Étiquette : Plounéour-Ménez


  • Françoise Louise Demorgny | point












    point




    un point est un lieu au sein duquel on ne peut distinguer         
    aucun autre lieu que lui-même


    Que le point en géométrie soit la plus petite portion concevable de l’espace, soit, mais qu’il n’ait ni longueur ni largeur ni épaisseur, voilà qui est impossible à croire malgré la confiance que je voue au maître.
    Qu’entre deux points d’une droite on doive loger une infinité de points achève de me confondre.
    En somme, si je comprends bien, entre deux points voisins de cette ligne, si l’on a le geste fin et délicat, on peut intercaler des milliards et des milliards de pointillés et dans les intervalles, encore des milliards et des milliards de points. J’aimerais le voir faire, lui, le maître !
    Je deviens une petite fille circonspecte. À qui on ne la fait pas.
    L’idée chemine avec difficulté dans mon esprit jusque sous l’édredon de plumes mais à force à force, à la longue, elle réconcilie dans mon esprit deux mondes qui jusque-là s’opposaient vaguement. Au fond, le maître et sa définition du point rejoignent Monsieur le Curé et sa version de l’âme.
    L’impondérable me tombe dessus pour longtemps.




    Françoise Louise Demorgny, Pointillés, éditions Isabelle Sauvage, Collection singuliers pluriel, 29410 Plounéour-Ménez, 2019, pp. 46-47.





    Françoise Louise Demorgny  Pointillés





    FRANÇOISE   LOUISE  DEMORGNY


    Demorgny_francoise-e1541761034266
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    une notice bio-bibliographique sur Françoise Louise Demorgny
    → (sur le site des éditions isabelle sauvage)
    la page de l’éditeur sur Pointillés
    → (sur En attendant Nadeau)
    une note de lecture de Marie Étienne sur Pointillés





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  • Sofia Queiros | [je à la pointe du jour]



    [JE À LA POINTE DU JOUR]



    je à la pointe du jour traverse la ville en solitaire lueur matinale éclaire les maisons closes me questionne sur les bruits qui enflent qui ronflent sur mon goût pour les pénombres les greniers les ruines les pierres tout ce qui de guingois les gens désarticulés suis cette femme qui se trient devant la foule fière et décidée ou cette autre qui ramasse des cailloux qu’elle enveloppe dans un mouchoir en tissu écossais comme si précieux se reconnaît




    elle noue ses cheveux sur la nuque accroche à ses oreilles des boucles à plumes et paillettes traverse un nuage de parfum fait des ronds avec sa bouche des ronds de fumée comme une actrice noire et blanche se perche sur un tabouret comme au cabaret des talons aiguilles rouges des bas le grand jeu pour son miroir pour un soir demande à ce qu’un homme lui décroche la lune très premier degré




    […]




    je dénoue mes cheveux longs filasses mes paupières s’affadissent et s’affaissent mes joues bajoues se coupent de rose les pattes d’oie aux coins de mes yeux se creusent mon menton se décroche en galoche je suis une vieille dame prête à renoncer à mon corps mais pour le reste je réfute je tempête et je houspille je manie le parapluie le cabas et le caddie et j’inventorie



    Sofia Queiros, Sommes nous, Éditions Isabelle Sauvage, Collection présent (im)parfait, 29410 Plounéour-Ménez, 2017, pp. 19-20-22.






    Sofia Queiros, Sommes nous.jpg 2








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  • Anne Calas, Honneur aux serrures

    par Angèle Paoli

    Anne Calas, Honneur aux serrures,
    Éditions Isabelle Sauvage, Collection présent (im)parfait,
    29410 Plounéour-Ménez, 2016.



    Lecture d’Angèle Paoli




    « JE DÉBORDE À LA MARGE »



    Honneur aux serrures. Quel titre ! L’association est inattendue. Et si le lecteur pense trouver ici tout l’attirail du parfait serrurier, il sera vite déconcerté. Association de malfaiteurs, alors ? Non, bien sûr. Car il s’agit de poésie. La maîtresse d’œuvre de ce recueil est Anne Calas, dont les précédents ouvrages m’ont déjà sensibilisée à l’originalité de l’écriture. Avec ce dernier opus qui met les serrures à l’honneur, la poète, qui est aussi comédienne chanteuse jardinière, mécanicienne à ses heures (garagiste ?) et surtout grande amoureuse, poursuit son entreprise d’ouverture d’« espaces poétiques ». Et pour permettre au champ des possibles d’avoir lieu, il faut faire sauter les serrures. Les serrures antérieures. Celles du passé de la langue du langage de l’écriture. Et du sexe. Il y faut un optimisme lumineux, une confiance exubérante dans l’amour qu’elle porte à celui à qui elle dédie son livre (à Yves). « J’écrirai toujours pour toi », écrit-elle. Rien n’arrête Anne Calas. Rien n’arrête son élan son bonheur à dire et à nommer. Son bonheur est plénitude.

    Le déverrouillage se fait en deux temps (au moins) :

    « en hiver, au printemps, honneur aux cylindres ! »

    « à l’été, honneur aux serrures ! »

    Huilées par le sperme de l’amant, les serrures sautent :

    « Le grand foutroir et dans ma bouche le mur absorbe le soleil d’hiver. Une éponge de miel, un liquide marié de meringue sur le pont aux serrures. Yeux noirs de l’enfant Océan chérubin-charbon. Il est midi. »

    ou encore, côté femme :

    « si je pouvais l’être enfoui et chaque jour

    cet éblouissement de framboise écrasée

    cette sidération adolescente à la bouche charnue

    tendre douce

    qui sait con      tente       [tout] »

    On le comprend aisément, cet Honneur aux serrures est un long chant d’amour. Qui offre toutes les palettes du sentiment amoureux et en renouvelle l’énergie : fantaisies, exigences, tendresses, jeux sont conviés sans réserve… Même si le chant d’amour se construit « au milieu d’un grand vide »

    « parce qu’un beau jour un amour

    arrive ».

    Le chant s’ouvre sur des retrouvailles après un temps d’absence et s’enfle d’aveu en aveu avec des poèmes qui montent en puissance au cours des trois sections. La dernière étant, à mon sens, la plus exaltante. Et l’on passe de l’indécence candide et comique d’une scène réjouissante :

    « […] tu ris

    de me regarder

    danser sur le lit       pisser debout

    devant toi

    dans la lumière du matin »

    à la douceur extrême de la caresse

    « […] extravagante perception

    de l’amour, main pleine

    d’un duvet de cygne »

    pour s’affirmer dans la revendication :

    « Je revendique le droit d’aimer. Sans défense à la grille. Sans fruits déjà noués. »

    L’amour se décline à chaque instant, jusque dans cet aveu bouleversant :

    « Ce n’est pas grave si le temps passe, ce n’est pas grave.

    Je t’aime dans mes ruines. »

    Ainsi Anne Calas ose. Elle dit, suggère parfois plus qu’elle ne dit, avec des images fruitées, colorées, savoureuses, les suavités du sexe rendu à sa jeunesse adolescente. Joueuse, aussi. Elle joue avec les associations inattendues d’objets d’idées d’actions. Parfois jusqu’à l’incongruité mystérieuse dont seule la poète détient les clés :

    « Sous la cloche de verre une râpe, scories de temps, anneau de Saturne comme pleurerait le papier. »

    Dans le même poème, on trouve aussi cette sidération devant sa propre création :

    « L’illusion et la vérité, splendeur des mots sur la page et leurs bouleversements stellaires. »

    Le territoire qu’explore Anne Calas est riche — rivière / fleuve / lacs / terre / maison / « rideaux fleuris » / allées plantées d’arbres / jardin avec fleurs / mer… — qui se découvre dans la plénitude des saisons et dans la variété des plaisirs qui s’y déclinent. Gourmandises et saveurs, « brassée de pêches blanches », mais aussi petits bonheurs du jour qui se vivent dans le partage et dans la simplicité de la présence. Jusque dans le suspens des gestes :

    « tu es là, dans la cuisine, assis depuis longtemps,

    tu m’attends ».

    Dans les différentes sections du recueil (trois en tout), on trouve de quoi danser et rire, de quoi jouer et de quoi ravir l’amant :

    « et je te vois :

    sidéré devant ce gris-gris revenu du néant

    un soutien-gorge suspendu au lustre de l’entrée

    un feu de plein été… »

    En dehors de l’amant, on croise tout ce qui constitue le territoire intérieur de la poète. Tout ce qui a modelé ses goûts son caractère sa personnalité. Chanteurs et chansons, Alain Bashung et Bob Dylan, spectacles de jongleries (Rosie Rose), auteurs affectionnés. Henry Miller ; Samuel Beckett — Cap au pire ; mais aussi des poètes comme Mathieu Bénézet et Dominique Fourcade… Et d’autres encore, dont la présence se manifeste par des citations en italiques. Ainsi de ces deux vers :

    « mâchouillement obscur entre les ventres des bateaux amarrés », empruntés à La Naissance du jour de Colette.

    La toute première section de la première partie du recueil — « ceci est » — offre à elle seule un échantillonnage intéressant de ces paysages, y compris dans la forme du poème. Ainsi de ce poème qui commence comme un inventaire et se poursuit sur des équivalences inattendues alliant nature et mécanique, marquées par le signe = :

    « trois étoiles orangées

    un coussin        moelleux

    deux étincelles

    dans le carburateur =

    une maison un chemin collimateur à douze tilleuls

    six marronniers détonateurs ».

    Deux pages plus loin, la poète poursuit son jeu des associations où s’unissent les contraires :

    « les pavés débordent

    de pollens

    = territoires en pointillés ».

    Il arrive que la poète utilise les crochets. Elle y range quelques mots. Sans doute pour ménager un ralentissement, ou même une pause dans le rythme effréné qui est le sien. Cela prend parfois la tonalité d’un aparté. D’une confidence qui vient adoucir le contexte. Qui met l’accent sur l’intime :

    «[…] je m’allonge

    dos vibrant comme

    un champ électrique

    ouvrant sur [ma petite chambre]

    je t’espère — anatomie

    pont suspendu     mon amour »

    ou au contraire une insistance : « [je veux dire ça] » qui vient appuyer une métaphore culottée.

    « la maison flotte dans un printemps que l’été serre de près marque

    à la culotte [je veux dire ça] ».

    Je ne peux m’empêcher de sourire à ce « ça » qui me renvoie inévitablement au « ça » de Nathalie Sarraute. Je ris de la transformation qu’Anne Calas lui fait subir. Je ris aussi de la volonté attendrissante et têtue que manifeste la poète pour donner à sa « culotte » une présence dans le poème sans l’ajuster pour autant à un contexte travaillé. J’aime cette liberté de ton si particulière et tout compte fait, assez peu courante, qu’a Anne Calas dans son écriture.

    Il y a beaucoup à dire encore, tant est riche la foisonnante inventivité de la poète. Jusqu’où cette énergie débordante ? Lorsque dans le poème 15 de « absolutely sweet Mary », la poète écrit :

    « J’apporte enfin une chaise pour m’asseoir. »

    le lecteur est tout étonné de cet aveu inhabituel sous la plume d’Anne Calas.

    Ainsi lire ce dernier ouvrage et les poèmes qui le composent, c’est se laisser prendre dans le tourbillon de la vitalité de la poète, dans son énergie vitale, dans sa soif inextinguible de l’amour. C’est partager un moment de vie qui entraîne dans sa verve créatrice. Car, outre cette vitalité insatiable, Anne Calas a un talent fou. Et cet Honneur aux serrures est une promesse de plaisir pour qui accepte de pousser la porte. Un plaisir qui va croissant au fur et à mesure que l’on progresse dans l’aventure qu’elle nous livre. Sans retenue, avec la prise de risque que cela comporte.

    Entrer dans les « paysages/intérieurs » d’Anne Calas, c’est faire le choix du multiple. Il y a bien sûr des lieux de prédilection parmi lesquels la maison au pied du Ventoux, ses « effarements d’ailes », ses « persiennes angéliques », ses « sauges bleues » et ses « accélérations verticales ». Mais il y aussi des écarts qui se vivent au-delà des cartes, hors lignes :

    « je déborde à la marge »

    écrit Anne Calas. Des écarts comme je les aime, ceux que je retrouve dans le tout petit poème suivant :

    « silence

    tout se défait

    il tiède encore immaculé

    presque personne ici ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Anne Calas, Honneur aux serrures







    ANNE CALAS


    Vignette anne calas





    ■ Anne Calas
    sur Terres de femmes


    [Mon île fantastique et joyeuse] (poème extrait de Déesses de corrida)
    Val cosmique (autre poème extrait de Déesses de corrida)
    [Ni princesse, ni d’hier ni d’aujourd’hui] (extrait d’Honneur aux serrures)
    Littoral 12 (lecture d’AP)
    Yves di Manno | Anne Calas | [par transparence d’une vitre] (extrait d’Une, traversée)




    ■ Voir aussi ▼


    le site personnel d’Anne Calas
    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la page de l’éditeur sur Anne Calas





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  • Jacques Roman, Proférations

    par Isabelle Lévesque

    Jacques Roman, Proférations,
    Éditions Isabelle Sauvage,
    Collection présent (im)parfait,
    29410 Plounéour-Ménez,
    2015.



    Lecture d’Isabelle Lévesque




    Ce que l’on prend pour ma voix est la
    voix d’un étranger qui rapporte le récit d’un idiot
    plein de bruit et de fureur. […] Oubliez mon visage, mes
    larmes, mais n’oubliez pas la voix qui ne m’appartient pas, la
    voix incarnée de l’humaine inspiration.


    Jacques Roman,Revue des Belles Lettres, 2012, n°2.



    Placer la voix sur la portée, dans l’action véritable, plurielle. Inverser le cours : « De la faux à la voix » car « je profère en faucheur ». Ce n’est pas une maxime, mais le tour de Jacques Roman. Entre l’abandon et l’élan, énoncer : abattu alimente le surgissement de la parole, « la surprise d’être dressé parlant ». Cette station debout qui d’homo erectus en homo sapiens fit l’homme marchant, courant, chassant et terrorisant « la savane », permit le développement de son cerveau et fit naître la voix « avant le feu ». Le poète se redresse et parle, il renouvelle ce geste de résistance et de vie. Au début fut fait homme, un « soc », conquérant, un soc d’os, arme tranchante. La parole (poétique) : de cet ordre. Voilà ce que nous indiquent les deux pages en italique qui précèdent le corps du livre. Treize textes à dire, dont certains déjà publiés, en arpentant la scène du monde tant que.

    Place à la parole ancestrale, phylogénique et nue-ponctuée, proférée, redite si son élan le requiert. Elle sera : prophétie nourrie d’origine, claire et sonnante. Le poète écrit à haute voix, parfois à voix-cri. Le mot « voix » autour du feu danse, ou sur la phrase se jette, juxtaposé. Comme « mort », décliné, « une voix emportée », pythie à naître ? Proximité de sons : amour, mortel ; proférations déjà sur ce seuil qui fait battre des syllabes proches, « une voix vivante au cœur du corps ».

    Les saisons emportent la voix des aimés, mouvement de nature, mais faire « tourbillonner » la voix « dans l’ouragan », c’est la reconnaître comme sienne. Elle résiste au « souffle de la mort », lu comme oxymore, c’est le vent, le souffle qui balaie car cette voix « hante » (vit). Requiem, non, la voix : ce qui reste, même si le nom sur la pierre n’est plus lisible ou le carnet « effacé », car l’angle bouge et brasse, le support résigné ne montre plus rien. La « voix vierge », sainte de son humanité intangible, parcourt les lieux : jardin, crique, chambre, tout endroit traversé par elle. Elle devient ce qui fonde et résiste. Le poète traversé restitue la naissance, sa voix est « une épaule, un ventre, un sexe », « sans souci de » : en une, toutes, « ni mienne ni tienne », universelle et « l’éternité recommencera ».

    Rester « coi ». La seconde profération prend le contre-pied de la voix. Regarder ce qui demeure, même tu. Développé en « ça », détermination sujette à l’indéfinie matière (des pissenlits), aux soucis (mouron), à ce qui coince, « le travers de sa gorge » jusqu’à « ci-gît », « en attendant que couic ». L’énumération agite les mots sorciers coincés espérant une avancée et « ça piétine ». De Narcisse en Brassens (« les trompettes mal embouchées de la renommée »), tout ramener vers soi pour rester coi dans son vomi inaltéré, de prophète en cigüe, de « pitrerie » en tragédie vendue, d’ores et déjà consumée. L’altération du tout amenuisé, les concaténations l’avalent pour le recracher, faut-il s’en soucier ? Reliés par la voix proférant-muette, alternant de petits riens agglutinés en prose désaxée, la langue n’est pas sept fois tournée. Préceptes ou lieux communs retournés au degré zéro du dire, « ni vu ni connu », alimentent le texte à la façon de. La rature avait nourri un livre précédent de Jacques Roman, édité par Isabelle Sauvage, autre présupposé… Ce qui fut supprimé a construit ce qui est, la voix qui fuse charrie la boue des mots qui feront le terreau chamboulé de chiendent pour pousser (le cri). Alors c’est dialogué, sans ponctuer, car pas ralentir, ça court sous la peau : c’est proféré, de loin, de près. Théâtre dans son enchaînement de didascalies jetées, fosse pleine de cris du haut-parleur activé, machinerie, machiniste, logorrhée, cris d’oiseaux engorgés mal dégrossis, « idiot ligoté » – les mots. Jubilation organique, jouir d’écrire d’une traite à rabattre caquet de couper. Respirer.

    Autre constante en scène, le sang : la langue verse les globules mêlés, le rouge, le blanc. En gorge, style télégraphique réduit à ânonner (« stop »), minimal message au télégraphe passé, moulinette du texte, ou bien, parenthèse ouverte sans être fermée, la longue énumération de topiques broyés, « la poussière nous mord », et la langue joue les calembours variables pour être secouée (« Les mots malades de la peste molle », salut à La Fontaine). Quelle maladie pour cette syntaxe qui oublie les subordonnées au profit d’une parataxe en expansion constante ?

    Mal profond, une colère à libérer les démons, les mots orchestrés sont devenus fous. Folie assumée, proférée, comme préférée au logos imparable qui nous broie. Le noir, « le mot loup et le mot trou le mot trou et le mot clou », pas que les sons, « cet amour engendré du courroux quand au palais va la langue au duel et c’était défi défi contre mots mous ». La langue est libre.

    « qu’une voix en arme vous reconduise au lit de l’imagination qui vous enfanta et que nous revienne la tonalité comme le sang au cœur, qu’elle nous revienne sur les sols à jamais dépeuplés d’aide où poussent les pleurs »

    Proférations en cela de violence à dire intact sans moudre, mouler, assagir. Dire en avant le texte, sur scène, sans jouer, les répliques à inventer. « JE M’APPELLE ÉTRANGER », langage battu, « craché » à devenir inclusif, le répéter. Rage contre le sort réservé à ceux qui (pas « comme nous », les fous, les étrangers pas d’« ici »). Rage contre les puissants, ceux qui cadrent la vie et forment les rangs.

    Montaigne interrogeait : « Qui mit jamais à tel prix, le service de la mercadence et de la trafique ? Tant de villes rasees, tant de nations exterminees, tant de millions de peuples, passez au fil de l’espee, et la plus riche et belle partie du monde bouleversee, pour la negotiation des perles et du poivre : Mechaniques victoires. » Il dénonçait les crimes commis au nom du profit. Jacques Roman en reprend les termes et saisit son bâton :


    « se tailler un bâton de vie de vie le bâton dernier bâton de noisetier bâton de colère sainte et saint bâton musclé déterminé à tenir à distance larageuse mercadence et la trafique le spectacle la comédie la foireuse représentation de la vanité rampante devant l’or en son théâtre »


    Le poète acteur parleur diseur est aussi lecteur : Samuel Beckett, Guy Debord et Montaigne, Molière et Michaux dans son Grand Combat… Il faut se battre, se débattre. Dans un entretien radiodiffusé 1, Jacques Roman affirme que « la poésie commence avec l’injustice et donc avec la colère ». Cela commence avec l’enfance. Aussi. Le bâton, il est ici/là/partout dans cette profération, c’est celui de l’enfant qui gardait les vaches dans les montagnes d’Auvergne, bâton de travail et de jeu (mais c’est aussi celui du Père Ubu). Bâton qui assomme, bastonne et fait fuir ceux qui frappent l’enfant à coups de tisonnier et tous ceux qui ont la main sur nous, qui offensent et qui humilient.


    « bâton maniant terre et maniant monde contre monde maniant en rêve bâton contre salauds contre pape contre curé contre chef contre votre honneur bâton outil sceptre bâton paysan contre canne à pommeau et canne-épée canne à poison et canne-crosse / bâton de vieil enfant »


    Langue débridée d’un poète généreux, donc rageur, à la langue proliférante « pour se familiariser avec la mort » (Bataille à la rescousse) ? Profération née de stupéfaction ou : « Plus m’enlise et plus m’enlise », « créature de quel marécage ? ». La question posée montre la langue écorchée, la fin en questions lancées plusieurs fois par « quoi », sujet de phrases hébétées, Beckett et ses fantômes jouant la question.

    Ni ne se calme ni ne se modère, Jacques Roman.

    Une dernière section chavire le tout : les morceaux laissés pour morts, enlisés, profèrent les avatars assoiffés des parties du livre (toutes les voix), les auteurs lus, leurs personnages, saluent à la fin. Vivants, ils entendent en cortège mêlé le défilé des voix, chœur hypertrophié « de nos morceaux », « legs dûment signé » des proférations. Tous ces faucheurs sont aussi des semeurs au geste large qui disent : « Salut et adieu ! » Agonie superbe avant de partager avec Cesare Pavese « ce long, très long et merveilleux silence ».



    Isabelle Lévesque
    D.R. Texte Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes




    ________________________________
    1. Deux entretiens à retrouver sur Cultur@ctif






    Jacques Roman, Proférations






    JACQUES  ROMAN


    Jacques Roman 2




    ■ Jacques Roman ▼
    sur Terres de femmes

    Le là embrase son corps (extrait de D’entente avec oui)
    [La rature, accouplée à la jouissance d’écrire] (extrait de le dit du raturé/////le dit du lézardé)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le Cultur@ctif Suisse)
    plusieurs pages sur Jacques Roman dont une notice bio-bibliographique
    → (sur Terre à ciel)
    un dossier Jacques Roman
    → (sur letemps.ch)
    un entretien avec Jacques Roman




    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Stéphane Korvin | [on déplace les muettes]



    [ON DÉPLACE LES MUETTES]




    on déplace les muettes, on essuie les chutes, on renverse les chaises, la table ressemble à une petite pièce noire, l’ombre descend jusqu’à la cave

    le verbe blottir

    les causes se sont immobilisées, dans le lit tu me cherches des mains

    « quand que je ne serai plus là » reste un grand bruit

    cela n’existe pas les petits coffres murés qui claquent sous la peau ?

    tu m’offres la pluie, l’entrain et une trêve, leurs masses s’échangent : « nous ferons du feu avec nos corps »

    nous le ferons sans boire puisque que j’ai les lèvres brûlées




    Stéphane Korvin, Noise, éditions Isabelle Sauvage, Collection présent (im)parfait, 29410 Plounéour-Ménez, 2015, page 72.






    Noise






    STÉPHANE KORVIN


    Korvin_stephane
    Source



    ■ Stéphane Korvin
    sur Terres de femmes

    [le vent se bombe] (poème extrait de bas de casse)



    ■ Voir aussi ▼

    le site de Stéphane Korvin
    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    une notice bio-bibliographique sur Stéphane Korvin




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  • Yves di Manno | Anne Calas | [par transparence d’une vitre]



    Anne-Calas-NYC-drap-sér-1-2
    Ph. © Anne Calas | isabelle sauvage
    Source








    [PAR TRANSPARENCE D’UNE VITRE]



    par transparence
    d’une vitre

    à l’autre en travers
    de ses nuits

    (si le jour cède)

    : femme au miroir
    dans la baignoire

    noyée de pluie

    la jambe bue
    repliée sur

    le drap défait

    l’épaule au creux
    de l’oreiller

    le sein caché
    (puis découvert)

    le regard qui
    chavire de cette

    liesse intime

    (la nuit n’y
    est pour rien

    (un miroir)
    suspendu

    au mur
    (du fond)

    comme un sigle
    (une sangle)

    son dos pris
    (dans le cadre)

    : du reflet :

    un regard
    suffirait

    : un portrait

    sur la toile
    cirée dans l’angle

    un vase vide
    (à distance)

    : une carafe
    au bord

                 du lit



    Yves di Manno (texte) | Anne Calas (photographies), « la série monotype », in Une, traversée, Éditions Isabelle Sauvage, Collection Ligatures, 29410 Plounéour-Ménez, 2014, pp. 48-49-50.






    Une-traversée





    ■ Yves di Manno
    sur Terres de femmes


    après Privas… Nicolas Pesquès (I). « du geste une écriture » (article republié dans Terre ni ciel)
    féal (poème extrait de Champs)
    Objets d’Amérique (note de lecture d’AP)
    [pour rejoindre en lisière de la page] (extrait de Terre sienne)
    Terre ni ciel (note de lecture d’AP)




    ■ Anne Calas
    sur Terres de femmes


    [Mon île fantastique et joyeuse] (poème extrait de Déesses de corrida)
    Val cosmique (autre poème extrait de Déesses de corrida)
    Honneur aux serrures (lecture d’AP)
    Littoral 12 (lecture d’AP)
    [Ni princesse, ni d’hier ni d’aujourd’hui] (extrait d’Honneur aux serrures)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des Éditions Isabelle Sauvage)
    la fiche de l’éditeur consacrée à Une, traversée






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