Étiquette : Préface


  • Mohammed Bennis | Galaxie


    GALAXIE




    DANS LES CHAMPS jamais endormis
    j’avance enivré par une brise
    légère
    et j’ai une respiration déréglée
    friande de l’odeur des passants

    Ô noirceur
    j’arrive à obtenir de tes treilles ce dont tu n’as pas idée
    une lueur
    qui se voit au loin sous forme
    d’ombres vibrantes au féminin
    rotatif et sans retour
    un silence comme preuve d’une encre qui frémit

    Comment puis-je déplacer les fenêtres
    vers toi comment les disjoindre
    du mur
    et leur verser un vin lumineux
    à elles seules
    en leur disant une rose
    pour vous uniquement
    qui approfondit un silence en giration
    continue
    irradiant au milieu d’une soirée de noctambules



    Mohammed Bennis, « Proche famille de la taverne », Vin, L’Escampette éditions, 2020, page 94. Poèmes traduits de l’arabe par l’auteur en collaboration avec Mostafa Nissabouri. Préface de Bernard Noël. Postface de Claude Esteban.





    Mohammed Bennis  Vin




    MOHAMMED BENNIS


    Mohammed Bennis
    Source




    ■ Mohammed Bennis
    sur Terres de femmes


    Bernard
    Invitation
    [Toujours ton ami d’Orient revient à l’automne](poème extrait de Lieu païen)
    la lectio magistralis, « Le poème et l’appel à la promesse », prononcée (en français) par Mohammed Bennis le 25 mars 2011 à Florence, à l’occasion de l’attribution du Prix Ceppo international de Pistoia




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur Imperfetta Ellisse)
    Mohammed Bennis, poeta mediterraneo, vince il Premio Internazionale Ceppo di Pistoia
    → (sur le site de L’Escampette éditions)
    une fiche bio-biobliographique sur Mohammed Bennis
    → (sur Lyrikline)
    dix poèmes de Mohammed Bennis dits (en arabe) par Mohammed Bennis





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  • Pierre Oster | Un nom toujours nouveau, Treizième poème


    TREIZIÈME POÈME

    Fragments (extrait)




    J’épie, en faveur de la Nuit, un oiseau noir et blanc, une pie.

    J’épie, ô univers, un oiseau noir et blanc qui m’épie.

    L’ombre est divine… elle devine mes rivaux :

    Les derniers sangliers, la sanglante forêt, et les derniers chevaux !

    Semblable aux meutes des feuillages qu’un dieu tourmente,

    J’écoute, et les oiseaux écoutent, l’unique voix véhémente.

    Partout une promesse approfondit l’hymne de l’air.

    Solitaire, je me confonds à la disparition de l’éclair.



    Mon âme est accordée à l’ordre des choses. Qu’importe

    Si la pluie en novembre abîme un peu le toit, arrache un peu la porte !

    Mon âme seule… Ainsi les arbres absolus,

    En s’insurgeant contre la mer, ne s’insurgent qu’en vain contre ce qui n’est plus.

    Un Nom toujours nouveau a consacré ma bouche indigne.

    D’autres signes que le Soleil gravitent autour du Signe.

    Je dispute l’Espace à la ténuité des torrents…

    Des feux très solennels font les feuillages transparents.

    L’univers est une prairie incomparable…



    Les beaux chemins égaux qui couraient à la mer première,

    Les roseaux, et le fleuve, s’inclinent sous la Lumière.

    Rivages, je vivrai ! l’abîme a l’éclat de l’Esprit.

    Je sonde l’Océan, où l’antique Soleil s’inscrit.

    Une vague me jette un bâton. Je dresse un mât de fortune.

    Dans les pierres je sens blanchir comme une voile opportune.

    Debout, je vois les monts ! Debout. Les vaisseaux et les mers,

    Les monts et les vaisseaux font vaciller mes vers.



    Pierre Oster, Un nom toujours nouveau, éditions Gallimard, Collection Blanche, 1960, in Paysage du Tout, 1951-2000, Collection Poésie/Gallimard, 2000, pp. 97-99. Préface d’Henri Mitterand.






    Pierre Oster  Paysage du Tout





    PIERRE OSTER (1933-2020)


    Pierre Oster





    Pierre Oster
    sur Terres de femmes


    La Grande Année, Dix-septième poème
    La Grande Année, Dix-neuvième poème (+ une notice bio-bibliographique)




    Voir aussi ▼


    → (sur Recours au Poème)
    Pierre Oster, à jamais Paysage du tout poétique





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  • Alda Merini | [È un petalo la tua memoria]


    Alda Merini  portrait Guidu
    Image, G.AdC







    [È UN PETALO LA TUA MEMORIA]



    È un petalo la tua memoria
    che si adagia sul cuore,
    e lo sconvolge.
    Addio, come ogni sera,
    oltre le fratture c’è un cadavere
    eretto di discorso,
    sembra un frammento di un’eutanasia
    ma tu mi uccidi come sempre, amore,
    e riapri i miei eterni giacimenti.
    I sepolcri del Foscolo, gli addii
    di certe mani che non sono sepolte
    ed emergono futili dal nulla
    a chiedere giustizia di parole.







    [TON SOUVENIR EST UN PÉTALE]



    Ton souvenir est un pétale
    qui se couche sur mon cœur
    et le ravage.
    Adieu, comme chaque soir,
    au-delà des fractures il y a un cadavre
    érigé de parole,
    on dirait le fragment d’une euthanasie,
    mais tu me tues comme toujours, amour,
    et tu rouvres mes éternels gisements.
    Les sépulcres de Foscolo, les adieux
    de certaines mains qui ne sont pas ensevelies
    et émergent futilement du néant
    pour demander justice aux mots.




    Alda Merini, « L’amore | L’amour », La Folle de la porte à côté [La pazza della porta accanto, Bompiani, Milano, 1995 ; rééd. 2019], suivi de La poussière qui fait voler, conversation avec Alda Merini, éditions Arfuyen, Collection « Les vies imaginaires », 2020, pp. 24-25. Traduit de l’italien par Monique Baccelli. Préface de Gérard Pfister.






    Alda Merini  La Folle de la porte à côté




    ALDA MERINI


    Alda Merini portrait 1 couleur
    Source





    ■ Alda Merini
    sur Terres de femmes


    La Folle de la porte à côté (lecture d’AP)
    Après tout même toi | Dopo tutto anche tu
    Ma poésie est vive comme le feu
    Mare
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    Il mio primo trafugamento di madre




    ■ Voir aussi ▼


    le site officiel Alda Merini, créé par les quatre filles d’Alda Merini
    → (sur Fine Stagione)
    plusieurs poèmes d’Alda Merini (avec leur traduction en français)





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  • Maud Thiria, Blockhaus

    par Angèle Paoli

    Maud Thiria, Blockhaus,
    éditions Æncrages & Co, Collection Ecri(peind)re, 2020.
    Encres de Jérôme Vinçon. Préface de Jean-Michel Maulpoix.



    Lecture d’Angèle Paoli


    LA FORGE NOURRICIÈRE DE MAUD THIRIA





    Un mot unique peut-il contenir à lui tout seul un univers d’écriture ? Peut-il à lui seul contenir un être tout entier et son langage ? À lire Blockhaus, le dernier recueil de Maud Thiria, il semble bien que oui. Toute une enfance se trouve en effet ici rassemblée, dans ces deux syllabes qui font bloc pour n’en former qu’un : Block/Haus//Blockhaus. Deux syllabes qui témoignent d’une terre dévastée, une « terre lorraine » meurtrie par un passé sanglant. Deux syllabes pour un mot unique, fiché en pleine mémoire d’enfance de la poète. Ainsi que dans sa chair d’adulte, Blockhaus, bloqué là, muscles et os formant rempart aux émotions et à la vie. Un bloc qui s’immisce en « cheval de troie ». Et qui cible au plus intime. Jusqu’à ne plus faire qu’un seul corps avec la poète. « L’ennemi est dans la place ». Un leitmotiv qui revient de manière itérative sous la plume de Maud Thiria :

    « l’ennemi est dans la place

    tu es blockhaus devenue

    t’armant de plus en plus contre la nuit

    en ta propre langue remuée de l’intérieur

    là où ça frappe sur le grain de ta voix » .

    Il faut toutefois attendre la toute fin du recueil pour que ces mots-là, cette réalité-là et la vérité qui en surgit, remontent à la surface et qu’apparaissent

    « dans les vieux murs fissurés

    des trouées de lumière

    inespérées ».

    Entretemps, la poète évolue, au gré et au cœur des souvenirs, sur son chemin d’enfance, entre une maison de famille « hors champ » et le « blockhaus du fond du jardin ». Ici, point de grenier recélant des malles aux trésors débordant d’un précieux butin qui aurait traversé les temps. Ici, rampant de forêts en cachettes, la poète s’agrippe à son « monticule de béton brut », cherchant une possible respiration loin du monde. Cherchant à libérer son corps

    « bloqué là cheval de troie

    mot ennemi dans ta propre langue

    corps ennemi de ton propre corps ».

    Cherchant sa voix/voie dans l’écriture et par l’écriture, la poète procède par étapes. D’un groupe de leitmotive à l’autre. À chaque nouveau leitmotiv est franchie une nouvelle marche qui permet de regrouper plusieurs poèmes articulés sur les mêmes reprises :

    « comme étrangère » / « tu te souviens » / « depuis toujours » / « si seulement tu pouvais t’envoler » / « tu te demandes si » / « l’ennemi est dans la place ».

    L’expression récurrente – et ses multiples variations — est celle qui ouvre sur le passé, sorte de souvenir-sésame :

    « comme étrangère

    tu te souviens ».

    Dès lors, dès le poème d’ouverture, la poète redevient l’enfant-animal qu’elle était, grimpant et s’agrippant, grattant et creusant la terre meurtrie. Enfant griffée toujours prête à s’ensevelir dans trous et repaires pour y observer le monde, de haut et de loin. Sans être vue. Enfant sauvage, rebelle tapie en son terrier. Terre sienne et pourtant étrangère, odeurs d’humus et de sang ; terre de contrastes, aimée sans doute pour ses groseilles et ses girolles, mais davantage haïe, « orties ronces barbelés » ; terre peuplée d’ombres et de mitrailles ; qui jamais ne la quitte et qui toujours l’obsède. Et vers laquelle toujours elle revient :

    « comme étrangère

    cette terre

    où tu reviens toujours

    te blottir te bloquer

    le dos

    les mains les os

    tapie ».

    Te blottir/te bloquer/te tapir. Tels sont les gestes primordiaux de l’enfant sauvage ; gestes antinomiques et pourtant indissociables qui la fondent en profondeur et qui la blessent continûment. Les seuls qui soient à même de concilier peur instinctive et repli sur soi, recherche instinctive de repli-protection et de rondeur maternelle. C’est sans doute que la « terre étrangère » est intimement liée à la langue des origines et aux premiers vocables. À la langue de la mère. Laquelle est « langue inconnue » qui se heurte à son bloc d’os, la cisaille et la mord. Bloc de violence que ce mot de blockhaus qui condense et fusionne en lui seul tous les obstacles arrimés à l’enfance. Le principal et le plus douloureux étant celui qui relie l’enfant à sa langue maternelle :

    « et des mots comme des pierres

    lancées contre toi

    en jets de langue maternelle ».

    Blockhaus. Issu de cette langue maternelle, le mot catalyse en ses consonnes dures les interrogations de la poète :

    « s’il s’était appelé autrement

    ta vie aurait-elle été la même ?

    quelle vision pour la casemate au fond du jardin

    si le mot ne retient pas toute la brutalité du monde ? »

    À première vue en effet, le mot « casemate », d’origine italienne, « ne retient pas toute la brutalité du monde ». Mais ce substantif cache bien son jeu, dissimulant dans son étymologie une maison qui n’a rien d’un cocon. Mais qui renvoie à bien autre chose. Une maison inquiétante, en lien avec la folie (casa matta). La maison des fous. Folie collective que celle-là, qui conduit à la guerre et à la destruction ? Folie maternelle ? Folie qui irrigue les vaisseaux sanguins et met chacun en équilibre instable sur le fil de la lame ?

    Pour Maud Thiria, seul compte l’effet bombe du mot blockhaus :

    « blockhaus fait comme une petite tombe en toi » / « cette maison des morts en toi ».

    Il se trouve cependant que ce mot étranger, qui contient en lui tous les déchirements, toutes les forces de la souffrance, ouvre aussi les portes du salut, lequel passe en premier lieu par le combat avec l’ange :

    « là où l’os bloque sous le muscle

    sens encore la force des ailes qui poussent ».

    « tu te sens pousser des ailes », écrit la poète après en avoir à plusieurs reprises exprimé le désir :

    « — si seulement tu pouvais t’envoler —

    du haut de ce mot étranger

    tu te sens pousser des ailes

    loin de la langue maternelle

    la fissurant de l’étrange

    rassurant ».

    De cette lutte avec l’étr/ange naît la poésie de Maud Thiria. La poète a fait de son tourment — le blockhaus de l’enfance —, son armature, sa forge nourricière d’où naissent sa « langue propre » et le « grain » particulier de sa voix.

    Un très beau recueil qu’accompagnent et ponctuent, denses et élégantes, les encres noires de Jérôme Vinçon.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Maud Thiria  Blockhaus




    MAUD THIRIA


    Maud Thiria
    Source




    ■ Maud Thiria
    sur Terres de femmes


    [tu te demandes si] (extrait de Blockhaus)
    Brindilles (extraits)
    [chercher à prendre corps] (extrait de Mesure au vide)
    Sous les fauteuils, 1




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site personnel de Maud Thiria)
    une notice bio-bibliographique sur Maud Thiria
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Maud Thiria
    → (sur Terre à ciel)
    Maud Thiria Vinçon : poésie et traces
    → (sur le site des éditions Æncrages & Co)
    la page de l’éditeur sur Blockhaus
    → (sur le site Les Découvreurs)
    une lecture de Blockhaus par Georges Guillain
    le site de Jérôme Vinçon





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  • Michel Diaz, Le Verger abandonné

    par Angèle Paoli

    Michel Diaz, Le Verger abandonné,
    éditions Musimot,
    03800 Le Mayet d’École, 2020.
    Préface de David Le Breton.



    Lecture d’Angèle Paoli


    UN CHANT NOUVEAU DE LA DISPARITION





    Quel Éden hors d’atteinte se cache derrière Le Verger abandonné ? Le titre qu’a choisi Michel Diaz pour la porte d’entrée de son dernier recueil ne laisse rien augurer de ce que le poète a imaginé. Pas davantage l’illustration de la première de couverture. Une photo de Pierre Fuentes. Une photo en noir et blanc de troncs décharnés entourés d’herbes folles. En arrière-plan, en fond grisé, un horizon marin ou peut-être une mer de nuages. Le mystère reste entier. En feuilletant ce bel ouvrage de format 18 x 14 cm (à l’italienne), le regard roule sur les titres : « Première lettre à Pénélope » ; « Troisième lettre à Laërte » ; « Quatrième lettre à Télémaque »… Aucun autre patronyme ou toponyme n’arrête le regard. Pas même celui d’Ulysse. Pourtant ces lettres sont bien les siennes. C’est lui qui raconte, c’est de lui qu’il parle, et c’est aux siens qu’il s’adresse. Dix-huit lettres au total, sans réponse aucune ni signature. Ulysse écrit successivement à son épouse (sept lettres), à son vieux père (six lettres), à son fils (cinq lettres).

    « Ô mon épouse aimée » / « Quand je serai là, devant toi, mon vieux père » / « Mon cher fils ».

    L’objet de ces différentes lettres, non datées, porte sur l’annonce du retour prochain d’Ulysse dans son île natale. Toutes s’organisent autour du « verger », du souvenir que le héros grec en a gardé. Il est le lieu unique auquel Ulysse abordera avant que de rencontrer les siens, le métacentre qui occupe les rêves du navigateur, l’« axis mundi » dont parle David Le Breton dans sa préface. Ainsi, dans la première lettre qu’il adresse à Pénélope, Ulysse, revenant sur le passé des amants qu’ils furent, évoque-t-il le souvenir édénique du verger, analogon d’une passion amoureuse partagée, allégorie d’un bonheur lumineux qui s’étire dans la lenteur :

    « Nous les aimions, oliviers, amandiers et figuiers, ces troncs déjà robustes aux branches surchargées de fruits quand s’annonçait l’automne. Dans leur ombre tu te couchais, abandonnée comme une barque neuve et creuse dans laquelle je me glissais ».

    Dans la seconde lettre qu’il adresse à Laërte, Ulysse imagine leur prochaine rencontre au verger. Rencontre au cours de laquelle le voyageur, absent de l’île depuis vingt longues années, devra affronter la défiance paternelle et prouver son identité. Puis, dictant son désir à son vieux père, il l’enjoint de faire ce qu’il lui demande :

    « Je te demanderai ensuite, plus simplement, de me suivre au verger ».

    « Tu viendras avec moi. Tu devras venir, je t’y aiderai en te soutenant de mon bras. Tu verras ».

    Se remémorant les souvenirs partagés avec le vieux Laërte – dont il ignore s’il est toujours de ce monde —, par trois fois Ulysse s’immisce dans la tête du vieillard et imagine ce que sera son propos :

    « Tu me demanderas ce que je sais… » / « Tu me demanderas ce que tu veux savoir et ce que tu attends de moi… » / « Tu me demanderas, pour autre preuve, les paroles que nous disions quand nous restions sur place jusqu’à la tombée de la nuit, et je te les dirai. »

    Pour ce qui est de Télémaque, c’est dans la seconde lettre, confiée « au rouleau de la vague », qu’Ulysse en vient à évoquer le verger. Ce lieu de l’intime, tout à la fois ouvert et clos, offert jadis par Laërte, jadis entretenu par Ulysse, laissé à l’abandon en l’absence de son propriétaire, est désormais envahi d’herbes folles et à l’état sauvage. C’est là qu’à son retour Ulysse veut se ressourcer. Là qu’il aspire à venir méditer et à se recueillir avant que de se présenter à Pénélope. Viennent ensuite les ordres, agencés à partir d’impératifs ou de verbes au futur à valeur impérative. « Voilà la mission que je te confie ». Ce que Télémaque devra faire avant l’arrivée de son père, c’est nettoyer le verger, le débroussailler afin qu’y pénètre la lumière, abattre et élaguer les arbres. Reconnaître les « signes » incisés jadis par Ulysse. Préparer la couche « de feuilles sèches » ; déposer tout autour les libations propres aux rituels auxquels Ulysse désire se consacrer. Puis, une fois le retour accompli, et achevé le rituel des retrouvailles avec les siens, Télémaque aura pour mission d’abattre tous les arbres, afin qu’Ulysse puisse « tourner la dernière page du livre. » Sacrifice nécessaire pour que puisse advenir le nouveau verger.

    N’est-ce pas là un préambule déguisé de l’inévitable disparition d’Ulysse ? Peut-être l’aventurier sait-il au fond de lui-même que, pour que puisse véritablement advenir le fils, il est nécessaire que le père s’efface. Ulysse pressent-il que son retour en l’île n’aura pas lieu ? Que ses lettres précédentes ne sont en définitive qu’un leurre ? Il a beau essayer de se convaincre de son retour imminent en ordonnançant, pour chaque destinataire, les stratégies de son discours, ne sait-il pas intimement que, quoi qu’il fasse, sa seule vérité demeure le mensonge ? Il a beau se décrire comme l’homme qu’il est devenu aujourd’hui, harassé par d’interminables errances, corps et visages burinés par les vents et le sel, il n’en demeure pas moins toujours le chatoyant Ulysse, sans cesse louvoyant, toujours enclin à céder aux sirènes du moment, toujours insatisfait dès qu’il prolonge son séjour sur une terre hospitalière. Mais aussi bien, saisi par la sempiternelle nostalgie qui le taraude, n’est-il pas prompt à reprendre la mer en direction d’Ithaque ? Une destination jamais nommée par Michel Diaz.

    « Nostos ». Le retour. Et la douleur qui l’accompagne. Ce pincement inexplicable qui toujours pousse le navigateur à revenir sur son passé. À emprunter en sens inverse les mêmes sillages. À imaginer que la terre qu’il a quittée depuis si longtemps l’accueillera à bras ouverts. Tel est le mal qui ronge Ulysse, celui-là même qu’il confie à Laërte :

    « Je n’ai de lancinante nostalgie que pour ce point d’attache que me sont ma terre et les miens. »

    Et, dans la seconde lettre qu’il adresse à Pénélope, ne donne-t-il pas priorité aux arbres, témoins de leurs tendres épousailles d’antan et témoins par anticipation narrative de leurs prochaines retrouvailles ? Car, écrit-il,

    « mon impatience à les revoir […] est toujours devant moi, sculptée comme une proue de bois massif dans la certitude de mon retour » .

    C’est donc là, au cœur du verger, qu’Ulysse le vaillant et l’infatigable a ancré ses racines. C’est là, entre les arbres du verger, que s’arrime le désir acéré du « nostos ».

    Le retour en l’île aura-t-il vraiment lieu ? La lectrice que je suis en doute. Même si le récit homérique de l’Odyssée met en scène ce retour. Le récit poétique de Michel Diaz est tout en nuances et subtilités, et se joue des obstacles. À commencer par ceux qui agitent l’âme d’Ulysse.

    « Quand allons-nous nous retrouver » ? écrit-il à Pénélope dans sa troisième lettre. Submergé par les doutes et par les questionnements, peut-être retrouvera-t-il sous les grands arbres le réconfort dont il a besoin. Et l’assurance que le désir de Pénélope pour son époux est toujours aussi ardent :

    « Eux me raconteront les interminables travaux de tes doigts solitaires, qui brodent et débrodent sous la cape ténébreuse de l’absence, leurs caresses intimes dans la grotte veuve de ton désir. »

    Avec Télémaque, les interrogations sont plus directement formulées :

    « Quelle raison, dis-moi, ai-je de revenir ? Et d’ailleurs, le pourrais-je encore quand bien même je le voudrais ? ».

    Ainsi évolue le tourment d’Ulysse, en proie à mille questions. Mais il y a bientôt, réel ou imaginaire, le surgissement inattendu d’une terre inhospitalière qui s’interpose entre son désir et les craintes qui le réfrènent. Cette terre volcanique, inquiétante et déserte, livrée au soufre, aux vapeurs infernales et à la cendre. C’est à la cinquième lettre à Pénélope que survient, inconnu de tous, ce « théâtre de fumerolles ». Ulysse est-il vraiment sincère, lorsque, dans sa sixième lettre à Pénélope il écrit ?

    « Ainsi, j’avance… sans me laisser gagner pourtant par le renoncement. »

    Ne s’est-il pas déjà engagé sur la voie du repli et de la résignation ?

    À Laërte, Ulysse confie :

    « Je t’écris d’un lieu triste, inaccessible aux larmes ».

    Puis ajoute, quelques phrases plus loin :

    « En vérité, ici, en marche vers nulle part, nous sommes dans les mains du temps qui, redevenu pierre, a gardé souvenir des corps ensevelis. On ne sait plus quand, ni par qui. »

    Plus loin, dans sa troisième lettre à Télémaque, Ulysse confie :

    « Il n’est d’ailleurs pas difficile d’imaginer que nous avons ici touché la fin du monde. Tout autant physique que temporelle. Que tout est consommé. »

    Voici donc Ulysse parvenu « du côté des fantômes », dans un entre-deux où il n’est plus tout à fait vivant mais pas non plus tout à fait mort. Déjà la voix de Laërte tremble dans sa mémoire, ramenant avec elle les « images fulgurantes de l’enfance ». Déjà la mort s’avance. Et c’est vers elle qu’Ulysse s’achemine. Vers l’unique rencontre qui tienne. À la rencontre de lui-même.

    « Sur ce chemin qui ne serait rien d’autre que la voie des dieux. »

    Ainsi, plus le temps des retrouvailles approche et plus s’éloignent le « verger abandonné » et les promesses ardentes du retour. C’est qu’en cours de route et en cours d’écriture, Ulysse a compris qu’il était la proie des illusions chatoyantes qui lui servaient jadis de carapace. Aujourd’hui, avec le temps et l’expérience, la carapace est ébréchée et il n’y a plus aucun projet qui vaille. Revenir sur ses pas est impossible. Étranger à lui-même, comment pourrait-il convaincre les siens que c’est bien Ulysse qui s’avance devant eux ? Lui-même ne se reconnaît pas. Plus. Ni dans ce qu’il fut jadis ni dans ce qu’il est aujourd’hui devenu. Que faire alors, sinon « disparaître » ? « Disparaître de tout et de soi. » Sage résolution. Inévitable issue. Dont Ulysse tente de convaincre Pénélope du bien-fondé. Ainsi écrit-il dans son ultime lettre :

    « Vivre, après tout, n’est sûrement rien d’autre que suivre ce chemin qui va de nulle part à nulle part. Dans le dépouillement et le délaissement progressifs de soi-même. »

    Reste l’amour qu’il leur a été donné de vivre, et c’est déjà beaucoup. Reste aussi le récit, trace douloureuse d’un narrateur tourmenté qui assume désormais le bilan d’une vie. Un récit envoûtant que ce Verger abandonné. Un récit de magicien à la manière d’Ulysse, dont les lecteurs de l’Odyssée savent quels secrets il détient. Des secrets dont le héros grec semble avoir transmis à Michel Diaz la beauté et le talent cachés. Un art hérité des aèdes. Même si le poème du Verger abandonné est, pour qui l’écoute vraiment, un « chant qui rend un son nouveau ». Comme la figure mélodique d’un lamentu, un chant de la disparition.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Michel Diaz  Le Verger abandonné





    MICHEL DIAZ


    Michel Diaz
    Source




    ■ Michel Diaz
    sur Terres de femmes


    Comme un chemin qui s’ouvre (lecture d’AP)
    Ce qui gouverne le silence (extrait de Comme un chemin qui s’ouvre)
    clair-obscur (extrait de Lignes de crête)
    [de tourbe] (extrait d’Offrandes Olivia Rolde)




    ■ Voir aussi ▼


    le site de Michel Diaz




    ■ Notes de lecture de Michel Diaz
    sur Terres de femmes


    Jeanne Bastide, La nuit déborde
    Alain Freixe, Contre le désert
    Françoise Oriot, À un jour de la source





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  • Maud Thiria | [tu te demandes si]



    Encre de Jérôme Vinçon
    Encre de Jérome Vinçon
    Première de couverture de Blockhaus









    [TU TE DEMANDES SI]




    tu te demandes si un mot contient tout le reste
    un seul mot toute une vie derrière —

    et ça te reste au fond de la gorge
    comme un tuyau te permettant de respirer
    blockhaus cette longue respiration en toi




    l’ennemi est dans la place
    c’est toi
    cheval de troie en abri armé
    au cœur du jardin
    de l’enfance habitée
    tu tends les bras vers elle
    ce mot d’enfant qui te reste
    au fond de la gorge
    mot étranger
    corps étranger
    ton trésor de guerre
    finale
    où tu te bats sur un lit à présent
    face au métal froid des barreaux qui t’encerclent
    comme des bras




    Maud Thiria, Blockhaus, éditions Æncrages & Co, Collection Ecri(peind)re, 2020, pp. 60-61. Encres de Jérôme Vinçon. Préface de Jean-Michel Maulpoix.






    Maud Thiria  Blockhaus



    MAUD THIRIA


    Maud Thiria
    Source




    ■ Maud Thiria
    sur Terres de femmes


    Blockhaus (lecture d’AP)
    Brindilles (extraits)
    [chercher à prendre corps] (extrait de Mesure au vide)
    Sous les fauteuils, 1




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site personnel de Maud Thiria)
    une notice bio-bibliographique sur Maud Thiria
    → (sur Terre à ciel)
    Maud Thiria Vinçon : poésie et traces
    → (sur le site des éditions Æncrages & Co)
    la page de l’éditeur sur Blockhaus
    → (sur le site Les Découvreurs)
    une lecture de Blockhaus par Georges Guillain





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  • Claudine Bohi, Philippe Bouret, Cet enfant sans mot qui te commence

    par Angèle Paoli

    Claudine Bohi, Philippe Bouret,
    Cet enfant sans mot qui te commence, dialogue,
    Mars-A Publications,
    Collection « Poésie sur tous les fronts », 2020.
    Préface de Christian Viguié.



    Lecture d’Angèle Paoli


    « ON VA AGRANDIR LA VIE »





    Au commencement, il y a une œuvre, tangible, vivante, multiple. Riche. Infiniment personnelle. Une œuvre de poète au long cours. Celle de Claudine Bohi. Il y a des titres, devenus familiers. Et d’autres, plus anciens, que j’avais perdus de vue. Le Nom de la mer, Une saison de neige avec thé, Même pas, On serre les mots, Mère la seule, Mettre au monde, Naître c’est longtemps, L’Enfant de neige. Quelques titres résonnent plus que d’autres dans ma mémoire, qui prennent aujourd’hui une tout autre ampleur. Ils se répondent en écho. Je relis donc Claudine Bohi. Pas l’œuvre dans sa totalité. Il me manque encore un certain nombre de recueils. Mais tout de même. La pile d’ouvrages s’élève en un joli échafaudage. Certains de ces recueils ont été récompensés. Prix Verlaine, Prix Aliénor, Prix Georges Perros. Prix Mallarmé. Pourquoi ces titres résonnent-ils aujourd’hui davantage qu’hier ? Parce que je lis le dernier ouvrage que Claudine Bohi vient de m’adresser, et que je le lis dans la lenteur des prémices de l’automne, avec ondées vivifiantes et parfois brouillard.

    « lumière du brouillard qui éclaire dedans

    et jusque sous la langue » (Éloge du brouillard).

    Ce livre, qui me passionne, m’émeut et m’interroge — puis-je l’avouer sans risquer de ranimer les passions tristes ? —, est un dialogue. Un dialogue avec Philippe Bouret, psychanalyste comme Claudine Bohi. Le titre : Cet enfant sans mot qui te commence. Éclairant et dense, ce dialogue est une réflexion sur l’écriture et sur la poésie. Sur les racines qui les nourrissent. Une réflexion qui puise et s’appuie sur l’intime, car elle force « les portes d’ivoire ou de corne » qui séparent le monde de la pensée et de la vie, du monde invisible. Il y a chez la poète cette force irrépressible qui la pousse à toujours faire retour vers le commencement. Et même en deçà. Dans toute écriture, il y a un amont qui lui préexiste. C’est cette part d’inconnu dont chacun est issu et qui garde son mystère, que la poète explore et cherche sans cesse à élucider, pour elle-même et pour les autres. Ainsi va se tisser, au fil de l’échange, la rencontre entre poésie et psychanalyse. Entre poésie et rêve. Entre poésie et écriture. Selon Claudine Bohi, la poésie, c’est la chair avant les mots. Et c’est vers cette chair-là qu’il faut remonter, c’est cette chair qu’il faut faire trembler. Il faut donc faire advenir cette antériorité faite de silence et d’absence.

    « c’est une épaisseur

    très douce

    cette langue d’avant les mots

    où tu me commences » (Mettre au monde).

    Le commencement de Claudine Bohi s’inscrit dans la douleur des origines. Et c’est un commencement toujours recommencé. Chaque fois que l’écriture s’impose dans le cours de la vie. « Nous “commençons” à chaque instant quand nous écrivons », confie-t-elle à Philippe Bouret.

    « [A]u commencement

    est la douleur

    plongée dans le corps

    multiple

    multipliée dans les mots

    qui rattrapent

    qui ne rattrapent pas

    une douleur tissée de blanc » (Naître c’est longtemps).

    La première expérience charnelle que la poète évoque comme telle — longtemps après que fut advenue sa naissance —, c’est celle de la voix. La voix du père récitant pour elle des vers de Hugo ou de La Fontaine. De sorte qu’écrire devient cette nécessité de prolonger le commencement. Avec la voix, le corps prend toute sa mesure. C’est que le corps, réceptacle de toutes les voix qui ont présidé aux origines, ouvre sur le monde. Sur son immensité. Cette immensité, le langage en est la révélation.

    « Un poète, pour moi, c’est celui qui rencontre et donne à sentir cette immensité-là. »

    Et cette immensité est à l’opposé de l’exil. Car écrire, « c’est sortir de l’exil » et de la solitude. Exil biographique et exil des idées.

    « La poésie, c’est sortir de l’exil intellectuel, de l’exil des idées ».

    Seule la poésie permet une réelle ouverture. Vers un ailleurs et vers les autres. Parce que la langue est partage. Qui « nous fait sortir de nous ».

    Au commencement, il y a un même émerveillement. Les mots et les chats se confondent, fusionnent dans une même attente sensuelle, une même force et un même désir. Les mots et les chats l’ont sauvée, dit-elle.

    Les mots sont toujours premiers, même dans les rêves. Ils devancent l’image qui ne survient qu’ensuite. Mais l’image première qui vient ici sous la langue de la poète, c’est celle de la mer : « La langue, le langage comme un océan… Rouler dans ces vagues immenses et y trouver sa propre mesure, son rythme vital… ». Un rythme « vital » qui fonde celui ou celle qui entre en écriture. Qui l’ancre dans les mots.

    Très vite, dans ce dialogue, affleure l’intime. Intime des mots de l’origine qui donne à voir et à entendre l’intime du lien. Le père et la mère. Le grand-père maternel. Plus tard, le mari et les deux fils. Mais la mère surtout — Même pas, Mère la seule—, celle qui revient sans cesse dans tous les écrits et inspire à Claudine Bohi ces vers :

    « toujours recommencer commencer

    être dans la répétition de toi partout

    mère non » (Mère la seule).

    Obsédante mère, en qui prend racine le sentiment de vide. Et de perte irrémédiable. C’est à la mère seule que revient le pouvoir de catalyser l’immensité de la détresse.

    Une sorte d’autobiographie se dessine ainsi au fil de l’entretien, même si la poète se refuse à narrer sa propre histoire. Et s’en défend :

    « Je ne pensais pas que je dirais des choses aussi intimes en acceptant ce dialogue avec toi », avoue-t-elle à Philippe Bouret.

    Preuve sans doute de la confiance qui baigne leur échange. Ce dont veut s’assurer la poète posant à son interlocuteur cette question émouvante :

    « Nous parlons librement n’est-ce pas Philippe ? »

    Se livrer, livrer une part de l’intime de soi, comment y parvenir sans mettre l’accent sur l’anecdotique et le bavardage ? Et comment ne pas perdre de vue l’essentiel, qui est la poésie ?

    La qualité des questions que pose Philippe Bouret, la connaissance qu’il a de l’œuvre de Claudine Bohi, la profondeur des réponses apportées par la poète, autant d’aspects qui permettent d’éviter l’écueil de la facilité.

    Ce qui intéresse la poète dans la filiation ainsi mise au jour, c’est le fil qui la relie à ceux qui l’ont précédée. Mais c’est aussi le fil qui recoud et réassemble ce que cette histoire douloureuse a dispersé. Renouer avec cette filiation grâce à l’écriture poétique, c’est procéder à une forme d’« incarnation ». Laquelle permet de sortir du biographique pour aller vers autre chose. Toujours.

    « c’est ça que j’appelle

    le corps

    le corps ce n’est pas de la viande c’est…

    l’incarnation

    c’est le fait d’exister

    dans la chair

    d’exister

    dans une autonomie de vie. »

    Ainsi s’exprime la poète, évoquant pour son ami psychanalyste Un couteau dans la tête, un travail en cours d’élaboration.

    Sensible aux mots et à l’impromptu de leur surgissement, la psychanalyste et poète l’est aussi aux alliances qui s’imposent à elle, insistantes dans leur évidence têtue. Même pas.

    Même pas ? C’est peut-être aussi ce pas de côté que permet l’écriture pour sortir de l’exil. Sortir de la répétition mortifère. Sans cesse réitéré, le même pas est toujours renouvellement. Avec d’autres mots, à la fois mêmes et différents. Déplacement, remplacement. Ainsi l’écriture ouvre-t-elle la voie à l’ailleurs et à l’autre. Elle est le lieu du partage. Poète et lecteurs s’accompagnent dans une écoute mutuelle. Une compréhension — dans l’acception étymologique de “prendre avec soi” — profonde et vraie. Chacun conduisant l’autre vers autre chose. Vers un chemin qui ignorait son existence. Faire un pas de côté, c’est ouvrir d’autres perspectives. C’est permettre de voir autrement. Il en est de même du brouillard ou de la neige. Le blanc n’efface pas. Il révèle. Comme le silence. Ou le blanc du poème.

    « venez avec moi », écrit la poète. « On va agrandir la vie. »

    Merci, Claudine. Merci pour tes mots.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Claudine Bohi  Philippe Bouret 2





    CLAUDINE BOHI



    Claudine Bohi 2
    Source





    ■ Claudine Bohi
    sur Terres de femmes


    Naître c’est longtemps (lecture d’AP)
    Naître c’est longtemps (lecture de Philippe Leuckx)
    Corps levé (poème extrait de Naître c’est longtemps)
    [brouillard n’est pas absence] (poème extrait d’Éloge du brouillard)
    Et cette fièvre qui demeure
    Secret de la neige (poème extrait de L’Enfant de neige)
    [Duels de lumière] (poème extrait de La plus mendiante)
    [je laisse tomber le mot maman] (poème extrait de Mère la seule)
    Le funambule sans son fil (poème extrait de Même pas)
    Mère la seule (lecture d’Isabelle Lévesque)
    L’invisible (poème extrait de Mettre au monde)
    [L’eau son puits étrange] (poème extrait d’On serre les mots)
    [à force de mots sur la peau] (poème extrait de Parler c’est caresser un corps)
    [La raison sort toujours de l’irrationnel] (poème extrait de Rêver réel)
    Une lumière de terre (poème extrait d’Une saison de neige avec thé)
    Claudine Bohi | Olivier Gouéry [Voici donc le matin]
    → (dans l’anthologie Terres de femmes)
    si ce n’est pas trembler




    ■ Voir aussi ▼


    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Claudine Bohi





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  • Déborah Heissler, Les Nuits et les Jours

    par Angèle Paoli

    Déborah Heissler, Les Nuits et les Jours,
    éditions Æncrages & Co, Collection Ecri(peind)re, 2020.
    Dessins de Joanna Kaiser.
    Préface de Cole Swensen, traduite par Virginie Poitrasson.



    Lecture d’Angèle Paoli


    BLANCHE OU LA « FIGURE » OUBLIÉE




    Tout avait commencé là,

    ce matin.

    Ainsi s’ouvrent Les Nuits et les Jours, dernier recueil de Déborah Heissler, récemment publié aux éditions Æncrages & Co. Par ces mots en italiques empruntés à La Montagne blanche, roman de Jorge Semprun. Où ? Quand ? Qui et qui ? Autant de questions que le lecteur se pose dès que s’amorce la lecture du récit. Questionnement qui déconcerte s’agissant d’un ouvrage de poésie. Et qui se posent pourtant dès que le lecteur se tient aux abords du poème de Déborah Heissler. Déconcertent aussi le fait que la poète ait choisi pour exergues, non pas des vers empruntés à des poètes, mais des extraits tirés de deux romans : L’Insoutenable légèreté de l’Être de Milan Kundera et La Montagne blanche de Jorge Semprun. D’autres échos existent, implicites. Entre le prénom Karol et le nom du traducteur de Kundera : François Kerel ; entre le prénom Karol et celui du metteur en scène Karel Kepela dans le roman de Jorge Semprun. Roman où les amours de Karel Kepela s’entrecroisent dans les lacis de la mémoire. Comme c’est aussi le cas pour Karol dans Les Nuits et les Jours. Quant au prénom de Blanche associé à l’oubli (prénom déjà présent dans un précédent recueil, Sorrowful Songs), comment ne pas songer au roman de Louis Aragon, Blanche ou l’oubli ? Alors ? Poésie ou éclats de romans ? L’un et l’autre genre sans doute se côtoient ici pour offrir une forme poétique nouvelle qui n’a pas encore trouvé son nom. Ainsi le souligne d’ailleurs la poète américaine Cole Swensen, à qui l’on doit une préface éclairante et cette remarque :

    « Dans ce dernier recueil, Les Nuits et le Jours, Déborah Heissler a su créer une forme nouvelle du récit poétique… ».

    Ce qui fait la complexité et l’originalité de ce recueil, mais aussi sa force et sa beauté, c’est la manière qu’a la poète d’appliquer à ses poèmes des interrogations qui sont propres à l’espace romanesque tout en les modelant et en les modulant à son gré. L’instabilité du temps (ses accélérations et ses ellipses) et de l’espace ainsi que celle des personnages plongent les menus événements et les mécanismes propres au récit dans une atmosphère floutée, indécise, qui bascule, en trois mots, de l’hiver au printemps, de la lumière à l’ombre, de la nuit au jour, modifiant les contours, les formes, le tremblé des feuilles, le regard. Les échanges.

    Pourtant, au fil des pages, des titres se détachent, certains en capitales. Des dates apparaissent Janvier quarante-sept / Février / Février MCMXLVII. Des noms de lieux identifiables, la Pologne, Cracovie, et des toponymes peu connus du lecteur. Wieliczka / Zakopane/ Podgorze…. On entre dans l’histoire. Au cœur d’un texte écrit un 18 juillet 2019, au Mocak, le Musée d’Art Contemporain de Cracovie. Le recueil est dédié à deux personnes : Ph. D. (doctor philosophiæ ?) et Pascal. Le lecteur ne saura rien des deux dédicataires. Il ne saura rien non plus, ou si peu de choses, de Blanche dont le nom revient pourtant de manière itérative, tantôt en majuscules, tantôt en caractères italiques ; tantôt en titre du poème, tantôt au sein même du poème… Des petits pavés textuels se détachent sur la page. Où alternent caractères en italiques et caractères romains. Des fragments de phrases reviennent, qui ponctuent le récit et ajoutent à son mystère : « Sur la première page » / « à la chute du jour » … S’agit-il d’un voyage ? D’une rencontre amoureuse entre Blanche et Karol ? Quand était-ce ? Quelque chose a eu lieu, il y a sans doute longtemps. Ailleurs. Quelque chose qui cherche sa voie/sa voix dans l’écriture. C’est cela que se dit la lectrice qui tâtonne au fil des phrases, hésite entre prose romanesque et poésie, entre mémoire et oubli, entre réel et rêve. La dernière phrase du recueil n’est-elle pas « TU TE RÉVEILLES » ?

    Le mystère prend corps dès le poème d’ouverture. Celui qui suit la citation en italiques :

    Tout avait commencé là,

    ce matin.

    Des mots reviennent, qui se répètent d’une strophe à l’autre. Deux strophes très brèves. Répétitions surtout des assonances en [ã] propres à étirer le temps. « Moment » / « étonnement » / absolument / « cadence » / « tranquille » / « lenteur » … En même temps que la lenteur se pose la tonalité « à voix basse ». Tout commence avec ce quelque chose d’indéfinissable et d’incertain, en un lieu étrange – un « magasin » et son « sous-sol », des présences absentes anonymes.

    « On avait commencé à parler et demain

    peut-être, on ne se dirait pas même bonjour. »

    Il semble pourtant qu’il y ait une histoire. Entre le narrateur et Karol. Entre Karol et Blanche. Et sans doute aussi avec la poète, Déborah Heissler. Une histoire déjà vécue, une histoire en train de s’écrire. Une autre récente qui prend forme sous nos yeux à travers le récit du narrateur. Les deux s’entrelacent subtilement de sorte que le lecteur s’égare, dans le temps, dans l’espace, en compagnie des personnages, pourtant si peu nombreux. Mise en abyme d’histoires. Vécues rêvées écrites en train de s’écrire…

    L’histoire qui est convoquée ici, dans ce sous-sol, sous la plume de Karol, sous la forme de textes-souvenirs, s’écrit en italiques. De Karol on apprend par le biais du narrateur qu’il est « étudiant en médecine » ; que le narrateur du récit et lui travaillent dans le « sous-sol » du magasin. Que Karol interrompt son travail d’écriture, lequel semble mêler notations personnelles prises sur le vif

    — « Rien que des choses silencieuses ce matin » – et prise de notes sur le livre qu’il était en train de lire. Blanche ou l’oubli ?

    « L’hiver arrivait lorsque Karol posa sa plume […]

    Un peu plus tard, dans ce livre que je lisais et que je quitte, l’une des figures de second plan m’apparut. Très nettement, celle de Blanche. De Blanche cet après-midi-là dans les jardins de « Stanislas ». L’importance de cette figure m’apparut d’autant plus nettement que cette figure, dans le récit, atteint sa plus grande force quand elle utilise les formes du juste et du raisonnable… ».

    S’agit-il de la même Blanche ? La Blanche romanesque et illusion, insaisissable d’Aragon ? La Blanche de la rencontre amoureuse de Karol, faite jadis en Pologne ?

    Déborah Heissler brouille à dessein les pistes, les choix du récit, multiplie les énigmes autour de Blanche et déjoue les attentes des lecteurs. Conformément à ce que la poète écrit dans le poème – BLANCHE, qui donne une définition en creux du recueil :

    « Ni tableau, ni théâtre, où les choses auraient

    été engagées, pour figurer une vie autre que la

    leur. »

    Ou bien, comme dans le poème – Puis vues :

    « Lieu de conversation, point

    de rencontre, où se trouvent les contraires. »

    Ou encore, dans le même poème, cette strophe qui semble être un condensé du recueil de Déborah Heissler :

    « C’est ici la terre qui s’inverse – la lumière ad-

    venant  comme un miracle  au sein de  la durée

    de l’hiver,  irréelle,  qui  par  l’atonalité  de  ses

    formes, de leurs contours tremblés, favorise un

    autre  ordonnancement  des  lieux,  la  redécou-

    verte de l’horizon

    l’accord ancien du solide

    et de l’ajouré ».

    La poète démultiplie les ramifications de son rêve comme le fait aussi Joanna Kaiser dans les deux dessins qui accompagnent les poèmes oniriques du recueil de Déborah Heissler. La mémoire s’est effacée au fil du temps, emportant avec elle, dans ses replis de silence, la « figure » de Blanche oubliée. Karol et Blanche. Une histoire d’amour où les amants

    « OBS –

    CURENT »,

    gagnés par l’ombre.

    Et un très beau recueil. Tout en demi-teintes. Envoûtant. Fugue et fugacité.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Deborah Heissler  les-nuits-et-les-jours




    DÉBORAH HEISSLER


    Deborah Heissler Guidu
    Image, G.AdC





    ■ Déborah Heissler
    sur Terres de femmes


    Je ne peux oublier (poème extrait des Nuits et des Jours)
    Près d’eux, la nuit sous la neige (lecture d’AP)
    La protection des pierres (poème extrait de Près d’eux, la nuit sous la neige)
    Sorrowful Songs (lecture d’AP)
    « Des pas dans la neige » (poème extrait de Sorrowful Songs)
    sur l’herbe sèche ce jour (poème extrait de Chiaroscuro)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    loin (poème extrait de Comme un morceau de Nuit, découpé dans son étoffe)
    → (dans la galerie Visages de femmes) « 
    Errance » (poème extrait de Près d’eux, la nuit sous la neige)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Æncrages & Co)
    la fiche de l’éditeur sur Les Nuits et les Jours
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Déborah Heissler





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  • Déborah Heissler | Je ne peux oublier



    Les Nuits et les Jours 2






    JE NE PEUX OUBLIER

    que je suis ici dans une ville étrangère

    dont nous ne nous souviendrons plus

    (que
    dans nos rêves)

    qu’il me faudra

    la quitter



    Sous un ciel humide, la pluie hésite

    parapluie (BLANC) et pluie insistante

    longue

    interminable

    Je

    ne me souviens

    que d’une manière confuse

    des circonstances

    dans lesquelles me sont venues

    ces images (CETTE PENSÉE)

    cette impression (LE SENTIMENT)

    la vision immédiate qu’on nommera poésie

    (SI L’ON VEUT) le temps d’un battement de

    paupières



    Déborah Heissler, Les Nuits et les Jours, éditions Æncrages & Co, Collection Ecri(peind)re, 2020, pp. 37-38. Dessins de Joanna Kaiser. Préface de Cole Swensen, traduite par Virginie Poitrasson.





    Deborah Heissler  les-nuits-et-les-jours




    DÉBORAH HEISSLER


    Deborah Heissler Guidu
    Image, G.AdC





    ■ Déborah Heissler
    sur Terres de femmes


    Les Nuits et les Jours (lecture d’AP)
    Près d’eux, la nuit sous la neige (lecture d’AP)
    La protection des pierres (poème extrait de Près d’eux, la nuit sous la neige)
    Sorrowful Songs (lecture d’AP)
    « Des pas dans la neige » (poème extrait de Sorrowful Songs)
    sur l’herbe sèche ce jour (poème extrait de Chiaroscuro)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    loin (poème extrait de Comme un morceau de Nuit, découpé dans son étoffe)
    → (dans la galerie Visages de femmes) « 
    Errance » (poème extrait de Près d’eux, la nuit sous la neige)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Æncrages & Co)
    la fiche de l’éditeur sur Les Nuits et les Jours
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Déborah Heissler





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  • Silvia Baron Supervielle | [que j’aille par le nord]


    [QUE J’AILLE PAR LE NORD]




    que j’aille par le nord
    où s’avancent mes pas
    ou que je reste au sud
    saisie par mes pensées
    que je voyage ailleurs
    sans mémoire imaginant
    un souvenir dépouillé
    de distance et de rivage
    que j’habite les règnes
    du rêve ou les empires
    de la passion tout sera
    équidistant du même
    centre imprenable



    Silvia Baron Supervielle, « Peu à peu », L’Eau étrangère [éditions Corti, 1993] in En Marge, poèmes choisis, éditions Points, Collection Points Poésie, 2020, page 350. Préface de René de Ceccatty.





    Silvia Baron Supervielle montage




    SILVIA BARON SUPERVIELLE


    Silvia Baron Supervielle portrait
    Source




    ■ Silvia Baron Supervielle
    sur Terres de femmes


    Alphabet des lieux remarquables (poème extrait du Pays de l’écriture)
    Le marcheur séparé (autre poème extrait du Pays de l’écriture)
    [le soleil remue les miroirs] (poème extrait de Sur le fleuve)
    10 avril 1934 | Naissance de Silvia Baron Supervielle (+ un autre extrait du Pays de l’écriture)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    un Portrait de Silvia Baron Supervielle (+ un extrait de La Distance de sable)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Points)
    la fiche de l’éditeur sur En marge





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