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    Nicolas Pesquès (II). J9, Prémisses de lecture d’une « énigme intime », par Angèle Paoli

    Parcours singuliers,
    Privas, 19-20 mars 2010

    Nicolas Pesquès




    J 9, PRÉMISSES DE LECTURE D’UNE « ÉNIGME INTIME »



         Entrer dans le monde de Juliau et dans l’écriture de Nicolas Pesquès (quel que soit le recueil auquel le lecteur s’attache) demande un travail de dé-lecture de soi. Dès lors que l’on risque une traversée de l’œuvre écrite de La Face Nord de Juliau et de l’écriture qui travaille à la dire « transitivement », il faut accepter de se dé-prendre des modes de lecture qui sont les nôtres pour tenter d’appréhender ce qui se joue dans/avec la déclinaison polymorphe et plurielle des Juliau. Et au-delà du « monolithe » Juliau, interroger l’écriture énigmatique de Nicolas Pesquès, jusque dans les résistances qu’elle oppose à la lecture.

         « La face nord de Juliau. Une colline rude et rugueuse au-delà des prairies. Qui ne se livre qu’à celui qui attend, qui se morfond dans l’écriture, qui questionne, qui s’éprend », écrit Jacques Dupin dans les pages qu’il consacre à Nicolas Pesquès dans M’introduire dans ton histoire (P.O.L, 2007).

          D’un recueil à l’autre de La Face Nord de Juliau (pour moi de Juliau 2 à J6) le « monolithe » bifrons, colline/écriture, offre, dans le ressassement du même, des variations qui sans cesse échappent, sans cesse entraînent, à partir du même socle, vers un ailleurs imprévisible qu’aucune lecture n’épuise jamais.

         Après le Poème Land Art de Juliau Six/Surjaune — qui pousse l’écriture jusque dans l’expérience des limites en installant Juliau dans le motif de la peinture et de la couleur [Surjaune, Installation/ Surjaune, Œuvre/ Surjaune, Dissolution] — attendant patiemment la sortie de Juliau 7 (Rehauts 22 ), je découvre avec les Parcours singuliers de faire part que nous en sommes arrivés à J9.






    en installant Juliau dans le motif de la peinture et de la couleur
    Ph., G.AdC






    Essai d’Ecre


         C’est donc à partir des extraits de ce Juliau neuf — tout neuf — que je suis partie pour renouer, de manière fragmentaire/fragmentée, avec l’univers inépuisable des Juliau. Pour m’arrimer à cette « énigme intime » qui se lit dans l’écriture de J9.

         Je ne sais ce qui s’est passé entre J6 et J9. Mais je ne peux m’empêcher de me demander par quels ressorts d’écriture, par quelles nouvelles épreuves de « sécrétions* bifurquantes » (J4, page 131), par quels dessaisissements successifs (stratégies méthodologiques) Nicolas Pesquès en est arrivé à cette suite de poèmes qu’il a intitulée Essai d’Ecre. Peut-être la lecture de cet Essai d’Ecre m’apportera-t-elle quelque embryon de réponse sur cette nouvelle Ascension de Juliau/Sensation de Juliau. Car

         « la colline revient avec ses masques neufs
         durcis par la visibilité » (écrit le poète en J4, page 95)

    * Etymologiquement : séparations


         Le titre ouvre sur une énigme. Essai d’Ecre. Je pense au col de l’Ecre, bien connu des cyclistes, dans l’arrière-pays niçois. Mais cette piste me paraît improbable. Je n’ai pas rencontré ce nom propre au cours de mes lectures des Juliau.
         Le verbe Ecre existe-t-il ? S’agit-il d’un archaïsme, d’un infinitif ardéchois dont l’existence m’est inconnue ? Je tâtonne d’« écre » à être, d’« écre » à ocre, mais l’« ocre cadenassée sous le ventre de la perdrix » (« Les mois jaunes » de J5, page 33) est absent de l’Essai d’Ecre. En revanche, je déterre « aigre » qui oriente ma prononciation vers « ècre » et non « écre » et « crème » qui confirme le È et me conforte dans mon essai d’écumage de cette petite suite en J9.

         J’interroge le texte. Ecre ponctue la « suite » de poèmes présentés ici, dans ces Parcours singuliers. Le mot apparaît dans des unités grammaticales diverses, à l’intérieur de syntagmes variables et dans des contextes différents. Celui du paysage dans lequel s’inscrit la colline — « l’écre élémentaire » de Juliau, celui de sa féminité qui se lit dans sa « gorge d’écre », celui également du langage qui – pareil aux « étais osseux » soutenant la colline —… tente de retenir « l’écre sans retour ».

         La relecture de J4 me met sur une autre voie.

         Je trouve dans Descro (décrire) un J4 chargé d’imprécations :

         « J4 exècre     communique    exècre » (page 98).

         Peut-être J9 ne conserve-t-il du latin classique « ex/secrari », que le radical. La seule marque du consacré amputé de l’exécration.

         Difficile de déterminer l’identité précise de l’« écre ». Soumis à l’essai, « Ecre », à l’image de Juliau, varie, ne libère qu’en partie son énigme et ne se livre que progressivement, en cours de lecture. « Opus incertum est la forme intrinsèque » de l’aventure de ma lecture.

         Tailler un Juliau neuf, c’est inévitablement chercher une langue au « cœur d’écre ».

         Écrire Juliau c’est, selon le poète, être à l’état d’essai. Essai d’encre. Essai d’Ecre.
         Ainsi peut-on lire :
         « Écre c’est écrire au jaune de J ». Écrire passerait-il par une double amputation ? Celle de Juliau réduit à sa seule initiale ? Celle du verbe écrire, amputé de son suffixe verbal ? « Expérience d’écrire sans ».
         « Ecre », est-ce écrire amputé de son « ire », délesté de la colère implicite contenue dans l’infinitif ?
         « Amputation » provisoire puisque le verbe écrire se reconstitue et se déplie à travers la définition qu’en donne le poète:

         « Ecre c’est écrire au jaune de J ». Jaune de Juliau. Revoilà posée, en quelques mots, resserrés dans cette définition, toute «  l’énigme intime » de Juliau. Juliau/Jaune/Écrire. Qui dit Juliau dit Jaune. Jaune des blés et des genêts ou jaune du « regain sec ». Qui dit Juliau et jaune dit écrire. « Ecrire est inclus dans la couleur ». Depuis toujours. Seule la couleur a changé. Le vert des premiers Juliau a laissé la place au jaune. « Jaune organique, au même titre que le genêt » (J6, page 22). De ce mystère qui lie Nicolas Pesquès à sa colline, l’artiste à sa stèle naît l’étonnement attendri du poète qui écrit en J2 :

         « Je m’étonne de la longévité du charme qui nous lie » (11) et un peu plus loin : « Ecrire est la marque de cet étonnement ». Et qui dit jaune dit « réjouir ». Par assimilation harmonique, graphique, et en amont, par écho sensoriel.
         « jaune conjugué
         présent au chiffon
         synonyme de réjouir » (page 129)

          La question posée par et dans les précédents recueils, revient, obsédant leitmotiv qui parcourt l’œuvre de bout en bout : comment écrire Juliau ? Ou le des-écrire ! Jaune permet-il de dire Juliau ? Ou au contraire de le désenclaver du langage, de l’en séparer ? Ces questions récurrentes ramènent Juliau 6/Surjaune en filigrane sous les chiffons de J9. Comment transformer le poème en paysage et le paysage en poème ? Comment se défaire de l’écriture et de la colline, comment vivre la séparation sans que cette séparation soit vécue comme la mort ?

          Mais ici dans J9, un nouveau questionnement survient. Qui s’impose avec force :

         Faut-il, pour parvenir au cœur de Juliau amputer le verbe écrire ? Pour parvenir au cœur du mot, pour retrouver son énigme primipare, son « écre élémentaire », faut-il l’amputer d’une part de lui-même ? L’Ecre hésite, au bord du bégaiement, quasi onomatopéïque « et que ça que ça ». Il ramène le projet d’écrire J9 à une remontée vers l’écriture d’origine, une écriture « sans », capable de livrer Juliau « sans équilibre ni couleur ». C’est une fois encore tenter la dessiccation extrême, celle qui va rendre Juliau à l’intime de son énigme. « Ecre » conserve en son resserrement « des sons happés par composition de terre »
         Juliau, réduite à la seule lettre J, ramenée à la seule consonne de son initiale, qui constitue à elle seule un tout, un tout énigmatique rejoint la couleur qui est sienne.
         Dans son intimité première, dans son énigme originelle, d’avant la terre :

         « jaune préterre
          jaune avant l’article »

         « L’écre élémentaire » et la colline, images en miroir, participent d’une même autonomie, d’une même réduction à l’essentiel d’« un seul jaune peint ». Juliau contient en son « radieux carré » un « monde entier », pris « entre buis et genêts ». Et rassemble, dans cette miniaturisation de l’univers, les extrêmes — « masse d’astre »/ « toute une vie » —, concentre « le dense et le détail, avec une espèce d’énigme intime comme chose et mot exactement ». Expérience d’écriture de la précision d’où naît le vertige. Et au final, une forme de bonheur.

         « Bonheur est le nom de la plus grande distance aimée »

         C’est ce que je retiens pour le moment de ma « lecture d’écre » de J9.


    Angèle Paoli
    Privas, mars 2010
    D.R. Texte Angèle Paoli




    NICOLAS PESQUÈS


    Pesquès portrait
    Ph. © Jean-Marc de Samie




    ■ Nicolas Pesquès
    sur Terres de femmes


    Gilles Aillaud (extrait de Sans Peinture)
    après Privas. Nicolas Pesquès (I). « du geste une écriture », par Yves di Manno
    Juliau//ascension face nord (lecture d’AP sur La Face nord de Juliau deux, trois quatre cinq, six)
    21 août 1995 | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau trois, quatre (extrait)
    Comment recoller ce que la langue détache (extrait de La Face nord de Juliau, cinq)
    15 mai 1886 | Mort d’Emily Dickinson (+ extrait de La Face nord de Juliau, sept)
    La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix (lecture d’AP)
    [Courir la pente] (extrait de La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix)
    Intérieur nuit (Juliau 11)
    La Face nord de Juliau, treize à seize (lecture d’AP)
    28 février | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau (onze à seize)
    21-22-23 octobre 2013 | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau dix-sept, dix-huit
    La caisse claire (journal d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    le site de Nicolas Pesquès
    → (sur Poezibao)
    La Face nord de Juliau, six, de Nicolas Pesquès (lecture d’Angèle Paoli)
    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature]) une
    fiche bio-bibliographique sur Nicolas Pesquès



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  • après Privas…

    Nicolas Pesquès (I). « du geste une écriture », par Yves di Manno

    Parcours singuliers,
    Privas, 19-20 mars 2010

    Nicolas Pesquès





    Après Privas, échos de « Parcours singuliers »



    C’était avant le début du printemps et nous voilà déjà aux abords de l’été. Mais la poésie traverse toutes les saisons et l’écho que j’ai gardé des voix de Privas, voix croisées, voix plurielles, vibre encore dans ma mémoire. Résonances.

    Les Parcours singuliers du 19 et du 20 mars 2010 ont permis la rencontre de poètes et auteurs de la revue faire part rassemblés par Alain Chanéac et Alain Coste dans le théâtre de la ville de Privas. Quatre poètes ont prêté leurs voix à leurs textes : Jean-Marc Baillieu, Patrick Beurard-Valdoye, Caroline Sagot-Duvauroux et Nicolas Pesquès.

    Pour accompagner Nicolas Pesquès dans l’aventure de l’écriture de La Face nord de Juliau, deux contributeurs invités : Yves di Manno et moi-même.

    Terres de femmes met aujourd’hui en ligne les deux contributions de Privas autour des Juliau de Nicolas Pesquès :

    ― celle d’Yves di Manno, « du geste une écriture »

    ― (dans la note suivante) ma propre contribution : « J9. Prémisses de lecture d’une « énigme intime » ».


    Angèle Paoli







    Privas







    « du geste une écriture »




    Il y a, dans le projet poursuivi par Nicolas Pesquès depuis trois décennies, une forme d’obstination, d’insistance à tout le moins dans la posture qui mérite qu’on s’y arrête, même si ce projet a connu en cours de route plusieurs inflexions notables. L’angle d’attaque s’est en effet déplacé, au fil des ans, notamment par le basculement de la prose vers le vers, à partir d’un certain seuil. Il n’en reste pas moins que La Face nord de Juliau pose une question assez singulière, dans le cadre de la poésie contemporaine – a priori peu loquace devant un tel « sujet » – et qui pourrait abruptement se formuler ainsi : qu’est-ce qui se passe, dans le monde et sur la page, lorsqu’on se met à regarder avec des mots ?

    Il faut croire que regarder n’est pas si fréquent, en poésie… Ou du moins, que le regard s’y confond rarement avec le geste d’écrire. Or, c’est bien ce à quoi Nicolas Pesquès s’était à l’origine acharné : à faire tomber le paysage dans le langage, à force de contemplation – mais une contemplation qui serait pour le coup tournée vers le dehors : quelque chose qui ressemblerait, pour renverser les termes (et les idées qu’ils soutiennent) à une forme d’expérience extérieure.

    Chaque fois que je l’ai entendu présenter son ouvrage, Nicolas se référait à Cézanne. (La référence est d’ailleurs explicite dans le premier volume, sous-titré « Tombeau de Cézanne ».) La Face nord de Juliau relèverait donc d’une écriture « sur le motif » – et la colline ardéchoise serait en quelque sorte l’équivalent de la Sainte-Victoire : au moins quant à l’obstination de l’auteur à reprendre indéfiniment son étude, sous des angles divers, sans parvenir à l’épuiser – bien au contraire – sauf à tendre peut-être vers son érosion verbale : au profit alors de quoi ?

    Nicolas Pesquès est mieux placé que moi pour savoir que peindre et écrire, ce n’est pas tout à fait la même chose. Et que l’effort vers le visible – je n’ose même pas parler de figuration – passe pour l’écrivain par un autre canal, quand bien même nous serions d’accord pour dire qu’il y a une matière du langage (dans la palette du vocabulaire, les nuances de la syntaxe) qui empêchera toujours l’écriture de verser dans l’abstraction.

    Du moins pour qui sait de quoi il retourne, dans cette affaire d’écrire.

    Ce serait donc une autre matière que le langage convoquerait, par l’entremise du regard… Mais quel regard au juste ? Et orienté de quelle manière dans le travail ? J’essaie de me représenter Nicolas Pesquès face à Juliau, fixant avec concentration ou abandon ce paysage dont il doit connaître à la longue les moindres inflexions – et le laissant travailler en lui jusqu’à, jusqu’à… jusqu’à ce que les mots surviennent, justement, s’incarnant quelque part entre l’œil et la main. Mais pour les inscrire le regard de l’auteur est dès lors bien contraint, j’imagine, de quitter le motif pour se poser sur cette toile en réduction qu’est la page du carnet (je suppose un carnet, mais n’importe quel feuillet ferait l’affaire).

    Ce n’est pourtant pas une description qui s’y dépose, à peine un croquis par endroits, une notation de couleur (où les mots qui les désignent, ces couleurs, me semblent d’ailleurs plus tangibles qu’elles). Et c’est peut-être même pour ne pas y céder – à la tentation de la description – que La Face nord de Juliau s’est écrite, à l’origine, et continue de s’ériger : pour résister à l’émergence d’une Image (mettons-lui un I majuscule) où le regard et le poème s’aboliraient enfin… Et pour contredire une idée ancienne de la poésie dans laquelle Nicolas Pesquès ne voulait pas se complaire, à supposer qu’il ait jamais entendu ses sirènes.

    Cette écriture – dans La Face nord de Juliau comme dans ses autres ouvrages – est pourtant tout sauf abstraite. Je dirai même que c’est sa matérialité qui frappe au premier chef, comparée à nombre d’entreprises contemporaines – son épaisseur, sa façon de rendre au langage sa dimension charnelle : les mots y ont un « volume » inhabituel – y compris, et peut-être surtout les plus ordinaires.

    (Un peu comme chez Jean Tortel, dont on pourrait la rapprocher, au moins pour la fascination dont elle témoigne devant la matière du monde, sa surface, son absence réitérée de « profondeur »).

    En quoi cela se relie-t-il au regard, je l’ignore ; et puis à peine le concevoir, travaillant pour ma part d’une tout autre manière, et presque à l’opposé : c’est-à-dire dans l’attente des images que la réalité ne montre pas – ou qu’elle nous cache. (Mais en écrivant cette phrase je me demande au fond si les deux démarches diffèrent tant que ça… N’y a-t-il pas, dans les deux cas, recherche d’un effacement de la conscience ordinaire – par saturation du regard dans le cas de Pesquès, par son renversement dans le mien ?)

    N’empêche qu’il y a dans La Face nord de Juliau un effort au réel qui s’appuie sur le fil invisible reliant le regard au langage.

    Au poème ? Peut-être bien, mais « poème » désigne ici l’expression la plus exacerbée – la plus intense, et donc la plus réelle – du langage.

    Pourtant, j’ai le sentiment (Nicolas nous dira si je me trompe) que La Face nord de Juliau a été édifiée, au départ, comme une sorte de digue destinée à réfréner, à canaliser, si ce n’est à interdire l’expansion irréfléchie du poème.

    Cela relevait sans doute d’une volonté… disons-la matérialiste, réfutant en tout cas toute dérive métaphysique : la recherche d’une poésie terrestre, donc terrienne – dont la colline de Juliau (sans en être, loin s’en faut ! la métaphore) pouvait autoriser l’émergence. Et sa contemplation allait donc (devait ?) interdire toute rêverie éthérée, toute méditation dans les limbes, par sa seule présence obstinée.

    Je cite un fragment de Juliau deux :

    « Comment éviter le grandiose et ses clichés, l’excès d’effusion, l’afflux de

    métaphores qui (…) nous touche encore profondément sans lassitude ?

    Douceur et extrémisme. Terreur et tendresse.

    Mêlée sentimentale et de surcroît naturelle.

    Je n’aime pas avoir affaire à cette démesure. »

    De fait, les deux premiers livres de Juliau ressemblent plus, au final, à un journal d’écriture, à un carnet de travail (certes lui-même très « travaillé ») qu’à une œuvre achevée – les poèmes continuant de s’écrire, de leur côté (ce seront Un carré de 25 poèmes d’herbe, L’Intégrale des chemins, puis les 3 poèmes).

    Le basculement s’opère, à mon sens, dans le volume trois, le dernier à se présenter de bout en bout comme un journal – et surtout à être intégralement en prose, du moins parmi ceux qui ont été publiés. Le fait que ce troisième volume contienne, en son centre, une longue réflexion sur l’art rupestre et les hommes du Magdalénien n’est pas un hasard à mes yeux (je vais y revenir).

    Mais le fait est qu’ensuite, le projet de Juliau change de nature – à moins qu’il n’ait tout simplement atteint son but : c’est-à-dire rendu possible l’écriture d’un poème que quelque chose jusqu’alors entravait.

    C’est écrit presque noir sur blanc dans ce volume trois, où l’auteur contemple les 3 poèmes qui venaient alors de paraître et se rend compte – je cite – qu’ils « pourraient avoir versé dans la Face Nord mais c’est plutôt Juliau qui, par débordement, a aussi généré ces poèmes ».

    Ajoutant aussitôt :

    « Aujourd’hui je souhaite qu’il n’y ait plus deux poids et deux mesures, mais que

    la colline soit un poème continu, éventré (…)

    Narratif et spéculatif.

    Spéculatif et descriptif. »

    Les trois adjectifs sont ici capitaux, d’être aussi dialectiquement associés.

    C’était donc cela qui couvait, sous la végétation de la colline… Et c’était apparemment le regard (la contemplation) qui seul pouvait autoriser le jaillissement dans le langage de ce poème résistant, malaisément concevable, au sein duquel narration, spéculation et description, fondues en une seule matière, remplaceraient enfin l’ancien lyrisme.

    Je le pose comme hypothèse, sans me lancer ici dans une démonstration dont je n’ai peut-être pas les moyens, au-delà de l’intuition qui la fonde.
    Comme il est écrit dans Juliau quatre (et c’est désormais en vers) :

    « de quelque côté que je me porte

    j’éclaire               je fais de l’ombre »

    Sauf que, sauf que… cette victoire (si c’en est une) est suivie d’assez près par l’effondrement rapporté en ouverture de Juliau cinq – c’est-à-dire, d’une certaine façon, par l’abandon du premier projet (ou son dépassement) et le début d’une autre aventure, dont Juliau cinq marque la charnière et dont nous ne savons pas encore grand-chose, les volumes suivants tardant hélas à paraître – sinon qu’ils semblent devoir accepter désormais l’hypothèse d’un poème où le regard se déporterait enfin et traverserait le monde autrement.

    Mais je voudrais revenir un instant, pour conclure, sur les hommes du Magdalénien.

    Leur présence « négative » (comme celle de leurs mains et de leurs empreintes énigmatiques) surgit dans le massif de Juliau à la fois comme un archaïsme (la fascination des origines) et comme un modèle insistant, reliant l’écriture contemporaine aux gestes les plus lointains dont l’homme ait laissé la trace sur des pierres, dans le ventre de la terre, pour témoigner d’une conscience, et d’un mystère.

    Cette persistance dans la poésie d’aujourd’hui de l’ombre portée des premiers signes – ce que Paul Louis Rossi a joliment nommé un jour la « nostalgie de l’idéogramme » – fonde aussi le travail de Nicolas Pesquès, de manière plus secrète, même s’il notait dès Juliau deux que « notre écriture (…) rêve toujours de pictogrammes, d’idéogrammes, [et] voudrait entretenir cette veine, si mince chez nous, qui fait du geste une écriture et de toute écriture la manifestation d’une présence corporelle ».

    Il me semble que la résurgence de cette « origine » – de l’art pariétal et des animaux primordiaux qui traversent le livre dans ces années-là – aura à tout le moins hâté le basculement vers le poème et le retour au vers qui caractérisent depuis La Face nord de Juliau.

    J’espère ne pas trop tirer « dans mon sens » le projet de Nicolas Pesquès en vous disant que cette manière d’inscription toujours archaïque qu’est de nos jours l’écriture du poème, c’est bien évidemment par ce travail obstiné du regard (de la colline à la main) qu’elle se sera d’abord imposée à lui – mais peut-être aussi par la possibilité enfin retrouvée (ou admise) de prolonger ce geste d’inscrire – dans une forme versifiée.



    Yves di Manno
    Privas, mars 2010
    D.R. Texte Yves di Manno





    ____________________________________________________
    NOTE d’AP : depuis cette mise en ligne (mars 2010), l’article ci-dessus a été inséré dans l’ouvrage Terre ni ciel (pp. 217-224) d’Yves di Manno, publié en février 2014 dans la collection « en lisant en écrivant » des éditions Corti.




    NICOLAS PESQUÈS


    Pesquès portrait
    Ph. © Jean-Marc de Samie




    ■ Nicolas Pesquès
    sur Terres de femmes


    Gilles Aillaud (extrait de Sans Peinture)
    après Privas. Nicolas Pesquès (II). J9, Prémisses de lecture d’une « énigme intime », par Angèle Paoli
    Juliau//ascension face nord (lecture d’AP sur La Face nord de Juliau deux, trois quatre cinq, six)
    21 août 1995 | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau trois, quatre (extrait)
    Comment recoller ce que la langue détache (extrait de La Face nord de Juliau, cinq)
    15 mai 1886 | Mort d’Emily Dickinson (+ extrait de La Face nord de Juliau, sept)
    La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix (lecture d’AP)
    [Courir la pente] (extrait de La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix)
    Intérieur nuit (Juliau 11)
    La Face nord de Juliau, treize à seize (lecture d’AP)
    28 février | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau (onze à seize)
    21-22-23 octobre 2013 | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau dix-sept, dix-huit
    La caisse claire (journal d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    le site de Nicolas Pesquès
    → (sur Poezibao)
    La Face nord de Juliau, six, de Nicolas Pesquès (lecture d’Angèle Paoli)
    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature]) une
    fiche bio-bibliographique sur Nicolas Pesquès




    ■ Yves di Manno
    sur Terres de femmes


    Objets d’Amérique (lecture d’AP)
    [pour rejoindre en lisière de la page] (extrait de Terre sienne)
    Yves di Manno | Anne Calas | [par transparence d’une vitre] (extrait d’Une, traversée)



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  • La caisse claire

    Journal



    Tout_son_arsenal_de_sduction
    Ph., G.AdC






    LA CAISSE CLAIRE


        Maussade, temps maussade, mi-figue, mi-raisin. Du vent ― par à-coups ―, des menaces de pluie, peut-être pour demain. Rien de précis, rien de net. Ni vraiment beau ni franchement mauvais. Ni l’un. Ni l’autre. Un temps indécis qui anéantit en moi les décisions prises la veille, réduit à peu de choses les projets du jour. Je tourne, sans parvenir à me décider. Les promesses d’hier, lumière tendre dans la chaleur du petit port, se sont dissoutes. Noyées dans la ouate de cette journée hésitante. Il ne me reste plus qu’une échappée sous la maison, dans les piani aux asphodèles. J’emporte avec moi mes « Juliau », quatre volumes-six recueils, quatre beaux livres qui vont bientôt fleurer la terre sèche et les feuilles de chêne. La Face nord de Juliau (celle-là exclusivement !) me cherche, me provoque, me harcèle. Variations sur le même, exaspérantes, insaisissables, la colline, ses motifs, ses verts et ses jaunes, ses courbes féminines disséminées sous le nom viril et un peu clown de Juliau. L’écriture, les phrases-cercles qui se resserrent, d’un recueil à l’autre, de plus en plus. De sorte que Juliau 6 se réduit, se condense, si stringe sur lui-même, se dissout jusqu’à disparition. Prévisible. Progressive. Extinction. Histoire d’un petit pan de montagne jaune (Juliau, en Ardèche) et de « son » écriture. De sa réécriture dans l’espace et dans la page. Difficulté d’écrire. Impossibilité à dire cette montagne-là, impossibilité de s’en défaire; difficulté, pour celui qui s’accroche à l’écriture de Pesquès, à dire la poésie de Pesquès. Ses cercles concentriques enserrent le lecteur. L’étau jaune de Juliau.

         Lupinu s’élance droit devant moi. Je lis dans ses yeux toute la fierté qu’il a à m’accompagner dans mon escapade. Il exulte, déborde de frénésie et d’enthousiasme. Il veut m’éblouir, déploie pour moi tout son arsenal de séduction ! Il me montre tout ce qu’il sait faire, courir un cent dix mètres haies, prendre les virages au cordeau, sauter à l’assaut d’un papillon, grimper à toute vitesse dans les arbres, faire déguerpir d’un coup de patte un lézard qui file sous la lauze, en dénicher un autre sous la pierre. Il me rapporte ses trophées, joue un moment avec le minuscule reptile qu’il a coupé en deux. Il ne reste de lui qu’un ventre qui palpite sous ses griffes et un bout de queue qui se tortille dans les herbes. Lupinu le considère déjà d’un œil distrait. Il flaire bien d’autres plaisirs qui vibrent sous la mousse. Oreilles aux aguets, il hume l’air tiède et se gratte aux herbes folles. Un obstacle soudain l’arrête, médusé. Une masse informe lui barre la route. Un tronc d’arbre ? Une outre abandonnée, avec cornes et sabots ? Un cadavre ! Un énorme cadavre d’animal ! Une vache ? Non, une chèvre, plutôt. Un bouc !

        Allongée sur la terre, la grande carcasse gît. Crâne émacié, tourné vers le soleil couchant. Le monocle vide de l’œil absorbe la lumière. Contorsions immobiles. Pattes disjointes et ongles désossés, énucléés de leur muscle. Plus une once de chair. Quelques touffes de poils durs s’accrochent encore aux canons de la jambe, au chanfrein de son mufle. Le chat, prudent, se risque sous le crâne, renifle, grimpe sur l’outre borgne de la panse, flaire le coup fourré, se détourne, laisse l’outre blanche à sa dessiccation.

        Le bruit de caisse claire de la carcasse creuse.


    Canari, le 1er octobre 2008

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



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