depuis les « infinités stellaires » qu’il a désormais rejointes. Quelque part dans la Voie Lactée, « au-delà de la galaxie d’Andromède… ». Une occasion, pour le poète, d’évoquer le rituel funéraire qui permettait jadis d’accompagner chacun à sa dernière demeure. Pour don Nané, tailleur de son état, la tradition voulait qu’il fût enseveli avec des « étoffes rougeâtres piquées de centaines d’aiguilles qui, captant les lumières des étoiles, pouvaient produire un scintillement aveuglant. »

    Ainsi « la vision éthiquement cosmologique » de Giuseppe Bonaviri s’accomplit-elle, initiée par le voyage océanique de la mère et s’achevant sur le voyage interstellaire du père.

    Entre ces deux pôles trouvent place les autres récits qui sont autant de « vignettes » ou de « panneaux imagés » propres à évoquer la vie et son déroulement. Chaque texte est composé d’une succession de scènes aisément identifiables. Comme sont identifiables les scènes colorées qui animent les charrettes siciliennes ou les cartons des marionnettistes. L’ensemble formant une vaste marqueterie où se rencontrent sur un même plan le microcosme animé des contemporains de Bonaviri, forgerons cueilleurs d’olives lavandières femmes enceintes vieilles femmes acheteurs de cheveux gangsters chanteurs ambulants poètes et rhapsodes…, tout le petit peuple sicilien actif et bienveillant d’artisans et de paysans attachés à leur terre et à leurs us et coutumes, et les héros grandioses de la geste médiévale et mythique des paladins de France, dont tous connaissent les épisodes chevaleresques. C’est toujours à la période de la cueillette des olives, vers la fin du mois d’octobre, que le montreur de marionnettes, don Mariddu, fait son entrée dans Mineo.

    « Avec deux chariots, étrangement emplis de hardes et de marionnettes. Certaines d’entre elles avaient, comme Charlemagne, un bouclier d’argent, d’autres portaient une cuirasse de cuir. Harassé par la longueur du chemin parcouru depuis environ vingt ans, de rochers en citadelles et autres bourgs siciliens, le cheval Baiardo le suivait […] ».

    L’Opera dei pupi se met en place, auquel Giuseppe Bonaviri participait, enfant, en portant sur ses épaules « les panneaux colorés qu’il fallait afficher par les rues. »

    Nombreux sont les originaux, poètes, chanteurs ambulants, rhapsodes, qui colportent avec eux leurs fantaisies et bizarreries. La période du carnaval est idéale pour se lancer sur les chemins charretiers, se rendre à Mineo et réjouir la population friande de curiosités et d’aventures. Chacun apporte dans son bagage un savoir particulier : combinaisons étranges de la nature, fécondations des plantes, périodes propices aux greffes… Chacun dispense ses théories cycliques sur les germinations, sur l’art de combiner vie et mort. Des hybridations de la nature à celles du langage, la différence n’est pas bien grande. Le champion en la matière, un paysan d’origine espagnole, était un polyglotte dont le parler courant résultait d’un savant « mélange d’au moins cent langues siciliennes ». Entre autres fantaisies, il présentait la particularité d’arriver à Mineo « déguisé en Mahomet… ou en Jésus-Christ ».

    L’ouvrage de Giuseppe Bonaviri regorge de détails savoureux ou cruels sur « l’épicentre » de Mineo. Mais le regard d’ethnographe de l’écrivain (médecin de son métier, comme l’était Carlo Levi auquel il fait parfois songer) est aussi celui d’un poète. Il faut dire que Bonaviri a été à bonne école puisqu’enfant, déjà, au mois d’août, il avait l’occasion d’entendre les déclamations des poètes venus de tous les horizons de Sicile :

    « […] des foules de poètes dialectaux convergeaient à Mineo pour se réunir autour de la pierre de la poésie sur le haut plateau caillouteux de Camuti : le poète Paolo Maura, mort à Mineo en 1711, se bâtit une maisonnette tout près de là, dit-on.

    Il semblait que se renouvelât le mythe des religions du sous-sol, comme en Grèce, à Delphes, ou à Dodone, toute bruissante de chênes. »

    Pour Giuseppe Bonaviri, la poésie est un état d’esprit, présent en lui de longue date. Néanmoins, s’il est poète, il n’appartient à aucune école, et sa démarche comme ses intuitions ne relèvent d’aucun engagement particulier. Le poète est d’autant plus atypique que sa recherche en poésie est indissociable de celle qui motive son écriture narrative. Avec Les Commencements, l’écrivain parvient à concilier les inconciliables. Textes narratifs en prose (et quelle prose !) et poèmes. Conjointement ou simultanément. Chaque récit en prose est en effet suivi d’un poème qui lui fait écho, tant dans la thématique que dans le narré de certaines vignettes. Sans pour autant qu’il y ait la moindre redondance. Et c’est sans doute dans la coexistence et la concomitance de ces deux spécificités que se trouve la plus grande originalité de cet ouvrage. Peut-être même dans l’interlignage silencieux qui sépare une forme textuelle de l’autre. Et dans la tension qui les tient à distance tout en les rapprochant.

    À première lecture, les poèmes peuvent surprendre, voire dérouter. Le lecteur d’aujourd’hui, habitué aux spécificités de la poésie contemporaine et à sa diversité, se trouve désarçonné par une poésie qui ne répond à aucune définition et ne correspond à aucune des sensibilités qui sont les nôtres. Pourtant, au fil de la lecture, alternée ou non d’un texte à l’autre, l’œil prend ses marques, repère les thématiques communes, s’exerce à étudier ce qui est repris ou au contraire délaissé. Un peu comme dans les planches de dessins humoristiques, avec leurs variantes disséminées sur la page, et que le lecteur s’amuse à découvrir. Sous des thématiques semblables se retrouvent une même atmosphère, les mêmes détails, une même philosophie. Les mondes se juxtaposent, qui mêlent hommes et époques. Celui, par exemple, des gangsters de New York et celui d’Hésiode ; celui du meurtre d’un jeune Sicilien dans la 97e rue et celui des femmes en deuil déambulant au son d’un tambour — celui du « Cubain Amstrong, au coin de la 97e rue avec sa trompette ». La fusion des mondes se joue particulièrement dans la cinquième strophe du poème :

    « Légère, la cithare

    d’Hésiode, tonitruante

    la trompette

    d’Amstrong sur des eaux fluviales

    reflétant ossements et gratte-ciel.

    « Il y eut d’abord les ténèbres

    d’où naquirent stryges et dieux,

    dans ta main brune fermée tu as

    des compañeros muertos qui callan ». »

    De très haute volée, ce livre admirable, loin de nous tenir à distance des préoccupations d’aujourd’hui, tout au contraire nous en rapproche. La petite ville de Mineo n’est-elle pas aujourd’hui un important centre d’accueil de migrants, pour la plupart d’origine subsaharienne ? Ainsi s’établit-il un lien étroit entre la Mineo d’aujourd’hui et celle d’hier. Un lien qui passe par les mouvements en spirales — inversés — des flux migratoires. La vision de Giuseppe Bonaviri semble de ce fait confirmée par ce constat qui unit passé et présent en « un mouvement sans début ni fin. »

    « Nous pourrions ainsi définir la culture des jeunes gens du sud d’autrefois non comme linéairement homogène, mais circulaire dans la mesure où, aucun point de cette connaissance n’étant privilégié, elle peut contenir en puissance tous les autres points. »

    Mais c’est dans « les vacuités des cercles planétaires », entre les espaces interstitiels prose/poésie et la dynamique que ceux-ci engendrent, que se joue la luxuriance des mondes et des êtres qui l’habitent.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Giuseppe Bonaviri  Les Commencements 2






    GIUSEPPE BONAVIRI


    Bonaviri3
    Source




    ■ Giuseppe Bonaviri
    sur Terres de femmes

    Le printemps (extrait des Commencements de Giuseppe Bonaviri)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions La Barque)
    la fiche de l’éditeur sur Les Commencements de Giuseppe Bonaviri
    → (sur lemonde.fr)
    un article nécrologique sur Giuseppe Bonaviri, par René de Ceccatty
    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    un notice bio-bibliographique sur Giuseppe Bonaviri
    → (sur Les Lettres françaises)
    Le village universel de Bonaviri par René de Ceccatty
    → (sur En attendant Nadeau)
    Bonaviri au pays des merveilles, par Linda Lê




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  • Giuseppe Bonaviri | Le printemps



    LE PRINTEMPS




    […] Le plus grand représentant et spécialiste du printemps fut, pour ainsi dire, le maître artisan Ciccio Privitera — garibaldien* au temps de sa jeunesse —, qui habitait une des ruelles qui s’enchevêtrent derrière la dernière partie de Via Roma, près de l’église Santa Maria, où nidifient des centaines de pigeons gris. Maître Ciccio dormait, entre autres, avec son premier cercueil, ou tabbutu, sous son lit (sur ce fait, j’écrivis une nouvelle à l’âge de seize ans). Il avait l’habitude de dire : « L’homme doit être chaque jour fin prêt pour son départ, toujours douloureux, qui disperse les êtres dans le Vide où il n’est plus de lois géométriques. » De fait, lui, qui en mars emplissait son tabbutu de beaux feuillages, d’inflorescences et de cèdres phéniciens, nous expliquait comment chaque fleur avait une disposition spatiale particulière, véritablement donnée à l’avance et géométrisable, existant en essences de formes errantes, antérieurement à la naissance du monde. En outre, selon maître Ciccio, maître maçon, chacun pouvait utiliser un végétal, ou un buisson : le sacristain choisit l’armoise parce que, de ses touffes manches, il peut moucher les bougies dans l’église, afin que s’en répandent les arômes ; la bourrache, sous laquelle les scarabées déposent leurs œufs, est utile au vilain qui la mange en bouillie et assaisonnée d’huile, la menthe, non l’aqueuse du rivage des torrents, mais celle des montagnes, est utilisée par les vieilles femmes pour se rafraîchir l’odorat et leur esprit engourdi ; les herbes dites oiselles — les si fines — sont utiles aux oiseaux de la campagne, et, aux merles, les maquis ensoleillés ; le chat malade se soigne avec les feuilles caduques du soi-disant arbre d’or, etc.

    Une fois le printemps arrivé avec les fumées des chevriers, la chose qui piquait davantage notre curiosité, de nous autres les enfants, était le conseil donné par Privitera : aller laisser nos maladies aux vieilles gens qui, y étant habituées, s’en plaignaient peu. Il suffisait de frapper aux portes et de dire : « Prenez ma toux parce que je n’en veux pas ; que mes plaies apparaissent sur vous, parce que je n’en veux pas. » Je crois qu’il s’agissait d’une pensée archaïque médico-empirique, transportée en Sicile par les Latins : une véritable technique de transfert d’une maladie.

    Quand le soir arrivait avec la constellation du Bélier qui, bleuâtre, pouvait être entrevue depuis les cheminées, dans ces dédales de ruelles étroites, tout en nous la montrant, maître Ciccio nous invitait à nous agenouiller devant sa porte et à prier en attendant l’arrivée du Messie, comme il l’avait vu faire à New York aux juifs qui, des pains azymes à la m ain, marchaient à la queue leu-leu sur le rivage marin.




    Le printemps




    Sur les murs éclosent les câpres et la rose
    purpurine ;
    des femmes cueillent de la menthe le long d’un très blanc
    ruisseau
    parmi cinq cents beaux ventelets.
    Sur son œuf, chante l’alouette dans les blés.

    L’homme savant en ellébore
    noir
    écoute les enfants jouer de la harpe
    qui endort
    les vieilles gens sur leurs grabats, très fine
    dans la maie est la farine.

    Depuis le nôtre, lointain est le royaume du Bélier
    sans
    rue** très fleurie, sans ombres de canisses ;
    l’oreille
    dans les feuilles, saint François mesure les bleus clairs
    à travers les vacuités des cercles planétaires.




    Giuseppe Bonaviri, Les Commencements [L’incominciamento, Sellerio editore, Collana La memoria, Palermo, 1983], Éditions La Barque, 2018, pp. 52-55. Traduction de l’italien, postface & annotations Philippe Di Meo.



    _____________________________________________________
    *garibaldien : autrement dit, ayant participé à l’expédition des Mille (1860) de Giuseppe Garibaldi, ou l’ayant activement soutenue, synonyme de chemise rouge.
    **Rue, ou ruta graveolens : semi-arbrisseau qui possède des vertus aromatiques et médicinales.





    Giuseppe Bonaviri  Les Commencements





    GIUSEPPE BONAVIRI


    Giuseppe bonaviri
    Source




    ■ Giuseppe Bonaviri
    sur Terres de femmes

    Les Commencements (lecture d’AP)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur lemonde.fr)
    un article nécrologique sur Giuseppe Bonaviri, par René de Ceccatty
    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    un notice bio-bibliographique sur Giuseppe Bonaviri
    → (sur le site des éditions La Barque)
    la fiche de l’éditeur sur Les Commencements de Giuseppe Bonaviri





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  • Bartolo Cattafi, Mars et ses ides (extraits)



    CHI TI SQUADRÒ LA PIETRA



    Chi ti squadrò la pietra
    l’eresse
    l’imbiancò di calce
    alla porta ti mise
    un cane catenario
    alla finestra una fitta
    pianta di basilico
    ora fuori ti scaccia
    su tante strade ti manda
    le spalle ti percuote
    perché tu esca dal buio e dal vuoto
    della casa del cane della pianta.




    MARZO E LE SUE IDI



    Di tutto diffido
    del pugnale di bruto
    della tenera carne di cesare
    dello stesso destino
    che passi presto il tempo
    vengano alfine marzo e le sue idi.




    FALSE ACACIE



    Un blocco di false acacie
    diritte all’apparenza
    d’anima invece obliqua
    pescano in un mare d’ombra
    producono un verde di sott’acqua
    supporti d’usignoli e di silenzio
    tendono forti braccia
    diffondono qualcosa
    chiuso orto infinito
    bel serbatoio di ciò che non appare.



    Bartolo Cattafi, Marzo e le sue idi, 1972-1973, Arnoldo Mondadori editore, Collana Lo Specchio. I poeti del nostro tempo, 1977.






    Bartolo Cattafi, Marzo e le sue idi








    QUI T’ÉQUARRIT LA PIERRE



    Qui t’équarrit la pierre
    la dressa
    la passa à la chaux
    mit un chien enchaîné
    à ta porte
    sur ta fenêtre une plante
    touffue de basilic
    maintenant te chasse dehors
    t’envoie sur tant de routes
    frappe tes épaules
    afin que tu sortes de l’obscurité et du vide
    de la maison du chien de la plante.




    MARS ET SES IDES



    Je me méfie de tout
    du poignard de brutus
    de la chair tendre de césar
    du destin lui-même
    que passe vite le temps
    que viennent à la fin mars et ses ides.




    FAUX ACACIAS



    Un bloc de faux acacias
    droits en apparence
    d’âme au contraire oblique
    pêchent dans une mer d’ombre
    produisent un vert de sous l’eau
    des supports de rossignols et de silence
    tendent des bras solides
    défendent quelque chose
    potager clos infini
    beau réservoir de ce qui point n’apparaît.



    Bartolo Cattafi, Mars et ses ides, 1972-1973, éditions Héros-Limite, Genève, 2014, pages 10, 60, 115. Traduit de l’italien et postfacé par Philippe Di Meo.






    Bartolo Cattafi, Mars et ses ides





    BARTOLO  CATTAFI


    Bartolo cattafi (2)



    ■ Bartolo Cattafi
    sur Terres de femmes

    L’Alouette d’octobre (extraits)



    ■ Voir aussi ▼

    le site officiel de Bartolo Cattafi
    → (sur le site de Bartolo Cattafi)
    de nombreux poèmes extraits de Mars et ses ides (éditions Héros-Limite, 2014), traduits en français par Philippe Di Meo (+ la postface de Philippe Di Meo)[PDF]
    → (sur le site des éditions Héros-Limite)
    la fiche de l’éditeur sur Mars et ses ides
    → (sur Imperfetta Ellisse de Giacomo Cerrai)
    d’autres poèmes de Bartolo Cattafi
    → (sur La dimora del tempo sospeso)
    un article (en italien) de Giuseppe Panella : « I viaggi nella poesia di Bartolo Cattafi »
    (+ une notice bio-bibliographique)

    → (sur revestito.it)
    de nombreux poèmes de Bartolo Cattafi
    → (sur The Drunken Boat)
    une page sur Bartolo Cattafi (en anglais)





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  • Andrea Zanzotto, Vocatif, suivi de Surimpressions

    par Angèle Paoli

    Andrea Zanzotto, Vocatif suivi de Surimpressions,
    Éditions Maurice Nadeau – Les Lettres Nouvelles, 2016.
    Traduction de l’italien et présentation par Philippe Di Meo.



    Lecture d’Angèle Paoli



    Andrea Zanzotto, Portrait
    Matteo Bertomoro, Portrait d’Andrea Zanzotto
    Source








    « LE MÉTRONOME » D’ANDREA ZANZOTTO




    Le tout nouveau recueil que les éditions Maurice Nadeau consacrent ce mois-ci à Andrea Zanzotto (Vocatif, suivi de Surimpressions) s’attache à reprendre deux volumes importants de la création poétique du poète vénète. De Vocatif (recueil publié en 1957, mais resté inédit en français) à Surimpressions (avant-dernier recueil poétique d’Andrea Zanzotto), c’est un grand saut (de A à Z) dans la traversée poétique d’une vie que nous sommes invités à accomplir. En effet, si les trois sections de l’ensemble des poèmes de Vocatif — « Comme une bucolique » / « Première personne » / « Appendice » — renvoient à des poèmes écrits entre 1949 et 1956, voire en 1957, les sections de Surimpressions — « Vers les paluds » / « Chansonnettes hirsutes » / « Les aventures métaphoriques du fief » — renvoient, elles, aux quasi ultimes créations du poète et à l’année 2001. Pourtant un zeugma aux enjambements multiples relie ces deux pôles extrêmes et les liens sont multiples qui traversent et unissent entre eux les différents recueils du poète. Depuis Vocatif (Vocativo, 1957) à Surimpressions (Sovrimpressioni, 2001) en passant par La Beauté (La Beltà, 1968), La Veillée (Filò, 1976), Idiome (Idioma, 1986), Météo (Meteo, 1996)… un même esprit habite ce qu’Andrea Zanzotto hésitait à considérer comme une « œuvre » et qui n’en demeure pas moins une œuvre unique et essentielle dans le panorama de la poésie italienne du XXe siècle. Une poésie définie par Stefano Colangelo, professeur de philologie à l’université de Bologne, comme une « poésie de l’irréparable ».

    La figure fondatrice et fondamentale du paysage est le point d’ancrage existentiel de la poésie de Zanzotto. L’œuvre de Zanzotto s’inscrit tout entière dans ce qui constitue son univers à la fois réel et intérieur, naturel et mental : le paysage de Vénétie, avec ses paluds menacés de disparition, ses miroirs d’eau à la dérive, ses grands espaces médiévaux absorbés par l’asphyxie. Tout « l’arrière-pays » mental du poète — cette « écologie de l’esprit » qui le caractérise — prend racine dans cette « dévastation » que Zanzotto ne cesse de dénoncer de recueil en recueil. Cet « arrière-pays » d’horizons gangrenés vient se superposer aux collines aimées de Pieve di Soligo, dessinant un domino d’images bousculées par une syntaxe particulière qui fond dans une même cornue d’alchimiste toutes les formes du langage. Incluant dans un même recueil néologismes, termes enfantins et comptines, langages dialectaux (le « petèl ») et scientifiques, inventions et « forgeries » multiples qui privilégient les procédés par agglutination, affinités phoniques et onomatopées, Zanzotto, mêlant l’ancien et le nouveau, associe à la modernité (destructrice) les poètes inventeurs de la grande tradition italienne. De Virgile à Leopardi, en passant par Dante, Pétrarque et Foscolo. Et dans un autre espace littéraire, le maître : Hölderlin. Hölderlin que Zanzotto invoque ainsi dans ce vers de La Beauté :

    « Hölderlin, aide-moi à écrire une ligne tremblante »

    « La Beltà ». L’exigence de Beauté ne parviendra pas à sauver du naufrage un monde à la dérive. Reste la poésie soumise souvent à une ironie tragique, aiguisée par un regard autocritique douloureux mais sans concession.

    Quant au recueil Surimpressions, recueil défini par le poète comme un ensemble de « travaux à la dérive », Andrea Zanzotto précise que celui-ci « doit être lu en relation avec le retour de souvenirs et traces scripturales et, dans le même temps, de sentiments d’étouffement, de menace et peut-être d’envahissements dignes du tatouage. »

    Souvenirs ? Le poème intitulé « Diplopies, Surimpressions » (1945-1995) évoque bien ce « phénomène de perception simultanée de deux images » d’un même objet. Ici deux espaces spatio-temporels se superposent. Les martyrs du 30 avril 1945 sont associés à un paysage et à l’intérieur du paysage, par effet d’observation et de miniaturisation, aux « très légères cloches-aigrettes » qui s’égrènent sous le vent.

    « Duvets de lumière blanche à peine

    répandus dans les lointains des prés,

    Martyrs, humbles éléments

    frères sacrés dans les invasions des vents

    c’est le 30 avril aujourd’hui, votre jour

    d’années désormais si hautes et lointaines

    qu’elles ne sont plus perçues

    par l’effort des yeux

    semiensevelis

    […]

    Martyrs, partout je vous lis dans le tremblotement

    des cloches et des aigrettes perpétuellement

    attachées à disparaître naître redire

    redire de prairie en prairie

    au ras de l’oubli… »

    Pareille évocation existe déjà dans Météo. Ainsi le poème intitulé « Duvets » semble-t-il annoncer celui [supra] de Surimpressions :

    « Pré de cloches, d’aigrettes, là-bas égaré

    Toujours plus profonde avancée

    des conceptions de l’infini

    Duvets de lamentations subtiles      lointaines,

    vibratiles traquenards où la lumière tomba

    souffles, touchers      sur d’immenses surfaces arrêtés »

    Avec, dans le recueil Surimpressions, une mise en relief d’une dimension historique en lieu et place d’une dimension essentiellement climatique.

    Ainsi se répondent en écho des thèmes et des lieux. Des figures déjà citées dans d’autres recueils affleurent à nouveau puis réémergent de manière inattendue, tissant entre les œuvres de différentes époques un tissu réticulaire aux mailles serrées, fait de reprises, de transitions, d’hybridations. Ainsi les « Relectures de Topinambours » (in Surimpressions) renvoient-elles aux « Topinambours » de Météo. Et les « Lieux Ultimes du “Galaté au Bois” » (in Surimpressions) renvoient-ils au Galateo in Bosco, recueil de vers composé entre 1975 et 1978. Et toujours, au premier plan du tableau, la composante essentielle du paysage. Un personnage à lui tout seul, qui agit et pense en lieu et place du sujet, disparu par effacement. Pour dialoguer avec « ces lieux froids, vierges qui/éloignent/la main de l’homme », Zanzotto met en scène « un homme triste », un vieil homme anéanti, absent à lui-même comme le sont aussi ces

    « dominos de mystères

    tombant l’un après l’autre en eux-mêmes

    attirés dans le touffu du finir

    sans fin, sans fin des aventures. »

    Paysage et personnage, seuls protagonistes des poèmes de Surimpressions, sont emportés dans le même mouvement. Et s’ils peuvent se rencontrer, c’est dans leur absence partagée. Car aucun autre humain vivant ne se montre sur les devants de la scène et nul autre que « l’homme triste » ne prend la parole. Ainsi dans « Ligonàs », celui-ci s’adresse-t-il directement au paysage. Pourtant, si le mot réapparaît dans le second poème, il apparaît entre crochets et biffé : [paysage]. Avalé par les constructions sauvages, détruit par les cultures intensives qui ont anéanti les cultures traditionnelles, le paysage n’existe plus. Seul persiste encore, dans un repli de la mémoire, ce qui jadis fut :

    « Cette intime splendeur

    d’“il était une fois” et qui

    depuis des années escarpées reste séparée de moi… »

    À nouveau dans Surimpressions, mais dans la section intitulée « Les aventures métaphorique du fief », le poète dénonce les effets de la « démence » sur le paysage. Une démence généralisée, totale, individuelle et collective à la fois, résultat de la folie humaine. Une sorte de maladie d’Alzheimer a frappé le monde. En témoigne le poème intitulé « Méduse/par un froid juillet  » :

    « Très chère d’un même âge,

    déjà brillante belté,

    il y a peu encore

    tu étais une vieille limpide.

    puis l’alzaillemer est venu

    pour te transformer en émail… »

    Ainsi, le cosmos, l’univers tout entier, la nature sont-ils désormais soumis à d’autres logiques, à d’autres raisons, à d’autres lois que celles qui régissaient jadis avec harmonie, non seulement le monde mais également le « Fief ». Jadis l’univers était « Un ». Les dieux qui peuplaient la nature de leurs histoires, en assuraient l’équilibre. La religion de la nature offrait à l’homme « une paisible liturgie », sensible dans les vers de Zanzotto. Aujourd’hui, les voix se sont tues. Restent le vide et son contraire, la surabondance — cette « prolifération métastasique  » — ainsi qu’un silence voué à la cacophonie.

    Et le vieil homme triste d’invoquer la voix pour la supplier de se faire discrète :

    « N’exhale plus du silence par saccades

    par soubresauts, enflammé

    enflammé mal volontiers dans le sublime

    parfois nauséosemblable en coulées de rimes

    disparaissant, voix, n’exhale plus n’intime plus

    ne te déplace plus dans une existence interdite

    ne m’interdis pas d’être — »

    Pourtant, dans le poème « Ligonàs II », le « vieil homme » confie au paysage toute la reconnaissance qu’il éprouve envers lui, malgré les dissonances et les fractures :

    « tu continues à me donner une famille

    grâce à tes familles de couleurs

    et d’ombres quiètes mais

    néanmoins mues-par-la-quiétude,

    tu donnes, distribues avec douceur

    et avec une distraction ardente le bien

    de l’identité, du “moi”, qui pérenne-

    ment revient ensuite, tissant

    d’infinies autoconciliations : depuis toi, pour toi, en toi. »

    Qui dit invocation dit aussi évocation, provocation et vocatif. Tout cela est inclus dans un même vocable. Vocatif. Tel est le titre qu’Andrea Zanzotto a choisi pour rassembler dans un même recueil les poèmes lyriques écrits entre 1951 et 1957. Ce titre est repris en écho dans le poème intitulé « Cas Vocatif » (in « Comme une Bucolique », première section du recueil). Le poète y interpelle ses pensées, avec une interjection noble immédiatement contrebalancée par une série de notations négatives, lourdes de sens :

    « Ô mes amusements cruellement interrompus,

    pensées où je me crois et vois,

    goulu vocatif,

    halètement décérébré. »

    Goulu, le vocatif ? Oui. Il l’est en effet. Ce cas (en latin) se nourrit de toutes sortes d’images qui façonnent l’esprit du poète. Le fleuve et l’eau, les paysages bucoliques de Pieve di Soligo, la colline du Montello, les bois, les arbres, le monde, l’été, les foins de juillet… Les camarades défunts, la mère-enfant, absente présente dans une ode élégiaque où le poète l’évoque avec tendresse, lui parle, l’interroge, s’interroge. Une très belle ode :

    « toujours il revient

    ton fils, ô mère, par des routes

    courbes, par d’infinis enveloppements… »

    ou encore :

    « la route s’engazonne et les larmes

    se pressent dans mon regard. Ô maman. »

    Et toujours revient dans les évocations/invocations, « le vert squameux du monde » — dans ses multiples variations — lequel accompagne le poète qui s’abîme dans son désarroi :

    « je m’enterre en vertes physiques lenteurs. »

    À des étudiants de Parme qui demandaient un jour (en 1980) à Andrea Zanzotto pourquoi la poésie contemporaine est souvent difficile à comprendre, le poète vénitien répondit par une métaphore :

    « Il existe une compréhension qui se fait de manière immédiate, celle que l’on peut avoir à la lecture d’un journal et, pour un article de journal, c’est indispensable. Il n’en est pas ainsi pour la poésie, parce qu’elle se transmet par des impulsions souterraines, phoniques, rythmiques… Pensez au fil de l’ampoule électrique qui nous envoie la lumière, le message lumineux, grâce justement à la résistance du support. Si je dois transmettre du courant à longue distance, j’utilise des fils électriques très épais, et le courant passe et arrive à destination sans déperdition. En revanche, si j’utilise des fils électriques d’un tout petit diamètre, le courant a du mal à passer, il force et génère un phénomène nouveau, la lumière ou la couleur. C’est ce qui se produit dans la communication poétique, dans laquelle c’est la langue qui constitue le support. Le fait de densifier de manière excessive les signifiés, les motifs, de surcharger les informations, tout cela peut provoquer un « court-circuit », une obscurité, non par défaut mais par excès. » (Traduction inédite AP)

    Pour le poète Eugenio Montale, la « poésie très cultivée » de Zanzotto est celle d’un « poète percussif mais non bruyant : son métronome est peut-être le battement du cœur. » À l’instar du poète russe Vélimir Khlebnikov (que Montale regrette de ne pouvoir lire dans sa langue), Andrea Zanzotto « creuse dans le langage comme une taupe. » Tout pareillement à Philippe Di Meo, traducteur en langue française quasi exclusif du poète Zanzotto, qui offre ici, dans ce nouveau volume des œuvres du grand poète vénitien, une traduction fouillée. Exemplaire. Admirable en tous points.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Zanzotto Nadeau







    ANDREA ZANZOTTO


    Zanzotto
    Source



    ■ Andrea Zanzotto
    sur Terres de femmes

    Verso i Palù (poème extrait de Surimpressions)
    10 octobre 1921 | Naissance d’Andrea Zanzotto (notice bio-bibliographique + un poème extrait de Fosfeni)
    18 octobre 2011 | Mort d’Andrea Zanzotto (+ un poème extrait de La Beltà)
    (Anticicloni, Inverni)(poème extrait de Fosfeni)
    Cantilene londinese d’Andrea Zanzotto
    Comment puis-je oser vous appeler ici (poème extrait d’Idioma)
    Così siamo (extrait de IX Egloghe)(Hommage à Andrea Zanzotto [III])
    Filò, la Veillée (lecture d’AP)
    Ticchietto (extrait de Meteo)
    Vocativo (extrait)(Hommage à Andrea Zanzotto [I])
    A.Z. [Andrea Zanzotto], par Jacqueline Risset (Hommage à Andrea Zanzotto [II])



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur En attendant Nadeau)
    une lecture de Vocatif suivi de Surimpressions par Giorgia Bongiorno





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  • Andrea Zanzotto | Verso i Palù



    VERSO I PALÙ

    O Val Bone

    minacciati di estinzione



    I

    Sono luoghi freddi, vergini, che

    allontanano

    la mano dell’uomo” — dice un uomo
    triste; eppure egli è assorto, assunto in essi.
    Intrecci d’acque e desideri
    d’arborescenze pure,
    domino di misteri
    cadenti consecutivamente in se stessi
    attirati nel folto del finire
    senza fine, senza fine avventure.






    […]


    IV

    Fulgore e fumo, più che palustre
    verde,
    acqua nel verde persino frigida,
    fa ch’io t’interroghi
    ripetutamente, perché
    nel tuo silenzio si aggira letizia.


    « Verso i Palù » per altre vie


    Nei più nascosti recinti dell’acqua il ramo
    il vero ramo arriva protendendosi
    sempre più verde del suo non-arrivare



    Proteggi dall’astuzia soave dei tralci
    dissuffla dall’ordine denso delle biade

    dello loro verdissime spade
    in cui si taglia e s’intaglia l’estate.







    VERS LES PALUDS

    Ou Val Bone

    menacés de disparition



    I

    « Ce sont des lieux froids, vierges qui

    éloignent

    la main de l’homme » — dit un homme
    triste ; et il est pourtant absorbé, en eux assumé.
    Enchevêtrements d’eaux et de désirs
    d’arborescences pures,
    dominos de mystères
    tombants l’un après l’autre en eux-mêmes
    attirés dans le touffu du finir
    sans fin, sans fin des aventures.




    […]


    IV

    Splendeur et fumée, vert plus que
    palustre,
    eau dans le vert même frigide,
    fais que je t’interroge
    plusieurs fois,
    car dans ton silence vagabonde de la joie.


    « Vers les Paluds » par d’autres voies


    Dans les enclos de l’eau les mieux cachés, le rameau
    le vrai rameau arrive pour se tendre
    toujours plus vert que sa non-arrivée



    Protège de la suave astuce des sarments
    dissuffle depuis l’ordre dense des blés,

    de leurs très vertes épées
    où se taille et s’entaille l’été




    Andrea Zanzotto, « Vers les Paluds » in Surimpressions, in Vocatif suivi de Surimpressions, Éditions Maurice Nadeau, 2016, pp. 162-163-164-165-166-167. Traduction de l’italien et présentation par Philippe Di Meo [ouvrage à paraître le 30 janvier 2017].






    Zanzotto Nadeau







    ANDREA ZANZOTTO


    Zanzotto
    Source



    ■ Andrea Zanzotto
    sur Terres de femmes

    10 octobre 1921 | Naissance d’Andrea Zanzotto (notice bio-bibliographique + un poème extrait de Fosfeni)
    18 octobre 2011 | Mort d’Andrea Zanzotto (+ un poème extrait de La Beltà)
    (Anticicloni, Inverni)(poème extrait de Fosfeni)
    Cantilene londinese d’Andrea Zanzotto
    Comment puis-je oser vous appeler ici (poème extrait d’Idioma)
    Così siamo (extrait de IX Egloghe)(Hommage à Andrea Zanzotto [III])
    Filò, la Veillée (lecture d’AP)
    Ticchietto (extrait de Meteo)
    Vocatif, suivi de Surimpressions (lecture d’AP)
    Vocativo (extrait)(Hommage à Andrea Zanzotto [I])
    A.Z. [Andrea Zanzotto], par Jacqueline Risset (Hommage à Andrea Zanzotto [II])





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  • Franco Buffoni | [Veniva, e come lo splendido mare… ]


    [VENIVA, E COME LO SPLENDIDO MARE…]



    Veniva, e come lo splendido mare
    Scuoteva l’ora più lenta del sole
    La carne sua bianca di militare
    Al fischio di rientro
    Al buio caldo della sala macchine
    L’odore di calcina e sigaretta
    Dalla canottiera sugli slip
    Riso viso paradiso
    Ma niente voglia di scherzare.
    Mani unite a treccia
    A fargli da gradino
    Le sigarette la bustina
    L’armadietto in cima,
    Adesso che prende anche la pila
    Non trova l’accendino.






    [IL VENAIT, ET COMME LA MER SPLENDIDE…]



    Il venait, et comme la mer splendide,
    Il secouait l’heure la plus lente du soleil,
    Ses chairs blanches de militaire,
    Au coup de sifflet de la rentrée,
    Dans l’obscurité chaude de la salle des machines,
    L’odeur de cigarette et de mortier,
    Depuis le maillot de corps et sur les slips,
    Ris, visage, paradis,
    Mais de plaisanter, aucune envie.
    En tresse, mes mains croisées,
    Pour lui faire la courte échelle,
    Les cigarettes, le calot
    Le petit placard là-haut,
    Maintenant qu’il prend aussi une pile,
    Il ne trouve pas son briquet.



    Franco Buffoni, Depuis que la mort va | Di quando la morte va, Vingt-trois poèmes du recueil Guerra [Mondadori, collezione ‘Lo Specchio’, 2005], Alidades, collection ‘bilingues’, 74500 Évian-les-Bains, 2011, pp. 18-19. Traduits de l’italien & présentés par Philippe Di Meo.






    Buffoni





    FRANCO BUFFONI


    Franco Buffoni
    Source



    ■ Franco Buffoni
    sur Terres de femmes

    Avrei fatto la fine di Turing
    Non sono i giorni più belli (poème extrait de L’Allure rageuse [L’Andare rabbioso])



    ■ Voir aussi ▼

    le site officiel de Franco Buffoni
    → (sur le site des éditions Alidades)
    une notice bio-bibliographique (en français) sur Franco Buffoni (+ deux autres poèmes)
    → (sur le site de Jean-Michel Maulpoix)
    un choix de poèmes extraits d’Il profila del rosa (Mondadori, collezione ‘Lo Specchio’, 2000) traduits en français par Bernard Simeone






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  • Andrea Zanzotto | Vocativo

    « Poésie d’un jour »
    Hommage à Andrea Zanzotto (I)



    Anziana donna veneziana sepia
    Source
    Mère, j’ignorai ton visage mais non l’angoisse
    toujours proliférante
    en tout recoin, en tout bien, dans chacun des actes par lesquels
    tu te révélais à moi,
    mais non l’amour sans remède
    qui de toi, monstre ou esprit, m’enveloppe
    et aridement me fébrilise.







    DA UN’ALTEZZA NUOVA



    I



    Ancora, madre, a te mi volgo,
    non chiedermi del vero,
    non di questo precluso
    estremo verde ch’io ignorai
    per tanti anni e che maggio mi tende
    ora sfuggendo; alla mia inquinata
    mente, alla mia disfatta pace.
    Madre, donde il mio dirti,
    perchè mi taci come il verde altissimo
    il ricchissimo nihil,
    che incombe e esalta, dove
    beatificanti fiori e venti gelidi
    s’aprono dopo il terrore ― e tu, azzurro,
    a me stesso, allo specchio che evolve
    nel domani, ancora mi conformi?
    Ma donde, da quali tue viscere
    il gorgoglio fosco dei fiumi,
    da quale ossessione quelle erbe
    che da secoli
    a me imponi?
    Amore a te, voce a te, o disciolto
    come nevi silenzio, come raggi
    rasi dal nulla: sorgo, e questo gemito
    che stringe, questo fiore che irrora
    di rosso i prati e le labbra, questa porta
    che senza moto si disintegra
    in canicole ed acque…

    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    E, come da un’altezza nuova,
    l’anima mia non ti ricorda ―
    in scalinosi
    sogni, in impervie astenie,
    tra dolce fumo e orti approfonditi
    là sotto il lago, là nelle rugiade
    traboccanti, dall’occhio
    ereditati ancora,
    ancora al tocco triste
    dell’alba lievitanti…



    II



    Un senso che non muove ad un’immagine,
    un colore disgiunto da un’idea,
    un’ansia senza testimoni
    o una pace perfetta ma precaria:
    questo è l’io che mi désti, madre e che ora
    appena riconosco, né parola
    né forma né ombra?
    Al vero ― al negro bollore dei monti ―
    con insaziate lacrime
    ancora, ancora sottratto
    per un giorno all’aculeo del drago,
    ritorno e non so
    non so tacere.

    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Nulla dunque compresi
    del brancicare avido di bestie
    d’insetti e fiori e soli,
    nulla m’apparve del lavoro
    là sussurrato e sparso
    nei campi, aggrinzito nel nido,
    né il sudore m’apparve, l’altrui vigile
    combustione, ed io solo
    io trasceso
    in un feroce colloquente vuoto
    fronte e fronte m’attinsi?

    Calda la mano accarezza ancora il frutto.
    Nel vicolo il bambino e l’artigiano.
    Vivo il lume degli occhi nel profondo.
    Questo fu mio, né mai seppi, mai vidi?
    Per voi non m’allietai né piansi ancora?
    Madre ignorai il tuo volto ma non l’ansia
    proliferante sempre
    in ogni piega in ogni bene in ogni
    tuo rivelarmi,
    ma non l’amore senza riparo
    che da te, mostro o spirito, m’avvolge
    e aridamente m’accalora.




    Andrea Zanzotto, Vocativo (estratto), Mondadori, Collana Lo Specchio, Milano, 1957; 1981 (riveduta e ampliata) in Andrea Zanzotto, Tutte le poesie, Oscar Mondadori, Collezione Oscar poesia del Novecento, 2011, pp. 135-137.*



    ___________________________________________
    * Note d’AP : cet ouvrage est disponible en librairie (en Italie) depuis le 10 octobre 2011.







    D’UNE HAUTEUR NOUVELLE



    I



    C’est encore vers toi que je me tourne, mère,
    de cette extrême forclusion,
    de mon esprit pollué,
    de ma paix défaite, n’exige pas
    la vérité, ni de ce vert que j’ignorai
    durant tant d’années et que maintenant mai
    me tend en s’échappant.
    D’où ce dire, mère,
    parce que tu me fais taire, autant que le vert très haut,
    le très riche nihil,
    qui menace et exalte, où,
    après la terreur, éclosent
    des fleurs béatifiantes et des vents glacés — et toi, azur,
    me conformes-tu encore à moi-même,
    au miroir qui évolue dans le lendemain ?
    Mais d’où, de quelles entrailles tiennes,
    de quelle obsession, de quelles herbes
    m’imposes-tu
    depuis des siècles
    le gargouillis sombre des fleuves ?
    A toi amour, voix tienne, ou dissous comme
    neiges, silence, comme rayons
    effleurés par le néant : je surgis, et ce gémissement
    qui étreint, cette fleur qui irrigue
    de rouge les prés et les lèvres, cette porte
    qui sans mouvement se désintègre
    en eaux et canicules…

    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Et comme d’une hauteur nouvelle,
    mon âme de toi ne se souvient —
    degrés
    en rêves, en inaccessibles asthénies,
    parmi la douce fumée et les potagers approfondis,
    là, sous le lac, là dans les rosées
    débordantes, par l’œil
    encore héritées,
    encore, au triste tintement
    de l’aube levant…



    II



    Un sens qui ne tend à une image,
    une couleur disjointe d’une idée,
    une angoisse sans témoins
    ou une paix parfaite mais précaire :
    mère, est-ce là le moi qui, ni parole, ni forme,
    ni ombre, m’éveilla et que je reconnais
    désormais à peine ?
    Au véritable — au nègre bouillonnement des monts —
    avec d’insatiables larmes,
    encore, encore soustrait,
    tout un jour à la dent du dragon,
    je retourne et ne sais,
    ne sais me taire.

    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Ne compris-je donc rien
    du tâtonnement avide de bêtes,
    d’insectes et fleurs et soleils,
    rien ne m’apparut-il du travail
    là sussuré et répandu
    par les champs, chiffonné dans le nid,
    ni la sueur ne m’apparut, la vigilante
    combustion d’autrui, et moi, seul,
    moi, dépassant les bornes,
    face à face, en un féroce vide entretien
    bavard, m’atteignis-tu ?

    Chaude la main caresse encore le fruit.
    Dans la ruelle, l’enfant et l’artisan.
    Là est vivante la lumière des yeux dans le profond.
    Cela fut-il mien, jamais je ne le sus, jamais je ne le vis ?
    Pour vous je ne me réjouis ni ne pleurai encore ?
    Mère, j’ignorai ton visage mais non l’angoisse
    toujours proliférante
    en tout recoin, en tout bien, dans chacun des actes par lesquels
    tu te révélais à moi,
    mais non l’amour sans remède
    qui de toi, monstre ou esprit, m’enveloppe
    et aridement me fébrilise.




    Andrea Zanzotto, Vocativo (extrait) in Revue franco-italienne Vocativo, n°1, « Autour d’Andrea Zanzotto », Printemps 1986, éd. Arcane 17, Nantes, pp. 71-75. Traduction de Philippe Di Meo. *



    __________________
    * Note d’AP : le recueil Vocatif est disponible en traduction française depuis janvier 2017 (éditions Maurice Nadeau). Voir ma note de lecture.





    ANDREA ZANZOTTO

    Zanzotto
    Source



    ■ Andrea Zanzotto
    sur Terres de femmes

    10 octobre 1921 | Naissance d’Andrea Zanzotto (+ un poème extrait de Fosfeni)
    18 octobre 2011 | Mort d’Andrea Zanzotto (+ un poème extrait de La Beltà)
    (Anticicloni, Inverni) (poème extrait de Fosfeni)
    Cantilene londinese d’Andrea Zanzotto
    Comment puis-je oser vous appeler ici (poème extrait d’Idioma)
    Così siamo (extrait de IX Egloghe)(Hommage à Andrea Zanzotto [III])
    Filò, la Veillée
    Ticchietto (extrait de Meteo)
    Verso i Palù (poème extrait de Surimpressions)
    Vocatif, suivi de Surimpressions (lecture d’AP)
    A.Z. [Andrea Zanzotto], par Jacqueline Risset (Hommage à Andrea Zanzotto [II])



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (dans La Repubblica du 19 octobre 2011)
    Andrea Zanzotto, il poeta guerriero, par Antonio Tabucchi
    → (sur YouTube)
    Ritratti – Andrea Zanzotto (un film di Carlo Mazzacurati e Marco Paolini, regia di Carlo Mazzacurati, 2000)[49min 28′ => fiche du film]
    → (sur YouTube)
    Onstage Outstage (omaggio ad Andrea Zanzotto)
    → (sur Books.google)
    Jean Nimis, « Un processus de verbalisation du monde » : perspectives du sujet lyrique dans la poésie d’Andrea Zanzotto, Franco Italica, 2, Peter Lang, 2006
    → (sur remue.net)
    L’Opéra fabuleux d’Andrea Zanzotto, par Ronald Klapka





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  • 10 octobre 1921 | Naissance d’Andrea Zanzotto

    Éphéméride culturelle à rebours

    « Poésie d’un jour
     »



        Le 10 octobre 1921 naît à Pieve-di-Soligo, dans la province de Trévise (Vénétie), Andrea Zanzotto.






    Serena Maffìa, Andrea Zanzotto
    Source






    [AMORI IMPOSSIBILI]



    Amori impossibili come
    sono effettivamente impossibili le colline
    Non è possibile che tanto amore
    in esse venga apertamente
    dato
    e al tempo stesso dissimulato, anzi
                 reso inaccessibile

                 Serie senza requie di inaccessibilità
                 che pur fa da accattivante
                 ingradante tappeto sulla
                 più grande breccia demenza desuetudine
                 Colline ricche di mille pericoli di morte
                         per                     quietamente
                         per                     avventato soccorrere
                                                                    tra cielitudini
                         per                     insufficienza di attenzione a sé ―
                         di sorte in sorte
                         «intralcerà»                              «si defilerà»




    Andrea Zanzotto, Fosfeni, Milano, Mondadori, Lo Specchio, 1983, in Andrea Zanzotto, Tutte le poesie, Oscar Mondadori, Collezione Oscar poesia del Novecento, 2011, pagina 622.







    [AMOURS IMPOSSIBLES]



    Amours impossibles comme
    sont effectivement impossibles les collines
    Il n’est pas possible que tant d’amour
    soit en elles ouvertement
    donné
    et dans le même temps dissimulé, et d’ailleurs
                 rendu inaccessible

                 Incessante série d’inaccessibilités
                 qui joue cependant comme tapis
                 captivant, évoluant sur la
                 plus grande brèche démence désuétude
                 Collines riches de mille dangers de mort
                         pour                     en toute quiétude
                         pour                     hasardeux secourir
                                                             parmi des ciélitudes
                         pour                     insuffisance d’attention à soi ―
                         de fortune en fortune
                         « il entravera »                              « il se défilera »




    Andrea Zanzotto, Phosphènes, Éditions José Corti, 2010, pp. 26-27. Traduit de l’italien et du dialecte haut-trévisan (Vénétie) et présenté par Philippe Di Meo.







    NOTICE BIO-BIBLIOGRAPHIQUE
    (rédigée par Yves Thomas, éditeur-webmestre de Terres de femmes)


        Andrea Zanzotto est une des voix les plus fortes et les plus singulières de la poésie italienne contemporaine. Né le 10 octobre 1921 à Pieve-di-Soligo (province de Trévise), il achève des études de lettres à l’université de Padoue avant de voyager en France, puis en Suisse. Il revient ensuite dans sa région natale, ciment et enracinement « ethnique » de toute son œuvre poétique ; c’est d’ailleurs à Pieve-di-Soligo qu’il a enseigné jusqu’à son départ à la retraite.

        Ses premiers recueils de poèmes — Vers, dans le paysage (Dietro il paesaggio, 1951; trad. fr., 1986) et Élégie et autres vers (Elegia ed altri versi, 1954) —, ont pour toile de fond le paysage de Vénétie. Mais un paysage nostalgique, qu’il sent de plus en plus sous la menace des « imparfaites perfections » d’une modernité envahissante. Dans ses poèmes, son amour/frayeur (« afrore/amore ») est mis en correspondance avec de multiples références à Pétrarque, Leopardi, Hölderlin ou Mallarmé, points cardinaux presque sacerdotaux, à la fois repères d’ordonnancement, poches de résistance, mais aussi alphabets métaphysiques.

        Vocatif (Vocativo, 1957) marque la fin de la première période de sa production poétique et une certaine distanciation par rapport à l’hermétisme et à ses modèles (Mario Luzi, Piero Bigongiari et, plus particulièrement, Giuseppe Ungaretti qui, le premier, avait remarqué l’originalité de son talent). Zanzotto entreprend dès lors une vaste recherche expérimentale portant sur le langage, et qui rende compte de l’authentique dévastation de la nouvelle réalité industrielle et de la névrose consumériste dont il fait de plus en plus le constat angoissé et traumatisant, tant sur le plan écologique que sur celui d’une « écologie de l’esprit ». Comme le souligne Zanzotto dans « Prospezioni e consuntivi, Entro Passato prossimo e presente moto », « j’utilise le mot dévastation, car on assiste à une prolifération-métastase de survies distordues, de synchronies et d’achronies vénéneuses, d’inversions de sens… une corruption qui s’est avérée dès la fin des années quatre-vingt ». Aussi ses vers se donnent-ils comme point de départ une réflexion sémantique sur la valeur du langage et du matériau poétique. Cet expérimentalisme se traduit sur le plan syntaxique et stylistique par le déploiement proliférant et ardent d’une gamme étendue – quasi spéculaire – de codes et de registres linguistiques, de la langue littéraire la plus soutenue au dialecte vénitien, en passant par toutes sortes d’expressions issues de langues étrangères ou de langues anciennes (latin ou provençal), d’idiomes (technolectes inspirés entre autres de l’astrophysique, de la psychologie, de la microbiologie ou des mass media), de néologismes, de lexiques composites ou de registres divers (du plus soutenu au plus familier ou du plus populaire au plus puéril, notamment le « petèl », le babil enfantin de la province de Trévise). Mais cette plongée pluridirectionnelle au cœur du langage se traduit aussi par une attention soutenue pour tous ses composants phonologiques (sons, rythme, timbres) et leurs possibles entrées en résonance.

        Les nombreux recueils qu’Andrea Zanzotto a publiés à partir des années soixante sont les suivants : IX Ecloghe (1962), La Beauté (La Beltà, 1968 ; trad. fr., 2000), Gli sguardi i fatti e senhal (1969), Les Pâques (Pasque, 1973 ; trad. fr., 1999 et 2004 [éditions NOUS]), La Veillée (Filò, Per il Casanova di Fellini, 1976), la mythologique trilogie le Galaté au bois (Il Galateo in bosco, 1978 ; trad. fr., 1986), Phosphènes (Fosfeni, 1983 ; trad. fr., 2010) et Idiome (Idioma, 1986; trad. fr., 2006), puis Météo (Meteo, 1996 ; trad. fr., 2000) et Surimpressions (Sovrimpressioni, 2001 ; trad. fr., 2016). On doit aussi à Zanzotto une production comprenant des récits et proses (Au-delà de la brûlante chaleur [Sull’altopiano ; trad. fr., 1997], 1964) et des essais critiques rassemblés dans deux recueils, Fantasie di avvicinamento. Le Letture di un poeta (1991) et Aure e disincanti nel Novecento letterario (1994).

        Andrea Zanzotto est mort à l’hôpital de Conegliano le 18 octobre 2011.






    Zanzotto, Tutte le poesie, Oscar Mondadori, 2011




    ________________________________
    * NOTE D’AP : peu avant la mort d’Andrea Zanzoto est sorti dans la collection Oscar poesia del Novecento : Tutte le poesie d’Andrea Zanzotto (1 312 pages), qui rassemble l’intégralité de la production poétique de son auteur. Introduction de Stefano Dal Bianco.





    ANDREA ZANZOTTO


    Zanzotto
    Source



    ■ Andrea Zanzotto
    sur Terres de femmes

    18 octobre 2011 | Mort d’Andrea Zanzotto (+ un poème extrait de La Beltà)
    (Anticicloni, Inverni)(poème extrait de Fosfeni)
    Cantilene londinese d’Andrea Zanzotto
    Comment puis-je oser vous appeler ici (poème extrait d’Idioma)
    Così siamo (extrait de IX Egloghe)(Hommage à Andrea Zanzotto [III])
    Filò, la Veillée
    Ticchietto (extrait de Meteo)
    Verso i Palù (poème extrait de Surimpressions)
    Vocatif, suivi de Surimpressions (lecture d’AP)
    Vocativo (extrait)(Hommage à Andrea Zanzotto [I])
    A.Z. [Andrea Zanzotto], par Jacqueline Risset (Hommage à Andrea Zanzotto [II])



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur Books.google)
    Jean Nimis, « Un processus de verbalisation du monde » : perspectives du sujet lyrique dans la poésie d’Andrea Zanzotto, Franco Italica, 2, Peter Lang, 2006
    → (sur le site de Jean-Michel Maulpoix)
    une recension de Bernard Simeone sur le recueil La Beauté d’Andrea Zanzotto : « La douceur subversive d’Andrea Zanzotto »
    → (sur remue.net)
    L’Opéra fabuleux d’Andrea Zanzotto, par Ronald Klapka
    → (sur YouTube)
    Ritratti – Andrea Zanzotto (un film di Carlo Mazzacurati e Marco Paolini, regia di Carlo Mazzacurati, 2000)[49min 28′ => fiche du film]
    → (sur YouTube)
    Onstage Outstage (omaggio ad Andrea Zanzotto)
    → (sur YouTube)
    une interview d’Andrea Zanzotto à l’occasion de son 88e anniversaire (10 octobre 2009)
    → (sur Rai.tv)
    Andrea Zanzotto – Oltre la speranza





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  • Andrea Zanzotto | (Anticicloni, Inverni)


    Vois tout qui ― violet et or et ressort ―
    Aquatinte numérique, G.AdC






    (ANTICICLONI, INVERNI)



    I


    Vedi tutto che ― viola e oro e molle ―
                                direi quasi rigurgita rigurgita
        non si trattiene è contento è maturo
        nel dar figure strappare figure                        altre figure
    in viola e ori               A spuntare ori considera, poni mano,
        affàcciati, prendi note, a cuore, a carico,
        sii una qualche violenza per tenere a cuore

                                Sii nel prossimo a-tu-per-tu col remoto del viola
                                sì, violenza in questa gola
        ascolto nuotando tutta questa violenza
        così prima e increata da essere innocente
                                ma non meno assassina ― nell’oro e nel viola
    C’è il vocìo o il tocco o lo fascio
        viola di no no no             lo scampanìo del predicente
                                Viola è il mio carpire interleggere
                                fa carico fa massa va in massa oro e viola
    tutta per te questa trasparente
    mania di destrutturazione    ma issi là sopra la tavola
    il sopravvissi

        e la macchia di sangue Gewalt
        mi allevava come letame viola
        mi torceva in sé, mi aveva perso in sé, letame.





    (ANTICYCLONES, HIVERS)



    I


    Vois tout qui ― violet et or et ressort ―
                                je dirais presque qu’il régurgite, régurgite,
        il ne se retient pas, il est content, il est mûr
        pour donner des figures, arracher des figures               d’autres figures
    en violet et ors               Songe à l’éclosion des ors, allonge la main,
        montre-toi, prends note, à cœur, en charge,
        sois quelque violence pour avoir à cœur

                                Sois dans le prochain tête-à-tête avec le suranné du violet,
                                oui, de la violence dans cette gorge,
        j’écoute en nageant toute cette violence,
        si première et si incrée qu’elle en devient innocente,
                                mais non moins assassine ― dans l’or et le violet
    Il y a le brouhaha, le toucher et la décrépitude,
        violet de non, non, non             le carillonnement du prédicateur
                                Violet est mon ravir interlire,
                                il fait charge, il fait masse, il va en masse, en or et violet,
    toute pour toi cette transparente
    manie de déstructuration    mais    tu hisses là-dessus la table,
    le tu survécus

        et la tache de sang Gewalt
        m’élevait comme fumier violet,
        me tordait, fumier, en elle, m’avait en elle perdu.



    Andrea Zanzotto, Phosphènes [Fosfeni, Milano, Mondadori, Lo Specchio, 1983], Éditions José Corti, 2010, pp. 118-119. Traduit de l’italien et du dialecte haut-trévisan (Vénétie) et présenté par Philippe Di Meo.





    ANDREA ZANZOTTO

    Zanzotto
    Source



    ■ Andrea Zanzotto
    sur Terres de femmes

    10 octobre 1921 | Naissance d’Andrea Zanzotto (+ un poème extrait de Fosfeni)
    18 octobre 2011 | Mort d’Andrea Zanzotto (+ un poème extrait de La Beltà)
    Cantilene londinese d’Andrea Zanzotto
    Comment puis-je oser vous appeler ici (poème extrait d’Idioma)
    Così siamo (extrait de IX Egloghe)(Hommage à Andrea Zanzotto [III])
    Filò, la Veillée
    Ticchietto (extrait de Meteo)
    Verso i Palù (poème extrait de Surimpressions)
    Vocatif, suivi de Surimpressions (lecture d’AP)
    Vocativo (extrait)(Hommage à Andrea Zanzotto [I])
    A.Z. [Andrea Zanzotto], par Jacqueline Risset (Hommage à Andrea Zanzotto [II])


    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site du Centre national du livre)
    une note de lecture d’Alexandre Drier de Laforte sur Phosphènes d’Andrea Zanzotto
    → (sur YouTube)
    Ritratti – Andrea Zanzotto (un film di Carlo Mazzacurati e Marco Paolini, regia di Carlo Mazzacurati, 2000)[49min 28′ => fiche du film]
    → (sur YouTube)
    une interview d’Andrea Zanzotto à l’occasion de son 88e anniversaire (10 octobre 2009)

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