Étiquette : recension


  • Éric Sautou, La Véranda

    par Angèle Paoli

    Éric Sautou, La Véranda,
    Éditions Unes, 2018.



    Lecture d’Angèle Paoli




    CE « PRESQUE RIEN À SE DIRE »




    Existe-t-il un lieu plus propice à la rêverie qu’une véranda ? Dans l’imaginaire de tout un chacun, rêve et véranda sont corrélés. En premier lieu, par l’envol du [v] et la vibration du [ʀ]. Une balancelle entre le dedans et le dehors. Entre l’intime et l’étendu. Entre des mondes poreux dont les frontières s’estompent, qui laissent toujours filtrer un rai de lumière. Qui dit véranda dit aussi exubérance florale, chaleur tiède, même au plus vif de l’hiver. La véranda, ses verrières qui captent et le jour et la nuit, convoquent l’exotisme d’un monde floral odoriférant et une démultiplication amplifiée de l’univers.

    Mais rien de semblable dans la véranda d’Éric Sautou. La véranda du poète s’ouvre sur un exergue singulier, à deux personnages claudicants dont les voix ne se rencontrent pas :

    « Voix du rêve, dis-moi ton nom –

    (mais Voix-du-Rêve ne peut rien) »

    Cela déjà est un indice fort.

    Par-delà, les feuilles que l’on y trouve sont souvent (tombées). Comme les fleurs. Et la pluie y est davantage présente que le soleil. C’est que le recueil intitulé La Véranda est une embarcation fragile habitée par les souvenirs liés à la mère défunte, à qui le livre est dédié. « En souvenir de Marcelle Sautou (1928-2014) ». Jadis occupée par la mère, la véranda est ce lieu habité par la mémoire d’un temps arrêté. Depuis longtemps. Sur la solitude et sur la lenteur, sur la répétition des menus gestes du quotidien, sur une semblance de silence et de suspens. Sur l’attente infinie du fils. Et sur l’appréhension de son départ.

    « (c’est toi qui me manques qui me manques le plus) »

    « (mais tu t’en vas déjà) ».

    Le temps appartient au passé, un passé perdu dans le lointain :

    « (c’était il y a déjà longtemps) ».

    Un passé auquel s’est substitué un présent réduit par la vieillesse à une effluence insipide, enclose dans une monotonie qui efface :

    « est-ce que je dors

    est-ce que je vis »

    confie la mère. Et s’effacent ses certitudes. Ce qu’elle est, ce qu’il est. Ce qui compte pour elle est pourtant qu’il soit là. Se contenter de sa présence. Lire ensemble côte à côte. Cette simplicité-là. Est-ce ce qui la rattache à la vie, à elle-même ? À lui ?

    Ainsi, tout, dans la véranda de la mère, est-il empoissé dans le ralenti d’un temps qui passe à l’identique sans que jamais rien ne se passe vraiment. Tout semble être pris dans une sorte d’engluement qui génère le recommencement du même. La répétition inchangée de ce peu dont sont tissés les jours. Ce qu’il reste d’une vie, d’un partage ancien – « d’avoir été deux nous sommes » – se résume à peu de mots. Les mots eux-mêmes se sont absentés. Restent « les feuilles  »/« les fleurs »/« la pluie »/« l’arbre (un olivier) »/« les choses »/« les jours »/« le jardin »… Avec l’absence du fils, le vieillissement, le sentiment d’une vie devenue sans objet, (in)signifiante. Avec, pour unique horizon, la mort.

    La mort est comme la pluie. Elle se manifeste par effleurements « (c’est à peine s’il pleut) » ; à peine suggérée, la mort :

    « il n’est ici que tristesse attendre que frôle (que frôle) ».

    La mort est une passagère furtive. Jamais elle ne s’attarde. Mais elle revient, jour après jour.

    « la mort

    est une idée qui passe (et puis le jour d’après) ».

    Quant à l’échange avec le fils, il se fait davantage dans le silence qu’avec des mots :

    « presque rien à se dire

    nous étions

    mère et fils et c’était

    arrivé ».

    Parfois, dans le reproche de ces mots à lui, qui les éloignent plutôt qu’ils ne les rapprochent, tant l’univers du fils est une énigme :

    « tu écris bien des choses mais ça ne sert à rien

    qu’à dormir

    ou pleurer (qu’à dormir ou pleurer parfois) ».

    Pourtant ce peu qui faisait la trame indistincte des jours, la mère en éprouve le regret ; avec, noués à la gorge, les mots de cet aveu douloureux mais tellement émouvant :

    « tu sais je regrette

    mais maintenant vraiment tout ça

    oh tu sais vraiment tout ça

    que tout ça disparaisse ».

    Ce qui étreint dans la poésie de ce recueil, qui étreint au-delà de ce que nous percevons de la relation qui unit la mère et le fils, au-delà de l’émotion tendre, douce-amère, que cette relation suscite chez le lecteur, c’est la fascination qu’exercent sur la sensibilité du lecteur le jeu des répétitions et leur écho affaibli par les parenthèses. Toute la complexité de ce travail de canevas nostalgique tient dans le contraste entre l’extrême économie des moyens (brièveté des strophes, brièveté extrême du vers, extrême simplicité du vocabulaire et de la syntaxe) et la subtilité qu’entretiennent avec elle répétitions et parenthèses.

    Le poète répète, inlassablement, les mêmes mots. Il les reprend, parfois leur ajoutant une variante ou apportant une infime modification, un mot, à peine ; parfois en complétant de plusieurs mots proches par leurs consonances. La parenthèse fait partie de ces reprises. Elle est susurrement. Chuchotement du même, de peur de… Peut-être. Peur de troubler la litanie des jours, la litanie de ce qui tombe ; de ce qui n’est plus. Mais qui se poursuit dans le mouvement présent de la chute, ce mouvement de tomber qui enserre avec lui le mot « tombe ». On ne sait plus au juste ce qui tombe. Fleurs/feuilles/jours/choses. Séparément et ensemble.

    « c’était il y a déjà longtemps où les choses

    qui tombent

    (les choses ou bien les jours)

    les choses ou bien les jours les feuilles

    (tombés) ».

    Le poète raboute parfois de nouveaux syntagmes aux syntagmes déjà utilisés. Ce qui – par-delà l’effet d’écho qui se prolonge – crée un effet de labyrinthe sonore dans lequel on se perd.

    « personne n’est là je ne sais pas

    comment je fais plus le temps passe

    ce que je dis parfois je ne sais pas

    comment je fais plus le temps passe ce que je fais je ne sais pas ».

    Il arrive que la pensée trébuche sur une ellipse qui laisse la phrase en suspens mais qui rebondit trois vers plus bas, par la répétition d’un même segment. Ainsi de cet ensemble de vers :

    « c’est un autre jour de demain c’est difficile

    nous allons vers les choses qui elles aussi

    de simples feuilles

    et fleurs

    qui elles aussi ».

    Je ne sais pourquoi cette écriture, ce « presque rien à se dire », m’émeut tant. Sans doute en raison de la tonalité en mode mineur de ce recueil qui se clôt sur ce « je-ne-sais-quoi »* nommé silence.

    « deux chaises dans

    la véranda ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



    ___________
    NOTE d’AP : j’emprunte délibérément ce « je-ne-sais-quoi » au philosophe Vladimir Jankélévitch.






    Veranda






    ÉRIC SAUTOU


    Sautou 2
    Ph. Sébastien Solidon
    Source





    ■ Éric Sautou
    sur Terres de femmes


    Beaupré (lecture d’AP)
    [c’était ça simplement ça] (extrait de Beaupré)
    [Lire les poèmes] (extrait des Jours viendront)
    [assise et seule assise] (extrait de La Véranda)
    À son défunt (lecture d’AP)
    La vie éternelle, I (extrait d’Une infinie précaution)
    [comme le héron je descends de ma fenêtre] (extrait des Vacances)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Éric Sautou
    → (sur Terre à ciel)
    une page sur Éric Sautou





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  • Sylvie-E. Saliceti, Couteau de lumière

    par Angèle Paoli

    Sylvie-E. Saliceti, Couteau de lumière,
    éditions Rougerie, 2016.
    Préface de Marc Dugardin.



    Lecture d’Angèle Paoli



    Sur l’eau, j’ai tracé les planches courbes
    Diptyque photographique, G.AdC
    « Sur l’eau, j’ai tracé les planches courbes.
    L’immobilité glisse »









    « UNE NEIGE D’ENCRE — PRESQUE BLEUE — ÉBLOUISSANTE »




    Dans son dernier recueil – Couteau de lumière, sous-titré Trois pierres à cerf –, Sylvie-E. Saliceti convie le lecteur à partager le mystère de sa création poétique : une création de maître-charpentier abondamment nourrie par une immersion profonde dans les domaines de réflexion qui lui tiennent à cœur. Ainsi que par la fréquentation intime des poètes avec lesquels elle entre en résonance. Poésie philosophie souffle du hassidisme connaissance des mythes et de la symbolique qui s’en dégage ou qui les fonde, réminiscence des écritures anciennes entrent en parfaite symbiose, donnant à découvrir une poésie singulière qui re-noue des liens étroits avec nos origines et fondations premières. Et dévoile des vers d’une fascinante et fulgurante vérité :

    « Écrire incline vers le blanc » / « J’habite ici, dans l’énergie du vide » / « On est léger quand on a tout perdu » / « Écrire est une nage ancienne » / « Il manque une étoile — comme une note absente du clavier… »

    La poète dresse trois stèles anciennes. Trois mégalithes gravés non d’idéogrammes (Segalen), mais de cerfs incisés dans le « regard de la pierre », au creux des nervures des schistes. « Pierres écrites » à décrypter pour en réinventer le chant. Chaque stèle est placée sous l’égide d’un poète : Thierry Metz, le poète qui penche, préside à la confrontation avec la première stèle, « Élan contre la terre », avec ces quelques vers mis en exergue :

    « T’écrire mène souvent

    à l’enfant, à sa tombe,

    à des pierres… ».

    Pierres / enfant / mort. Cette trilogie, outre qu’elle ouvre sur une mise à mort de l’élan, annonce les vers du poème suivant :

    « Un enfant est mort. Le père le porte, son poids penche vers le sol. »

    La deuxième stèle (insolitement initiée en page paire et non en belle page) : « La mer chaude comme un daim » est introduite par des vers d’Erri De Luca. Tirés du recueil Œuvres sur l’eau :

    « Pour celui qui écrit des histoires au sec de la prose, l’aventure des vers est une pleine mer ».

    À quoi répond en écho le vers d’ouverture de la section :

    « Où l’on se baigne dans le poème de la mer ».

    L’intitulé de la stèle annonce celui du poème de clôture emprunté au poète Jean-Claude Renard : « La mer chaude comme un cerf ».

    La troisième stèle (également introduite en page paire), « Vieil homme d’hiver », est un écho au poème en prose « La vie dure » du poète Pierre Reverdy : « C’est un vieil homme d’hiver qui ne meurt pas » (in La Lucarne ovale, 1916).

    Un écho à Pierre Reverdy lui-même : le poème s’ouvre et se ferme sur la date du 17 juin 1960, jour de la mort du poète :

    « C’était le soir du 17 juin 1960.

    […] à Solesmes. »

    Les trois stèles et les trois poètes forment un ensemble réuni sous le titre foudroyant Couteau de lumière. Une expression ambivalente empruntée à Carnet de soleil de Christian Bobin, cité dans la première épigraphe :

    « La vie est un couteau de lumière dont la lame s’enfonce dans le cœur des saints et des cerfs. »

    Sur la même page, après un long interlignage, répond en écho une citation de Pascal Quignard :

    « Il y a une joie d’abîme dans les caprices des cabris » (in Boutès)

    La mise en abyme étymologique — caprices / cabris — conduit la poète à ricocher sur la voie des cervidés et des caprins. Cerf / élan / chevreuil / daim / cabri occupent en effet le noyau de l’œuvre. Même si, au cours de la traversée créatrice, les chevaux font aussi leur apparition. Horses Horses Horses [coming in all directions ?].

    Quel que soit le poète vers lequel on se tourne, la mort est à l’œuvre qui dessine ses ombres antithétiques et aiguise la réflexion. De la flèche qui immobilise l’animal, à la lame qui « creuse le temps », au ciseau (l’amour) qui « taille le feu », jusqu’au « coupe-papier qui incise l’arête des pages », le sectionnement est une image récurrente qui préside pourtant à l’union :

    « Les grains sur la peau s’unissent aux ombres — tout ce qui est séparé se rassemble à l’entaille de ce geste. »

    D’une stèle à l’autre, la poète sème en chemin de multiples signes, tisse un réseau serré de liens, ouvre des pistes, glisse des jeux de lumière (une lumière qui est ici violence, « sauvagerie ») et d’ombres sur les énigmes du poème. Et le construit. En patience et en sagesse. Le chiffre trois scandant sa geste.

    Ainsi croisons-nous le trompettiste Chet Baker dont « le long phrasé » d’Almost Blue clôt la première stèle mais annonce aussi les « presque bleus » du poème d’ouverture de la seconde stèle :

    « Où l’on se baigne dans le poème de la mer

    presque bleus le vent et le delta Presque bleus les

    animaux muets au bord du fleuve — l’eau flam-

    boyante la morte la corrompue Les cerfs ont assé-

    ché le puits de la parole Les hommes patientent aux

    fresques du silence Presque bleue la goutte dense

    de leur sang et nos voix fertiles Presque bleues les

    choses promises à nos yeux. »

    Viennent ensuite, dans le poème consacré à Pierre Reverdy — « Perdre le sentiment » —, le poète Jean-Claude Renard et le vers « La mer chaude comme un cerf » et aussi, implicitement, la Patti Smith de Horses. Dans un même poème, Yves Bonnefoy avoisine le poète de l’école hermétique Giuseppe Ungaretti. La Dunja aux yeux de velours se profile dans l’attente. D’une immobilité à l’autre, celle de la rivière Douve et celle du poète italien, se glissent les « écorces » des mots, seules susceptibles d’établir le lien entre des souffles aussi différents que celui des deux hommes :

    « Sur l’eau, j’ai tracé les planches courbes.

    L’immobilité glisse

    […]

    Les mots sont nos écorces — lettres de plomb sur

    la peau blanche

    La lumière usée des poèmes cloue le fond des

    barques dont aucune nage vivante ne déjoue les

    courants

    Un poète italien attend d’accoster.

    Il attend Dunja — la biche aux yeux de ténèbres. »

    Dans la lecture des pierres, la poète est passée maître. C’est là, parmi les glyphes, qu’elle rejoint sa lignée. Là, sur les surfaces incrustées de signes, qu’elle « interroge l’inscription et l’effacement » ; « questionne la blessure miraculeuse » ; se penche sur les pierres taillées (ainsi des trois dédicataires du recueil), gravures et runes, cherche les signes sous la cendre ; « sous la couche neigeuse », elle déterre des visages. Elle lit dans « les bois vifs de l’enfance » aussi bien que dans les bois chantournés des élans, transmet la « parole du soleil à la mer », fait sourdre sous la caresse « l’écriture humide ».

    « Je lis les pierres à cerfs de ma lignée. »

    Dans sa verticalité essentielle, la pierre est liée à la verticalité de l’arbre, et l’arbre — tronc et ramure — lié aux ramures du cerf. Pierre et arbre sont reliés au ciel. Ensemble ils reçoivent et transmettent la force cosmique nécessaire au souffle de vie à la combustion à la chaleur première au feu initiatique. Ce savoir n’élude d’aucune façon le questionnement :

    « Suis-je cet arbre d’eau dont nulle racine n’est le

    centre ?

    Et qui pourtant me donne un nom. »

    Le poème est la demeure de Sylvie-E. Saliceti, et le cosmos, étoiles vents nuages montagnes rivières bois oiseaux et pierres, a autant d’importance qu’un hameau en ruine ou que les murs d’une chapelle abandonnée au maquis. Les pierres parlent, comme les bois des cerfs et comme les mains. Il suffit de se mettre à l’écoute de ce qui subrepticement se manifeste :

    « Le dieu est là dans le puits. Petit dieu couvert de

    pierres et de figues de barbarie — il appelle la sève

    depuis le fond du texte. »

    Il suffit de peu de chose. Il suffit de faire don :

    « Sur le seuil, j’ai déposé trois boules d’argile. »

    Une boule pour chaque poète, peut-être.

    De cette lecture à trois temps, la poète enfante son triptyque chamanique où se lisent et se lient amour et mort, forces cosmiques de la nature (mer et montagne indissociables), légendes christiques du cerf « prophète » — symbole d’élection, de sacrifice et de résurrection —, sans cesse menacé :

    « Heureux pour lui qu’il soit né avec des sabots

    pour s’enfuir. »

    Et toujours, dans cette traversée de vaticinatrice, l’accompagnent les énigmes, devinettes ou logogriphes. Peut-être à la manière de… :

    « Qui a dit : par degrés, être l’homme qui pose le sel sur la pierre ? »

    « Où est la demeure des oiseaux ? »

    « Pourquoi n’ont-ils rien écrit les oiseaux ? Où s’en

    vont nos silences après le dernier ? »

    Peut-être la réponse se trouve-t-elle en amont, dans l’effacement qui les caractérise :

    « Leur parole fut si simple, elle a traversé le monde, pareille au vent dans la plaine. »

    Comme l’oiseau, Sylvie-E. Saliceti fait le choix du retrait, qui va de pair avec la solitude et le silence. Son travail d’architecte accompli, elle peut dire :

    « Dans ma main il y a une seule vie. Une seule pierre. »

    Couteau de lumière. Trois mots réunis en une œuvre unique. « Une neige d’encre — presque bleue — éblouissante. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Couteau-de-lumière-2015
    SYLVIE-E. SALICETI






    ■ Sylvie-E. Saliceti
    sur Terres de femmes

    [Ces fresques sur les murs] (extrait de Couteau de lumière)
    Le batelier
    La danse de Sakuntala
    [Dans la mer et le corps](poème extrait de La Voix de l’eau)
    Je compte les écorces de mes mots (lecture de Sabine Huynh)
    → (dans l’anthologie Terres de femmes)
    La grenade



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la revue Traversées)
    une lecture de Couteau de lumière par Marc Wetzel
    → (sur La Pierre et le Sel)
    une lecture de Couteau de lumière par Marie-Hélène Prouteau





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  • Gérard Cartier, Le Voyage de Bougainville

    par Angèle Paoli

    Gérard Cartier, Le Voyage de Bougainville,
    Éditions de L’Amourier, Fonds Poésie,
    Collection dirigée par Alain Freixe,  2015.



    Lecture d’Angèle Paoli


    UN VOYAGE IMMOBILE AUTOUR DU MONDE



    Avant même d’entreprendre la lecture du Voyage de Bougainville, le lecteur a l’intime conviction qu’il va voyager. Comment pourrait-il en être autrement ? En premier lieu parce que le titre est une invite explicite à l’embarquement immédiat et à la circumnavigation, ensuite parce que le patronyme de son auteur, Gérard Cartier, n’est pas sans évoquer celui du grand explorateur malouin, Jacques Cartier, découvreur en 1534 des embouchures du Saint-Laurent. Cartier, Bougainville. Voilà déjà deux entrées possibles auxquelles vient s’ajouter, comme en filigrane, le nom de Denis Diderot, encyclopédiste et auteur du célèbre Supplément au voyage de Bougainville. Comment ces quelques bribes d’informations vont-elles s’agencer les unes avec les autres ? À elle seule l’interrogation suffit à susciter un désir de lecture.

    Le recueil de poèmes — car c’est bien de poésie qu’il s’agit ici — est cependant précédé d’un préalable platonicien inattendu :

    NUL NE PÉNÈTRE ICI

    S’IL N’EST GÉOMÈTRE.

    Je ne suis ni une géomètre au sens premier du terme, ni une Académicienne, mais plutôt une dame arpenteuse des mots-et-textes. Ce qui m’a conduite à ne pas me laisser dissuader par un tel avertissement. Fort à propos, sur la page précédente, figure en épigraphe à ce Voyage une longue citation empruntée à Fénelon (Les Aventures d’Aristonoüs), laquelle évoque divers domaines de savoir qui exercent sur le jeune Aristonoüs une curiosité qui le conduit à l’étude introspective de lui-même. Voilà qui est réconfortant ! Je poursuis mon entreprise, bien décidée à suivre Gérard Cartier dans son périple, tout à la fois scientifique, littéraire et historique, à travers sa propre vision du Voyage de Bougainville. À la re-découverte de mondes disparus et à la découverte de lui-même. De cet autre monde qui est l’homme. Gérard Cartier.

    Autre surprise : la présence in fine (en fin d’ouvrage donc) d’une liste de passagers clandestins que le lecteur n’a de cesse d’identifier, souvent par tâtonnements et supputations, au cours de sa lecture. D’époques et de provenances diverses, tous se côtoient sur la même page, première énigme passagère qu’un poème aidera peut-être à élucider. Au lecteur de se laisser prendre au jeu, si toutefois cela lui sied, et de tenter de deviner où se cachent Yves di Manno, La Fontaine, Baudelaire, Tite-Live, Jacques Cartier, Tchékhov et les autres… Sans oublier bien sûr Louis Antoine de Bougainville. Un monde d’hommes exclusivement. Tous célèbres chercheurs philosophes écrivains navigateurs hommes politiques ou poètes.

    Suit la table des matières, qui répertorie la série des sections qui structurent l’ouvrage. Six sections au total, qui renvoient chacune à un domaine spécifique de savoir, depuis « Histoire Naturelle » jusqu’à « Littérature » en passant par les domaines « Géographie » « Sciences » « Histoire » et « Philosophie ». À l’intérieur de chacun d’eux, douze chapitres et leurs intitulés (on retrouve bien là le praticien de la géométrie raisonnée et l’ingénieur futé, mais pragmatique). L’ensemble se clôt sur un chapitre à part  : « .Encyclopédie. » En homme de gauche — disciple de Marat et habité par l’idée d’Une cause commune —, pour qui le partage du savoir se doit d’être universel,

    — « l’Ars dialectica

    Et la science des choses tout le savoir pour tous » —,

    Gérard Cartier énonce sa croyance en Wikipédia, « cabinet // Infini de curiosités », accessible en « cent langues ».

    Quant au poème d’ouverture du recueil, il donne à l’ensemble sa tonalité poétique. Dans le foisonnement des informations, des images, des épithètes (parfois « homériques »), des espaces qui ouvrent sur l’Orient et sur l’infinie variété des mondes qui s’offrent, la poésie de Gérard Cartier s’inscrit dans l’épique. Vingt vers se suivent d’un seul tenant — il en sera ainsi tout au long du recueil —, laisse d’un seul souffle sans ponctuation autre que les points qui encadrent le titre :

    . Le voyage de Bougainville.

    et les points de suspension qui clôturent ce premier poème sur le nom de La Boudeuse…, qui préside à l’embarquement. Dans ce poème inaugural, le poète assoit en effet le paysage de l’arrière-pays mental qui le fonde, lié aux souvenirs des anciens grands voyages, espaces marins et hommes

    « déchiffrant l’inconnu       du temps que la raison

    Se promettait l’empire du monde »

    et lui-même s’interrogeant sur ses origines et les raisons de sa nostalgie :

    « suis-je de ce siècle

    À embrasser des passions perdues       dernier peut-être

    Des bâtards semés sur les deux hémisphères

    Par les héros de La Boudeuse… »

    Interrogation première que l’on retrouve plus loin dans le poème .N 49° 40′- W54°00′.

    « Suis-je issu de l’audacieux qui dans l’inconnu

    Trois fois insolemment poussa ses vaisseaux

    Me volant dès l’enfance mon état civil

    De troubles aventures     

    moi qui pensif m’afflige

    D’abandonner mes murs palissés de livres

    Au 7e jour de juillet… »

    Le lecteur soupçonne que cette complexion singulière de l’esprit du voyageur Gérard Cartier l’accompagnera dans chacun des poèmes. Au fil des textes, le poète se dévoile, qui rassemble entre les vers les morceaux éclatés du puzzle qui se reconstitue autour de lui. L’ensemble s’apparente au bilan d’une vie, et le poète, « Homme des bois à l’égal des sauvages », s’ingénie « [à] couvrir de rameaux » son « Monomotapa ». Le rêveur d’aujourd’hui n’en oublie pas pour autant ceux de nos semblables qui ont traversé l’enfer et ont péri dans les charniers.

    De caractère plutôt indolent, « le voyageur immobile » passe beaucoup de temps allongé dans sa « méridienne », « l’esprit flottant » et contemplant le ciel. Il semble appartenir à la catégorie des « pensifs » à qui « suffit // Le récit du monde. » Peut-être est-il résigné, « [i]mpuissant à exister » et préfère-t-il s’absorber dans la fuite des formes que sa vie « ne prendra jamais » ? Ainsi, dans le poème « .Lapides. » (in corpus) [.Roches.](in table des matières), Gérard Cartier évoque-t-il l’époque désormais lointaine où, jeune ingénieur, il était confronté aux projets de son temps, occupé pour sa part, avec d’autres, pour le bien de tous et pour le rapprochement des peuples, à l’aventure énorme du creusement du tunnel sous la Manche. Et tandis qu’il pataugeait dans le bruit des machines et dans l’odeur de gazole, tandis qu’il était absorbé dans « le chantier de Sangatte », « craie » « gouffre » « eaux saumâtres », l’Histoire sévissait à Sarajevo :

    « et tandis qu’à Sarajevo

    La lourde roue de l’Histoire broyait les utopies

    Je jubilais casqué deux cents pieds sous la mer »…

    Et le poète de conclure, peut-être avec amertume, trois vers plus loin :

    « mais rien

    Qui ne me reste mien… »

    Ni les grands événements de l’Histoire (la section « Histoire » occupe une position centrale), ni les actions qui ont marqué sa propre présence au monde ne lui appartiennent en propre. Toutes les illusions se sont dissoutes, toutes les utopies se sont effondrées. L’épopée personnelle du poète se poursuit ailleurs, parmi planches et classifications en tous genres et, pour peu que le lecteur soit sensible à la magie des mots, il se prend à accompagner le rêveur dans ses déambulations et circonvolutions d’encyclopédiste, puis se prend à herboriser avec lui et à s’absorber dans la pensée du :

    « Silène      Alchémille      Armérie maritime

    Et de minuscules collections de lichens

    Argentant les rochers      infimes forêts

    Nées avant l’homme et l’insecte      qui peut-être

    Dureront après eux      flore d’ermite      rien

    Qui offusque la pensée      vie élémentaire

    À quoi sans effort s’accorder » (in . Flores.) [corpus] .Fleurs. [table des matières])

    Si le lecteur traverse nombre d’univers inconnus de lui, il est pourtant loin des images idylliques qu’il s’était initialement forgées en ouvrant le livre. Chaque rive abordée recèle ses désastres. Le progrès scientifique n’a pas tenu ses promesses. Quant à l’Histoire, quelle que soit l’époque, elle a trahi. La traversée sanglante des temps se clôt sur le massacre de Gaza, « l’antique Gaza des Maccabées » à laquelle le poète anéanti dédie

    « un poème sans art

    Sans mots assonants comptés sur les doigts

    Qui troublent et imitent les larmes […] que mes vers soient les ruines

    Où les morts s’envolent devant des foules noires

    Les femmes dans leur sang et les nourrissons

    Avec les combattants… »

    Le paradis, on s’en doute, a depuis longtemps déserté le monde :

    « et nous voici

    À greffer des scions et sur la double échelle

    Marauder dans la foison des arbres

    De frêles paradis ».

    Et les leçons de philosophie pourraient bien se résumer toutes dans cette fine observation :

    « une pomme

    Roulant dans l’herbe m’est un traité

    Lumineux de philosophie… »

    Quelle issue alors pour le poète ? Sinon celle de s’exiler du monde, de s’éloigner de son tumulte et de ses outrances, et de renoncer. D’abandonner là les manuscrits en cours, de fuir la « stérile confrérie » des poètes et de s’inscrire, comme avant lui Baudelaire, dans le silence.

    « pas de vers sur ma tombe […]

    Une borne nue sous un pied d’églantine

    PASSANT      FAIS SILENCE »

    Peut-être ne faut-il voir dans l’expression de ces souhaits qu’une posture un brin formelle, avec ce rien d’insincérité que l’on pourrait lui attribuer ? Peut-être s’agit-il tout au contraire d’une déclaration d’intention à prendre au sérieux ? Peu importe si l’interrogation demeure, seule importe l’image qui s’imprime de cet homme à l’orée de l’âge, voyageur immobile et tendre, délesté de ses illusions. Un homme attachant qui nous ressemble. Le regard douloureux qu’il porte sur le monde, sur nos cultures défuntes, sur nos histoires détruites, est aussi le nôtre. Saluons en Gérard Cartier, poète-voyageur, notre semblable… notre frère.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Gérard Cartier, Le Voyage de Bougainville.jpg 2





    GÉRARD CARTIER


    PORTRAIT DE GERARD CARTIER
    Image, G.AdC



    ■ Gérard Cartier
    sur Terres de femmes



    .La duplicité. (poème extrait des Métamorphoses)
    Les Métamorphoses (lecture de Maëlle Levacher)
    Le philtre (extrait de Tristran)
    Tristran (lecture de Nathalie Riera)
    [Terra nullius] (extrait de L’Ultime Thulé)
    Le Voyage de Bougainville (lecture de Marie-Claire Bancquart)
    .Par moi on va dans la cité dolente… (poème extrait du Voyage de Bougainville)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Gérard Cartier
    → (dans la sonothèque de la revue Secousse)
    des extraits d’une première version du Voyage de Bougainville, lus par l’auteur
    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    la page de l’éditeur sur Le Voyage de Bougainville





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  • Rodica Draghincescu, Rienne

    par Angèle Paoli

    Rodica Draghincescu, Rienne,
    Éditions de l’Amandier,
    Collection Accents graves/Accents aigus, 2015.
    Hors-texte de Suzana Fântânariu.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Rienne à la maniere de ben
    Image, G.AdC







    UNE POÉTIQUE DE LA DEVISE OU RIENNE EST PLUS COMME AVANT



    Rienne. Féminin de rien ? Néologisme (si adjectival) forgé par Rodica Draghincescu pour son dernier recueil de poésie. Rienne. Est-ce elle ? Ou est-ce elle qui rienne ? Le titre s’affirme d’emblée tant par sa redondance consonantique que par l’aspect énigmatique de sa forme, donnant une existence réelle à un mot apparemment in-existant – pas tout à fait un hapax ni une u-topie toutefois, puisque le toponyme existe bel et bien, tout comme le verbe (plutôt rare à mon sens) rienner (« ne rien faire », bonsoir Mr Barbey). Pour sûr, Rienne surprend et dérange. Avec ses 2 [n], le monème |rienne| mime comme par rebonds l’écho lointain du latin rem, la chose dont il semble tirer son origine. « Rem » ? Oui, cette CHOSE-là même, ce ren à la Tardieu que l’on croise dans la Res Publica… Rienne donc. Rien ne quoi ? La poète décline le mot selon des intonations et des graphies/fantaisies diverses. La table des matières est à lire comme une partition. Variations multiples sur le même… Il en est ainsi de « Choses, corps décédés » du chapitre 4. « CH-OSE » – 1 à 9 puis « Ch-OSE ? CH-oses ! Chaus-Se ; cH-ose ; Ch-Oses(e) ; Ch-eau-Z ; CHO-Ses ; CHOSEs à d’écrire ; Choses à grimper. » Autant de jeux — neuf en tout — (apparents) sur les mots leurs combinaisons phoniques graphiques homonymiques.

    Autre particularité du recueil : avec le [R] de Rodica et le [N] différemment audible de Draghincescu mais aussi avec le [R] de Fântânariu et le double [N] qui file de Suzana à son nom, le dialogue se noue entre la plasticienne roumaine et la poète, ou l’inverse. De l’une/l’autre. De l’autre/l’une. Un même mouvement, une même peau. Synergie et réversibilité. Riennes de femmes sur les objets défunts autour desquels l’une avec l’autre tourne. Avec, en arrière-plan, le maître-philosophe Michel Foucault, à qui est dédié ce recueil — ainsi qu’à ses traducteurs et à ses disciples. Ici, Rodica Draghincescu/Suzana Fântânariu. Les Mots et les Choses. Ceci n’est pas une pipe. L’œuvre majeure de Michel Foucault se profile, qui draine avec elle Le Journal utopique de Suzana Fântânariu, et Rienne, le recueil de Rodica Draghincescu. Deux œuvres liées l’une à l’autre par la réflexion sur la composition — [re-]composition artistique ; l’interrogation que présuppose le rapport entre les mots et les choses ; et sur le regard que nous leur accordons.

    Est-ce là, dans cette mise en perspective des deux artistes avec le philosophe, que se forge la « tRIENité » selon Rodica D. ? Nouvelle « trinité » qui s’opère par glissement d’un [e] entre les interstices des phonèmes pour donner naissance à un nouveau néologisme à trois têtes (l’ajout d’un deuxième [e] donnerait à ce rien un air d’éternité qui n’a pas lieu d’être, puisque « rien n’est éternel », nous dit RD). Deux femmes et un homme donc. Et entre eux trois, les mots | les choses.

    Corp(u)s de choses de noms de corps. Le Journal utopique de Suzana Fântânariu en livre quelques exemples, assez faciles à identifier. « Petits objets » de rien, (r)assemblés là, comme si de rienne était, dans leur espace ; des carrés de toile de jute peints ? Déterminés par des coutures de raphia ou de papier. Plumes d’oiseaux (objet récurrent) ; branche de lunettes ; ampoules ; fermeture éclair ; cordons ; bouton ; flacon ; crayons minuscules ; godet ; pile électrique ; lanières ; épingle à nourrice ; té ; porte-clés ; crochets. Objets défunts ? (ré)unis là, comme rendus soudain à une vie autre. Arte povera qui s’expose à notre regard et l’interroge. Force la réflexion. Sortir les objets des clichés dans lesquels ils sont tenus enclos, les libérer de leur gangue-carapace qui les immobilise. Mais le fait de nommer ne détourne-t-il pas l’objet de son être propre. Ou bien ne l’ombralise-t-il pas ? Objets assujettis donc à nos interprétations, à nos humeurs ainsi qu’à l’épistémê du moment.

    « Et puisque rien n’est éternel et immuable, l’objet pleure dans le jeu, avec le nom qui le compose », peut-on lire dans « Objectum. Le Journal de Khéops » (chapitre III)

    Ou encore, dans « Corp(u)s » (chapitre II) :

    « La pensée crée des noms.

    Le vide bat son plein. »

    « La pensée crée des nuages et des lumières. » Ainsi ombralise-t-elle les objets, créant entre elle et la chose pensée une dépendance étroite qui nuit à la plénitude de l’objet en tant qu’objet.

    Et moi, lectrice (ou riéniste après tout ?, merci Anatole), peu versée (semble-t-il) dans les abstractions philosophiques sur le « rien », pas plus que sur son double antithétique, le « tout », ne suis-je pas en train de cerner d’ombre les objets plutôt que de les rendre à leur vérité première et intrinsèque ? Ne suis-je pas, en bonne platonicienne, en train de privilégier l’ombre des choses plutôt que la chose elle-même ? Malgré tout, en dépit des ou peut-être bien en raison des réflexions que ce recueil suscite en moi, je n’ai pas du tout envie de lâcher prise. Je poursuis ma lecture, habitée de questions.

    Alors ce « Journal » ? Utopique journal ?

    J’examine le corpus des titres.

    « Objectum. Le journal de Khéops » (chapitre III)

    « Choses, corps décédés. Le journal de Khéphren » (chapitre IV)

    « Ces hasards. Le journal utopique » (chapitre VII)

    Je note trois occurrences du mot « journal ». Mikerinos survient (chapitre VI) qui complète, conformément à mon attente ordonnée, la trinité égyptienne des pyramides. Mais de « journal », il n’est plus question. Dans l’intervalle s’est glissé, chapitre V, le nom de Gizeh. Qui impose aussitôt à ma mémoire son sphinx. Et introduit dans le même temps un écart. Car Gizeh, ce ne sont pas les pyramides. Même si elles sont proches et appartiennent à une même « archéologie du savoir ». Un savoir constitué d’images parcellaires sur des pierres défuntes.

    Autre écart : l’absence du mot « journal » pour caractériser ce chapitre V. La poète joue sur nos attentes, les bouscule, les déplace. Elle dé-range. N’est-ce pas l’une des fonctions de l’artiste que de jouer sur les distances, de jouer avec la distorsion, et de dé-jouer ainsi les attentes convenues de lecture et d’interprétations ? En revanche, le terme réapparaît au dernier chapitre dans le titre Le journal utopique. Cet ultime intitulé reprend en écho celui de Suzana Fântânariu. En même temps que la contradiction interne qu’il véhicule. Magnifique oxymore, qui ouvre une nouvelle voie au genre du diario, temps et lieu désinscrits en un « blanc de mémoire. »

    Car si l’écriture et la composition d’un journal répondent à des injonctions précises de temps de lieu d’émetteur et de destinataire, les deux créatrices roumaines n’en ont cure. Ici le lieu est un hors-lieu, un ailleurs non donné, une a-topie ; le temps un hors-temps, une a-chronie qui conduit à des strates indistinctes de morts. Objets défunts, « corps décédés ». D’où ? De quelle époque ? Les règles de l’écriture journalistique sont annihilées. Où l’on retrouve le « rien » dans le nihil ou le nil latin. Ainsi l’Égypte n’est-elle qu’un trompe-l’œil. L’Égypte ancienne est là, hors mémoire, nommée mais vidée de ses objets, de ses mystères de ses écritures de ses morts. Il ne reste d’elle que des noms, mais pour avoir été trop surinvestis, ils ne laissent qu’un grand vide. Pour autant, sous ces noms et leurs intitulés, il y a bien un texte. Qui n’offre cependant que très peu de résonances avec le titre qui le précède. Un texte décalé lui aussi. Qui s’inscrit dans l’écart. Il nous faut revenir au Ceci n’est pas une pipe de Michel Foucault (mise en abyme de la fameuse peinture de Magritte). « Les pierres de Gizeh » parlent de tout autre chose. D’amour par exemple :

    « Quand les choses se mettent à respirer ensemble, c’est que nous sommes déjà séparés. L’un de l’autre. De deux choses l’une. 2 : 2. No-Us. Nous deux», peut-on lire dans le fragment « 2 : 2= un petit rien ».

    « B(l)anc.

    Absorption ferme l’attente ».

    Il n’y a rien dans Rienne qui puisse satisfaire un désir de tourisme poétique. Et le texte ? Oui, qu’en est-il du corps du texte ?

    Sous-titré « poésie », le recueil fait partie de la collection Accents graves/Accents aigus des éditions de l’Amandier. Dans le chapitre premier, intitulé « Zéro », Rodica Draghincescu donne la tonalité de son écriture poétique :

    « Motto : Nous sommes le cerveau de la chose.

    La chose est l’extérieur de notre cerveau ».

    Avec ce « motto » (« devise », à ne pas confondre avec le moto de con moto) ainsi qu’avec les deux assertions qui le composent sous forme de chiasme, la poète imprime l’apophtegme au cœur même de sa pensée. Pensée conceptuelle, énigmatique, qui s’appuie sur la réversibilité. Dont elle dénonce « l’hérésie ». Ainsi du vice-versa. Inversions, va-et-vient, formules à « rebrousse-poil » ou à « contre-courant » jalonnent les aphorismes qui nourrissent la pensée de la poète et lui donnent cette si belle coloration.

    Ainsi trouve-t-on :

    « Dans le corps des noms, les noms du corps ».

    ou encore :

    « Dans les écrits de l’eau, l’eau de l’écrit ».

    Plus loin, dans le fragment « Lignes » (Chapitre VII, Ces hasards. Le journal utopique), la poète s’insurge contre un double emprisonnement : celui que subissent les mots et celui que ces mots imposent :

    « Mur de(s) mots.

    Mots de(s) murs.

    Démons de-mûrissez ! »

    De même peut-on lire dans le même chapitre, fragment « déclive » :

    « Les mots désignent des choses et les choses désignent des mots ». La poète porte sa réflexion jusqu’à l’empathie totale, jusqu’au fusionnement, par sédimentation du savoir :

    « À l’intérieur des mots, les motschoses se déposent sur des chosesmots, tels les joueurs d’échecs sur leur pensée inspirée de l’absence connaissable. »

    De cette réversibilité naît la duplicité du corps. Au cœur des choses et dans leur corps se glissent les jeux sur les mots, polysémies, emboitements ; et jeux d’échos du titre au fragment :

    « D’un regard à l’autre »/« d’un regard à l’autre » ; « Au pied de la fenêtre »/« au pied de la fenêtre » ; « AU NOM DU NOM »/« au nom du nom ! » ; « Poupées vaudous »/« poupées vaudous »…

    Et le dernier chapitre de Rienne — le 7e —, qui se décline en fragments individualisés par leur intitulé, se clôt sur le « refrain de tout ce qu’il n’y a plus ». Les mots, dégagés de leur gangue et de la structure rigide qui les enserre, s’estompent peu à peu, l’un après l’autre, dans l’im-prononcé. Et rejoignent le silence.

    Sortie(s)

    « De gauche à droite : ici, loin.

    Choses, êtres obscurs et autres disparus.

    Innocente et pressée. »

    Les « motschoses/chosesmots » disparaissent comme en fin de spectacle, les acteurs, tirant leur révérence, quittent la scène et ses didascalies pour habiter l’ombre.

    Partir en quête d’une logique cartésienne dans laquelle 2+2 font 4 dans l’évidence de l’infini ne sert à rien dans l’(ap)préhension sensible de Rienne. Plutôt confier à la magie des mots, au-delà du carcan dans lequel le lecteur les emprisonne, le pouvoir d’agir à contre-courant de nos attentes. Et se laisser porter par la beauté intemporelle du texte. Ainsi du fragment Au pied de la fenêtre :

    « La lune me fuit. Elle tombe dans mon corps. Ton indifférence la fait briller encore plus, au pied de la fenêtre. À gauche du crépuscule, la torche du vent s’est éteinte. L’horizon distribue ses charmes sur ma peau humide. Rien n’est plus comme avant. Mes mains y ont composé une levée du sens. La lumière tient encore en haleine les choses exorcisées. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Rienne
    RODICA DRAGHINCESCU


    Rodica_draghincescu



    ■ Rodica Draghincescu
    sur Terres de femmes

    Blé blanc (l’artdurien)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    EX(o)ilium
    → Interview de Cécile Oumhani par
    Rodica Draghincescu



    ■ Voir aussi ▼

    le site de Rodica Draghincescu
    l’e-magazine trimestriel Levure littéraire (édité par Rodica Draghincescu)



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  • Jacques Moulin, Journal de Campagne

    par Angèle Paoli

    Jacques Moulin, Journal de Campagne,
    Æncrages & Co, Collection voix de chants, 2015.
    Dessins de  Benoît  Delescluse.



    Lecture d’Angèle Paoli



    JUSQU’À L’ABRIL D’AVRIL



    Journal de Campagne. Tel est le titre que Jacques Moulin a choisi pour son dernier recueil poétique. Je pense aussitôt à « campagne » d’Italie / d’Égypte / de Russie… Mais non, ce n’est pas cela. Il ne s’agit pas ici d’un énième récit rescapé de la vareuse de quelque grognard de l’armée napoléonienne. L’on pourrait aussi s’attendre, avec le terme « Journal », à une réflexion de diariste (comme le curé de Bernanos), écrite à partir d’un lieu donné et dûment daté. Ce n’est pas non plus tout à fait le cas. Pourtant la campagne existe bel et bien. Celle d’Alsace. Avec le village d’Uffholtz, dans le Haut-Rhin. Et son Abri Guerre, point de départ de l’écriture. Mais en place des dates, le poète en résidence dans son « Abri-mémoire » a choisi les mots. Des mots en rapport avec le thème proposé au résident. La « fortification ». Ces mots font figure d’entrées. Ouvertures vers un espace autre. L’espace du poème. Des poèmes pour se fortifier.

    « Fortifiez-vous c’est comme

    Un chant pour soi une romance un peu d’histoire

    Des retrouvailles dans l’inconnu ».

    À la fin du recueil, un petit lexique reprécise le sens exact de chacun des termes ― quatorze en tout ―, dans le contexte où ils sont employés. Celui de la Grande Guerre. 1914-1918. La terre d’Uffholtz est une terre de frontière avec tranchées, casemates, réduits, remparts. Et, partout, des brèches des fossés des abris. La découverte de cet univers se fait cependant sans heurt, en quatre temps. Et non sans plaisir, côté lecteur, ni sans curiosité. Cheminement / Approches / Meurtrières / Épaulements. Et la progression, par étapes ; ponctuée par les quatre dessins de Benoît Delescluse. Pour dire l’ombre et la lumière, pour dire leur trouée dans les feuillages. Ainsi découvre-t-on, en progressant dans ce curieux ouvrage, que le terme « cheminement » renvoie aux « travaux d’approche pour progresser à l’abri vers l’ennemi ». Dans le même temps, « approches » — au pluriel — désigne les « tranchées pour s’approcher d’une place sans s’exposer ».

    Mais toujours « [l]e poème tient debout sans rempart ». Quant à l’abri, cet Abri Guerre que l’on rejoint au cours de l’avancée, c’est

    « [t]out un chemin de voyelles pour toucher la fissure

    Agripper la paix ».

    On l’aura compris, le poème s’écrit pour résister à. Partant, pour donner vie à. La source les saisons la vigne les vergers. La poésie. Et « le poème prend ». Jusqu’à la paix :

    « Le pré en taupes cloque la terre

    Le rossignol gîte en muraille

    Tout reprend paix devant l’abri ».

    Le lexique du recueil s’approprie la coloration des abris chargés d’oubli et de mémoire :

    « Un abri fortifié souterrain

    Abri pour la mémoire

    Mémoire forte mémoire des fonds

    La mémoire oublieuse sans abri ».

    Et le poète joue, détourne, glisse, creuse, explore l’univers des tranchées, retourne la terre et les mots, les malaxe, de la bouche et des yeux, de l’oreille et des dents :

    « Trachée réduite suffoquer

    Pharynx perdu tu dis plus rien

    Poète casqué vers cadencés ».

    Et, dans le poème suivant, sur la page en vis-à-vis :

    « Tranchée guérite à terre

    Toit à cochons caponnière

    Cou tordu sabots crottés

    Fiente aux ergots

    Creuser toujours ».

    L’univers de l’abri abolit la notion habituelle d’espace, toutes directions confondues. S’abriter alors, nécessite de jongler avec les quatre coins du réduit, pentes talus boyaux :

    « S’abriter sous dedans derrière à l’intérieur

    Au fond paroi par-dessus

    Éviter l’avant se mettre en crypte

    Cultiver ses arrières à couvert

    Consolider son terme prendre asile ».

    L’arrivée à Uffholtz donne naissance à un très beau texte en prose qui résonne comme un rappel des paysages vosgiens, vignes et Ballons, chemins de terre avec « le vent des consonnes dedans les branches », les échos entre les voyelles [u] et [o], entre « ligne de crête » et « ligne de front ». Vient l’emménagement dans l’abri, et la phrase s’adapte au décor dans lequel elle naît : elle se mêle à la terre, suit les courbes et les entailles, murs et collines ; forge et sculpte :

    « La phrase galope la plaine le vers se pose en glaise

    Rencontre la tranchée comme un mot qui cisaille

    Une étendue de pages

    Zigzague un peu ».

    Un monde d’entre-deux se dessine, fait de claies et d’interstices, de palissades et d’ajours, de rideaux de trouées de haies, couloirs de traverse du « vent coulis ». Qui conduisent jusqu’à « l’abril* d’avril » qui scande son refrain :

    « Abri sous printemps

    La fleur sous abri »

    « Être à l’abri jusqu’à l’avril

    La fleur sous abri ».

    Ailleurs, dans F.O.R.T.I.F.I.C.A.T.I.O.N., le poète se livre à tout un travail de creusement et d’approches du mot. Sens et sons. Mot hérissé de fortins avec son « i » central, à la fois « pivot » et « point de rupture ». Un « i » lui-même évocateur d’images sonores et d’assonances aigües :

    « Un i comme on en voit dans la craie prêt à crisser fragile tendresse et calvaire des calcaires pour déliter sa forme et mourir poreux au pied du caillou dur écroulé lui aussi par la vertu du faible. Fort garde-toi de tes i qui ouvrent brèche dans le pli de la ligne. »

    Quant au final de ce beau texte de prose, il prend appui sur la finale du mot pour ouvrir sur un autre espace :

    « On entend la finale du mot comme un éboulement progressif jusqu’aux glacis. Oublieuse nasale qui s’ouvre à d’autres gestes. La vie voyage. L’écho des chutes s’entend longtemps. »

    Ainsi, de fortifications en redoutes, de redoutes en plongées, parvient-on au rondel en trois strophes et en alexandrin ― construit sur deux rimes et comportant un refrain :

    « On court sur la colline on traverse les forts

    On tombe sur des mots qu’on peut envisager

    L’alexandrin revient pour chacun les nommer

    Canon bastion redoute archère et contrefort ».

    Comment ne pas se laisser envoûter par le plaisir jubilatoire de cette belle jonglerie de la langue et des mots ?

    « Le rondel bat la brèche et se joue des rebords

    Sur le chemin de ronde au plus près des fossés

    Il cueille l’hellébore à l’euphorbe associée

    Prend son temps de berme et aux pierres jette un sort

    Il court sur la colline pour un herbier des forts ».

    Et comment ne pas sourire et s’interroger, se regarder en visière dans « For intérieur », texte plein d’humour :

    « On mijote un donjon. D’aucuns le posent encore comme une truffe à l’angle du jardin palissé. Fortin ou fortelet avec l’armée de nains-céramique pour monter aux créneaux. »

    Avec « Meurtrières », la poésie se durcit. La tranchée crache ses os et les quatre poèmes, dont HWK (1-2-3), disent les « Poilus dépecés », les chairs fragmentées, les gisants décapités.

    La traversée de Journal de Campagne se clôt sur une section où dominent l’amitié et le partage. À l’arrière, dans l’abri de la « gorge », le poète fête la vigne avec les vignerons de toujours. Avec les marcheurs du jour, le poème se met « en campagne »

    « Les mots dans le dos

    Sur le sentier en file indienne ».

    Au soir, sur la plate-forme de la « banquette », on se retrouve pour « bistroter ». « Abri café », « Pour faire tribu », « Stammtisch ici ». « Pour prendre mots relus ensemble ».

    Poème en campagne jusqu’à «&nbsp[l]’abril d’avril ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    _____________________________
    * Abril, chez Saint-François de Sales (1567-1622)






    Journal de Campagne







    JACQUES MOULIN


    Jacques-Moulin
    Source




    ■ Jacques Moulin
    sur Terres de femmes


    Écrire à vue (lecture d’AP)
    [Partir à dos de feuilles ou d’arbres] (extrait d’Écrire à vue)
    D 27 et D 28 (extrait de L’Épine blanche)
    L’Épine blanche (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Portique (lecture d’AP)
    Portique 2 (extrait de Portique)
    [Sur le halage certains soirs] (extrait d’À vol d’oiseaux)
    Un galet dans la bouche (extrait)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Æncrages & Co)
    la fiche de l’éditeur consacrée à Journal de Campagne





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  • Hélène Dorion, Ravir : les lieux

    par Sylvie Besson

    Hélène Dorion, Ravir : les lieux,
    Éditions de La Différence, Collection Clepsydre, 2005.



    Lecture de Sylvie Besson



    Clarté saisie... mate obscurité
    Ph., G.AdC







    LE RAVISSEMENT PERPÉTUEL !



    Présence charnelle des lieux, la parole d’Hélène Dorion s’ordonne autour d’eux : elle construit sa lumière dans l’opposition entre la clarté saisie et la mate obscurité, entre le monde comme événement et son déroulement comme image poétique. Ce jeu entre l’ombre et la lumière est celui du poète et de son regard, dans une relation où la blancheur des choses exposées vibre de tous les dangers, tandis que se tisse autour de tels instants la toile la plus complexe, sensuelle et insaisissable des sentiments, celle de l’être et du néant. Tout porte dans sa matière les traces d’une beauté fragile et en laisse naturellement ressortir la charge tragique ; autour des atermoiements des corps, la succession légère du ravissement des lieux compose un hors-champ douloureux et sombre qui répond aux instants de lumière. Ainsi la concrétion onirique des déplacements impose un rythme singulier, une sorte de nostalgie lourde et paisible ; le poète occupe le monde en habillant les contours des ombres, miroirs, fenêtres et visages à la guise de ses mots, les constituant physiquement autant que sensiblement dans une traversée à rebours des apparences.

    Sur fond de ravissement, les fulgurances imposent une aura soudaine et déconcertante. Hélène Dorion décline ici le principe de l’apparition comme une mise en lumière ontologique ; les lézardes d’une ville, les vacillements de l’obscurité, le roulement des eaux, l’intrusion d’un visage, le passage d’une voix, la permanence d’un éclat prennent la forme du poème, « [ce] lieu qui n’est aucun lieu / mais qui les porte tous. » C’est ainsi que la voix poétique accomplit un jaillissement inattendu dans le cours des jours et du monde, dans la fluidité de l’être et de ses sensations :

    « Le vent. ― Et tu chutes / dans le paysage : / l’onde silencieuse / enserre tes pas, tes mains. // Au moins le jour brûlé / bascule. Le ciel se rompt / avec les oiseaux / venus à ta rencontre. »

    La lumière est différente, émanation nouvelle, mais qui ne vient pas d’ailleurs ; l’horizon quotidien se rompt grâce aux forces des lieux soumis au jour énigmatique, fugace, déliquescent. Après tout, c’est une histoire d’effroi, d’émerveillement et de création, une histoire de mots comprise comme illumination, et le mystère de l’apparition est en fait celui de faire apparaître les lieux dans leur rareté :

    « l’eau qui fuit. / Mais qui regarde encore : / le ciel mince / touche la tête / ravit les lieux ».

    Comment alors se contenter des ombres incertaines quand on a pu voir surgir la brûlure de l’exposition au monde ? Saisir le trouble au grand jour, c’est construire par fait de langue un regard ravi, rien n’allant de soi ni dedans, ni dehors, et cette variation, cet éblouissement, ce changeant, c’est ce que regarde avec soin Hélène Dorion ; le titre ponctué de son œuvre s’érige d’ailleurs dans cette dualité, signe double, espace double, une espace avant, une espace après :

    « Émerveillée, je regarde / par la serrure du monde / j’ouvre les yeux, j’ouvre la main / comme si j’avais été invitée / à cueillir les roses de mon propre jardin. »

    Poésie rivée à l’infime comme à l’universel, à ce qui semble fixe mais qui ne cesse de bouger, le poète fait remuer le réel, son texte, éclairé, palpite d’ombres à chaque page :

    « On n’a rien vu venir, et tout / soudain arrive. Derrière ce qui s’effondre / reste des ombres que des ombres ».

    La réalité tremble, les lieux se meuvent, le poète s’obstine à vivre, écrire, en se déplaçant dans le rythme du tremblement.

    En somme, la poésie d’Hélène Dorion repousse l’immobilisme qui cache et dissimule, sa poésie ne s’interrompt jamais de chercher, poésie des questions qui se refuse à asséner, poésie qui n’exige pas de réponses, poésie du regard, poésie ouverte, car de lieu en lieu, de loin en loin, un mot s’élève, une bordée de mots ; une lumière éblouit plus puissante que le jour, un bruit monte plus saisissant que le murmure, un appel s’élève plus déchirant que la parole, jusqu’à ce Cri des profondeurs qui « secoue les draps de l’âme ».



    Sylvie Besson
    D.R. Texte Sylvie Besson




    _________________________
    NOTE d’AP : première Québécoise à avoir reçu, en 2005, le Prix de l’Académie Mallarmé, Hélène Dorion a aussi reçu, en 2006, le Prix du Gouverneur général du Canada pour son recueil Ravir : les lieux. Hélène Dorion vient aussi d’être nominée pour le Prix du Gouverneur général pour son vingtième recueil : Cœurs, comme livres d’amour, publié aux Éditions de l’Hexagone (Montréal) en avril 2012.





    HÉLÈNE DORION


    Portrait d'Hélène Dorion
    Image, G.AdC




    ■ Hélène Dorion
    sur Terres de femmes

    [La pluie dessine des ombrages] (poème issu de Cœurs, comme livres d’amour)
    Horizons 2 (poème issu de Comme résonne la vie)
    Par tant de visages, j’entre (poème issu de Ravir : les lieux)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    un autre poème issu de Ravir : les lieux



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    le site d’Hélène Dorion
    → (sur le site berlinois Lyrikline)
    huit poèmes issus de Ravir : les lieux, lus par Hélène Dorion
    → (sur le site de la Maison de la poésie de Namur)
    une autre lecture du recueil Ravir : Les lieux, par Béatrice Libert
    → (sur Radio-Canada.ca)
    un entretien avec Hélène Dorion au lendemain de la remise du Prix Charles-Vildrac (vendredi 3 juillet 2009)
    → (sur le site de L’ÎLE, Centre de documentation virtuel sur la littérature québécoise)
    une notice bio-bibliographique sur Hélène Dorion



    ■ Autres notes de lecture de Sylvie Besson
    sur Terres de femmes

    Les variations poétiques de Philippe Beck ou le tempo universel du monde
    Yasmina Hasnaoui, Cargo Blues
    Lorine Niedecker, Louange du lieu et autres poèmes
    Richard Rognet, Un peu d’ombre sera la réponse






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