Étiquette : Raphaële George


  • 3 février 1984 |
    Lettre de Raphaële George à Jean-Louis Giovannoni

    Éphéméride culturelle à rebours

    « Poésie d’un jour »



    Raphaële George 2
    Ph. Tous droits réservés





    Paris, le 3 février 1984



    Je veux te répondre, et depuis plusieurs jours déjà, mais je sens que la réalité de tous les jours, elle aussi me ronge, m’asphyxie, elle aussi referme sur moi une chape de fatigue, de cette fatigue sans qualité dont je ne parle pas, que je tente d’oublier presque. C’est la mienne que je dois porter. Nous avons tous chacun la nôtre. Et c’est pourquoi, au fond, j’imagine qu’il nous reste encore quelque chose de Sacré, au moins de Sublime à mettre dans la fatigue, à considérer à travers les yeux de la fatigue.

    Fatigue, dites Fatigue, il n’y a là qu’un terme, pas une fin, pas un corps. C’est un fossé. Dans ce fossé, je vois une autre fatigue qui cherche à vaincre la fatigue, celle toute humaine à qui nous cédons par le sommeil. Ainsi à observer la vie autour de moi, cette façon dont chacun régule sa fatigue comme pour récupérer des forces et surtout la façon dont je suis moi-même hantée par l’insomnie, par un désir fou de contrôler le sommeil, c’est vrai je finis par penser, par croire, que la fatigue est notre corps – corps de mystère – notre véritable nature.

    (Quand nous imaginons le paradis, nous voyons un homme et une femme seuls l’un en face de l’autre, sans fatigue jamais, sans désirs aussi, et s’ils n’avaient pas rompu l’opacité de l’harmonie, jamais nous n’aurions connu la fatigue. Pourquoi le fait de désirer voir derrière a-t-il été gagné par l’homme plus il croyait se protéger, s’organiser, se défendre ?)

    Il me semble que nous sommes nés à la fatigue – on a bien « fatigué » la pâte avant notre arrivée ! Les mots retrouvent leur sens à force de se cerner les uns les autres, de se couper de la parole. Faire et Fatiguer devenant le signe extérieur pour tenter d’approcher une vision de la naissance. Notre vraie nature ainsi serait la fatigue comme si nous sortions du sommeil, notre vraie nature parce que nous lui résistons, « forme » ou « état » qui par le sommeil se cache et replie ses résistances au fond, sans doute parce qu’elle nous habite en permanence, étranges petits bouts de vivant qui tentons d’aller contre le déséquilibre – notre nature, notre force, cet inconnu qui nous porte au-delà de la conscience, ce lien sans pesanteur où tout chute sans se soucier de la chute ; où tout vole par le même miracle sans souci de qualifier l’envol.

    La chute commence et s’arrête avec nous. Nous avons édifié une beauté à l’image de notre résistance, à l’image de cet instinct bâtisseur – nous parlons de courage – et nous ne connaissons la fatigue que par la conscience, l’audace même d’avoir repoussé le déséquilibre. Pourquoi a-t-il fallu que nous ayons tant peur du déséquilibre ? N’est-ce pas là que s’est logé l’instinct de survie ?

    Et comment aller contre la fatigue sinon plus fatigué encore ? Au-delà de l’épuisement… Tu parles de passeur, de passage et au fond je dis errance, mais peut-être passons-nous par notre fatigue et portons-nous le sens comme un trajet à faire, un pas plus loin pour être moins fatigué, et puis, la fatigue revient, revient. Et, nous n’avançons peut-être que dans ces moments où la fatigue et soi ne sont qu’un seul et unique mouvement sans conscience de soi ni de la fatigue.

    Peu importe où nous allons et plus nous irons, plus il me semble que nous n’aurons pas de réponse.

    Je m’arrête. C’est difficile de te répondre à cause de cette peur de donner maintenant que je te ressens plus au loin, et parce que je sens que tu voudrais à la fois me connaître et m’éviter. J’ai besoin d’être rassurée quant à mon existence et qu’enfin elle me soit restituée par ce que je suis, pour ce qui veut rester de moi après moi-même quand je parle. C’est un peu du vent la parole, mais on se signe en bas d’un texte, on veut croire que quelqu’un est dedans.
    […]



    Raphaële




    ____________________________________________________

    NOTE DE J.-L. G. : cette lettre de Raphaële George a été envoyée à J.-L. G. juste après que Raphaële George eut achevé d’écrire Éloge de la fatigue (hiver 1984).

    NOTE d’A.P. : cette lettre inédite nous a été aimablement transmise en février 2012 par Jean-Louis Giovannoni pour la revue Terres de femmes. Elle a été rééditée depuis lors (en avril 2014) au sein de l’ouvrage Double intérieur, Éditions Lettres Vives, Collection Terre de poésie, pp. 121-123.





    RAPHAËLE GEORGE


    Raphaële George




        Née Ghislaine Amon, le 2 avril 1951 à Paris, Raphaële George est morte d’un cancer généralisé à l’hôpital Saint-Louis, à Paris, le 30 avril 1985. Elle venait tout juste d’avoir 34 ans.

        Peintre et poète, elle a publié en 1977, sous son vrai nom (Ghislaine Amon), son premier livre : Le Petit Vélo beige aux éditions de l’Athanor (réédition Éditions Lettres Vives, 1993. Préface de Jean-Louis Giovannoni) et a fondé, avec le poète Jean-Louis Giovannoni, les Cahiers du Double (1977-1981).

        Ont été publiés aux Éditions Lettres Vives (Collection Terre de poésie), sous le pseudonyme de Raphaële George (Ghislaine Amon quitta son nom pour celui de Raphaële George pour « n’être que sa propre naissance » comme elle avait coutume de le dire) : Éloge de la Fatigue, précédé de Les Nuits échangées (achevé d’imprimer le 2 avril 1985. Préface de Pierre Bettencourt ; 2e édition, 1986) et Psaume de silence suivi de Journal (posth., octobre 1986. Présentation de Jean-Louis Giovannoni). En 1980, Raphaële George a co-écrit avec Jean-Louis Giovannoni L’Absence réelle, « correspondance posthume-imaginaire de Joë Bousquet à un jeune écrivain » (Éditions Unes, 83490 Le Muy, achevé d’imprimer le 2 avril 1986).

        Deux de ses livres ont été traduits en allemand et publiés, en édition bilingue, aux Éditions Jutta Legueil : Les Nuits échangées suivi de Éloge de la fatigue (Nächte im Tausch et Lob der Müdigkeit, Stuttgart, 1990) et Psaumes de silence (Psalm des Schweigens, Stuttgart, 2003). En avril 2014, un inédit de Raphaële George, Double intérieur, sera publié chez Lettres Vives, précédé de la réédition de L’Absence réelle.



    ■ Raphaële George
    sur Terres de femmes

    Double intérieur (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Feu noir sur feu blanc, ou comment lire Raphaële George ? (chronique de Gisèle Berkman)
    Ghislaine Amon (Raphaële George) | [Ne parle pas, ne dis rien] (extrait du Petit Vélo beige)
    [Amour]
    [On ne devrait jamais arrêter d’écrire, ce qui est poésie surtout] (extrait de Je suis le monde qui me blesse)
    [On ne devrait jamais arrêter d’écrire, ce qui est poésie surtout] (extrait de Je suis le monde qui me blesse)
    Suaires (extrait de Double intérieur)
    2 avril 1951 | Naissance de Raphaële George (+ extrait de Double intérieur)
    22 août 1978 | Raphaële George, feuilles éparses
    7 juin 1982 | Raphaële George, Journal
    30 avril 1985 | Mort de Raphaële George



    ■ Voir aussi ▼

    le site Raphaële George, créé par Jean-Louis Giovannoni





    LA MAIN DE RAPHAËLE GEORGE
    (avril 1986)



    J’ai pris ton stylo-plume pour écrire ces quelques lignes ; ce stylo-plume où l’encre ne vient pas. Ne vient plus.

    Et j’ai eu peur d’appuyer, très peur de forcer cette faible résistance, ce peu qui conduit une main à son tracé.


    **


    Comment rejoindre ce qui ne peut rester dans sa propre trace ?

    Comment rejoindre ce mouvement, venu de l’invisible des mots, que la clarté des pages efface ?


    **


    Et pourtant, j’ai insisté ; insisté comme un aveugle cherche une main pour guider sa main afin de ne plus marcher dans le vide qu’ouvrent ses pas.


    **


    Chaque mot inscrit sur cette page te tient éloignée, te place hors de cette forme qui te donnait lieu à mes yeux.


    **


    Et si mes pas te portent encore un peu : ce n’est pas toi que je bouge !

    Comment bouger ces gestes immobiles logés dans l’acier de la plume ?


    **


    Comment faire pour qu’une main rejoigne une autre main, et que les mots, tracés sur la page, ne s’absentent pas ?


    **


    On écrit parce qu’au fond des mots on nous appelle ; ces mots où notre main cherche sans cesse une autre main.

    Aucun mot ne prend forme si en lui rien ne sait rejoindre.


    **


    Est-ce ta main cette impossibilité qu’à ma main de trouver son propre chemin ?


    **


    Ce qui résiste, au fond de l’acier, est-ce ta main fermée à tout jamais sur elle-même ?


    **


    Écris-tu, maintenant, dans ce silence où les mots se retiennent en eux-mêmes ?

    Avant la page. Avant l’espace.

    (Rue de Montreuil, avril 1986)





    __________________________________________________
    Note d’AP : ce texte de Jean-Louis Giovannoni a été écrit pour le premier anniversaire de la mort de Raphaële George, et publié une première fois aux Éditions Brandes (Béthune, 1986). Jean-Louis Giovannoni nous l’a fait parvenir pour une republication exclusive dans Terres de femmes.






    JEAN-LOUIS GIOVANNONI


    JLG
    Ph. © Phil Journé
    Source




    ■ Jean-Louis Giovannoni
    sur Terres de femmes

    [Aucune sortie possible] (extrait d’Envisager)
    Ce que l’immobile tient pour geste (extrait de Pastor, Les Apparitions de la matière)
    Envisager (lecture de Tristan Hordé)
    [Huitième voyage à Saint-Maur]
    Îles circulaires
    [Il faut si peu de chose] (extrait de Variations à partir d’une phrase de Friedrich Hölderlin)
    Issue de retour (note de lecture d’Isabelle Lévesque)
    Issue de retour (note de lecture d’AP)
    [Je ne sais pourquoi l’autruche me fascine autant] (extrait de Journal d’un veau)
    [Le jour se lève] (extrait de Sous le seuil)
    Mère
    [Notre voix] (extrait de Ce lieu que les pierres regardent)
    [Nous venons d’un pays qu’on ne peut plus toucher]
    [Pourras-tu encore témoigner…] (extrait des Mots sont des vêtements endormis)
    Sous le seuil (note de lecture d’AP)
    [toujours cette envie de t’ouvrir]
    [Tout se cicatrise] (extrait de Garder le mort)
    [Troisième voyage à Saint-Maur]
    Voyages à Saint-Maur (note de lecture d’AP)
    Jean-Louis Giovannoni | Stéphanie Ferrat, « Les Moches » (note de lecture d’AP)
    Jean-Louis Giovannoni | Marc Trivier, Ne bouge pas ! (note de lecture d’AP)





    Retour au répertoire du numéro de février 2012
    Retour à l’ index de l’éphéméride culturelle
    Retour à l’ index des auteurs


    » Retour Incipit de Terres de femmes