Étiquette : Pierre Louÿs


  • 5 mai 1888 | Pierre Louÿs, Mon Journal

    Éphéméride culturelle à rebours



    The-sun-bath
    Bunny Rupert (1864–1947)
    The Sun Bath, 1913
    Huile sur toile, 181,2 x 210,7 cm
    Source







    Samedi 5 mai, 9 heures du soir.



        Oh ! les femmes ! les femmes…
        Et j’ai dix-sept ans ! et pas un baiser d’amour, pas un mot ! pas un sourire, et je brûle, je brule.
        Oh ! le soir, quand je suis couché, que Georges m’a dit bonsoir et m’a embrassé, que tout est noir dans la chambre et que je suis seul dans mon grand lit, je me figure presser sur moi la jeune fille de mes rêves, étroitement, amoureusement… Et sans mauvaises pensées… Ah ! je ne vois que son visage, ses cheveux, son cou. Le reste n’existe que vaguement, je n’y songe pas, je ne veux pas y songer. Et nous sommes étendus l’un près de l’autre, et nous nous parlons ; je fais moi-même, bien entendu, les demandes et les réponses, je joue à l’amour, comme les enfants jouent à la marchande. Et je suis si content… si content… rien que d’y penser. Je la vois dans mes bras, sa joue sur ma joue, ses cheveux dans mes yeux, nos haleines confondues… dans la chaleur moite des draps blancs, et tout un parfum d’amour montant de mon corps, enivrant, affolant. Oh ! l’entendre parler, tout contre, toute la nuit… un paradis, enfin !
        Et je me réveille, seul, plus seul qu’avant, angoissé, le cœur serré, la langue sèche, et triste… triste… Ah ! romantiques, on se moque de vous, mais c’est pourtant bien vrai que je souffre dans ces moments-là, de désir, d’attente, d’incertitude, d’envie.
        Oh ! ma première nuit ! Ma première maîtresse, mon premier baiser !
        Avec qui ? Avec qui ?
        Oh ! pas avec une garce ! Jamais ! Oh ! l’horreur ! Toutes ces choses pieuses, sacrées, avec une prostituée, avec une fille à soldats, payée, vendue ! Et mes premiers étonnements d’enfant, mes premières caresses, mes premiers mots d’amour, prodigués, perdus, souillés, sur une de ces créatures ! Oh ! ce souvenir, ce souvenir plus tard de cette première nuit, qu’on ne doit jamais oublier, qui doit vous être éternellement présente à l’esprit, jusqu’aux moindres détails, jusqu’aux plus petits mots, jusqu’aux baisers les plus furtifs, ce souvenir le plus saint de tous, le voir mêlé à un pareil être, oh ! ça, jamais !
        Dussé-je attendre jusqu’à vingt ans, crever de désir et d’amour rentré, je fais ici le serment que ma première nuit, je ne l’achèterai pas, et que, si je ne puis la passer avec une vierge, chance trop improbable, je ne la passerai pas avec une putain !
        C’est le premier serment que je me fais à moi-même, mais il est solennel. J’en jure sur les têtes sacrées de ma mère et de mon frère Paul !… et sur Dieu, s’il existe !



    Pierre Louÿs, Mon Journal, 24 juin 1887-16 mai 1888, L’école des lettres | Le Seuil, 1994, pp. 243-244-245.





    ■ Pierre Louÿs
    sur Terres de femmes

    Quelle île nous conçut… (extrait de Pervigilium Mortis)
    11 mars 1888 | Pierre Louÿs, Mon Journal
    21 avril 1888 | Pierre Louÿs, Mon Journal
    8 septembre 1898 | Lettre de Pierre Louÿs à Georges Louis



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terres de femmes)
    20 décembre 1875 | Naissance de Marie de Régnier
    → (sur Terres de femmes)
    12 mars 1936 | Maggie Teyte enregistre les Chansons de Bilitis de Debussy





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  • 21 avril 1888 | Pierre Louÿs, Mon Journal

    Éphéméride culturelle à rebours



    Henry-bataille-pierre-louys-n-4037748-0
    Henry Bataille, Portrait de Pierre Louÿs
    in Henry Bataille, Têtes et pensées
    Paris, Ollendorff, 1901
    Lithographie hors-texte, 45 x 32,5 cm
    Source






    Samedi 21 avril, 9 heures ½.

        Oh ! je voudrais écrire, écrire… Les pensées me brûlent la plume, les mots se pressent dans ma tête en feu et les sujets s’accumulent dans ma pauvre imagination de dix-sept ans.
        J’ai besoin d’être quelqu’un. J’ai besoin de percer, le plus vite possible, et d’écrire, le plus possible, le mieux possible surtout.
        Trois choses m’arrêtent encore maintenant : l’horreur de la banalité dans laquelle je tombe si souvent, j’en suis sûr, sans le savoir ; puis des scrupules qui me font délaisser les vers pour les études du bachot ; enfin, la paresse, je l’avoue. Et pourtant, non ! ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas la paresse. Je resterais bien quatre heures sur une poésie (et je l’ai fait bien des fois) si je n’avais la conscience de perdre mon temps.
        Oh ! si je puis un jour !
         Si, quand j’aurai vingt-ans, une inspiration me prenait, sublime comme celle du barbier, mais plus durable, plût à Dieu ! Si, sortant du niveau des petits poètes, des Catulle Mendès, des Armand Silvestre, des François Coppée, j’arrivais… oh ! je n’y pense pas… à la gloire de Leconte de Lisle, au génie de Jean Richepin. Ou si même…
        Oh ! non… non… Pas si haut. Dieu ! que je suis orgueilleux, et fat, et vain surtout.
        Tout ce que je voudrais (et c’est le monde que cela), ce serait de faire un jour… plus tard… une cinquantaine de jolies poésies… point transcendantes, point philosophiques, sans prétention aux rimes riches, aux rythmes savants. (La France a assez des Banville. Un Musset serait le bienvenu.) Je ferais « rimer idée avec fâchée ». Qu’importe ! Sottises que cela. C’est l’harmonie du vers qui fait tout, avec l’émotion de la pensée. Je voudrais donc avoir fait, quand je mourrai, cinquante jolies choses, groupées sans ordre dans un petit volume de poche in-32, et que ce recueil, tout moi, tout mon être, ce recueil fût feuilleté, et lu, et relu le matin d’un jour d’avril, par quelque jeune fille aimante et douce attardée au lit, et qui en retourne les feuillets dans l’odeur chaste de ses draps blancs. Je voudrais que cette jeune fille, émue par mes vers, mes idées, oh… que cette jeune fille dise : Non, que cela est beau ! mais, que cela est joli ! et que, vaguement émue, troublée peut-être, rêvant on ne sait quoi, laissant errer dans l’incertain la « langueur tranquille de ses yeux », la tête encore bourdonnante des vers aimants qu’elle a lus, elle songeât peut-être un peu à celui qui les a faits.

        Être admiré n’est rien ; l’affaire est d’être aimé.

        Oh ! Hugo pardonne-moi ! Ces choses-là ne t’atteignent pas, et je réunis en mon culte pour toi toute l’admiration dont ma tête éclate, tout l’amour dont mon cœur déborde.




    Pierre Louÿs, Mon Journal, 24 juin 1887-16 mai 1888, L’école des loisirs|Le Seuil, 1994, pp. 231-232-233.





    ■ Pierre Louÿs
    sur Terres de femmes

    Quelle île nous conçut… (extrait de Pervigilium Mortis)
    11 mars 1888 | Pierre Louÿs, Mon Journal
    8 septembre 1898 | Lettre de Pierre Louÿs à Georges Louis



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terres de femmes)
    12 mars 1936 | Maggie Teyte enregistre les Chansons de Bilitis de Debussy



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  • 8 septembre 1898 | Lettre de Pierre Louÿs à Georges Louis

    Éphéméride culturelle à rebours





    Marie de Régnier
    Jean-Louis Forain, Madame Henri de Régnier

    [Marie de Régnier], 1907

    Craie, fusain et sépia sur papier gris, 35,5 x 28,5 cm

    Paris, Musée Carnavalet, D 14629

    Source :

    Marie de Régnier, Muse et poète de la Belle Époque

    (Catalogue de la BnF, 2004, page 36)







        Jeudi [8 septembre 1898]


         C’est un fils *.
        Et c’est le mien, tu sais, je n’ai pas de doute. Je ne l’ai pas vu, mais je sais déjà qu’il a une tête « énorme et longue ». Tu me connais et tu connais Stick [Régnier]. C’est un signe frappant que cette conformation de tête.
        La pauvre Mouche [Marie de Régnier] aurait sans doute mieux aimé une autre sorte de ressemblance, car, à cause de cela, on l’a accouchée avec des fers, la malheureuse. Je l’ai appris par la concierge, ce matin, et j’avais de tels battements de cœur en montant l’escalier que je me suis arrêté cinq minutes devant la porte, pour ne pas avoir l’air trop ému en entrant. — Mais on m’a dit qu’elle allait bien. Le chloroforme a parfaitement réussi. On ne craint aucune complication.
        Tu devines qu’Agenda [Heredia] a dû dire un mot typique en contemplant son petit-fils : « Il a vraiment un beau torse ! » — le plus sérieusement du monde.
        C’est bien lui, n’est-ce pas ?
        En rentrant, j’ai trouvé un petit bleu qu’il venait de m’envoyer : « Cher ami, Tigre est né à deux heures du matin avec les fers. Il est très gros, vigoureux et très laid. Etc. etc. » —
        Enfin, puisqu’il a un « beau torse », ce petit, c’est déjà très bien, pour son âge.
        Je suis un peu triste de ne pas t’avoir à moi ; mais n’importe, voilà une histoire qui pouvait finir plus mal. Sans doute tout est pour le mieux.
        Je t’embrasse plusieurs fois.

    Pierre.



    Jean-Paul Goujon, Dossier secret Pierre Louÿs-Marie de Régnier, Christian Bourgois Éditeur, 2002, page 62.



    ________________________________________________________
    * Note d’AP : Georges Louis est le frère de Pierre Louÿs. Pierre de Régnier, dit Tigre, est né le 8 septembre 1898. Sur la demande d’Henri de Régnier, la déclaration de naissance a été faite par Pierre Louÿs. Sur l’acte de naissance, Pierre Louÿs figure donc en qualité de témoin. Pour information, l’adaptation musicale par Claude Debussy de trois des Chansons de Bilitis de Pierre Louÿs (La flûte de Pan, La chevelure, Le tombeau des naïades) a été réalisée entre mai 1897 et mars 1898.






    Jean-Paul Goujon
    Illustration de couverture :
    Marie de Régnier chez elle
    par Pierre Louÿs, 1898.





    ■ Pierre Louÿs
    sur Terres de femmes

    Quelle île nous conçut… (extrait de Pervigilium Mortis)
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    5 mai 1888 | Pierre Louÿs, Mon Journal



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    20 décembre 1875 | Naissance de Marie de Régnier
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    12 mars 1936 | Maggie Teyte enregistre les Chansons de Bilitis de Debussy





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  • 11 mars 1888 | Pierre Louÿs, Mon Journal

    Éphéméride culturelle à rebours



    Pierre Lou-s (1)
    Henry Bataille, Portrait de Pierre Louÿs
    in Henry Bataille, Têtes et pensées
    Paris, Ollendorff, 1901
    Lithographie hors-texte, 45 x 32,5 cm
    BNF, Arsenal, Fol. NF 11174, planche XII
    Source : Catalogue d’exposition
    Marie de Régnier Muse et poète de la Belle Époque
    sous la direction de Marie de Laubier,
    Bibliothèque nationale de France, 2004, page 16.






    Dimanche 11 mars, 6 heures ½



        Leconte de Lisle.
        Je rage.
        Aujourd’hui, je suis monté dans l’omnibus du Panthéon. Je ne savais que faire. J’ai lu le journal : la France. Je me suis plongé dans les détails du voyage de Frédéric III, empereur d’Allemagne, depuis vendredi à 8 heures 28 du matin. J’ai lu une chronique stupide de Clovis Hugues, etc., et quand j’ai levé les yeux pour descendre, place Saint-Sulpice, j’ai aperçu dans l’omnibus, à la première place de droite, en avant… devinez qui ? Leconte de Lisle. Et moi qui ne l’ai jamais vu ! Quand j’aurais pu si bien le regarder et me réciter ses vers, lui sous mes yeux ! Je suis descendu très lentement, et je l’ai regardé d’en bas, fixement, avec cette « french impudence » qu’on nous reproche à Londres ; mais, ma foi, tant pis ! On n’a pas si souvent l’occasion de voir un des plus grands poètes qui ait existé.
        Leconte de Lisle a une tête bien caractéristique : de grands cheveux blancs arrondis à la vénitienne retombent tout autour de sa figure, très bas, serrés en haut par un énorme chapeau haut de forme évasé, aux bords énormes. Sa figure est plutôt grosse, un second menton énorme se détache de son col ouvert. Sa peau est d’un brun sale et granulée. Il porte un monocle de buffle noir sur son œil droit. C’est la seconde fois que je le vois : la première ce fut l’été dernier, sous l’Odéon. Ce qui frappe surtout chez lui, ce sont ses sourcils froncés toujours, et ses yeux sévères, profonds et pensifs. Quel homme, que celui qui fit Kaïn !
        Avant cela, j’ai été au Louvre, où j’ai vu la nouvelle salle des Portraits, arrangée de manière stupide dans une salle toute en hauteur et très mal éclairée. J’ai pu admirer ailleurs, heureusement, la superbe Victoire, les Prud’hon, tous charmants, et les David, tous ennuyeux.
        Vers trois heures et demie, été aux aquarelles de Volney. Rien de curieux. Au bout de dix minutes j’étais dehors et je me dirigeais vers les aquarellistes de la rue de Sèze, où il y a des choses charmantes. Entre autres : deux superbes aquarelles de Besnard, dont une « nuit » qui souffle dans sa main pour faire jaillir toutes les étoiles qui illuminent une à une le ciel ; quelques choses bêtasses de Dubufe fils ; quelques choses spirituelles de Boutet de Monvel (le Renard et la Cigogne) ; quelques choses bien troussées de X… ; et beaucoup de choses banales d’Adrien Marie.
        J’ai une composition en histoire à préparer pour demain, mais j’ai des clous qui me donnent mal à la tête et je ne fais pas grand-chose.
        Je ne fais rien depuis quelque temps, du reste ; je suis entiché de poésie, je ne fais plus que des vers. J’ai même essayé hier un peu de musique : j’ai commencé une marche funèbre.
        Où tout cela me conduira-t-il ? Je n’en sais rien.
        Deviendrai-je célèbre plus tard ? Je n’ose y penser.
        Mais j’ai confiance. Fiat voluntas mea * !


    Rêves


        Il y a cinq mois, quand nous faisions l’histoire de Mazarin, j’ai rêvé que j’étais page et secrétaire du cardinal. Pourquoi ?
        Il y a cinq jours, j’ai rêvé que je voyais Diane de Poitiers, au lit, couchée et endormie. Elle était si merveilleusement rose et fraîche et vraiment belle, l’impression a été si forte, que je m’en suis réveillé.


    Pierre Louÿs, Mon Journal, 24 juin 1887-16 mai 1888, L’école des loisirs|Le Seuil, 1994, pp. 190-191-192.



    * Que ma volonté soit faite !





    ■ Pierre Louÿs
    sur Terres de femmes

    Quelle île nous conçut… (extrait de Pervigilium Mortis)
    21 avril 1888 | Pierre Louÿs, Mon Journal
    5 mai 1888 | Pierre Louÿs, Mon Journal
    8 septembre 1898 | Lettre de Pierre Louÿs à Georges Louis



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terres de femmes)
    12 mars 1936 | Maggie Teyte enregistre les Chansons de Bilitis de Debussy






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