Étiquette : Préface


  • 14 juillet 1968 | Alexandre Vialatte [Et c’est ainsi qu’Allah est grand]

    Éphéméride culturelle à rebours



    [ET C’EST AINSI QU’ALLAH EST GRAND]




    Ayant chanté les océans, la viande de cheval et les larges trottoirs des avenues fréquentées, et décidé à ne plus chanter que les choses les plus vastes du monde, je chanterai aujourd’hui les plaines et leur horizontalité.

    Les plaines remontent à la plus haute antiquité. Les principales sont la Hollande, la plaine Monceau et le désert égyptien. Elles sont nées de l’absence de montagnes et se distinguent, suivant les spécialistes, par leur horizontalité. Aussi la vue y porte-t-elle très loin, jusqu’à l’endroit où l’horizon n’a plus de couleur, où se confondent le ciel et la terre. On en éprouve une sorte de vertige, le vertige de l’horizontale, sauf en Beauce où le cycliste est pris entre deux murailles de blé qui ne lui laissent voir qu’un ruban de ciel et qui l’étouffent dans leur chaleur touffue, confite, épaisse, obscure et poussiéreuse, très dangereuse pour les asthmatiques. L’homme s’y sent confiné dans un cachot brûlant. Enfermé dans ce four de paille, il cherche l’air, il se ratatine, il souffre de claustrophobie.

    […]

    La plaine Monceau se trouverait dans l’enceinte de Paris. Des voyageurs m’ont parlé d’elle avec beaucoup de considération. Ils en disent des choses étonnantes. Elle serait bâtie sur l’emplacement d’un ancien cimetière protestant, ornée d’une naumachie et même d’un obélisque, et peuplée par des chats sauvages. Ou tout au moins à demi sauvages. Soit que, sauvages à l’origine, ils se soient à demi apprivoisés ; soit que, domestiqués pour commencer, ils aient fui la maison de leurs maîtres. Ils se réunissent dans un parc, le parc Monceau, qui fut fréquenté à l’époque des pantalons rouges par les soldats et les nourrices, et qui est orné de l’obélisque dont je parlais, et qui servit en 1793, avec bien d’autres, de point de triangulation pour mesurer la longueur du mètre sur la route Paris-Perpignan. (On a établi depuis que le mètre était un peu plus long que lui-même, mais l’obélisque n’a pas changé.) Jeanne d’Arc dormit dans un château de la plaine Monceau et nos rois y chassaient le lapin ; peut-être même, le chat sauvage. Où est la tour de Jeanne d’Arc ? (Où sont les neiges d’antan ?) Les tours passent, les chats envahissent.

    La Hollande est parmi les plaines les plus célèbres. Elle se situe dix mètres au-dessous du niveau de la mer, si bien que les épaves qui, partout, viennent d’en bas à la marée haute, tombent ici sur la plage de dix mètres de haut, menaçant la vie des promeneurs. C’est pourquoi il est interdit au large des côtes de Hollande, de jeter des bouteilles à la mer. Derrière les digues habitent de vieux hommes étonnés habillés en poupées de bazar, et des jeunes filles vêtues de costumes folkloriques avec toutes sortes de dorures, notamment des œillères en cuivre. Ils ont des visages ronds, des yeux bleus et naïfs et habitent des moulins à vent d’où ils sortent à bicyclette pour parcourir des champs de tulipes. Les meuniers ont dix-neuf enfants qui tiennent difficilement dans l’enceinte du moulin et dont plusieurs dépassent plus ou moins par les fenêtres. Les Hollandais peignent leurs fromages au ripolin et les lavent tous les soirs à la lance d’arrosage avec le reste du magasin. Le « Comte des Digues », personnage important, se promène constamment sur les digues et bouche les trous avec du mastic. Sans ce travail de fourmi, la Hollande, en une heure ne serait plus qu’un fond de mer plein de pieuvres et de poissons-chats. Les habitants se réfugieraient sur les clochers. Le zèle des comtes des digues a permis, au contraire, à des artistes comme Rembrandt de produire une œuvre complète sans jamais s’être mouillé les pieds. Rien n’est plus beau que de voir bâtir une digue. Le dernier jour, lorsqu’il n’y a plus à boucher que le centre (on la commence par les deux bouts), elle plie comme un jonc quand la mer se retire (il n’y a qu’à voir les photos d’avion). C’est un incroyable spectacle qui angoisse tous les Ponts et Chaussées.

    Le désert d’Égypte est traversé par des gerboises. Les autos les écrasent la nuit. Les bateaux qui vont sur le Nil, par un simple effet de perspective, ont l’air de marcher sur le sable, à l’horizon, comme des canards. La première fois on n’en croit pas ses yeux. Quelques Bédouins campent sous la tente. Leurs ânes se frottent le dos dans le sable. Leurs chèvres broutent des papiers gras que le vent fait danser en l’air, autour des tentes. D’Alexandrie au Caire on ne rencontre personne. Du Caire à la mer Rouge non plus. Sauf un Nubien qui vend du café, à quarante kilomètres de tout. Au milieu d’exactement rien. La nuit il dort dans son burnous. Parfois un camion le ravitaille. La côte de la mer Rouge ne produit que quelques lions, des trous pour lions dans la plaine, et quatre palmiers de Barbarie.

    On attendrait mieux de la steppe russe. Malheureusement on ne peut jamais la voir. L’été elle est cachée par une poussière épaisse qui forme des nuages opaques, l’hiver par des tempêtes de neige. Le vent la partage avec le loup. Le voyageur en est réduit pour s’orienter à se guider sur le cri des fauves. Quand les loups attaquent le traîneau, il faut recommander son âme à Dieu, fouetter les chevaux vigoureusement et jeter le cocher en bas de son siège. Plus il est gars, plus on a de chances d’en réchapper.

    On voit par là combien les plaines du globe sont diverses et passionnantes et contribuent par leurs caractères aux majestés de la Géographie. Les plaines du globe sont tellement vastes que, si on les mettait bout à bout, et s’il n’y avait pas de montagnes, elles couvriraient toutes les terres émergées. Mais la répartition orographique du globe est si sage et si harmonieuse que les monts y succèdent aux plaines, les plaines aux monts et qu’on peut même penser qu’il n’y aurait pas de plaines sans les monts et pas de montagnes sans les plaines. Tout est prévu par la nature. Que serait la Suisse sans la montagne ? Une plaine aride. Qui pourrait y faire du rocher ? Que serait la Hollande sans les plaines ? Un affreux massif montagneux. A quoi pourraient servir ses digues ? Qui s’y consacrerait à lutter contre l’eau ?

    Mais la nature a tout prévu : elle fit la Hollande plate et la Suisse montagneuse. Elle créa le 14 juillet qui permet de fêter tous les ans la fête nationale.

    Et c’est ainsi qu’Allah est grand.
    La Montagne, 14 juillet 1968.




    Alexandre Vialatte, « Chronique des plaines et de leur horizontalité », 1968, chroniques Julliard *, éditions Julliard, 2008, pp. 179-184. Préface de Philippe Meyer.



    _______________________
    * Recueil de chroniques parues dans La Montagne et Le Spectacle du monde (7 janvier 1968-29 décembre 1968).





    Alexandre Vialatte  1968



    ALEXANDRE VIALATTE


    Alexandre Vialatte
    Ph. : Studio Harcourt à Paris,
    années 1950, afp.com/ARCHIVE
    Source





    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de L’Humanité)
    une lecture de 1968, d’Alexandre Vialatte, par Christophe Mercier
    → (sur le site du Figaro)
    « Et c’est ainsi que Vialatte est grand » (une lecture de 1968, d’Alexandre Vialatte, par Christian Authier)






    Retour au répertoire du numéro de juillet 2020
    Retour à l’ index de l’éphéméride culturelle
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire

    par Marie-Hélène Prouteau

    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire,
    poèmes et lettres,
    éditions Diabase | Littérature, 2020.
    Préface, avant-propos et notes de présentation de Ronan Nédélec.
    Postface de Cypris Kophidès.



    Lecture de Marie-Hélène Prouteau



    Yves Elléouët fut un créateur solitaire et peu soucieux de sa renommée. Peintre et poète, le gendre d’André Breton disparut trop tôt, en 1975, à l’âge de quarante-trois ans. Son œuvre poétique éditée était épuisée. Ses poèmes, moins connus que ses récits, Falc’hun, préfacé par Michel Leiris, et Le Livre des rois de Bretagne sont aujourd’hui publiés par les éditions Diabase, en même temps que certaines de ses lettres avec André Breton, Michel Leiris, Pêr-Jakez Heliaz (Pierre-Jakez Hélias), Xavier Grall, Georges Perros, et des lettres d’Aube, son épouse.

    Le titre joue de l’ambiguïté : avec l’indéfini « un pays », le lecteur se sent déjà chez lui, au pays de toutes les enfances. Et pourtant, c’est un paysage mental qui émerge, nettement dessiné. Un pays de collines, de bruyères, de vent. La mer toujours en mouvement, le vent du chemin, les « marées mariées au ponant », les fermes couvertes d’ardoises, l’ossuaire de granit où dansent les morts, des cafés tenus par de vieilles femmes, les promontoires « bercés de vide ». C’est la Bretagne. Un pays de pluie et de nuit, au chromatisme noir, blanc, rouge, vert. Les noms de lieux-dits, tels Pencran, Guimiliau, ceux des légendes, tels Tintagel, la Dame blanche, le laissent assez deviner. Et Yves Elléouët le déclare : « Je suis d’Armorique cette péninsule barbare ». Nous sommes en Bretagne, haute terre celtique reliée à l’Irlande et à James Joyce autant qu’au poète gallois Dylan Thomas à qui il consacre un poème.

    Et, dans le même temps, nous sommes dépossédés de nos habituelles représentations de ce pays breton. Car Yves Elléouët récuse l’entre-soi régionaliste. Il faut accepter de se laisser gagner par un imaginaire plus vaste, celui de Joan Miró et d’Yves Tanguy. Celui de l’inspiration surréaliste qui est la sienne et qui joue d’étranges collages :

    « Dans le jardin aux fleurs vénéneuses

    il y a une statue

    tout près du bassin de mercure

    Une guirlande de mains y pavoise

    la nuit — de l’étrave à l’étambot

    d’un navire où sèchent des cheveux ».

    Plus loin, une danse des morts habite tout un poème dans un élan ample, halluciné, intemporel. Visions surréelles de champs de bataille de la Grande Guerre ou rappel de François Villon ? Mais la mélancolie et l’humour se mêlent aussi comme dans un rêve échappé d’entre les moments opaques du sommeil. Dans la lignée du surréalisme, les images prennent parfois un aspect fulgurant :

    « la baïonnette s’est brisée

    près de l’oreiller

    dans l’oreille de la fumée

    qui passe et repasse ».

    La parole du vieux barde Taliensin qu’il évoque dans Le Livre des rois de Bretagne prend ici tout son sens : « J’ai été sous une multitude de formes ». Les choses, les êtres, la femme aimée tracent des lignes de fuite, sont en métamorphose, dans la perception continue de la mort. Le poète est celui qui, tel un magicien, commande aux éléments :

    « L’air des falaises habitait ton visage

    Et ton corps avait des avancées de proues

    Les seins fermes des soleils d’été

    Tes yeux où tournoyaient des arbres ».

    La poésie d’Yves Elléouët dessine un univers onirique fait de sensualité et de souffle où tout se pluralise dans le jeu de l’analogie :

    « J’y fus oiseau jadis

    Ma langue s’en souvient ».

    Il faut lire cette poésie âpre et rude, témoin d’un tumulte du dedans qui prend son rythme pour y nourrir ses ivresses.

    La seconde partie du livre est consacrée à un choix de lettres d’Yves Elléouët et de son épouse. Une trentaine. Aube Breton Elléouët en a confié la reproduction aux éditions Diabase avec le soutien du fonds Jacques Doucet. Certaines d’entre elles ont été publiées chez Gallimard en l’an 2009 dans les Lettres à Aube.

    Ces lettres donnent une autre image de l’artiste, témoignent en particulier du lien affectif et intellectuel qui le liait à André Breton. Il est touchant de le voir lui adresser une première lettre pleine d’admiration. Ou bien écrire à Michel Leiris en parlant de La Règle du jeu et de l’ancien appartement d’André Breton avant-guerre, rue de la Fontaine, qu’il habite à l’époque avec Aube. On s’amuse de voir l’auteur de Nadja, dans une des lettres personnelles à Yves Elléouët, mentionner la venue de Léo et Madeleine Ferré dans sa maison d’été de Saint-Cirq-Lapopie.

    La lettre de Michel Leiris adressée à Aube Elléouët après la mort d’Yves, à la suite d’un premier refus des éditions Gallimard du manuscrit de Falc’hun, est aussi éclairante  : l’auteur de Biffures y mentionne l’entremise de Claude Roy, lui-même lecteur chez Gallimard. Ce livre sera finalement publié de façon posthume dans la collection Blanche de cette maison. On trouve aussi une belle lettre de Xavier Grall à Aube, après la mort de l’artiste, qui parle de « ce grand destin foudroyé ». Et une émouvante lettre de Julien Gracq à Aube qui dit sa tristesse et voit dans ce livre « un testament poétique de grand poids ».

    Il faut saluer ce travail de publication d’Yves Bescond et de Cypris Kophidès qui fait entendre une parole qui résonne au plus profond du temps.



    Marie-Hélène Prouteau
    D.R. Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes






    Yves Elléouët  Dans un pays de lointaine mémoire





    YVES ELLÉOUËT


    Yves-elleouet portrait
    Source




    ■ Yves Elléouët
    sur Terres de femmes


    N’importe où (poème extrait de Dans un pays de lointaine mémoire)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Diabase)
    la fiche de l’éditeur sur Dans un pays de lointaine mémoire
    → (sur le site des éditions Diabase)
    une notice bio-bibliographique sur Yves Elléouët
    le site Yves Elléouët




    ■ Voir encore ▼


    → (sur Terres de femmes)
    André Breton, Lettres à Aube (lecture d’AP)




    ■ Autres chroniques et lectures (25) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même





    Retour au répertoire du numéro de juillet 2020
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Antoine Emaz | Un lieu, loin, ici



    UN LIEU, LOIN, ICI
    (extrait)





    sans but
    dans le ressassement des vagues
    la mécanique du corps

    et puis le vent
    la lumière du matin

    une longue courbe d’écume
    sous le soleil
    tire l’œil

    sol stable dans le temps
    plage de mémoire
    la même

    des années de sable




    il y a les vagues
    et ce qui reste là
    le ciel le sable

    ce qui bouge n’avance pas
    plutôt tremble ou tourne
    vibre vaste remue
    pour au bout rester là
    aussi

    on est seul à passer
    vraiment
    seul à traverser
    couper dans l’espace

    sauf peut-être le vent



    Antoine Emaz, « Un lieu, loin, ici », Personne, éditions Unes, 2020, pp. 32-33. Préface de Ludovic Degroote.





    Antoine Emaz  Personne






    ANTOINE EMAZ


    Antoine Emaz portrait
    D.R. Ph. Dominique Houyet




    ■ Antoine Emaz
    sur Terres de femmes


    Cambouis
    Je travaille et je vois, après (poème extrait de Lichen, lichen)
    [Le faiseur] (autre poème extrait de Lichen, lichen)
    Plaie, XV
    Poème des dunes
    Poème-lettre
    La poésie ? (extrait de Lichen, encore)
    Soirs




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Unes)
    la fiche de l’éditeur sur Personne d’Antoine Emaz
    → (sur lelitteraire.com)
    une lecture de Personne d’Antoine Emaz par Jean-Paul Gavard-Perret
    → (sur Poezibao)
    une lecture de Personne d’Antoine Emaz par Isabelle Lévesque






    Retour au répertoire du numéro de juin 2020
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Paul Valet | Raison vacante



    RAISON VACANTE



    Où sont les chemins qui ne mènent qu’au soleil
    Quand le noir m’envahit ?

    Où sont les ailes de mes yeux migrateurs
    Quand l’horizon me trahit ?

    Ma raison est vacante
    Ma parole est partie

    Essayez de me vaincre !




    Paul Valet, Paroles d’assaut, éditions de Minuit, 1968, in La parole qui me porte et autres poèmes, éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard n° 549, 2020, page 189. Préface de Sophie Nauleau.





    Paul Valet  La parole qui me porte




    PAUL VALET


    Paul Valet portrait
    Source




    ■ Paul Valet
    sur Terres de femmes


    La liberté (poème extrait de Table rase)




    ■ Voir aussi ▼


    → (dans la poéthèque du site du Printemps des Poètes)
    une notice bio-bibliographique sur Paul Valet
    → (sur La Pierre et le Sel)
    Paul Valet, la poésie à l’os
    → (sur remue.net)
    Paul Valet, par Jacques Josse
    → (sur le tiers livre)
    soleils d’insoumission : Paul Valet (+ quelques repères biographiques)
    → (sur le site de Guy Darol)
    une page sur Paul Valet





    Retour au répertoire du numéro de juin 2020
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Pierre-Albert Jourdan | La source



    LA SOURCE



    Tu es venue. Nul lyrisme dans ta voix. Le seul bruissement de ton bonjour feuillu, étouffé ; tes grands gestes qui se dissolvent dans le ciel. Tout est discrétion, profondeur.

    Je m’avance les yeux fermés, sourd à tout bruit alentour. Tu es toute ma mémoire. Des premières pluies languissent. Je respire cet air amoureux.

    Les plaies apparaîtront plus tard, lorsque le sang de la vigne pillée s’étalera contre le flanc de la montagne, le ciel pâle.

    Plus lointaine alors et douce, terriblement vivante.

    Plus lointaine encore et tu seras l’adieu, la dernière relation imperceptible d’un geste las.



    Pierre-Albert Jourdan, La Terre seule (1959-1964), in Le Bonjour et l’Adieu, Mercure de France, 1991, page 180. Préface de Philippe Jaccottet. Édition établie et annotée par Yves Leclair.






    Pierre-Albert Jourdan  Le Bonjour et l'Adieu




    PIERRE-ALBERT JOURDAN


    Jourdan portrait
    Ph. Gilles Jourdan
    Source





    ■ Pierre-Albert Jourdan
    sur Terres de femmes


    [L’inquiétude devant la mort] (extrait de L’Angle mort)
    [Ceci est ma forêt]
    Chute (extrait de L’Espace de la perte)
    Le Fil du courant
    L’Entrée dans le jardin
    Les nuages parfois s’enlisent
    3 février 1924 | Naissance de Pierre-Albert Jourdan (+ un extrait du Bonjour et l’Adieu)




    ■ Voir aussi ▼


    le site d’Élodie Meunier consacré à Pierre-Albert Jourdan





    Retour au répertoire du numéro de mai 2020
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Julien Bosc, Goutte d’os

    par Angèle Paoli

    Julien Bosc, Goutte d’os,
    éditions Collodion, 2020.
    Texte de préfiguration de Françoise Clédat.



    Lecture d’Angèle Paoli


    « DES OS ET OS-SÈMES DANS LA BOUCHE »




    Ce matin-là, dans ma boite aux lettres, un livre. Un ouvrage de bibliophile, imprimé dans l’Indre sur un vergé 120gr. Couverture typographiée sur pur chiffon d’Écosse 300 gr. Un auteur que j’aime : Julien Bosc. Un titre qui, étrangement, m’évoque l’Ossi di seppia de Montale : Goutte d’os. Une maison d’édition rare : Collodion. Je m’interroge. Ai-je commandé ce livre ? Et, en cette période de clausura, les services de presse en poésie sont plutôt discrets. Au cœur de l’ouvrage, une carte de visite des éditions Collodion. Signée de l’éditrice Claire Poulain. Le livre m’est adressé de la part de la poète et amie Françoise Clédat. Cette découverte m’émeut. Et l’attention me touche. Infiniment. Je savais le lien qui existait entre Françoise Clédat et Julien Bosc. Je savais, qu’outre la poésie et l’écriture poétique, tous deux avaient en partage la Creuse. Françoise Clédat y demeure de longue date. Julien Bosc y avait créé en 2013 sa maison d’édition : « Le Phare du Cousseix ». La première fois que j’ai tenu entre les mains un ouvrage édité par Julien Bosc, c’était en 2017. A ore, Oradour. Un poème de Françoise Clédat. Un poème qui fait aujourd’hui partie d’un plus vaste recueil : Ils s’avancèrent vers les villes.

    J’ai sous les yeux Goutte d’os. Un livre posthume qui, par l’entremise de la poésie, réunit une fois encore deux poètes que j’aime. En texte de préfiguration, une lettre posthume que Françoise Clédat adresse à Julien Bosc. Datée de mars 2020, la lettre dit les liens que la poète avait noués avec le poète de Cousseix. Une lettre où elle dit aussi son émotion et son admiration pour l’« humble absolue radicalité » du poème Goutte d’os. Daté au 24 mars 2018 par Julien Bosc. Écrit entre La Flotte-en-Ré et Cousseix.

    Langue de mer épurée jusqu’à l’extrême de la dénudation, la langue de Goutte d’os est pour Françoise Clédat comme une « langue d’os ». Dénudée, dépeaussée. Jusqu’au plus dense, mais aussi jusqu’au plus ténu et au plus fragile. Une langue dépurée jusqu’à la « quintessence ». Jusqu’à la « goutte d’os ». Osmose de composants non miscibles, eau/os, par alchimie des mots. Ce que Julien Bosc exprime en creux dans cet ultime recueil, et par « creusement de langue », c’est « un amour et une dévastation » :

    « (ah comme on s’aima ma morte) » | « ô le ciel ma morte mon amour ».


    Une tragédie a eu lieu qui entraîne (le poète) dans le basculement entre un avant et un après. De l’amour à la mort. La mort a balayé l’amour, corps éperdu-perdu sans espoir de retour :

    « les os d’une main dans la main

    enlacés :

    là se dit tout

    se disait

    avant

    avant la peau les os incinérés ».

    L’amour la mort (omniprésente) se conjuguent ici avec la mer, dans les poèmes clairsemés sur la page. La mer, sa voix sa peau ses algues. Ses plantes marines — laîches arméries cinéraires — et son écume, ses oiseaux et son ciel. Sa langue ressac qui revient. Palilalie. Et langue trébuche. Répète. « elle dit elle dit ».

    « recoudre

    recoudre

    mais comment      comment les os ? ».

    La langue du poète absenté de lui-même, évidé de mots — « langue muette » — se réduit parfois à des répétitions, à des silences. Mots sans buts, desquamés privés de son (sa) destinataire :

    « mots pour

    sans personne ».

    La mer la mort, l’amour et la merlette cou coupé, dépecée elle aussi, « langue morte » « devenue os ». Le monde est réduit à cendres par la mort comme le sont aussi les mots sur la page, réduction des poèmes. Seuls résistent encore et cherchent un espace quelques vers épars. Le poète parle langue blanche, lavée par les vagues, décapée, dépecée, désossée, mots et phrases raturés, mots repris ravalés. Comme écrits par regret ? Langue blanche et pourtant si tendre, vigilante à l’infiniment-petit-touché-par-la-mort, histoire d’une merlette semblable à la femme aimée, langue d’oiseau devenue os dans le bec, mots désossés de même, d’eux-mêmes, larmes réduites à concrétions légères, calcifiées, « goutte d’os » exhumée de la mer. Qui de la merlette ou du corps aimé/noyé — « ange-mort » — draine le chagrin ? L’un comme l’autre desquamé par le reflux des vagues, violence du vent du sang des déchirures. Une même cruauté.

    Travail des os dans le corps et résistance de la bouche obstruée bouchée jusqu’à étouffement, travail de la langue retenue, tenue de se taire. Écouter les os. Le travail de la langue se fait sur la page

    « où échouer

    — si les creux d’un recueil ».

    Comme les eaux envahissent, les os se répandent emplissent renversent/inversent en X (chiasme) :

    « des os plein les yeux

    de la peau plein les os

    plein les mains

    plein la tête

    plein la bouche ».

    Le lecteur cherche sous les os un sens qui fasse histoire, corps de la merlette déplumée, corps autopsié de noyée. Que reste-t-il ? Sinon

    « la merlette perdue

    voix bec dans les plumes :

    un coquillage »

    sinon

    « la gravure d’un visage

    d’une pure pleine jeunesse »

    « tout un corps

    pas plus épais qu’un os

    enlacé dans une main


    ô mon amour

    ô ma mort ».


    Perte peine raturées amour/mort, l’un et l’autre, l’un comme l’autre. Le souvenir de ce qui fut refait surface, refait mémoire. Souvenir d’un visage qui se dénoue en « un tas d’os enfants ». Mais aussi « os défaits d’un ange échoué ». Langue inutile privée de vie de sel de mer réduite abasourdie

    « mots d’une langue morte

    — bée face la mer ».

    Mots langue voix de l’autre surviennent en italiques :

    « à voix marée basse

    une cinéraire

    mes derniers mots »

    ou encore

    « ci-gît lui       elle

    mort morte

    — barre d’écoute reçue en plein visage ».

    Et les traits longs forment enclave dans le poème. Des apartés se glissent, questionnements et suppositions du poète. Évidés sur le vide, les mots de l’indicible sont emplis de silence. Semis de sens, os, des sèmes dans la bouche « à ne savoir que dire ».

    Reste

    « sur la stèle sur la grève :

    un bouquet d’os en fleur

    toutes blanches ».

    Et l’émotion grande, cachée sous l’impossible à dire.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Julien Bosc montage






    JULIEN BOSC


    Julien Bosc
    Ph. © J-D Moreau
    Source





    ■ Julien Bosc
    sur Terres de femmes


    Le coucou chante contre mon cœur (lecture d’AP)
    [Nous pourrions dire une forêt] (extrait du Coucou chante contre mon cœur)
    [Hormis les lèvres où mourir] (extrait de De la poussière sur vos cils)
    La Demeure et le Lieu (lecture d’AP)
    [marcher chaque jour] (extrait de La Demeure et le Lieu)
    [Nue-pâle sous sa toilette de satin noir] [extrait d’Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa]
    Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa (lecture d’AP)
    (Et toi, qui es-tu ?) [extrait de Je n’ai pas le droit d’en parler] (+ une notice bibliographique)




    ■ Voir aussi ▼


    le site des éditions Collodion
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Julien Bosc
    → (sur Terre à ciel)
    Hommage à Julien Bosc, par Isabelle Lévesque
    le site des éditions Le phare du cousseix
    → (sur le blog Mediapart Outre l’écran)
    Julien Bosc (par André Bernold), par Jean-Claude Leroy






    Retour au répertoire du numéro de mai 2020
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’@angelepaoli »

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Édouard Glissant | Gabelles, V, VI, VII



    Matta Glissant 2
    Roberto Matta, eau-forte en couleur
    pour l’édition originale numérotée
    du Sel noir d’Édouard Glissant,
    éditions du Seuil, 1960
    (35 exemplaires, papier vélin neige)







    GABELLES, V


    Comme s’enfuit ce sel dans la forteresse du jour

    Comme tarit le sel dans la main où la mer

    A mis l’écume de son sein

    Et nul n’épuisera la nuit, nul en cette main

    Ne boira l’amour,

    Ainsi ai-je levé de votre cendre les fagots, en vain

    Gardé vos granges, vos moissons, et vos resserres closes,

    Et vide fut l’aurore et plus tarie la rose.




    GABELLES, VI


    Il n’est bruit que du sang que la mer convoya. Il n’est tempête que de sang.

    L’amère odeur nous vient, respirez-la, mes houles. Il n’est bruit

    Que de l’obscur encens des peuples qu’on a pris au feu de notre temps

    Qui meurent à porter l’épais des mers et le relent

    De très hautes planètes.




    GABELLES, VII


    Ainsi près des rocs jadis lancés au ciel, qui tombèrent

    Comme jeux tristes d’un titan ou écumes de cet amour

    Je vois l’air palpiter de brûlures, je vois le chaume

    La terre fraîche où fut mis le sel, l’écurie des vagues

    Pour un cheval qu’on taille, qui hennit parmi les flammes

    Pour un cœur qu’on lacère et qui s’ensable doucement.

    Tels les jouets farouches d’un cyclone, ensevelis.



    Édouard Glissant, « Gabelles », Le Sel noir [éditions du Seuil, 1960], éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard n° 175 , 1983, pp. 102-103. Préface de Jacques Berque.





    Glissant montage 2





    ÉDOUARD  GLISSANT


    Glissant portrait
    Source



    ■ Édouard Glissant
    sur Terres de femmes


    Versets (poème extrait de La Terre inquiète)




    ■ Voir aussi ▼

    le site du Centre international d’études Édouard Glissant
    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur Le Sel noir






    Retour au répertoire du numéro d’avril 2020
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Jean-Marie Barnaud | [Main accordée à l’autre main]


    [MAIN ACCORDÉE À L’AUTRE MAIN]



    Main accordée à l’autre main
    le regard ne sait rien
    des yeux d’en face
    ni leur couleur
    ni l’arrière-monde
    sauf la présence au bout des doigts
    qui se dérobe
    Main accordée à l’autre main
    l’autre chaleur
    réduit le monde à la caresse




    Jean-Marie Barnaud, Fragments d’un corps incertain, IV, 1, Cheyne éditeur, 2009 in Jean-Marie Barnaud, Sous l’imperturbable clarté, choix de poèmes 1983-2014, Gallimard, Collection Poésie/Gallimard, 2019, page 218. Préface d’Alain Freixe.





    Barnaud Fragments 2





    JEAN-MARIE BARNAUD


    Jean-Marie Barnaud
    Source




    ■ Jean-Marie Barnaud
    sur Terres de femmes


    Passage de l’étranger (poème extrait d’Allant pour aller)
    Le dit d’Olivier de Serres (poème extrait de Sous l’écorce des pierres)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur Sous l’imperturbable clarté
    → (sur Terre à ciel)
    un entretien avec Jean-Marie Barnaud
    → (sur P/oésie)
    Jean-Marie Barnaud : Les enjeux du poème (conférence prononcée en 1983 lors du Festival international de poésie de Taipei)






    Retour au répertoire du numéro d’avril 2020
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Christine Givry | [Nous avons vu les oiseaux]



    [NOUS AVONS VU LES OISEAUX]


    À Jean Le Mauve


    Nous avons vu les oiseaux
    courir l’espace
    et venir nombreux nous dire

    Notre lieu est là
    entre ce champ de blé et celui d’outre-plaine
    au milieu des camomilles odorantes
    dans la fragilité du lin et des avoines

    Quelques-uns l’écrivent encore :
    malgré l’imparable distance
    la blessure
    c’est là notre lieu
    du côté de l’aubier
    des fontaines fracassées
    legs précaire
    sur lequel s’amassent les méfaits
    les haines
    la puissance des initiés     des imposteurs
    de Haut Lignage

    Pour nous qui ne sommes pas du cercle
    qui ne possédons pas la hache
    là est notre lieu à aimer
    au milieu des camomilles odorantes
    faisant naître la paix
    comme les alouettes
    exaucées par la lumière
    avant que ne frappent les dagues.



    Christine Givry, Vers le dénudé du ciel [éditions de L’Arbre, La Ferté-Milon, 1994], in Cet espace de clarté (anthologie), éditions Le silence qui roule, Collection Poésie du silence, 45190 Beaugency, 2019, pp. 112-113. Préface de Jean-Marie Barnaud.





    Christine Givry 2





    CHRISTINE GIVRY



    Givry  Vers le dénudé du ciel





    ■ Voir aussi ▼


    le site de Marie Alloy
    → (sur le site de Marie Alloy)
    une page sur Cet espace de clarté de Christine Givry
    → (sur le site de la BnF)
    une bibliographie de Christine Givry




    Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site de l’INA)
    La Ferté-Milon, portrait de Jean Le Mauve, éditeur de poésie






    Retour au répertoire du numéro de février 2020
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Marilyne Bertoncini, La Noyée d’Onagawa

    par Angèle Paoli

    Marilyne Bertoncini, La Noyée d’Onagawa
    Jacques André éditeur, collection Poésie XXI N° 58,
    2020. Préface de Xavier Bordes.



    Lecture d’Angèle Paoli


    L’AMOUR PLUS FORT QUE LA MORT ?





    Le petit port de pêche d’Onagawa porte secrètement en lui, dans l’arrondi d’une voyelle, les eaux furibondes qui l’ont anéanti. Les eaux d’Onagawa. Onagawa celait pourtant en elle les promesses du printemps même si les derniers signes de l’hiver hésitaient encore à se dissoudre dans les brumes.

    Les signes avant-coureurs de la féerie printanière couvent. Le chant d’Onagawa rythme le premier poème. On pourrait se laisser prendre par la beauté de ces images évocatrices du Japon traditionnel si le titre du recueil de Marilyne Bertoncini – La Noyée d’Onagawa – ne venait faire obstacle à l’apparente sérénité de ces images millénaires. Dès la deuxième page de titre (celle qui précède la page d’incipit), l’éventuelle ambiguïté est levée, la poète annonçant qu’il s’agit là d’une « rêverie poétique inspirée d’une dépêche de l’AFP. »

    Le réel va donc faire irruption. Comment la poète va-t-elle parvenir à concilier ce que tout oppose ? Sous le beau chant initial d’Onagawa va poindre La Catastrophe. Parmi les milliers de morts emportés par le tsunami, Marilyne Bertoncini exhume l’ombre de Yuko. L’inconnue d’hier rassemble dans sa silhouette fugace tous les noyés d’Onagawa. Elle devient la figure mythique de la tragédie. La roue vient de tourner. Les prémices du printemps sont brutalement englouties sous les coups de butoir du séisme. Un séisme d’une telle violence qu’il déclenche le même jour la catastrophe nucléaire de Fukushima. Le monstre Océan en furie avale tout sur son passage.

    La poète s’attache à reconstituer le fil des événements, mettant en relief les faits et les moments les plus marquants. Un récit prend forme dans une temporalité anéantie, laquelle fait passer de la vie à la mort en un temps foudroyant ; la rêverie de la poète réunit temps et espace stratifiés pour l’éternité dans une même coquille. Un rapide retour en arrière sur elle-même lui permet de se remémorer ce que fut pour elle cette journée-là. Quels en furent les jalons depuis le jour naissant jusqu’à la fin du jour ? Son œil de photographe/cinéaste s’arrête sur les lignes, opère un cadrage sur les formes. Au « triangle des grues dans leur vol printanier » d’Onagawa répondent « les grues avant la gare » qui « engloutissent/le ciel » de Villefranche. À cet autre vers concernant Onagawa – « et l’attente rose des pétales fleurissait les nuages » – répond en simultané « une petite chaîne de nuages gris-bleu à l’horizon d’où suinte l’ocre-rose du matin ». Des correspondances très fines s’établissent d’un bout du monde à l’autre. On pourrait relever bien d’autres exemples qui se font écho aux extrémités du globe. Bruits et rumeurs, couleurs et lumière, oiseaux et flore… Le regard clairvoyant de la poète s’attache aux moindres détails qui habitent l’instant. Le temps s’écoule sur la Côte d’Azur et porte en lui les signes d’un obstacle. « Les barres d’immeubles », et tout ce qui alentour contribue à engloutir le ciel, sont-ils la marque insoupçonnée de ce qui se produit au même instant de l’autre côté de l’océan ?

    Si je m’attarde autant sur ce poème (qui met en évidence une concomitance temporelle – le temps de la poète et celui de la « noyée d’Onagawa »), c’est que cette réflexion sur le temps se coule à merveille dans ma propre sensibilité. Elle me renvoie notamment au très beau roman de Laurent Mauvignier Autour du monde. Même si le traitement diffère – mais aussi l’écriture –, je ne peux m’empêcher de me poser à nouveau la question du « où étions-nous ce jour-là ? » « Que faisions-nous ? » Mais aussi : « Comment rendre compte de cette concomitance ? Comment la dire ? Et quelle nécessité y a-t-il à la dire ? ».

    Sans nul doute, la poète a été durement ébranlée par le récit de cette tragédie. Traumatisée peut-être. D’où la nécessité pour elle de s’approprier celle-ci par l’écriture. D’accueillir dans son cimetière intérieur Yuko et ses semblables. De l’intérioriser. En réintégrant les étapes du récit qui la constituent. Car il y a un récit dans cette « rêverie poétique ». Un récit qui s’appuie sur des faits inexorables.

    Ainsi La Catastrophe d’Onagawa s’inscrit-elle dans une réalité géographique dénommée avec soin : « un petit port de pêche sur la côte orientale /du Japon – préfecture de Miyagi… ». Elle s’inscrit aussi dans une temporalité précise. « C’était un vendredi, ce onze mars 2011… ». En un moment chronométriquement identifié : « 14h46 minutes 23 secondes. » Plus loin est indiquée nommément la force du « séisme d’intensité neuf point un sur l’échelle de Richter ». Vient aussi l’ultime message que Yuko adresse à son mari depuis son téléphone portable. Message de terreur devant la mort qui arrive au galop et qui tient en deux mots : « Tsunami énorme ». Un portable « relique » qui parvient à son mari trois ans après le raz-de-marée ; « une moderne/bouteille à la mer », rescapée du naufrage. Tout ce qui subsiste de Yuko dont l’histoire est comme le dernier témoignage de tant d’autres disparitions anonymes, englouties et anéanties sans laisser de traces autres que celles de décombres mêlés aux décombres. Dans son avidité monstrueuse, la mer tentaculaire a tout arraché sur son passage, elle a fusionné les éléments, les a broyés et malaxés pour en faire une pâte immonde. Plus rien n’a de forme. Tout est sens dessus dessous. Le chaos règne en maitre :

    « plus rien ne distingue

    fluide vivant ou minéral ».

    De ce bouleversement de « noire Apocalypse », la poète rend compte, qui imagine « les blêmes corps des noyés de pleine terre », « à la dérive dans l’eau froide ». Trois ans plus tard persistent les visions d’un broiement qui a dissipé les frontières du réel, créant un gigantesque fatras de terre d’épaves de ciment.

    Au sein de ce chaos un homme attend. Qui espère retrouver le corps de Yuko. C’est Yasuo. Il s’est lancé dans une quête éperdue. Il espère retrouver sa femme au fond des eaux glacées d’Onagawa. C’est là qu’il la cherche, « évanescente comme / le blanc fantôme d’Oyuki », parmi les enchevêtrements des algues et « les carcasses rouillées d’improbables vestiges », fouillant et écumant les fonds marins d’Onagawa. Obstination insensée que celle de l’époux ? Peut-être. Mais Yuko, avant d’être emportée du toit où elle s’était réfugiée, s’était écriée : « je veux rentrer chez nous ». Et Yasuo, nouvel Orphée, n’a de cesse que de soustraire la « noyée » de son « enfer marin ». L’amour plus fort que la mort ? C’est ce que laisse entrevoir le très émouvant recueil de Marilyne Bertoncini.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Marilyne Bertoncini  La Noyée d'Onagawa





    MARILYNE   BERTONCINI


    Marilyne Bertoncini
    Source




    ■ Marilyne Bertoncini
    sur Terres de femmes


    [Je l’imagine] (extrait de La Noyée d’Onagawa)
    À l’ombre du mûrier (extrait de L’Anneau de Chillida)
    La Dernière Œuvre de Phidias (lecture d’AP)
    [Ici… Là] (extrait de La Dernière Œuvre de Phidias)
    Labyrinthe des nuits (lecture d’AP)
    Mémoire vive des replis (lecture de Sophie Brassart)
    [En nageant jusqu’au bout de ton rêve] (extrait de Mémoire vive des replis)
    Sable (extrait)



    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Recours au poème)
    une fiche bio-bibliographique sur Marilyne Bertoncini
    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature])
    une fiche bio-bibliographique sur Marilyne Bertoncini
    Minotaur/a, le blog de Marilyne Bertoncini






    Retour au répertoire du numéro de février 2020
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’@angelepaoli »

    » Retour Incipit de Terres de femmes