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  • Claude Vigée | Soufflenheim


    SOUFFLENHEIM 1




    Sans lit, sans fond
    la rivière du souffle coule
    invisible,
    sous la grange de brique ancienne,
    la demeure du temps.

    Ceux qui sont nés dans la boue adamique du Ried 2
    sont voués pour toujours au travail double
    du potier et du poète :
    pétrir la pâte terrestre, modeler la glaise informe,
    et puis germer dans la lumière matinale,
    inventer les formes justes qui respirent,
    réussir l’insufflation soudaine du vide
    au cœur de la tourbe charnelle,
    dans cette masse de limon lourde et mouillée,
    ruisselante d’une opaque noirceur !

    Tout lieu natal est travaillé
    par la rivière du souffle
    débordant sur l’obscur continent souterrain :
    la matrice de l’origine
    devient le globe
    encore lourdement chtonien,
    mais déjà rayonnant,
    d’un vase.
    Il résonne au milieu du feu
    qui le peuple et l’enserre :
    espace de musique habitable,
    île de terre
    ferme, où l’esprit-saint s’est pris soudain au piège
    entre les parois rondes et sonores
    dont la ténèbre a bu les vibrantes couleurs.
    Voici notre maison nouvelle
    modelée dans la face humaine :
    devant un ciel d’oiseaux tissés dans les nuages,
    l’haleine d’un visage.

    Heimat des Hauches, endlos 3
    sans rives ni frontières
    la rivière du souffle coule
    taciturne, sous la chape d’argile crue,
    la demeure du sang.
    Le corps muet me tourne sur sa roue.
    J’habite la maison d’un potier du silence.




    Claude Vigée, Pâque de la parole [Paris, Flammarion, 1983], in L’homme naît grâce au cri, poèmes choisis (1950-2012), édition établie, présentée et annotée par Anne Mounic, Points Poésie, 2013, pp. 193-194.



    ____________
    1. Soufflenheim : ville du Bas-Rhin, cité des potiers.
    2. Ried : marais rhénan, planté de roseaux.
    3. Patrie du souffle, infinie.







    Claude Vigée, L'homme naît grâce au cri,





    CLAUDE VIGÉE (1921-2020)


    Claude Vigée 2
    Source




    ■ Claude Vigée
    sur Terres de femmes


    L’amandier sous la lune (extrait d’Apprendre la nuit)
    Rien n’est jamais perdu (extrait de Poèmes de l’Été indien)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Esprits Nomades)
    une page sur Claude Vigée
    un site sur Claude Vigée





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  • Claude Vigée | Rien n’est jamais perdu



    Opticien de l’amour, géomètre des larmes,
    Image, G.AdC







    RIEN N’EST JAMAIS PERDU



    Rien n’est jamais perdu tout entier dans ma vie,
    aucun été ne sombre à jamais dans la nuit :
    mon cœur sait rappeler tant d’oiseaux par leur nom —
    mes vergers ne sont pas livrés à l’abandon.

    Dans le bois automnal où brûle un mur de feuilles
    je suis bu par l’œil noir et rond de l’écureuil.
    Opticien de l’amour, géomètre des larmes,
    quel monde naît de moi dans son berceau de cils ?

    La pierre est l’œil fermé de la terre immobile.
    Dans la prison nocturne où son cristal s’accroît
    l’éclair de mon regard la revêt de ses armes.

    À chaque essor du jour mes paupières s’envolent,
    les grives font leur nid dans mes moindres paroles,
    une étoile palpite au bout de mes dix doigts.



    Claude Vigée, Poèmes de l’Été indien [Gallimard, 1957], in L’Homme naît grâce au cri, poèmes choisis (1950-2012), édition établie, présentée et annotée par Anne Mounic, Points Poésie, 2013, page 101.






    Claude Vigée, L'homme naît grâce au cri,






    CLAUDE VIGÉE (1921-2020)


    Claude Vigée 2
    Source




    ■ Claude Vigée
    sur Terres de femmes


    L’amandier sous la lune (extrait d’Apprendre la nuit)
    Soufflenheim (extrait de Pâque de la parole)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Esprits Nomades)
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    un site sur Claude Vigée





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