Étiquette : Poème


  • Emmanuel Moses, Quatuor

    par Angèle Paoli

    Emmanuel Moses, Quatuor, II, Poème,
    Le Bruit du temps éditions, 2020
    [en librairie le 6 mars 2020].



    Lecture d’Angèle Paoli


    JONGLERIES TALENTUEUSES ENTRE EXULTATION ET DÉSESPOIR





    Dernier recueil d’Emmanuel Moses, Quatuor est une vaste et puissante composition poétique qui marie, avec le même élan et la même ferveur, vision spirituelle et philosophique, et évocations personnelles. L’ensemble est jointoyé par le ciment fondateur de l’humour, de l’expérience, des souvenirs et de la culture. L’universelle et l’hébraïque. Dans ce recueil, dont le titre m’évoque les Four Quartets de T.S. Eliot, la partition poétique et musicale se structure en quatre mouvements. La rencontre, hasard et émerveillement (I) ; le temps/la différence (séparation) / l’indifférence (l’indistinction) (II) ; la mémoire (Si je t’oublie Jérusalem…) (III) ; l’amour et la mort, inséparables partenaires (IV) qui font osciller les vies entre force et fragilité, entre angoisse et bonheur.

    D’un mouvement à l’autre s’entrelacent des leitmotive qui tissent l’univers musical des quatre poèmes et confèrent à l’ensemble sa grande homogénéité lyrique. Par leur forme, et par le souffle qui les anime, les poèmes font penser au genre soutenu de l’ode, j’oserais dire psaume, et les vers par leur ampleur et leur discontinuité évoquent le verset. Les résonances bibliques, implicites ou explicites, abondent. Elles entretiennent avec l’ensemble du texte une relation étroite, laquelle souligne une parfaite adéquation entre pensée et respiration. Encloses toutes deux dans un même souffle. Un souffle si puissant qu’il en devient exalté/exaltant. Le lecteur enthousiasmé se laisse porter et emporter par la vague, tour à tour descendante ascendante. Le chant qui conduit le lecteur l’entraîne dans une houle sans fin qui l’enchante, poète et lecteur voguant de conserve « vers le Grand Horizon ».

    Cherchant malgré tout à garder quelque distance, je vais tenter ici de me lancer dans une approche plus argumentée. Peut-être pas dans le détail de chacun des poèmes, mais dans leur ensemble, tels que je les perçois et tels qu’ils me touchent.

    J’ai évoqué un peu plus haut le caractère soutenu propre à l’ode. Ce serait une erreur que d’en faire un élément distinctif. Car le ton peut être naturel ; parlé presque ; tiré de la vie même et des propos coutumiers que l’on échange au cours d’une conversation. À lire l’incipit du premier chant, il n’y paraît donc pas. Mais il ne faut pas croire pour autant que le poète se contente de n’emprunter que cette voie/voix. Car le poète a bien des cordes à sa lyre.

    Le premier mouvement — on pourrait aussi l’appeler « motif » — est centré sur les hasards de la rencontre. Avec beaucoup d’humour, Emmanuel Moses énumère une succession de bizarreries ordinaires liées à l’enchaînement de causes et effets extérieurs à notre volonté.

    « Tu rencontres quelqu’un, un type, mettons sur un quai de gare ou

    dans le train

    Il y avait une chance sur un million pour que vous vous croisiez ».

    Très vite, par-delà l’anecdotique, surgissent, sans que l’on y prenne garde, des éléments structurants du poème. De répétitions en variations sur les répétitions, le poète progresse par l’introduction d’un terme nouveau, lequel bénéficie alors de plusieurs occurrences jusqu’au moment où se glisse un terme porteur d’une nouvelle image, qui entraîne à son tour une nouvelle inflexion dans le narré de l’histoire… Entre temps, dans le « faisceau de circonstances » dans lequel nous voilà embarqués, surviennent l’amour et la mort qui agissent toujours de concert, et par surprise, jusque dans une chambre d’hôtel :

    « L’amour surgi du hasard

    La mort survenue sans prévenir ».

    Fort de cette vérité, le poète enjoint son semblable, par une série d’injonctions parfois loufoques, à le suivre dans ses desseins.

    « Oublions un instant qu’il n’est nulle échappatoire »

    « Soyons poètes dans les hôtels ! »

    « Trinquons en solitaire à la poésie de l’impondérable ».

    Une première vérité en entraîne une autre, construite sur une série de dénis ou de négations :

    « [i]l n’y a pas de souffleur »

    ou encore :

    « [i]l n’y a pas de texte, pas d’auteur, pas de metteur en scène,

    ni de dramaturge. »

    Et, plus avant dans le poème, la reprise du refrain :

    « Il n’y a rien, mes amis, que la matière soumise à tous les aléas ».

    Ou encore, un peu plus loin :

    « Tout est matière exposée, livrée au travail de l’accident

    Parce qu’il n’y a pas d’entremetteur ».

    Pourtant, de ce néant généralisé, apparemment désespéré et vide de sens, émerge toujours l’inattendu :

    « Et soudain quelque chose se passe ».

    C’est d’abord le « vent libre ». Et donc la « liberté ». La liberté ?

    « C’est aussi accepter le hasard comme point de départ ».

    Hasard de la rencontre imprévue, celle par exemple que fait le poète de ce « type dans un champ », le jour de l’enterrement de son oncle. Le poète se lance alors dans un dialogue imaginaire, chacun des interlocuteurs se livrant à un discours corrélé à son état ou à sa situation :

    « Tu aurais pu le rencontrer à l’aéroport

    Il t’aurait parlé de sa glèbe bretonne et des mers céréalières sous

    la houle

    Et toi de ton ciel juif où plongent tes racines, où enfoncent tes pas

    et ceux des tiens ».

    Les péripéties liées à ce souvenir personnel donnent lieu à toute une suite d’histoires vécues ou imaginaires portées jusqu’au délire noir du meurtre… Pris de vertige, le lecteur cherche des points d’appuis, des balises qui lui restitueraient son équilibre. Il les trouve dans l’enchaînement des différents épisodes à partir de la formule conditionnelle toujours recommencée :

    « Tu aurais pu le rencontrer sur un quai », « à l’aéroport » … « dans un bus » … « chez des amis ».

    L’entrée en scène du vent est un exemple évocateur de la manière dont procède le poète. Le rythme change s’accélère se développe s’enfle. Les phrases s’allongent, prennent un tour ascendant, se prolongent dans le vers suivant. L’absence totale de point en fin de vers, les enjambements d’un verset au verset suivant, les répétitions anaphoriques, les parallélismes, les apostrophes… contribuent à donner au verset son impulsion et à créer ce mouvement d’ondulation prolongée. Aux vers longs succèdent soudain des vers plus brefs qui viennent ralentir cette course. Permettent de reprendre souffle et d’amorcer une pente descendante. C’est aussi là le signe prosodique de la discontinuité du verset. Qui n’a de sens que pour rendre compte de la discontinuité des événements :

    « Encore un instant de lumière

    Le vent poursuit sa course comme la liberté balaie l’existence

    Tu as compris le sens de l’existence, un certain sens, du moins

    Et la compréhension n’est jamais définitive, elle ne prend pas racine

    Elle va et vient, tel le vent dans ta figure, sous les paupières et au fond

    des narines ».

    Après les moments d’enthousiasme surviennent les chutes. Lesquelles sont liées « au choc inouï d’être | De sortir du néant et d’aller à la mort ».

    Le néant qui n’est pas la mort. Suit une longue réflexion sur ce qui les distingue l’un de l’autre. Mais la liberté, mot sésame du chant premier, rend momentanément son enthousiasme au poète, sa confiance et son espoir. Avec l’enthousiasme, la phrase enfle à nouveau, reprend son mouvement ascendant, réitère sa remontée vers les crêtes :

    « Mais il y a toujours quelqu’un pour te sauver, enfin, parfois, plutôt

    Il y a toujours une femme pour te sauver, enfin, parfois

    Et il y a toujours des rêves salvateurs sinon rédempteurs

    Parce que, oui, tu crois au grand salut par le rêve

    Qui est le souffle nocturne de la liberté sous la voûte de ton crâne

    Alors es-tu fortuit, toi qui viens à moi ? ».

    La rencontre peut prendre toutes sortes de formes ou d’apparences, elle est toujours une opportunité, une promesse d’enrichissement. Elle peut être « une formidable création à deux » si par extraordinaire le poète fait l’expérience magique de la rencontre avec son lecteur :

    « une sacrée rencontre » que celle-ci « [e]ntre des mots sur une page blanche et toi ».

    Le poète poursuit sa composition, avec le temps d’abord (second mouvement) puis avec la mémoire (troisième mouvement) et enfin avec l’amour/la mort (quatrième mouvement). Il poursuit ses questionnements, toujours selon la même structure d’encadrement d’une unité, d’une nouvelle séquence :

    « Je regarde mes mains » […]

    « Y a-t-il un but à tout cela ? Un but à l’enfantement et à la mort ?  » […]

    « Je regarde mes mains ».

    Les mains la barque le temps. L’orme. Autant d’images clés que le poète pose comme des cairns dans le poème. Elles servent de points de repère dans le déroulement des idées et le balancement des oppositions. Certitude et scepticisme ; séparation et indistinction ; différenciation et indifférenciation ; instant et éternité…

    « Indifférence ou différence ?

    Je n’oublie pas l’étymologie du mot, le verbe latin differre

    […]

    Et qui a pour sens premier disperser la cendre au loin

    Pour deuxième acception transplanter des arbres en les espaçant

    Plus particulièrement des ormes, en les disposant en rangées ».

    Je ne peux me retenir de consulter le vieux dictionnaire Gaffiot de mes études. Differre. « In versum distulit ulmos. » Virgile, Géorgiques (IV, 144) : « il transplanta aussi et disposa par rangées des ormes déjà grands ».

    Séparer espacer distinguer sont actes fondateurs. Emmanuel Moses le sait, qui en accepte la vérité. Et le poète de promener son regard attentif (attendri ?) sur l’orme, « grand arbre de nos contrées », d’en décrire par le menu feuilles écorces et fleurs et de conclure cette évocation poétique par une réflexion inspirée de l’Ecclésiaste (déjà présent dans l’incipit du second mouvement), laquelle le conduit à affirmer :

    « [s]ans différence, le terme même de disparition perd sa pertinence ».

    Et plus loin :

    « Sans différence pas d’écart, de retard ou de distance

    Sans différence pas de mort ni de fin de toute chose ».

    Ou encore par cette interrogation qui poursuit le poète :

    « Peut-être que c’est cela Dieu : l’au-delà des apparences diverses

    L’indifférence suprême, l’indifférencié suprême ».

    Les réflexions s’entrelacent les unes aux autres à la manière de cercles continus qui se superposent un certain temps puis soudain se scindent pour intégrer une nouvelle spirale. Ainsi, dans le troisième mouvement consacré à la mémoire — « Je marchais dans les rues de Jérusalem / Si je t’oublie Jérusalem —, le poète écrit-il, évoquant un moment de bonheur au cours duquel lui reviennent les vers du Vaisseau d’or d’Émile Nelligan :

    « D’autres anneaux s’entre-pénétrant

    Des anneaux sur la piste sablée de ma mémoire

    Avec lesquels je jongle inlassablement, qui jonglent avec moi, tout autant

    Face à des bancs déserts

    Ou alors peuplés de fantômes ».

    Jongleur infatigable, Emmanuel Moses évolue dans des souvenirs peuplés d’images, les unes réelles et concrètes, les autres tirées de lectures plurielles et abondantes, de lieux aimés ou rêvés, de réminiscences, de versets bibliques et de poèmes… Bercé par les versets du Psaume de Jérémie – « Si je t’oublie, Jérusalem ! » –, le poète, fantôme parmi les fantômes, se souvient. Il se souvient de Paris et de ses morts. De « la soldatesque allemande » et de la Gestapo, des « Juifs arrêtés », de

    « Paris rouge comme l’étoile jaune

    Paris de mon haut mal

    Et de mon plus haut amour ».

    Il se souvient du camp de Drancy dont il ne reste rien.

    Le dernier mouvement du recueil signe l’apothéose de Quatuor. Le poème s’inscrit dans une langue de feu. Qui va de l’incandescence du ciel aux flamboiements de l’amour. Cela commence par des éclats de lumière qui se fondent ensuite aux feuillages dans une progression ardente, laquelle s’établit par un enchaînement de subordonnées où se déclinent les actes, et par une suite d’anaphores qui structurent l’espace en paysage. « Ainsi s’embrase l’amour » comme le « ciel aux lueurs d’incendie vers Pecqueuse ». Étrange correspondance qui prend flamme en Île-de-France, gagne et s’étend, des hirondelles aux amants, « ivresse » et « fièvre de l’envol ». « Un souffle de lumière » échauffe le poème. Et enlève le lecteur jusque vers les terres de l’Ouest, « là-bas vers Pecqueuse » bien sûr, mais peut-être aussi vers les prairies plus lointaines de John Fenimore Cooper.

    Cet état d’exaltation se propage, qui efface toute temporalité. Survient alors l’éternité.

    « Tout aussi subitement l’amour s’exalte sub specie aeternitatis

    Sans avant ni après

    Dans l’ignorance de la durée ».

    Et, plus loin, cet aveu encore :

    « Le temps et l’espace ont perdu leur raison d’être

    L’amour seul infuse la totalité ».

    Au cœur même de l’inspiration exaltée survient alors, animée par le doute, puis par l’incompréhension, la retombée progressive vers le silence…

    « Pourquoi donc au cœur de l’exultation, au moment même de

    l’apothéose

    Survient, née de la perfection, la brisure tout aussi essentielle ? » .

    Ainsi, de même que l’embrasement originel contient sa propre fin, de même l’amour n’est-il jamais plus proche de la mort qu’au plus fort de son ardeur. C’est de cette vérité que naît « la souffrance qui te met au supplice ». Et de cette autre encore, qui n’admet aucun accommodement :

    « Parce qu’être c’est mourir

    Qu’il faut mourir d’être

    Et non pas “au bout du compte”, “en dernier lieu”, “un jour ou l’autre” »…

    Emmanuel Moses ne peut en rester là. Comment sortir de la scène sans désespérer ? Le poète exalté et joueur met un terme à ce magnifique recueil en empruntant ses jongleries à la commedia dell’arte. Ainsi enjoint-il généreusement ses amis à rejoindre la troupe d’Arlequin et de Colombine, afin « [d]e rire jusqu’au bout de l’amour fou »

    « [e]n s’éjouissant de vivre comme de devenir un jour une

    ombre bienheureuse

    Parmi les ombres bienheureuses ».

    Et de conclure par cette invitation :

    « Et voguez, voguez puissamment vers le Grand Horizon ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Moses quatuor 2




    EMMANUEL   MOSES


    Emmanuel_moses_didier_pruvot_flammarion
    Ph. © Didier Pruvot/Flammarion
    Source





    ■ Emmanuel Moses
    sur Terres de femmes


    Dona (lecture d’AP)
    [La pluie donne un soir inachevé](poème extrait de Dona)
    [Mais voilà il y a un au-delà des apparences](extrait de Quatuor)
    La fleur « Shortia » (extrait de Polonaise)
    Ivresse (lecture de Gérard Cartier)
    [Derniers feux](extrait d’Ivresse)
    [Aujourd’hui j’ai ouvert le journal de l’éternité](extrait de Dieu est à l’arrêt du tram)
    [Je ferme les yeux](autre extrait de Dieu est à l’arrêt du tram)
    [Je suis allée au puits](extrait de Comment trouver comment chercher)
    [La mer, à peau de cétacé](extrait du Paradis aux acacias)
    Tout le monde est tout le temps en voyage (lecture d’AP)
    Tardives (poème extrait de Tout le monde est tout le temps en voyage)
    [Mettre un éléphant dans un poème](extrait d’Un dernier verre à l’auberge)
    [Le cahier vide et le cahier qui se remplit](extrait du Voyageur amoureux)






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  • Emmanuel Moses | [Mais voilà il y a un au-delà des apparences]



    [MAIS VOILÀ IL Y A UN AU-DELÀ DES APPARENCES]




    Mais voilà il y a un au-delà des apparences
    Il y a comme un ciel vertigineux qui nie les apparences
    Et c’est l’indifférence
    L’indifférence aux heures qui trottent sur le cadran translucide de la vie
    L’indifférence aux saisons
    Au bas du parchemin duquel est apposé un sceau de quatre

    couleurs différentes :
    Vert, jaune, marron et blanc. Ad aeternam
    (qu’on pourrait représenter aussi sous l’aspect de quatre oiseaux

    empaillés dans une vitrine)
    L’indifférence aux années qui roulent depuis toujours et sans fin
    Peut-être que c’est cela Dieu : l’au-delà des apparences diverses
    L’indifférence suprême, l’indifférencié suprême
    Le temps, Dieu et les hommes, indifférents les uns vis-à-vis des autres
    Tels les acteurs, le public, l’auteur, indifférents les uns envers les autres
    Pour échapper à la mort
    Et non pas comme événement individuel mais comme condition
    L’indifférence arc-boutée à l’indifférence
    L’une articulée à l’autre
    Et formant ensemble un bras plus puissant que celui qui fendit les flots

    de la Mer rouge…
    Un bras à défier les machines-robots qui déshumanisent l’homme en

    le dépossédant
    Qui ont vaincu l’humanité comme Moïse vainquit l’onde
    Pour y faire passer à pied sec son pauvre peuple
    L’indifférence de l’aigle qui vire en cercles larges et lents à hauteur

    de cime
    Et pour l’œil brillant et minuscule de qui la vallée n’est rien, le fleuve

    n’est rien
    L’activité humaine n’est rien, la circulation des automobiles et des

    trains, rien
    La fumée des cheminées d’usines et les chantiers, les carrières, rien
    Les champs et les prés, avec leurs tracteurs, leurs moissonneuses-

    batteuses, rien
    Et même les moutons qu’ils enlèveront dans les airs sans parler des

    menus rongeurs
    Ne sont rien sous leur regard souverain où on lirait le refus et le mépris
    Si on pouvait l’observer de près
    Voyez comme il promène sa silhouette cruciforme sur le fond du

    ciel d’azur
    Et de quelle manière il joue avec les courants de l’air
    Quelle leçon que les jeux de l’aigle en sa sagesse !
    Le soleil décline devant ma fenêtre
    L’instant est silencieux et ce qu’il y a de plus muet entonne un

    chant nouveau
    J’ouvre le livre des anciens visages d’Égypte
    Et je les écoute
    Ils me parlent de la mort et de sa morsure
    De l’éternité qu’elle fait sourdre de la chair du temps
    Et comme je les en remercie, ces très vieux morts
    Peints à l’encaustique sur des sarcophages en bois de tilleul
    Ou peints à la détrempe sur des sarcophages en bois d’if, en bois

    de sycomore
    Peints sur des masques de plâtre et sur des voiles en lin
    Ces hommes, ces matrones, ces jeunes filles, ces enfants
    Prenant éternellement congé de nous
    Sur les vertes collines des adieux.



    Emmanuel Moses, Quatuor, II , Poème, Le Bruit du temps éditions, 2020, pp. 40-42. [en librairie le 6 mars 2020]






    Moses quatuor 2






    EMMANUEL   MOSES


    Emmanuel_moses_didier_pruvot_flammarion
    Ph. © Didier Pruvot/Flammarion
    Source





    ■ Emmanuel Moses
    sur Terres de femmes


    Quatuor (lecture d’AP)
    [La pluie donne un soir inachevé](poème extrait de Dona)
    La fleur « Shortia » (extrait de Polonaise)
    Ivresse (lecture de Gérard Cartier)
    [Derniers feux](extrait d’Ivresse)
    [Aujourd’hui j’ai ouvert le journal de l’éternité](extrait de Dieu est à l’arrêt du tram)
    [Je ferme les yeux](autre extrait de Dieu est à l’arrêt du tram)
    [Je suis allée au puits](extrait de Comment trouver comment chercher)
    [La mer, à peau de cétacé](extrait du Paradis aux acacias)
    Tout le monde est tout le temps en voyage (lecture d’AP)
    Tardives (poème extrait de Tout le monde est tout le temps en voyage)
    [Mettre un éléphant dans un poème](extrait d’Un dernier verre à l’auberge)
    [Le cahier vide et le cahier qui se remplit](extrait du Voyageur amoureux)






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  • Jacques Lovichi, Mourir dans l’île (lamentu)




    MOURIR DANS L’ÎLE
    au sud du Sud



    Ô barbara furtuna
    Lamentu


    À Frédéric Jacques Temple




    1.

    Dépossédés
    là-bas       bien au-delà de la crête des vagues
    franchis le ciste et l’arbousier
    la combe d’où s’enfuit le merle des légendes
    là-bas       après les cols aux rousseurs de perdrix
    après les bergeries aux toits couverts de ronces
    après les oliviers     les châtaigniers     les sources
    tout un peuple s’endort
    sous la mousse du temps



    2.

    Dépossédés
    oui
    arrachés vifs à nos mémoires
    malaxés dans le bruit et la fureur des villes
    nom perdu       langue morte       à jamais confondus
    vannés et dispersés par les vents de l’Histoire
    lampe à huile brisée aux dalles de nos tombes
    qui sommes-nous       qui n’avons plus
    les grandes voix de nos anciens
    pour nous parler à la veillée
    de l’odeur forte de la poudre



    3.

    Dépossédés       bannis       rejetés désormais
    étrangers à nos propres terres
    ne sachant plus saisir la truite dans l’écume
    ni sécher le raisin sur la claie de fougère
    ni allumer le feu dans le granit
    noirci
    qui sommes-nous
    ombres que guettent d’autres ombres
    dans le crépuscule à venir



    4.

    Les noires vestales
    debout
    derrière la chaise de l’homme
    ou laissant tomber les trois gouttes
    de la veilleuse dans l’assiette
    pour conjurer le mauvais œil
    et le velours des épopées
    poire à poudre       pierre à fusil
    là-bas       sur l’étendue des cendres
    le poing crispé au manche du stylet
    remous des siècles dans l’eau noire
    qu’en sauront-ils
    ceux qui viendront



    5.

    Et ce n’est point douleur
    cela
    juste une flamme qui vacille
    sous le souffle froid de l’hiver
    une perle de gel à la pointe d’une herbe
    un incertain reflet
    dans l’œil ou dans la vitre
    Et ce n’est point non plus
    nostalgique regret
    mais seulement mémoire frémissante
    d’un monde aujourd’hui fracassé
    d’un temps qui fut notre jeunesse
    juste avant le froid de l’oubli



    6.

    Dépossédés
    volés de tout ce qui est nous
    pourtant
    jusqu’aux grands rites de passage
    jusqu’au grès du coin de fenêtre
    jusqu’au crissement des insectes
    à l’appel du renard dans la blancheur de l’aube
    jusqu’aux syllabes de nos noms
    jusqu’à cette douleur de l’âme
    qu’éraille
    le sable
    des jours



    7.

    Mais nous dépossédés
    meurtris
    ne sachant qui nous sommes
    nous reviendrons mourir
    où nous ne sommes nés
    nous reviendrons mourir
    du moins par la pensée
    nous reviendrons mourir
    dans notre île qui meurt




    Jacques Lovichi, Mourir dans l’île, au sud du Sud, poème dédié à Frédéric Jacques Temple. *



    __________________________
    * Ce texte (ou plutôt ce lamentu) m’a été envoyé par Jacques Lovichi le 9 février 2012, depuis La licorne captive (Ceyreste, au-dessus de La Ciotat). L’accompagnait une lettre manuscrite dont je reproduis ci-dessous un extrait :

    « Comme je l’ai annoncé dans le numéro « Nimrod » d’Autre Sud, mon travail poétique s’est arrêté le 2 février 2007. Sans reprise possible. C’est pourquoi j’ai hésité à vous envoyer cette suite qui n’est pas tout à fait inédite mais quelque peu remaniée. Quoi qu’il en soit, je vous remercie d’avoir pensé à moi, surtout en ces durs moments.
    Paci e saluta à vous et aux vôtres. »

    NOTE d’AP : le poème ci-dessus est en effet un remaniement d’un poème paru dans Les Derniers Retranchements (Le Cherche midi éditeur, 2002). Une strophe a été rajoutée : la strophe 5, « Et ce n’est point douleur… ».



    __________________________
    Jacques Lovichi est mort à Ceyreste dimanche 18 novembre 2018. La cérémonie d’adieu a eu lieu à Saint-Pierre (Marseille) le 21 novembre. Ses cendres seront dispersées dans le Taravu, en Corse-du-Sud, où se trouve la demeure familiale de ses ancêtres corses.





    JACQUES LOVICHI


    Lovichi Portrait 2





    ■ Jacques Lovichi
    sur Terres de femmes

    [la femme qui n’est pas dans ma maison] (extrait de Mythologies de haute mer et autres textes)
    Mort du Sultan des Asphodèles (+ une notice bio-bibliographique)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Babel)
    Y barbara fortuna ! D’un bilinguisme intérieur, par Jacques Lovichi
    → (sur le site du Scriptorium de Marseille)
    Lovichi ou l’enivrante tristesse de vivre, par Françoise Donadieu





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  • François Amanecer | Quatrième nuit, I



    NUE Amanecer
    « toi, nubile et nue
    et grise au regard divergent »
    Source








    QUATRIÈME NUIT




    I


    J’avais coupé d’eau les couleurs pour ne point altérer
    la tendresse de ton portrait — toi, nubile et nue

    et grise au regard divergent

    Tu avais revêtu le vêtement d’une autre
    et senti son effluve remonter par tes jambes musclées

    jusqu’à ta gorge

    Ayant du vêtement palpé l’étoffe, étrangère à toi-même
    et maintenant proche d’elle —

    Dans la maison, plus aucun bruit, seul le sifflement
    du vent se glissant sous la porte par le rai

    du jour

    Stridence dont l’écho a ricoché sur un verre
    sans tain — le carreau

    l’a répercuté en une image

    Qui s’est éparpillée à la surface étincelante de

    l’eau



    François Amanecer, « Quatrième nuit », I, Le Corbeau interrompu, in Le Corbeau interrompu, poème, précédé de Vu d’en haut — poétique, Revue NUNC | Éditions de Corlevour, 2017, page 39.



    ________________________________________
    NOTE : ouvrage disponible en librairie le 4 janvier 2018.




    FRANÇOIS AMANECER


    Amanecer

    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions de Corlevour)
    une notice bio-bibliographique sur François Amanecer





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  • Fernando Pessoa | [Hommes de barre !]



    [HOMMES DE BARRE !]




    Hommes de barre ! hommes des machines ! hommes des mâts !
    Eh-eh-eh-eh-eh-eh-eh !
    Peuple à casquette, peuple en chemise de tricot,
    Peuple à la poitrine brodée d’ancres et de bannières croisées !
    Peuple tatoué ! peuple à pipe ! peuple du bastingage !
    Peuple bruni par tant de soleil, hâlé par tant de pluie,
    La pureté aux yeux de tant d’immensité devant eux,
    La hardiesse au visage de tant de vents qui l’ont battu sans relâche !
    Eh-eh-eh-eh-eh-eh-eh !
    Hommes qui avez vu la Patagonie!
    Hommes qui êtes passés par l’Australie !
    Qui avez rempli vos yeux de côtes que jamais je ne verrai !
    Qui avez touché terre sur des terres où jamais je n’irai !
    Qui avez acheté des objets grossiers dans les colonies à la proue des brousses !
    Qui avez fait tout cela comme si ce n’était rien,
    Comme si c’était naturel,
    Comme si la vie était cela,
    Comme si là ne s’accomplissait pas même un destin !
    Eh-eh-eh-eh-eh-eh-eh !
    Hommes de la mer d’aujourd’hui! Hommes de la mer passée !
    Commissaires de bord ! esclaves des galères ! combattants de Lépante !
    Pirates du temps de Rome ! Navigateurs de la Grèce !
    Phéniciens ! Carthaginois ! Portugais élancés de Sagres
    Pour l’aventure indéfinie, pour la Mer Absolue, pour réaliser l’Impossible !
    Eh-eh-eh-eh-eh-eh-eh !
    Hommes qui avez élevé des stèles, qui avez nommé des caps!
    Hommes qui avez négocié pour la première fois avec des noirs !
    Qui les premiers avez vendu les esclaves des terres nouvelles !
    Qui avez donné le premier spasme européen aux négresses stupéfaites !
    Qui avez rapporté l’or, le verre, les bois odorants, les flèches,
    Des côtes explosées de verdure !
    Hommes qui avez saccagé de tranquilles villages africains,
    Qui avez fait fuir ces races au bruit des canons,
    Qui avez tué, volé, torturé, gagné
    Les prix de Nouveauté offerts à ceux qui, tête baissée,
    Se jettent sur le mystère des mers nouvelles ! Eh-eh-eh-eh-eh!
    Vous tous en un seul, vous tous en vous tous comme en un,
    Vous tous mélangés, entrecroisés,
    Vous tous sanglants, violents, haïs, redoutés, sacrés,
    Je vous salue, je vous salue, je vous salue !
    Eh-eh-eh-eh ! Eh-eh-eh-eh ! Eh-eh-eh-eh-eh-eh-eh !
    Eh-lahô-lahô-laHO-lahà-à-à-à !


    Je veux partir avec vous, partir avec vous,
    Avec vous tous à la fois
    Partout où vous êtes allés !
    […]



    Fernando Pessoa, Ode maritime, poème d’Álvaro de Campos, Éditions Unes, 2016, pp. 20-21. Traduit du portugais et accompagné par Thomas Pesle.





    Ode maritime.gif 2




    FERNANDO PESSOA


    Vignette Pessoa
    Vignette de Almada Negreiros (D.R. éditions Unes)




    ■ Fernando Pessoa
    sur Terres de femmes

    [Ce soir l’orage a roulé] (extrait du Gardeur de troupeaux)
    Les Îles Fortunées
    Sous un ciel bas et sombre
    Ulysse
    13 juin 1888 | Naissance de Fernando Pessoa
    13 juin 1930
    14 septembre 1931
    29 janvier 1932
    11 juin 1932





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  • Françoise Matthey | [Une louve au souffle court]



    La félonie des cendres dérive vers une coulée d’oiseaux
    Ph., G.AdC





    [UNE LOUVE AU SOUFFLE COURT]




    Une louve au souffle court
    a suspendu son pas
    s’offre à la fébrilité de l’aube

    Éprise de ce fléchissement du temps
    la félonie des cendres dérive vers une coulée d’oiseaux

    J’oublie qu’hier encore j’avais froid

    J’embrasse ma part d’infini

    et que m’importe la confusion des siècles
    mes mains se tendent
    vers les pollens qui en savent
    ô combien plus
    que les arpèges du vent



    Françoise Matthey, Moins avec mes mains qu’avec le ciel, Poème, Éditions Empreintes, 2003, page 44.





    Françoise Matthey, Moins avec mes mains qu'avec le ciel





    FRANÇOISE  MATTHEY


    Françoise Matthey 3
    Source




    ■ Françoise Matthey
    sur Terres de femmes

    [À quoi bon ces colères] (extrait d’Avec la connivence des embruns)
    [Sur la berge du fleuve] (extrait de Comme Ophélie prenait dans l’eau sa force)
    [le milan] (extrait de Dans la lumière oblique)
    [C’est un genre de journée où l’on laisse tout tomber] (extrait de Pour qu’au loin s’élargisse l’estuaire)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Cultur@ctif)
    plusieurs pages sur Françoise Matthey



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