Étiquette : Pierre Michon


  • Pierre Michon, Les Onze

    par Angèle Paoli

    Pierre Michon, Les Onze,
    éditions Verdier, 2009.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Pierre michon les onze
    Image, G.AdC









    L’APÔTRE MANQUANT DU TABLEAU DE LA TERREUR



    Les Onze. Douze pages de Jules Michelet — les douze pages du chapitre III du seizième livre de l’Histoire de la Révolution française — conduisent Pierre Michon à se lancer dans l’histoire des Onze. Douze pages inspirées au grand historien par un tableau de Géricault qu’il n’a pas vu: Corentin en ventôse reçoit l’ordre de peindre les Onze. Un tableau « à peine ébauché » parce que peint par Géricault avec la « mort sur l’épaule ». Ce tableau existe-t-il vraiment ? Peut-on le voir au musée de Montargis comme le prétend le narrateur des Onze ? Peut-être, mais rien n’est moins sûr. Pour Pierre Michon pourtant, ce tableau existe, car ce qui compte pour l’auteur des Onze — les Onze de la Terreur —, tout comme pour l’historien Michelet, c’est la reconstruction que permet la mémoire, avec ses trous et ses absences auxquels s’ajoutent les absences et les trous de l’Histoire, les falsifications (et/ou impostures d’écrivain) qu’elles autorisent, les inventions qu’elles offrent à la création.

    Raconter des histoires. Tel est le projet de l’écrivain Pierre Michon. Mais comment s’y prendre lorsque deux récits — et même davantage — se présentent, deux mondes — et davantage — ouvrent leurs voies contraires ? Pour Pierre Michon, la difficulté n’est pas d’inventer le liant ; de trouver le point d’arrimage entre des mondes opposés dans le temps, l’esprit et l’espace. La difficulté est de résister aux sirènes qui se faufilent à travers la trame du récit principal, tirent l’oreille de l’écrivain vers le « tintouin » de son Limousin natal, et, invariablement, vers la tentation des généalogies obscures, du côté des amours idylliques des femmes, de leurs chagrins d’épouses délaissées du bord de Loire.

    Ou, tout au contraire, vers le monde tournoyant des peintres vénitiens, Tiepolo le père et Tiepolo le fils, emporté qu’il est dans les fresques princières de Würzburg et les rêveries divines qu’elles engendrent. Comment se décider à choisir entre la voie naturelle, rustique, obscure, de la région d’origine et celle, culturelle, flamboyante de l’Histoire — « tigres altérés de sang » — et de la peinture, envolées de nuages, cortèges de putti rieurs, drapés de traîne bleue de Béatrice de Bourgogne épousant Frédéric Barberousse ou, plus tard, ces « houppelande[s] couleur de fumée d’enfer » dont s’enveloppent les robespierrots du théâtre d’ombres peints par François-Elie Corentin de la Marche ? Comment se décider à en venir au fait ? De prétéritions en digressions, de digressions en associations d’idées, d’une formule magique à l’autre, du Dio cane de Tiepolo au Diàu ei un tchi de Corentin de la Marche, Pierre Michon file les entrelacs de son récit, comme les hommes eux-mêmes filent les entrelacs de leurs vies. Et le narrateur, s’adressant à son interlocuteur, de poursuivre : « Si les hommes étaient faits d’étoffe indémaillable, nous ne raconterions pas d’histoires ».

    Le coup de génie de Pierre Michon, alchimiste en écriture, est de faire un assemblage (par le biais du petit page blond des plafonds peints de Tiepolo) de la généalogie de Corentin et de sa peinture, et, par ce maillon fictif, de broder l’histoire du peintre avec celle des Onze. Raconter des histoires passe, pour Pierre Michon, par un tressage savant de l’écriture et de la peinture. La peinture qui joue le rôle de ressort du récit. Mais un ressort en négatif. Car Les Onze, tableau politique commandé par ses amis jacobins à Corentin pour immortaliser les onze héros de la Terreur, les onze du Comité de Salut public de l’An II, est un tableau fictif. Qui puise toute sa force de conviction dans l’absence. Il en est de même du peintre Corentin. En l’existence duquel, pourtant, le lecteur crédule et confiant, impatient de le suivre dans ses années de formation et dans son évolution, croit tout au long du récit. Corentin auquel le lecteur s’associe. D’autant que Pierre Michon s’ingénie à doter son page-peintre d’une histoire personnelle enjouée et vivante, qui enracine le personnage dans le Limousin natal de son auteur. Un Limousin enjolivé à la Watteau pour les circonstances. Né en 1730, à Combleux, aujourd’hui canton de Chécy, dans le Loiret, François-Élie Corentin de la Marche est le double fictif de Pierre Michon, né aux Cards, dans la Creuse. Comme lui, grandi dans la présence exclusive des femmes et l’absence, non regrettée, du père. Investi comme lui des mêmes valeurs créatrices et humanistes que celles que le narrateur des Onze défend et définit en contrepoint positif : « un esprit — un fort conglomérat de sensibilité et de raison à jeter dans la pâte humaine universelle pour la faire lever, un multiplicateur de l’homme, une puissance d’accroissement de l’homme comme les cornues le sont de l’or et les alambics du vin, une puissante machine à augmenter le bonheur des hommes ».

    Baptisé en cours de route « Tiepolo de la Terreur », Corentin fut pourtant des Lumières. Il incarne comme tant d’autres ce « levain » que les hommes d’alors voulurent être pour les autres, capables de « transmuer au fond d’eux-mêmes » cet appétit limousin, « comme magiquement, mais très véridiquement, en générosité ».

    Comment le bel enfant blond des bords de Loire — ou le joli page du monde vaporeux de Tiepolo — deviendra-t-il le « vieux crocodile » peintre de la Terreur ? Le récit des Onze — qui n’est ni une histoire de la peinture ni une reconstitution historique des événements de la Terreur —, n’est pas davantage une hagiographie du peintre François-Elie Corentin. Construit à partir de tourbillons voluptueux de l’a fresco de Giambattista Tiepolo, le récit se clôt sur la mouvance baroque que met en scène l’anamorphose finale. Vu à travers la vitre qui le protège des balles, le tableau des Onze trompe par ses reflets. Œuvre ouverte qui évolue en fonction des déplacements du narrateur et de son interlocuteur, de leur regard, de leur point de vue, le tableau des Onze offre un jeu complexe de formes changeantes et trompeuses. Car « chaque chose réelle existe plusieurs fois, autant de fois peut-être qu’il existe d’individus sur terre ».

    Si, à cette conception de l’art, l’on ajoute le fait qu’au tableau des Onze peint par Corentin — mais non décrit par l’auteur —, vient se superposer le tableau invisible de Géricault réinventé par Jules Michelet, l’on comprend que ce qui compte avant tout pour Michon comme pour Michelet, c’est d’inventer « sa propre fable ». Chacun des deux « l’enfourche sans ambages » à sa manière, à partir du « bric-à-brac prodigieux de la mémoire » ; chacun s’enivre du récit que son esprit invente. Et chacun voit ce qu’il veut voir. Jusqu’à la vision finale de la « cène laïque ». Cène républicaine dominée par « l’âme collective » des Onze. Scène apocalyptique aussi, — au sens originel de « révélation ».

    Derrière Michelet visionnaire, n’est-ce pas Michon qui lève le voile sous les masques grimaçants des Onze ? Michon, le douzième apôtre, l’apôtre manquant (pendu ou guillotiné ?) du tableau de la Terreur ?


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Pierre Michon  Les Onze






    ■ Pierre Michon
    sur Terres de femmes


    28 mars 1945 | Naissance de Pierre Michon (extraits de Corps du roi et de Vies minuscules)
    Pierre Michon, Le roi vient quand il veut (lecture d’AP)
    Vie de Joseph Roulin lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur remue.net)
    un dossier Pierre Michon






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  • Pierre Michon, Vie de Joseph Roulin

    par Angèle Paoli

    Pierre Michon, Vie de Joseph Roulin,
    Éditions Verdier, 1988.



    Lecture d’Angèle Paoli



    Vangogh_postman1888
    Vincent Van Gogh
    Portrait de Joseph Roulin, assis,
    Arles, début août 1888,
    Huile sur toile, 81,3 x 65,4 cm
    Boston, Museum of Fine Arts






    LE MAINATE DE MICHON



    La lecture du dernier ouvrage de Pierre Michon ― Le roi vient quand il veut ― m’a conduite tout naturellement à une ré-immersion dans l’œuvre narrative de l’écrivain creusois. Relecture passionnée qui, après vagabondages d’une vie à l’autre, a fait s’arrêter la lectrice que je suis sur la Vie de Joseph Roulin. Et se poser sur les « ailes d’un noir mat » du Corvus corbax sur lequel se clôt le récit. Corbeau ainsi nommé de son « nom impérial » « par la bouche de Linné, son Serviteur ». Mais reprenons les choses en amont.

    Surpris, Joseph Roulin le serait assurément s’il lui était donné de revenir sur terre ! Et de se découvrir vivant d’une vie de prince ― « galonné comme un officier du Montenegro » ― sous la plume ingénieuse et mimétique de Pierre Michon. Surpris de se voir vivre, lui, le faux facteur, aux côtés de Van Gogh ou de Gauguin, devenus depuis célébrissimes, ― la coqueluche des biographes et « des businessmen de Manhattan » ―, surpris de s’entendre penser, derrière le « je » anonyme de son impérial créateur, son incompréhension de la peinture et des Beaux-Arts ! Surpris de se voir surgir dans la densité d’un texte dont, de son vivant, il n’aurait eu aucunement la possibilité d’entrer mais dont il aurait sans doute pu apprécier, modestement, la Théorie ! Surpris de se voir immortalisé un temps en moujik flanqué de sa baba ou accompagné de Van Gogh, son barine, en satrape assyrien ou en sujet d’icône au « nom compliqué, Népomucène ou Chrysostome, Abbacyr qui mêle sa barbe fleurie aux fleurs des cieux ». Ou encore, le plus souvent immortalisé en ange républicain, épris de l’« éternelle utopie républicaine ».

    Le voilà, lui, l’obscur entreposeur des Postes, alcoolique et républicain, donc, flanqué d’une Augustine anéantie dans sa pauvre détresse millénaire, et de ses trois enfants. Tous trois tour à tour peints par Van Gogh. Armand, Camille, Marcelle. Il serait étonné, l’homme à « la grande barbe en fer de bêche », de se retrouver là, couché sur le blanc des pages où il reconnaîtrait son nom, Joseph Roulin, un nom obscur comme l’est aussi celui de l’auteur, ce Michon qui le tire provisoirement du néant où, depuis toujours, il gît. Un nom issu d’on ne sait quelle campagne profonde, pléonastiquement, les Cards pour l’un, Lambesc pour l’autre. Il serait étonné de rencontrer là, dans le blanc des pages, l’homme à la grande vareuse bleue et à la casquette des Postes, tel que peint jadis par Van Gogh ; lorsque lui, Roulin, posait pour Vincent dans l’atelier de la « maison jaune » où « il devint tableau, matière un peu moins mortelle que l’autre, dans cette bicoque aujourd’hui invisible et aussi connue que les tours de Manhattan ». Ou encore, dans la pauvre « isba » d’Augustine entre la cafetière et les chaises paillées, entre pipe froide et godillots avachis. Il découvrirait le dédoublement de Joseph Roulin, entreposeur des Postes à Arles et prince invisible, rendu obscurément visible par les phrases-volutes de Pierre Michon, pris dans leur tourbillon comme il l’était jadis dans les tourbillons mystérieux tracés dans la pâte de la toile par les pinceaux de Van Gogh. Il retrouverait là l’utopiste républicain ignorant tout de l’art et de ses arcanes confus, ignorant aussi des complexités de l’écriture.

    Le voilà donc, Joseph Roulin, ressurgissant cent ans plus tard ― 1888-1988 ― derrière le « je » anonyme du narrateur qui déclare que le facteur d’Arles est un personnage de « bien peu de profit » pour qui « se mêle d’écrire sur la peinture ». Mais qui lui convient. Comme lui conviennent aussi les portraits brossés, tantôt côté Roulin, tantôt côté Van Gogh. Et qu’avec lui revivent les hommes de ce temps, Théo Van Gogh, le frère aimé, Gauguin ― Monsieur Paul ― rencontré chez son ami Vincent ; ou chez la mère Ginoux, l’imposante taulière, l’Arlésienne, que le petit rouquin s’est plu à peindre dans des allures de « reine d’Espagne ».

    Pourtant, au-delà, derrière tous ceux, compagnons de vie et artistes, nommément cités, il y a, qui court en filigrane dans le récit, la présence invisible du maître en écriture choisi ici par Pierre Michon. Ce maître, c’est Gustave Flaubert. Le Flaubert d’Un cœur simple.

        Ainsi Pierre Michon invente-t-il pour Joseph Roulin un univers flaubertien. Un cœur simple, en apparence, celui du facteur Roulin qui, tout compte fait, préférait encore « le portrait en chromo d’Auguste Blanqui » aux tableaux de Vincent Van Gogh qu’il ne trouve pas bien jolis. Flaubertien, « l’oiseau parleur, merle ou mainate » des Roulin, double républicain de Loulou, « qui peut-être prononçait les noms d’Anacharsis Cloots et de Vincent Van Gogh » au lieu des formules enseignées par Félicité à son perroquet : « Charmant garçon ! Serviteur, monsieur ! Je vous salue Marie ! ». Mais de l’humble servante normande et de son Loulou des îles, Joseph Roulin n’a cure, qui ne soupçonne pas même l’existence, sous des cieux éloignés, d’autres vies pareillement minuscules à la sienne, que nul, jamais, ne tirera vers l’existence. Sinon l’artiste. Par trois fois, Joseph Roulin est tiré de l’anonymat pour lequel il était fait. La première fois par la peinture de Van Gogh, la seconde par l’écriture de Pierre Michon mimant la peinture de Van Gogh, la troisième fois par Pierre Michon mimant Flaubert.

    De fait, métamorphosé en figure assomptionnelle par la folie Flaubert, le perroquet d’Un cœur simple, immortalisé par son créateur, sauve Félicité de son dénuement et de la pauvreté de sa « vie ». Car « qu’est-ce que la littérature sinon ce qui transforme le corps vide en corps de mots, en corps glorieux ? » écrit Pierre Michon dans Le roi vient quand il veut. Et que fait Pierre Michon, sinon métaphoriser « le vieux facteur rouge » en portrait de l’artiste, capable de changer en figure assomptionnelle républicaine, le jeune dandy à qui il vient de céder une toile de Van Gogh ! Assomption finale dont le médium est le mainate réjoui de Joseph Roulin. Lequel, « pour marquer le coup… la barbe d’Assur se plaquant au col dans les basses, l’œil enlevé bien au-delà de Notre-Dame de la Garde et de la ligne bleue des Vosges vers le paradis des Beaux-Arts chanta une Marseillaise ou une scie de gabier, Jean-François de Nantes ; et le mainate s’en réjouit. Quand très tard le jeune homme un peu gris descendit l’escalier et sortit rue Trigance son tableau sous le bras, quand tête levée vers les étoiles il courut joyeusement dans la nuit déserte, l’air sifflant à ses oreilles, il crut entendre à côté de lui, au-dessus de lui, la masse colossale de la Vieille Charité, en tous les sens perdue dans le noir, s’emplir et s’ébattre d’un vol d’hirondelles. »

        « Type romanesquement très ancien du témoin, du petit témoin », Joseph Roulin incarne la figure du pauvre ― qui avec le héros, est « la figure qui mérite le plus qu’on lui consacre une vie » ― et dans la catégorie du pauvre, celle du révolutionnaire. Choisir Roulin, choisir le côté « rouge », son côté « Grand Soir », c’est pour Pierre Michon, « mettre en présence dans une même constellation, deux mythes sociaux très beaux et très forts: le mythe de la révolution, du  » Grand Soir  » en tout cas et le mythe des beaux-arts ». « J’ai aimé frotter l’une contre l’autre ces deux mythologies », écrit Pierre Michon. « Deux mythes tout à fait opposés puisqu’il y en a un qui tend au solipsisme ― celui de l’art ― et l’autre, au contraire, extrêmement tendu vers une communauté idéale à venir. J’ai voulu que mes deux personnages s’aiment à travers ces deux grands mythes du siècle dernier. »

    « Serai-je un roi ou un pourceau ? » s’interroge Flaubert dans ses Carnets intimes *. Et Pierre Michon de déclarer à son tour dans Le roi vient quand il veut :

    « L’incarnation, le corps glorieux, l’eucharistie. Autant de métaphorisations du miracle qui change les corps en mots, la jouissance en rythmes, la souffrance en œuvres et d’inertes clochards en auteurs. »

    Une incarnation admirablement et idéalement réussie. Pour Joseph Roulin, pour Van Gogh, pour Loulou et Félicité, pour la lectrice que je suis, pour la littérature. Pour Pierre Michon écrivain. Le roi est venu.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli




    ____________________________
    * Carnets intimes, in Julian Barnes, Le Perroquet de Flaubert, Éditions Stock, Bibliothèque Cosmopolite, 2000, p. 216. Traduit de l’anglais par Jean Guiloineau.





    Corvus_corbax
    D.R. Ph. Christophe Sidamon-Pesson
    Source




    PIERRE MICHON




    ■ Pierre Michon
    sur Terres de femmes


    28 mars 1945 | Naissance de Pierre Michon (extraits de Corps du roi et de Vies minuscules)
    Pierre Michon, Les Onze (lecture d’AP)
    Pierre Michon, Le roi vient quand il veut (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur remue.net)
    un admirable dossier Pierre Michon
    → (sur en.wikipedia.org)
    The Roulin Family






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  • Pierre Michon, Le roi vient quand il veut

    par Angèle Paoli

    Pierre Michon, Le roi vient quand il veut,
    Albin Michel, 2007.



    Lecture d’Angèle Paoli


    PIERRE MICHON, LE ROI ACHAB




    Titre énigmatique et envoûtant, Le roi vient quand il veut m’a longtemps tenue immobile, en arrêt sur les rives du livre. J’ai longtemps différé le moment d’accoster le texte, attendant pour le faire que se manifeste le désir d’immersion nécessaire à pareille entreprise.

        L’urgence d’entrer dans le royaume de Pierre Michon s’est enfin manifestée. Je me suis attelée d’un seul tenant à sa découverte et l’ai visité d’un seul trait. Ces Propos sur la littérature (sous-titre de l’ouvrage) m’ont laissée éblouie. Réconciliée pour un temps avec la matière littéraire et avec le monde de l’écriture. Le monde de l’écrivain Pierre Michon ! Le roi !

    Composé d’une sélection d’entretiens donnés par l’auteur des Vies Minuscules depuis 1984, Le roi vient quand il veut se compose de 30 chapitres aux titres prometteurs. On y croise des noms d’auteurs : Rimbaud et Balzac, Giono et Gracq ; des titres d’œuvres : Moby Dick et La Grande Beune ; des questionnements aux résonances bibliques : « Qu’as-tu fait de tes talents » ? Ou ordinaires : « Mais qu’est-ce qu’on va devenir » ? Le nom de Mégara annonce Salammbô et la présence de la Bible est explicitement mise au jour, chapitre 26 : « La Bible est mon pays ». D’autres titres évoquent la langue : « Je me parle en patois »/« La chair est la proie de la langue ». D’autres ont un sens au premier abord moins explicite et suscitent du moins la recherche et/ou l’interrogation : « La vache et l’archer »/« Pirate au long cours », « Si Zhongwen joue du luth » ou encore « Un jeu de vessies et de lanternes ». La question de l’écriture sera sans doute abordée aussi : « Je ne suis pas ce que j’écris », de même celle de l’avenir du livre : « En attendant l’autodafé ». Parmi tous ces titres celui, énigmatique entre tous, qui donne son titre à l’ouvrage tout entier : « Le roi vient quand il veut ».

        Chapitre essentiel du recueil d’entretiens, « Le roi vient quand il veut » (chapitre 6) livre des clés de lecture sur le travail de Pierre Michon, un travail en rapport étroit avec la peinture et en particulier avec le portrait. Pierre Michon considère l’art du portrait — « de la fin de la Guerre de cent ans à Picasso » — comme « la forme la plus achevée, la plus fragile, la plus émouvante du grand art d’Occident. « Art d’apparition », le portrait est pour l’auteur des Vies minuscules un « inducteur de connaissance, vérité révélée ». De ce « dialogue infini avec le sensible » prennent forme la connaissance des autres et la connaissance de soi. Car derrière les portraits se cache l’autoportrait, qui s’incarne successivement dans les différents personnages représentés sur la toile : « Je suis le sujet du portrait, le comte, c’est-à-dire dans mes textes le personnage de Watteau par exemple, ou Van Gogh. Je suis celui qui peint, et aussi celui qui raconte, le témoin, l’humble narrateur, le curé Carreau ou le facteur Roulin ; et je suis enfin une troisième voix qui apparaît ça et là dans mes textes, qui est moi sans doute, l’écrivain, le gratte-papier qui est mangé par l’ombre, tout au fond du tableau. J’aimerais bien qu’il y ait en plus le roi, c’est-à-dire la littérature, ou le sens, ou le vrai, ou peut-être tout simplement le lecteur. Mais le roi vient quand il veut » (p. 67).

    Et quand le roi vient pour l’écrivain, le « baromètre intérieur » de Pierre Michon le lui indique. Cela « marche ». Et cela marche lorsque les gens croisés dans la vie ordinaire semblent sortir tout droit de la « main d’un peintre ». Pour conduire à celle de l’écrivain Pierre Michon, hagiographe des vies invisibles, ces vies minuscules qui passent sans laisser de trace, sans que nul ne s’inquiète de leur présence au monde et encore moins de leur disparition. Cela marche « quand je suis ivre de mon sujet, quand je m’éprends de lui », déclare aussi Pierre Michon.

    Aux origines de l’écriture, les grandes émotions de l’école primaire, la magie des grands textes incantatoires. Le « Booz endormi » de La Légende des siècles, ou Salammbô de Gustave Flaubert : « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar ». C’est là, sans doute, dans le phrasé énigmatique des maîtres que s’est forgée chez Pierre Michon l’idée de la littérature comme « lieu d’exposition extrême à ce qui échappe aux hommes » et qui revient à Dieu. Ou à ce « qui en tient lieu ». « Forme déchue de la prière », la littérature est de l’ordre du sacré. « Dans la liturgie du texte », le langage religieux joue le rôle de « paliers, de piliers absolument imparables ». « Ce sont des relances, des coups de tambour », indispensables à la prose de Pierre Michon, « un peu comme le bumper dans un flipper ».

    Tout aussi importante et décisive, l’absence du père, sans laquelle, sans doute, la venue à l’écriture n’aurait pas eu lieu. Absence transcendée par la peinture, cet art sublime de « l’incarnation » ; et par la littérature. Ainsi, « Vies minuscules était un essai pour donner corps au père absent ». Aux origines de l’écriture enfin, la nécessité de vivre. Compenser en écrivant « l’incapacité à entrer dans la vie civile » et à travailler, compenser l’aphasie sociale par l’appétit hallucinatoire de l’écrivain. Un écrivain passionné par la « verticalité » biblique et par sa dramaturgie à deux voix (Yahvé et son peuple) aussi bien que par la période de Proust, de Faulkner ou de Flaubert. Faulkner, qui offre à Pierre Michon son portrait de l’écrivain dans la « Vie d’André Dufourneau » :

    « Allons, c’est bien à un écrivain qu’il ressemble : il existe un portrait du jeune Faulkner, qui comme lui était petit, où je reconnais cet air hautain à la fois et ensommeillé, l’œil pesant mais d’une gravité fulgurante et noire, et, sous une moustache d’encre qui jadis déroba la crudité de la lèvre vivante comme le fracas tu sous la parole dite, la même bouche amère et qui préfère sourire » (Vies minuscules, p. 23). Faulkner que l’on retrouve dans « La prose de Moby Dick », et dont Pierre Michon affirme qu’il lui a donné « la permission d’entrer dans la langue à coups de hache, la détermination énonciative, la grande voix invincible qui se met en marche dans un petit homme incertain. »

    Lire et relire Le roi vient quand il veut, c’est être de plain-pied avec la « vraie vie ». La « vraie vie » pour Pierre Michon, c’est la littérature. Et la littérature est dans le « secret de Melville ». Ce secret dont parle Maurice Blanchot, pour lequel les lecteurs sont comme l’équipage du Péquod vis-à-vis d’Achab. Reprenant la métaphore de Blanchot, Pierre Michon écrit : « L’homme qui écrit est, par rapport à l’écrivain qui est en lui, comme l’équipage du Péquod en face d’Achab. L’équipage assume tout le grotesque, le babil, le charabia, les lieux communs piétistes (on dirait aujourd’hui « la subversion »), la sacristie et la main-d’œuvre, la couverture médiatique ; Achab c’est le sublime : la sortie du lieu commun, du communautaire, du bien-pensant, des ligues de vertu piétistes et subversives. Achab est intolérable, il est la littérature. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Pierre Michon  Le roi vient quand il veut






    PIERRE MICHON




    ■ Pierre Michon
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    Les Onze (lecture d’AP)
    Vie de Joseph Roulin (lecture d’AP)
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