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  • Marie-Hélène Prouteau |

    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie

    Chroniques de femmes – EDITO

    Chronique de Marie-Hélène Prouteau




    Matthy 4







    PHILIPPE MATHY : L’OMBRE PORTÉE DE LA MÉLANCOLIE



    Philippe Mathy, poète belge né au Congo, est l’auteur d’une œuvre poétique importante, une quinzaine de recueils de vers et de prose poétique publiés aux éditions Le Taillis Pré (Belgique), Rougerie, Tétras Lyre, L’herbe qui tremble, L’Ail des ours. Il s’est engagé profondément pour l’action poétique en animant des lectures associées à des expositions (« Le front aux vitres »), et une revue (Le Journal des poètes). Pour le recueil Veilleur d’instants, paru en 2017, il a reçu le prix Mallarmé.

    Dans ses recueils, Philippe Mathy entre en résonance avec la nature, participe à son cycle vital. Il y a chez lui une vraie disposition à accueillir la substance des choses dans le rythme des saisons. Ainsi que les variations affectant le paysage de la Loire, les arbres, les oiseaux de passage, les vignes en Bourgogne, sa terre d’adoption. Les cinq sens sont présents dans l’immédiat d’une extrême attention à ce qui vit : une nuit au jardin, une marche sur les bords du fleuve, l’odeur d’une fleur, la contemplation du couchant :

    « Un soleil tombe,

    s’efface

    brasero des jours à venir ».

    Ainsi deux grands thèmes lyriques, la nature, le temps, se voient revisités par le poète et tressés ensemble de façon originale. Car ce qui frappe, c’est la façon dont la nature en ses variations saisonnières devient chez lui la toile de fond indissociable de son paysage mental. Comme si la subjectivité propre au poète-veilleur se fondait, en surimpression, à cette temporalité de la nature. C’est ce que montre l’image forte tirée de Veilleur d’instants :

    « Où se retrouver

    quand les jours sont

    des barques trouées ? »



    « Je cherche un temps qui n’est plus »


    Ce vers libre tiré du recueil Les Soubresauts du temps est révélateur d’une des dimensions essentielles de l’œuvre de Philippe Mathy : la recherche d’un temps définitivement perdu. Ce sentiment de la perte, de l’impuissance devant le temps est omniprésent dans son écriture et évoqué dans la belle image du « sablier des souvenirs ». À l’origine, il y a le sentiment du négatif : « Il est trop tard » ; « Écrire est trop terrible » (Le Temps qui bat). Souvenirs qui « s’effritent », « dans le rétroviseur où le regard tente de sauver les meubles, le miroir est brisé » ; « dans les plis des souvenirs » (Les Soubresauts du temps).

    Cela convoque une pensée de l’écoulement nostalgique des jours. De recueil en recueil, cette tonalité affective de la mélancolie ne quitte pas le poète. Il ne s’agit pas d’une posture exaltée, romantique, mais de l’attachement à ce qui est perdu. Une sorte de mélancolie sereine qui rapproche le poète de la sagesse de Lao-Tseu qu’il cite et s’illustre dans ce passage d’Étreintes mystérieuses :

    « Le vent promène ses doigts parmi les feuilles : il joue une mélodie qui me rappelle mon enfance ».

    Tonalité transcrite dans Les Soubresauts du temps par une image fugitive qui fait penser à Verlaine :

    « La pluie pleure. De reflets en reflets, la lumière monte la rue pavée. À peine le temps de regarder sa petite jupe fendue voleter entre les passants. C’est déjà la main sombre d’un autre nuage ».

    D’autres images évoquent de façon plus violente le flux héraclitéen : « Nous filons, malgré nous, entre les doigts des jours […] parfois je voudrais enfoncer mon poing dans le ventre du temps ». Ou bien la mort : « Ce sont les morts qui me secouent », écrit-il dans Sous la robe des saisons.

    Avant tout scintille d’une lumière privilégiée le temps de l’enfance qui traverse nombre de ces poèmes. Elle est une matrice où s’arrime l’imaginaire :

    « L’enfance ; le temps où l’on s’imaginait pouvoir ressusciter les oiseaux morts dans la chaleur des mains, le temps où les cailloux trouaient l’espérance à trop attendre en vain ».

    Avec l’évocation de l’enfance entre Congo et Europe, Philippe Mathy développe son imagerie personnelle, donnant à la peau noire et à la langue africaine cette préséance sensuelle, affective qui l’a marqué. Voici dans Les Soubresauts du temps :

    « Des mains noires m’ont protégé, caressé. Je me suis endormi sur une poitrine noire, bercé par des mots doux en swahili. Langue apprise, langue perdue. Silence pesant comme un hiver, comme un souvenir trop ancien aujourd’hui pétrifié ».

    Au commencement, il y a ce blanc mémoriel qui est synonyme de jamais plus. Le manque suscite la lucidité triste liée à la finitude de toute existence.

    « L’enfant que nous fûmes

    ne nous quitte pas des yeux ».

    Il est, pour le poète, l’incarnation de l’inéluctable du temps et de la mort à venir.

    Tout se passe comme si ces soubresauts du temps dessinaient un horizon particulier de l’absence qui fonde le rapport au réel chez Philippe Mathy. Ainsi, dans Un automne au creux des bras, cette parole prosaïque, si simple :

    « La petite table de bois si seule sous tes mains. Pas une lettre, pas un livre, pas un tiroir où ranger tes silences ».

    Qu’est-ce qui peut contrebalancer l’angoisse de la perte et préserver la méditation ? Le je du poète est présent, mais sa poésie n’est pas une poésie narcissique. On l’aura compris, le je s’ouvre à l’autre, tu, nous, on. Dans le tissu du temps font heureusement contrepoint des figures et des lieux de l’intime avec lesquels le poète peut communier. Telle la maison des bords de Loire, tel le grenier ou le potager des grands-parents. C’est tout l’enjeu de l’écriture que de sublimer, transfigurer l’absence en joie :

    « Ainsi cette aigrette : elle se pose sur la rive toute proche. Elle déploie en moi les arcanes de la joie, me plonge dans cet état où le temps ne compte plus, dans cette sorte de néant que l’on pourrait aussi nommer plénitude. Une étreinte mystérieuse. »

    Il y a la femme aimée dont le poète dit : « préservé par son amour germera le printemps ». Également l’amie musicienne venue d’URSS qu’évoquent la vue et le nom russe du bouleau. Et la fille du poète à qui, dans Le Temps qui bat, il dédie pour ses quinze ans ces « Paroles pour Aline » marquées par une juvénile légèreté :

    « Écoute. On dirait que le vent, ce soir, tente d’inventer autre chose, comme s’il avait scié les barreaux de son échelle, comme s’il voulait repousser la nuit ».

    Il y a aussi le motif récurrent de l’ange à la fin de Veilleur d’instants, qui éclaire moins par son contenu de foi que par son pouvoir de présence spirituelle. L’image lumineuse et ingénue d’une figure peinte par Chagall.

    La parole poétique de Philippe Mathy touche par cette tension entre ce tragique du temps évoqué avec grande simplicité et la tentative de sauver la beauté des choses, l’écriture. Ainsi, dans Étreintes mystérieuses : « Des mots passent ; on voudrait les retenir. Déjà ils ont fui. ». C’est ce qui donne à cette poésie de la mélancolie une dimension profondément humaine.



    Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes
    D.R. Texte Marie-Hélène Prouteau



    PHILIPPE MATHY


    Philippe Mathy
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    ■ Philippe Mathy
    sur Terres de femmes


    [Une voix dans le silence] (extrait d’Étreintes mystérieuses)
    [Le fleuve hésite entre les îles] (extrait de Veilleur d’instants)





    ■ Voir aussi ▼


    le site de Philippe Mathy
    → (sur Recours au Poème)
    plusieurs pages sur Philippe Mathy
    → (sur le site de la revue Traversées)
    une lecture d’Étreintes mystérieuses par Hervé Martin





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  • Philippe Mathy | [Une voix dans le silence]


    [UNE VOIX DANS LE SILENCE]




    Une voix dans le silence. Chacune des syllabes frémit comme feuilles en automne, bercées par une brise légère. On ferme les yeux pour écouter ce qui se met à chanter plus loin que cette voix : peut-être un oiseau clair, posé sur une branche basse, prêt à s’envoler.

    Une voix dans le silence. La lecture terminée, on referme les pages, on se lève, on avance, baigné de solitude, comme si on traversait un parc en foulant des mots. Souvenirs déjà, feuilles mortes sous les pas.

    Lumière rasante des beaux jours de novembre, douce et discrète sur les pierres des murs, non pour s’y reposer, s’y réchauffer, mais pour souligner leurs volumes, écouter leur histoire.

    Lumière de novembre que l’écriture tente souvent en vain d’imiter, dévorée de trop de feu.

    Feu latent sur les feuilles de l’automne. On ne sait pas encore ce qui se prépare : la brûlure du gel ou les flammes vives des couleurs.

    Indifférents, les bourgeons sont clos, réfugiés dans leurs rêves d’avenir.



    Philippe Mathy, Étreintes mystérieuses, éditions L’Ail des ours, Collection Grand ours / n°5, 2020, pp. 15-17. Œuvres de l’artiste Sabine Lavaux-Michaëlis.







    Philippe Mathy  Etreintes amoureuses




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    ■ Philippe Mathy
    sur Terres de femmes


    [Le fleuve hésite entre les îles] (extrait de Veilleur d’instants)
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie (Chronique de Marie-Hélène Prouteau)





    ■ Voir aussi ▼


    le site de Philippe Mathy
    → (sur Recours au Poème)
    plusieurs pages sur Philippe Mathy
    → (sur le site de la revue Traversées)
    une lecture d’Étreintes mystérieuses par Hervé Martin





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  • Philippe Mathy | [Le fleuve hésite entre les îles]




    1


    Le fleuve hésite entre les îles. À quelle rive offrir les caresses de son eau ? Celle qu’il choisira connaîtra l’usure, la perte.



    […]



    4


    Peut-être faudrait-il que je dise l’horreur qui ronge les alentours, proches ou lointains.

    Cet invisible couteau, je le porte en travers de la gorge. S’il m’empêche de parler, il n’empêche pas mes mains d’écrire. Quand les jours sont trop sombres, je récolte des mots, petites lucioles sur les sentiers d’ici, loin des connexions qu’impose le monde.

    Si l’encre ne peut éclairer la blancheur du papier, où nos cœurs pourraient-ils découvrir la lumière dont ils ont besoin, battre au tempo d’un temps qui s’accorde à la durée ?



    […]



    6


    Dans nos gorges étranglées, la beauté bâtit parfois son nid de ronces.

    Nous demeurons là, stupéfaits, impuissants, ne sachant si nos larmes irriguent un feu de joie où brûlent dans le ruisseau des heures. Entre terre et ciel, s’envoler ou se noyer dans le courant des jours. Moments précaires ; toujours l’eau du temps nous ramène au petit plancher de notre barque.



    […]



    10


    De petits riens. Les bruissements les plus sobres. Vols de bourdons. Chants d’oiseaux. Feuilles qui frémissent dans le vent.

    Le murmure d’une voix s’élève pourtant. Une invisible voix. Elle délivre une parole qui respire, dont on peine à comprendre le chuchotement doux. Pour peu que nous l’écoutions avec une totale attention, elle nous conduit jusqu’au chant.




    Philippe Mathy, « Fenêtres sur Loire 3. Automne », Veilleur d’instants, poèmes de Pouilly-sur-Loire, éditions L’herbe qui tremble, 2017, pp. 87-90-92-96. Peintures de Pascale Nectoux.






    Philippe Mathy  Veilleur d'instants.jpg 2



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    [Une voix dans le silence] (extrait d’Étreintes mystérieuses)
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie (Chronique de Marie-Hélène Prouteau)




    ■ Voir aussi ▼


    le site de Philippe Mathy
    → (sur le site de la revue Texture)
    une lecture de Veilleur d’instants par Michel Baglin
    → (sur le blog-notes littéraire d’Eric Allard : Les Belles Phrases)
    une lecture de Veilleur d’instants par Philippe Leuckx





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