Étiquette : Postface


  • Roland Chopard | [L’œil réécrit constamment ce qui défile]


    [L’ŒIL RÉÉCRIT CONSTAMMENT CE QUI DÉFILE]




    L’œil réécrit constamment ce qui défile, d’une manière ouverte. Jusqu’à satiété. Jusqu’à l’oubli. C’est une initiative essentielle qui permet de perdre les premiers sens venus pour en acquérir d’autres.

    Un souffle mime cette réalité intérieure qui s’épanouit au centre de la blancheur spatiale. De la blancheur naît une nouvelle impulsion qui stimule les sens, donne du baume à l’esprit.

    Ces mots qui se sont imposés sont des certitudes inconscientes qui désemparent l’œil, mais en même temps stimulent les curiosités et les aspirations.

    Comme s’il était obligé, tout en gardant de multiples sous-entendus, de mettre en rapport ces vestiges de la conscience avec les impulsions qui se cherchent et s’enchevêtrent constamment.

    Il a même besoin, en plus d’une croyance naïve en la régénérescence de matériaux par une spontanéité encore vivace, d’une persévérance extraordinaire pour qu’il devienne peu à peu quasiment la matière même de ces méandres.

    Les longues séquences de pauses volontaires ou non ne ternissent finalement pas cette nécessité de se fondre inéluctablement dans un parcours aussi ondulant.

    Comme s’il voulait peu à peu faire oublier toutes les hésitations, les balbutiements de l’écriture, il tente de combiner, avec son étroitesse d’esprit caractéristique et les carences de sa mémoire, mais du mieux qu’il est capable, les quelques obsessions qui le tourmentent continuellement.

    Ce n’est pas une question de maîtrise — il n’est pas plus assuré que vous de ce qui est là —, il voudrait seulement découvrir comment le long processus souterrain est parvenu, par des étapes provisoires, à un état définitif.

    Par ses constantes circonvolutions, l’œil suit un processus, il agit. Si fine soit-elle, sa perception demeure toujours aussi trompeuse puisque son parcours n’est jamais uniquement linéaire, et qu’il faudra toujours circuler et revenir sur les traces.

    L’œil n’a pas d’histoire mais il n’est pas dépourvu de résolutions. S’il intervient dans un lieu qu’il croit connaître, en l’arpentant, il se faufile malicieusement dans les lignes pour les altérer. […]



    Roland Chopard, « Cinquième méditation », Parmi les méandres, Cinq méditations d’écriture, L’Atelier du Grand Tétras, Collection Écriture, 2020, pp. 77-78. Avec trois illustrations de l’auteur. Postface de Claude Louis-Combet.






    Roland Chopard  Parmi les méandres 2




    ROLAND CHOPARD


    Roland chopard





    ■ Roland Chopard
    sur Terres de femmes


    [C’est un peu plus compliqué] (extrait de Sous la cendre)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de L’Atelier du Grand Tétras)
    la fiche de l’éditeur sur Parmi les méandres
    → (sur le site du cipM)
    une notice bio-bibliographique sur Roland Chopard
    → (sur Libr-critique)
    une lecture de Parmi les méandres par Carole Darricarrère
    → (sur Recours au Poème)
    une lecture de Parmi les méandres par Alain Nouvel





    Retour au répertoire du numéro de janvier 2021
    Retour à l’ index des auteurs


    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Noël 1944 | Anita Pittoni, Journal 1944-1945

    Éphéméride culturelle à rebours


    Noël 1944, sept heures du soir


    La musique de Brahms emplit l’air de la pièce. C’est la Deuxième Symphonie. Je me sens transportée. Par d’autres choses aussi. Si nombreuses. Je ne saurais dire aujourd’hui ce que je sens au fond de moi, une crue me submerge. Je me laisse glisser dans cette solitude accompagnée. J’ai laissé les amis avec lesquels j’ai partagé de si longues heures depuis hier, depuis avant-hier, sans interruption.

    Voilà que déjà tout s’éloigne et devient souvenir. Tout le parfum de ce souvenir m’enveloppe, comme des bras d’une extrême douceur. Mon sens de l’amitié devient toujours plus vaste et plus complexe, il franchit toutes les limites imaginables et me donne véritablement le sentiment de l’amour infini. Et la musique est le souffle de ma respiration.

    J’ai vu ce matin une tête de Shiva de Mascherini, qui m’a fascinée. Cela me rappelle un souhait que j’ai exprimé il y a quelque temps : je voulais me tenir sur le plus haut sommet de la Terre face à la mer et son mouvement perpétuel, et me transformer en pierre. Le sens oriental, profond de la vie, avec son harmonie entre karma et esprit, vit en moi, qui sait par quel étrange hasard. Shiva doit être regardé dans sa sérénité accomplie et il est bel et bien la lumière que j’adore, que je désire ardemment rejoindre et contenir.

    Ce Noël est le premier de ma résurrection. Je revis, accompagnée par le chant de mon âme, il m’arrive la plus grande joie que l’on puisse imaginer. Ma tête est lasse, mes pensées se succèdent à l’infini, l’une à la suite de l’autre, reliées l’une à l’autre. Je les sens ce soir, sans pouvoir les arrêter, je les sens comme une grande richesse que je possède et vraiment je comprends ainsi toute ma vie antérieure, je comprends toute la sagesse de chacun de mes états les plus inhabituels, comme si, à ce point d’arrivée, tout se conciliait.

    Cette joie est toute à moi, pour moi seule, je ne peux la communiquer, même si j’en ai envie, elle reste entière et pour moi seule, même si je ne le souhaite pas, elle m’appartient, je la possède totalement, j’ai enfin l’impression très claire de posséder quelque chose. Voilà pourquoi je n’ai pas pu, pourquoi je n’ai pas voulu posséder quoi que ce soit d’autre.

    Je n’aurais pas eu assez de place au-dedans de moi. Comme je suis heureuse même d’être fatiguée, comme je suis heureuse de me laisser aller et de jouir de ce moi-même qui n’est plus à moi, lui non plus. De moi, il ne reste que la joie de cette richesse qui me fait revivre.

    [Onze heures et quart]

    Joyeux Noël !

    J’espérais faire une promenade « en couple idéal » dans la splendeur de cette matinée de Noël.

    Giani

    « Va, pensée, sur les ailes d’un chant… » *



    Anita Pittoni, Journal 1944-1945 [Diario 1944-1945, Libreria antiquaria Drogheria 28, Trieste, 2012], éditions La Baconnière, 1207 Genève, 2021, pp. 73-75. Préface de Simone Volpato. Postface de Cristina Benussi. Traduit de l’italien par Marie Périer et Valérie Barranger.



    ___________________
    * A. Pittoni, « Il senso della Materia », Lil, 5, 1934, p. 14.







    Anne Pittoni




    ANITA PITTONI


    Anita Pittoni





    ■ Anita Pittoni
    sur Terres de femmes


    8 mai 1982 | Mort à Trieste d’Anita Pittoni (+ une notice biographique)




    ■ Voir aussi ▼


    Samuel Brussell, Alphabet triestin (lecture d’AP)
    → (sur L’Italie à Paris)
    Anita Pittoni, Journal 1944-1945 (lecture de Stefano Palombari)





    Retour au répertoire du numéro de décembre 2020
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index de la catégorie Péninsule (littérature et poésie italiennes)

    Retour à l’ index de l’éphéméride culturelle


    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Bernard Noël | Fenêtres fougère


    Olivier Debré  Sur un pli du temps 2
    gravure en taille douce d’Olivier Debré
    pour l’édition originale de Sur un pli du temps,
    Les Cahiers des Brisants, 1988.
    Source








    FENÊTRES FOUGÈRE
    (extrait)





    à colette deblé



    la torche du corps
    brûle
    à contre-ciel
    le visage ici
    la tête là-bas
    l’espace partout
    un pré vertical

    la chair du silence
    la fumée de l’âge
    un peu de mémoire
    oblique
    le miroir vu
    depuis l’au-delà
    le mouvant d’une pensée

    la vie est la trace
    de la vie
    la moelle des yeux
    s’allume au bonheur
    tout est là
    comme un mot
    sur la langue




    Bernard Noël, « Fenêtres fougère », Sur un pli du temps, Les Cahiers des Brisants, Périgueux, 1988, in La Chute des temps, éditions Gallimard, Poésie/Gallimard n° 274, 1993, pp. 253-255. Postface de Stefano Agosti.






    Sur un pli du temps Debré 3





    BERNARD NOËL


    Bernardnoël02
    Ph. © Steve Seiler
    Source





    ■ Bernard Noël
    sur Terres de femmes


    19 novembre 1930 | Naissance de Bernard Noël
    la paume caressant un souffle
    L’Encre et l’Eau
    La Langue d’Anna
    Sur le peu de corps, 18
    [le temps ne sait rien]
    TOI est le nom sans néant
    Viens dis-tu
    19 octobre 1977 | André Pieyre de Mandiargues | Bernard Noël
    Mohammed Bennis | Bernard
    Édith Azam | Bernard Noël | [comment ça s’ouvre un corps] (extrait de Retours de langue)
    Édith Azam | Bernard Noël, Retours de langue (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Terres de femmes)
    7 mars 1908 | Naissance d’Anna Magnani (lecture de La Langue d’Anna de Bernard Noël, par AP)
    l’Atelier Bernard Noël de Nicole Martellotto





    Retour au répertoire du numéro de novembre 2020
    Retour à l’ index de l’éphéméride culturelle
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Mohammed Bennis | Galaxie


    GALAXIE




    DANS LES CHAMPS jamais endormis
    j’avance enivré par une brise
    légère
    et j’ai une respiration déréglée
    friande de l’odeur des passants

    Ô noirceur
    j’arrive à obtenir de tes treilles ce dont tu n’as pas idée
    une lueur
    qui se voit au loin sous forme
    d’ombres vibrantes au féminin
    rotatif et sans retour
    un silence comme preuve d’une encre qui frémit

    Comment puis-je déplacer les fenêtres
    vers toi comment les disjoindre
    du mur
    et leur verser un vin lumineux
    à elles seules
    en leur disant une rose
    pour vous uniquement
    qui approfondit un silence en giration
    continue
    irradiant au milieu d’une soirée de noctambules



    Mohammed Bennis, « Proche famille de la taverne », Vin, L’Escampette éditions, 2020, page 94. Poèmes traduits de l’arabe par l’auteur en collaboration avec Mostafa Nissabouri. Préface de Bernard Noël. Postface de Claude Esteban.





    Mohammed Bennis  Vin




    MOHAMMED BENNIS


    Mohammed Bennis
    Source




    ■ Mohammed Bennis
    sur Terres de femmes


    Bernard
    Invitation
    [Toujours ton ami d’Orient revient à l’automne](poème extrait de Lieu païen)
    la lectio magistralis, « Le poème et l’appel à la promesse », prononcée (en français) par Mohammed Bennis le 25 mars 2011 à Florence, à l’occasion de l’attribution du Prix Ceppo international de Pistoia




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur Imperfetta Ellisse)
    Mohammed Bennis, poeta mediterraneo, vince il Premio Internazionale Ceppo di Pistoia
    → (sur le site de L’Escampette éditions)
    une fiche bio-biobliographique sur Mohammed Bennis
    → (sur Lyrikline)
    dix poèmes de Mohammed Bennis dits (en arabe) par Mohammed Bennis





    Retour au répertoire du numéro d’octobre 2020
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Yves Elléouët | N’importe où


    N’IMPORTE OÙ




    n’importe où
    n’importe où

    entre la source et l’arbre
    dans les signaux le long des rails
    dans le vol des oies grises
    dans l’écheveau des gerbes
    dans les pièges à renard qui rouillent sous les
    mousses
    dans l’eau morte des fondrières
    sous les pas du cheval
    à la saignée de la veine bleue qui tremble
    n’importe où derrière mon dos
    dans une savane de voix
    dans un taillis de gestes bloqués par le gel




    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire, poèmes et lettres, éditions Diabase | Littérature, 2020, page 60. Préface, avant-propos et notes de présentation de Ronan Nédélec. Postface de Cypris Kophidès.





    Yves Elléouët  Dans un pays de lointaine mémoire




    YVES ELLÉOUËT


    Yves-elleouet portrait
    Source




    ■ Yves Elléouët
    sur Terres de femmes


    Dans un pays de lointaine mémoire (lecture de Marie-Hélène Prouteau)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Diabase)
    la fiche de l’éditeur sur Dans un pays de lointaine mémoire
    → (sur le site des éditions Diabase)
    une notice bio-bibliographique sur Yves Elléouët
    le site Yves Elléouët
    → (sur En attendant Nadeau)
    la poésie surréaliste en ses somptueux écarts, par Alain Joubert (19 mai 2020)
    le site Yves Elléouët
    → (sur Recours au Poème)
    une lecture de Dans un pays de lointaine mémoire par Pierre Tanguy




    ■ Voir encore ▼


    → (sur Terres de femmes)
    André Breton, Lettres à Aube (lecture d’AP)





    Retour au répertoire du numéro de juillet 2020
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Julien Bosc, Le coucou chante contre mon cœur

    par Angèle Paoli

    Julien Bosc, Le coucou chante contre mon cœur,
    éditions le Réalgar,
    collection l’Orpiment dirigée par Lionel Bourg, 2020.
    Postface de Jean-Claude Leroy.



    Lecture d’Angèle Paoli


    FAIRE MÉMOIRE DE « L’HUMBLE FRATERNITÉ »




    Écrire pour énoncer ce qui persiste de non-dit et de douleur, écrire pour dénoncer. Même si. Même si « la langue manque ». Écrire pour dénoncer l’ampleur de la catastrophe qui ne cesse de se répandre et de nous engloutir. Écrire pour tenter de vivre dans un monde devenu de longue date irrespirable. Vivre malgré l’horreur qui tisse ses ramifications d’amont en aval du temps. Et, pour vivre malgré tout, que faire d’autre sinon s’en remettre au chant des oiseaux, à leur voix bienveillante, à leur présence réconfortante ? Quoi d’autre sinon écrire ces menus bonheurs qui survivent dans la tourmente ?

    Julien Bosc, poète d’intense sensibilité et poète tourmenté, laisse derrière lui un dernier chant, publié à titre posthume. Le coucou chante contre mon cœur. Ce chant, d’aucuns ont pu en découvrir, à travers des extraits, le souffle prenant. C’était en 2017, lors d’une ultime rencontre du poète avec son public. Vaste et poignant, le chant draine dans les poèmes passé et présent, histoire personnelle et histoire des hommes, l’une à l’autre indéfectiblement liées. Le chant est épopée, qui tient à la fois de l’intime et du conte africain, mêlant rêves et vécu, l’expérience du manque et celle des plus profonds désirs. L’abandon et le désarroi. Le poète se fait aède des temps obscurs qui sont les nôtres. Vivre et se taire sont désormais inconciliables. Comment supporter le silence et l’indifférence qui encagent les tragédies d’aujourd’hui dont nous sommes les témoins passifs ? Et dont chacun porte en soi une part de responsabilité !

    « Qui pour entendre leurs cris ?

    Personne ou si peu

    Qui pour les secourir ?

    Une poignée

    La seule qui pourra dire après

    Nous savions tous

    Vous avez laissé faire

    Les coupables c’est vous

    Et vous c’est moi

    À qui la langue manque :

    Pour dénoncer. »

    Ainsi se clôt le chant du poète par ces mots vibrants qui secouent et mettent chacun de nous au pied du mur.

    La geste du poète est grandement liée au lieu de vie qu’il s’est choisi. Un lieu de vie et d’écriture qui apparie mer et campagne, jardin et écume, oiseaux des charmilles et fous de Bassan. L’espace trouve ici sa symbiose « au milieu de l’océan-la-maison ». C’est « un îlot de même pas cinq cents mètres carrés/À mille et mille lieues des côtes ».

    Ce lieu est le « phare » où abriter la détresse, loin du lieu des origines, loin de la tragédie qui a engendré la détresse. Lieu d’exil et de solitude où « tout oublier du dedans ».

    « Du phare mon lieu ma peine mon exil j’ai vue sur les quatre océans

    Les mers intérieures

    Vue sur l’humanité aveugle et sourde… ».

    Pourtant, face à « l’innommable » et à la folie, les chemins s’entrecroisent où s’entremêlent formes et êtres, vagues et forêts, oiseaux et fleurs, images et souvenirs. Situer dès lors importe peu, comme l’énonce le poème anaphorique d’ouverture, où s’énumèrent tous les possibles :

    « Nous pourrions dire une forêt

    Ou le bord de la mer

    Ou la mer

    Ou la nuit de la mer la nuit de la forêt

    Ou les mois sans pluie les feuilles sèches sous les pieds

    Ou les brisures de coquillages

    Ou rien

    Ou cette porte repeinte couleur ciel quand il est à l’orage

    Ou n’être plus là

    Ou plus rien plus un mot plus rien que le blanc dans la nuit. »

    Dizain après dizain, les chants de la geste se suivent, qui alternent les tableaux où se disent, sous forme d’inventaire, des vérités générales au présent toujours actuel ou des infinitifs à valeur impérative. Autant d’actes à accomplir pour tenter de juguler la souffrance et continuer à vivre.

    « Parler malgré l’ablation de la langue » pour dire et pour nommer les composantes d’une réalité qui échappe et qui s’épuise. Qui saigne et qui se meurt. Pour dire l’étourdissement que suscite l’incompréhension.

    « Mais comment ?

    Comment suis-je arrivé là ? »

    Au cœur du questionnement survient le retour sur le passé, l’aveu de ce qu’il fut. Marqué des signes qu’un enfer indélébile a semés en lui et que le poète tente de s’approprier. Nommer pour comprendre. Juste nommer, pour ne pas oublier. Émerge au cœur du chant l’aveu de la judaïté originelle, source de bien des maux.

    « Je porte en moi les souffrances d’un nom […]

    Si sont miens les chants ou souffrances de ce nom

    C’est que respire en moi le grand amour du Livre.

    Non pas celui qui fut offert

    Allégé de voyelles

    Celui qu’il faut écrire

    Partant de rien… ».

    Des maux auxquels viennent s’adjoindre les maux d’aujourd’hui, le sacrifice de milliers de naufragés, suppliciés de nos mémoires brèves et de nos indifférences.

    Autant de désastres qu’accompagne une cohorte de sentiments douloureux et de déchirures. Folie, exil, extrême solitude. Avec pour découverte la solitude de la nature, désormais unique compagne consolatrice et bienfaisante. C’est sans doute dans cette présence fidèle que le poète puise la force de réapprendre à vivre. Au plus près des gestes premiers, gestes vitaux. Lesquels sont nécessaires pour

    « Inventer l’ombre

    Recréer une langue

    L’apprendre l’écrire s’y perdre et en revenir ».

    Il arrive que le chant s’ouvre sur des horizons plus vastes et plus tragiques. La mer ne charrie-t-elle pas avec elle son poids récurrent de chairs sacrificiées ? Comment vivre avec cette violence ? Comment ne pas entendre les voix qui sourdent au creux des vagues ? Comment supporter cette réalité nouvelle « d’un monde abandonné des nécessaires humanités » ? Au milieu de sa nuit, dévoré par les voix des fantômes qui hantent sa mémoire, le poète se met à l’écoute de ce qu’elles ont à lui dire.

    « Chaque nuit des fantômes se redressent chuchotent

    Je les écoute

    Écoute et entends effaré ma propre voix. »

    Chanter alors, écrire pour témoigner, dans la suite des pages, de leur présence. Ou au contraire :

    « Tout silencer ».

    Homme déchiré et à vif, anéanti, à l’extrême démuni face à l’hourban qui menace, le poète s’étonne de ne plus rien sentir. À l’écoute cependant de ce que la nature lui offre, il reste sensible à la fascinante richesse des oiseaux, son ultime consolation.

    « Si la mélancolie survient le coucou chante contre mon cœur. »

    De cette présence unique et généreuse, seule susceptible de ne rien demander en retour, il faut se souvenir :

    « N’oublions pas ce qu’eux seuls savent offrir :

    Une multitude de couleurs afin de réjouir l’âme et déchirer la nuit. »

    De ce magnifique chant douloureux, faire mémoire de « l’humble fraternité ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Bosc coucou montage




    JULIEN BOSC


    Julien Bosc
    Ph. © J-D Moreau
    Source





    ■ Julien Bosc
    sur Terres de femmes


    [Nous pourrions dire une forêt] (extrait du Coucou chante contre mon cœur)
    La Demeure et le Lieu (lecture d’AP)
    [marcher chaque jour] (extrait de La Demeure et le Lieu)
    [Hormis les lèvres où mourir] (extrait de De la poussière sur vos cils)
    Goutte d’os (lecture d’AP)
    (Et toi, qui es-tu ?) [extrait de Je n’ai pas le droit d’en parler] (+ une notice bio-bibliographique)
    [Nue-pâle sous sa toilette de satin noir] [extrait d’Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa]
    Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions le Réalgar)
    la fiche de l’éditeur sur Le coucou chante contre mon cœur
    → (sur remue.net)
    Le coucou chante contre mon cœur, par Jacques Josse
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Julien Bosc
    → (sur Terre à ciel)
    Hommage à Julien Bosc, par Isabelle Lévesque





    Retour au répertoire du numéro de juin 2020
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’@angelepaoli »

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Julien Bosc | [Nous pourrions dire une forêt]


    [NOUS POURRIONS DIRE UNE FORÊT]




    Nous pourrions dire une forêt
    Ou le bord de la mer
    Ou la mer
    Ou la nuit de la mer la nuit de la forêt
    Ou les mois sans pluie les feuilles sèches sous les pieds
    Ou les brisures de coquillages
    Ou rien
    Ou cette porte repeinte couleur ciel quand il est à l’orage
    Ou n’être plus là
    Ou plus rien plus un mot plus rien que le blanc dans la nuit.


    Parler malgré l’ablation de la langue
    L’émiettement des sèmes
    Ce qui doit être dit mais ne peut
    Le désastre pas si lointain du passé
    Le feu et les cheveux dans le feu
    Les corps et les noms partis en fumée
    La prière des morts à peine dite ou pas
    Les mots qui saignent
    La main dans l’autre
    L’enfant serré contre un sein à l’heure de la très grande peur.


    Je ne sais ce qui m’arrive
    Fors ce silence
    Cette traversée
    Dans le passé de la forêt ou la mer
    Tantôt un fou de Bassan
    Tantôt une chevêche
    Il et elle très âgés
    Qui les ailes faibles
    Qui borgne
    Un cri un baiser.




    Julien Bosc, Le coucou chante contre mon cœur, éditions le Réalgar, collection l’Orpiment dirigée par Lionel Bourg, 2020, pp. 7-8. Postface de Jean-Claude Leroy.





    Julien Bosc  Le coucou chante




    JULIEN BOSC


    Julien Bosc
    Ph. © J-D Moreau
    Source





    ■ Julien Bosc
    sur Terres de femmes


    Le coucou chante contre mon cœur (lecture d’AP)
    La Demeure et le Lieu (lecture d’AP)
    [marcher chaque jour] (extrait de La Demeure et le Lieu)
    [Hormis les lèvres où mourir] (extrait de De la poussière sur vos cils)
    Goutte d’os (lecture d’AP)
    (Et toi, qui es-tu ?) [extrait de Je n’ai pas le droit d’en parler] (+ une notice bio-bibliographique)
    [Nue-pâle sous sa toilette de satin noir] [extrait d’Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa]
    Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions le Réalgar)
    la fiche de l’éditeur sur Le coucou chante contre mon cœur
    → (sur remue.net)
    Le coucou chante contre mon cœur, par Jacques Josse
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Julien Bosc
    → (sur Terre à ciel)
    Hommage à Julien Bosc, par Isabelle Lévesque





    Retour au répertoire du numéro de juin 2020
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Angèle Paoli | [Te souviens-tu de la Madonna del Parto ?]


    Madonna del parto
    Piero della Francesca, Madonna del Parto, v. 1455 (particolare)
    Museo della Madonna del Parto, Monterchi








    [TE SOUVIENS-TU DE LA MADONNA DEL PARTO ?]



    Te souviens-tu de la Madonna del Parto ? murmure une voix derrière son épaule. La « Madonna » de messer Piero ? La Madone en robe de velours bleu ? Oui, celle qui pose sa main sur son ventre rond, écarte d’un doigt le plissé du tissu, regard baissé vers l’enfant qu’elle porte et qu’elle sent bouger en elle. Je me souviens des deux anges qui tirent les rideaux d’un dais de théâtre pour lui permettre de prendre place. Sur les devants de la scène, sans doute. Une scène intérieure. Sans parole. Muette. Où était-ce ? Quelque part en Toscane. Dans un petit village un peu à l’écart. Nous avions découvert la fresque de messer Piero dans une chapelle de cimetière. C’était à Monterchi, je crois. N’était-ce pas le village d’origine de la mère de Piero ? Romana di Perini ? Oui, peut-être. Je ne sais plus. Et ensuite ? Ensuite nous avons déjeuné dans une auberge. Une auberge de chasseurs, modeste et un peu triste, comme ce village dont l’unique trésor est cette peinture, protégée, jalousement gardée, surveillée. Comment la Madonna del Parto avait-elle échoué là ? C’est de cela que nous avions parlé, de ce mystère. Qui n’en est peut-être pas un. Piero avait sans doute voulu rendre hommage à donna Romana, sa mère. Je me souviens aussi de la Résurrection de messer Piero. Tu venais de lire le dernier J.-B. Pontalis. Son Dormeur éveillé. Oui. Une rêverie immobile. Les serviteurs du Christ endormis à ses pieds. Bouche ouverte, disais-tu, et dodelinant de la tête. Bouche ouverte ? Vraiment ? En es-tu si sûre ? Il me semble, mais j’invente peut-être. Je sais que le tableau du maître de Borgo t’avait hypnotisée, tenue longtemps absente à toi-même. Comme si tu étais toi aussi sous l’emprise d’un sommeil irréel. De cela seul, je me souviens. De la pinacothèque du Borgo, il ne me reste rien. Tout s’est effacé. Seules les lignes des collines douces se sont inscrites en moi. Je me souviens de ton émoi devant la blondeur de leurs courbes. Tu me disais que Piero Della Francesca les avait admirées bien avant nous, lui qui aimait tant les représenter dans ses paysages.





    Madonna particolare 2






    Madonna particolare 3





    La lecture de ce Dormeur éveillé nous a ramenés tous deux à cet été-là. Un été toscan, lourd de chaleurs et de siestes. C’était l’été de tes trente ans. Je t’avais proposé de passer le mois de juillet à « La Scheggia », dans une villa du Cinquecento. Cette idée t’avait enchantée. La Scheggia ? Une écharde dans le paysage ? Peut-être. J’avais déniché l’adresse du marquis d’A… dans les Carnets d’adresses du Monde. Le marquis était ravi de faire notre connaissance. Il aimait la Corse. Il cabotait, l’été, à bord de son voilier et il lui arrivait de faire halte dans le porticellu de Centuri. Il y avait des amis. Beaucoup d’amis. Le marquis avait décliné pour nous toute une litanie de noms prestigieux. Artistes, gens de lettres, gens d’argent, qui ne faisaient pas partie de ton monde. Ni du mien, bien sûr. Il était reçu dans les plus belles maisons d’Américains disséminées sur les collines environnantes du Cap Corse. Les fameuses maisons aux plafonds peints, signes de fastes anciens. Les haciendas blanches des riches planteurs de canne à sucre, de café, de coton venaient se superposer aux paysages toscans, sous la lumière aveuglante de la Corse. Tu imaginais la vie de tes ancêtres, hamacs et calèches, robes à volants et ombrelles, tous les clichés que les aventuriers du Cap Corse avaient importés de Trinidad ou du Venezuela. […]



    Angèle Paoli, « Parmi les lys d’eau, Alfea », Italies Fabulae, récits, éditions Al Manar, 2017, pp. 9-11. Postface d’Isabelle Lévesque.





    Italies Fabulae 3



    PIERO DELLA FRANCESCA


    Piero della Francesca  Autoritratto 2
    Piero della Francesca, Autoritratto
    Resurrezione (particolare)
    Museo Civico, Sansepolcro





    ■ Piero della Francesca
    sur Terres de femmes


    Yves Bonnefoy | Une silencieuse ordalie
    Erri De Luca, Piero della Francesca
    [Anne-Marie Garat, I] Piero della Francesca | La Madonna del Parto
    [Anne-Marie Garat, II] Piero della Francesca | La Madonna del Parto
    Michaël Glück, L’Enceinte
    Mario Luzi | Près de la reine de Saba
    Bernard Simeone | Madonna del Parto
    12 octobre 1492 | Cole Swensen, Mort de Piero della Francesca





    Retour au répertoire du numéro d’avril 2020
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Marie-Claire Bancquart | [Ces gants anciens]


    [CES GANTS ANCIENS]



    Ces gants anciens sentent l’iris
    et la prière
    d’une jeune femme à qui Dieu indiffère
    mais non pas le jour qui verrait le calme entrer
    dans son cœur.

    Dieu, cet inconnu,
    pourrait être l’arbre du jardin
    ou tel nuage
    traversé d’oiseaux.

    Mais Dieu
    n’est-il pas le nom le plus connu, le plus probable,
    donné à nos désirs ?




    Marie-Claire Bancquart, De l’improbable, précédé de Mo(r)t, éditions Arfuyen, collection Les Cahiers d’Arfuyen, volume 242, 2020, page 38. Postface d’Aude Préta-de Beaufort.





    Bancquart  improbable





    MARIE-CLAIRE BANCQUART


    Marie-Claire Bancquart
    Image, G.AdC





    ■ Marie-Claire Bancquart
    sur Terres de femmes


    Intervalle (extrait d’Avec la mort, quartier d’orange entre les dents)
    Buis
    Liturgique (poème extrait de Dans le feuilletage de la terre)
    Ressac (autre poème extrait de Dans le feuilletage de la terre)
    [Habiter l’herbe et le trèfle] (poème extrait de Figures de la Terre)
    Figures de la Terre (lecture d’AP)
    Impostures (lecture d’AP)
    [Comment vivre dans une maison sans jardin] (extrait de Qui vient de loin)
    [Qu’avez-vous fait] (extrait de Terre énergumène)
    [Il y a du jeu] (poème extrait de Tracé du vivant)
    [Une ville aimée luit et crie] (autre poème extrait de Tracé du vivant)
    [Toi, l’herbe] (poème extrait de Violente vie)
    Violente vie (lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    En Angleterre
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Marie-Claire Bancquart (+ un poème issu du recueil La Mort, quartier d’orange entre les dents)



    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    la page de l’éditeur sur De l’improbable de Marie-Claire Bancquart
    le site personnel de Marie-Claire Bancquart
    → (sur La Pierre et le Sel)
    Marie-Claire Bancquart, vers une incertitude sereine, par Roselyne Fritel






    Retour au répertoire du numéro de mars 2020
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Sylvie Fabre G. | Retournement du chant [hommage à Maurice Benhamou]



    Maurice Benhamou
    Maurice Benhamou (1929-2019) dans l’atelier de Charles Pollock.
    Ph. DR : Galerie ETC (28, rue Saint-Claude 75003 Paris)
    Source








    RETOURNEMENT DU CHANT
    (extrait)




    Tréfonds du temps et autres poèmes

    de Maurice Benhamou [éditions Unes, 2013]



    Les mots bien sûr ne peuvent suffire au corps,
    à l’âme errant entre l’impermanence des choses,
    la fragilité des êtres et la constance des horreurs.
    Folie, détresse sont les épines affilées de la poésie,
    il y a une lacération muette dans la langue.

    La voix qui dans la douleur s’intériorise trouve
    l’extension, et sa parole palpite jusque dans le sel
    et le sable. Elle n’habite pas seulement l’arbre nu.
    Dispersée aux quatre vents de l’ici et de l’ailleurs,
    du passé et de l’avenir, elle forge un commun espace
    pour le présent. Le désert a mille lieux d’espoir et
    de désespoir, ses pistes sont entées de voix.
    Celle de l’aimée y laisse des traces, lettres calcinées,
    éclats de consonnes filantes, voyelles ardentes
    qui du poème abreuvent ou assèchent les puits.

    Vos mots en sa quête ont des trouées, des échappées
    qui vous débordent et parfois l’éclairent, apaisant
    le cœur de son tremblement. Ses pas aussi, s’appuyant
    sur ce qui ne s’appuie pas,
    s’en raffermissent.
    Liés à la vivante promesse, ils affrontent son obscurité.

    N’avez-vous pas ainsi tenté de psalmodier l’alphabet
    de l’aleph jusqu’au tav,
    essayé de déchiffrer le vol
    émouvant des oiseaux quand leurs ailes creusent le vide
    mais enterrent le néant ? Au commencement et à la fin,
    n’avez-vous pas demandé si c’est l’essor de mourir ?

    Du tréfonds du temps vous arrive la voix antique
    capable d’attirer les ombres, et tel un Orphée égaré
    vous vous tenez sur la rive, cherchant parmi elles
    Eurydice effacée, et l’enfant, et les intimes de jadis,
    tous emportés par le vent vers les étoiles muettes.


    […]




    Sylvie Fabre G., La Maison sans vitres, La Passe du vent, 2018, pp. 123- 124. Postface d’Angèle Paoli.




    ___________________________
    NOTE d’AP : l’historien de l’art et poète Maurice Benhamou (né le 15 janvier 1929 à Casablanca) est décédé le 11 décembre 2019 à l’âge de 90 ans.






    Sylvie Fabre G.  La Maison sans vitres 2





    SYLVIE FABRE G.




    Sylvie Fabre G.
    Source




    ■ Voir aussi ▼


    Le rêveur d’espace [hommage à Claude Margat] (autre extrait de La Maison sans vitres)
    Lettre des neiges éternelles (autre extrait de La Maison sans vitres)
    Piero, l’arbre (autre extrait de La Maison sans vitres)




    ■ Maurice Benhamou
    sur Terres de femmes

    [Des déserts engourdis] (extrait de Tréfonds du temps)




    ■ Voir encore ▼

    → (sur le site de France Culture)
    deux émissions (« L’art en partage ») consacrées à Maurice Benhamou (Les Passagers de la nuit, 25/26 avril 2011)





    Retour au répertoire du numéro de décembre 2019
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes