Étiquette : Recours au poème éditeurs


  • Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité

    par Isabelle Lévesque

    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité,
    Recours au Poème éditeurs, 2014.
    Préface de Gwen Garnier-Duguy – Postface de Marc Kober.
    (226 pages – en téléchargement, 7 €)



    Lecture d’Isabelle Lévesque



    Être cela
    Réconcilié prodigue
    Au foyer du jour affermi
    Disant tout bas
    La proximité du silence
    Pour que le signe inestimé
    S’arrache à l’exubérance des simplicités

    E-C F.



    Le paradoxe engendre l’unité. Telle assertion pourrait ouvrir au chant d’Élie-Charles Flamand tant à le lire se jouxtent des vocables exclus. Là, en ce lieu étreint (le poème), se lient d’impossibles contraires. Forgeant le poème, le feu les rapproche, « ces oiseaux qui font découvrir l’or », « chouette noire » initiatrice du mystère. Acceptons de nous rendre où sonne « tout ce que la terre renferme de précieux ».

    Recours au poème éditeurs, pour cette anthologie d’Élie-Charles Flamand, a choisi de rassembler des poèmes écrits sur «  plusieurs décennies », Marc Kober le précise en postface, plus de 200 pages pour risquer l’entrée où se perd, nécessairement, le lecteur constamment bousculé. L’ordre chronologique des parutions est respecté, de 1957 à 2014 : ainsi s’approche le Labyrinthe ou la figure étoilée du texte aux branches multiples.

    Ténèbres et lumière se heurtent. À armes égales, la lutte constante engendre, dans le vacillement des assises, une écriture de l’impatience et de l’absolu où tout se conquiert. À l’invisible « passerelle » des êtres et des mots se fier pour étreindre la « perle nocturne » dans « l’écrin mobile du vent ». Il s’agit de se mouvoir, peu importe le heurt : il est fécond. Génère l’unité qui n’écarte aucune étoile dans sa « course ». À ce prix, l’« embellie » ou le Phénix retrouvé du mythe originel surgi d’« une sphère d’agate ». « [V]ertigineusement » : l’assaut ne saurait être mesuré. Le Poème assume et absout le poids des forces contraires. Concentrées, elles laminent l’horizon d’écriture autant qu’elles l’ensemencent. Les oppositions, mouvements, couleurs, enfantent une matérialité étincelante (« le rubis de mon sang ») : le symbole secoue la certitude. Il faut abattre – ses cartes. Enchanter l’espace des « serres » accrues de l’ombre. Retourner /dériver /parcourir. Le sujet flamboyant, « je », que rien ne protège, quête la clef du destin comme du mystère. Poème. Aurifère éclat des vers.

    Jamais seul, le poète interpelle, vocifère parfois, appelant à lui la source qui le nourrit, l’être qui le guide : femme et ses baisers, le « pont » qui unit les éléments dissociés et fonde l’ordre des images et du chemin à suivre. Comme sont opposées les lignes et les forces, le baiser peut devenir noir et mortel, alors ce sont ses gerçures, ses signes, qu’il faudra lire, augures de l’hiver où brûler ses pas :

    « LA DESCENTE N’ANNULE PLUS LA MONTÉE »

    Paysage vivifié, onirique et splendide des apparences renversées, y cueillir « [f]ace au très haut pistil oscillant au cœur de la tempête / L’amphore scellée ». Les temps rassemblés, antiques et présents, se libèrent en noces. Le vocabulaire est enrichi de la traversée des siècles, le poète à l’apparence mobile unit dans son aura la suite des âges. Voilà qu’il offre sa vision traversée d’apostrophes terribles, le baroque éclat d’une cristallisation qui se meut sur le fil des siècles en hypallages consacrés, la rupture de mise éclabousse : « sur les brisants mes pas chancellent et me blessent ».

    L’espace de la page suit l’altercation des figures contraires, en majuscules, un code lecture ouvre le sens : « LIVRÉE […] TU ES […] DÉLIVRÉE ». Message détectable dans le contraste des lettres minuscules, une urgence coupe le poème qui se rompt. Bien des périphrases, « celle qui… » par exemple, énoncent et recèlent l’Être que le poème perpétue en le faisant retentir, socle d’une vérité que les anaphores explosives disséminent dans le texte (« Celle qui connaît les secrets de la lumière et de l’ombre »). Or c’est le miracle d’une connaissance secrète que le poème consacre « [s]ur la corde en pétales d’iris tendue entre le crépuscule et l’aube ». Frontières poreuses entre deux moments de lisière du jour, la voix les unit en une « braise » qui vit dans le poème. Proche de la parole prophétique, la voix, liée aux vérités premières, annonce et désigne : « voici venue la saison ».Un étonnement fondamental préside à la reconnaissance du futur comme lieu de tension qui n’exclut ni le Bien ni le Mal. Nul confort en cette parole abreuvée de « torrent », de « glace » et de « flamme » discordante. Quête d’une « agonie rédemptrice », précisément, l’oxymore est l’or de vie du poème. Consentons à nous laisser briser et emporter vers une incertitude féconde, ce « rite » seul offre l’accomplissement.

    Qui scrute en ce linceul de braise ?

    « Nous les vigiles

    Nous pouvons lever nos paupières lourdes de limon

    Et ceints du diadème de nos larmes

    Briser les serrures de l’ultime ouragan »

    Ce qui se dresse est toujours pourvu des yeux, plus que du regard, le poète affirme ainsi la matérialité de ce qui résiste, ouvre le poème à des entités qui pèsent dans la réalité mais se soulèvent aussi pour livrer la coda. Insoucieuse délivrance d’arcanes suspendus, elle offre la révérence ultime et salvatrice d’un ordre que la langue désaxée recentre sur la perception crue de ce qui existe pour le lire et l’interpréter. De face gronde la voix chargée de colère et d’énergie brûlante :

    « Et mes haillons s’irisent

    En cette terre amèrement charnelle ».

    Scruter le faste des vestiges (dolmen, menhir…) où lire les « indices » : imprégnation sémantique et vernaculaire à déchiffrer en « verbe de rupture ». Les accumulations de groupes nominaux que l’adjectif affole marquent la « flambée rédemptrice » d’une grammaire qui assoit la gradation et le terme d’une lancée nourrie par la phrase, longue souvent, porteuse d’un rythme saccadé. Le chant s’abreuve de ces montées vers le paroxysme.

    Révéler les vérités cachées. Les apparences sont des masques. Les mots doivent être déchiffrés pour une compréhension exacte. Mystères : mots cachés dans les mots (anagrammes, palindromes, contrepèteries, acrostiches…).

    Palindrome dans lequel chaque syllabe cogne dans les syntagmes courts et la secousse gagne les lettres associées, renversées, retournées :

    « Rue mur rumeur

    […]

    Ici

    Mon nom

    Nia ma main »

    Voici ce qu’écrivait Élie-Charles Flamand sur le prénom d’Obéline, dédicataire de plusieurs poèmes et illustratrice de plusieurs livres du poète :

    « Ce gracieux et insolite prénom est une déformation dialectale, assez courante dans le nord de la France, d’Ombeline (fête le 21 août). Cette sainte était la sœur de saint Bernard. D’abord mondaine puis oisive, elle devint moniale et prieur de son couvent, et mourut vers 1135. Ce nom est formé avec les racines du vieux germanique hun, « ours » et -bili, « doux », « aimable ». Soit dit en passant, l’oxymore correspond bien à la personnalité d’Obéline. Si l’on se réfère à la « cabale phonétique » chère aux alchimistes, le début d’Ombeline évoque plutôt l’ombre, tandis que celui d’Obéline fait penser à l’aube. Notons aussi qu’Elie se trouve contenu dans Obéline. » 1

    Cette « cabale phonétique » est bien sûr très présente dans l’œuvre d’Élie-Charles Flamand.

    Dans le nom de l’auteur peut se lire celui de (Nicolas) Flamel, l’alchimiste du XIVe siècle dont certains disent qu’il aurait réussi la transmutation du plomb en or. Et Flamel est ici au cœur d’un poème anagrammatique.

    Le prophète Élie lui-même est présent. Le Livre des Rois raconte : « Or, comme [Élie et Élisée] marchaient en conversant, voici qu’un char de feu et des chevaux de feu se mirent entre eux deux, et Élie monta au ciel dans un tourbillon. »2 Ainsi Élie n’est pas mort. Il reviendra, ce que confirmera le Livre de Malachie. Le char d’Élie qui peut se lire en Élie-Charles, le char de feu ne peut s’éteindre :

    « Au-dessus des monts factices qui s’effritent

    D’Élie le char en flamme

    Franchit un nouvel abîme rituel

    Dans la clairière que défendent

    Les impassibles confidents de la lumière »

    Il emporte sur la voie de l’Initiation.

    Transmutation, quête de l’éternel retour… Le poète nous entraîne dans les dédales de l’alchimie et de différentes traditions ésotériques.

    « Il ne reste qu’à découvrir l’émouvant fourré

    Qui réverbère les entrevisions du clos diamantin

    Où cligne l’œil d’un brasier

    Renouvelant les origines »

    Le vers n’est pas seul dans Braise de l’unité. On peut y lire des poèmes en prose, l’oxymore les fonde pareillement, rapprochant /éloignant. La rive est celle de la foi, l’étreinte la précède :

    « Le recours aux vents contraires fait éclater le firmament ; l’esquif des ambages vire de bord et s’éloigne, tandis que les mots se tressent en une chair sans pesanteur et redisent la sainteté de l’étreinte. »

    Or, aucune datation, le spectre temporel se résume à l’aube (matin augural) et au crépuscule, pôles binaires entre le début et l’achèvement. Entre : la lutte, la secousse.

    « Que la ferveur se cèle, que les languides entrelacs de l’illusion et de l’absence se consument à l’éclair nuptial jaillissant entre nos deux infinis. »

    Vœu s’il est exaucé, le « je » le porte au ciel pour qu’il soit.

    Les pierres précieuses (rubis, saphir, émeraudes…) deviennent facilement torches du sens équilibrant dans leurs reflets la polysémie rendue au symbole unique et diamétral :

    « Il n’est plus que de veiller sur la braise

    Du druidique maintenant

    Qu’enclot le sépulcre où s’enfanter »

    Le pronom personnel réfléchi n’est pas rare, le poète à lui-même applique sa propre métamorphose par une alchimie secrète, le désir la guide et l’accomplit dans la ferveur. La langue elle-même engendre une prolifération native de mots qui dans le vers se dévoilent : « [m]oment nu monument ». Sacre de « l’embellie ». La légende entre dans le poème, regard captant les signes. Aimantation confirmée d’une émotion ressentie et lue dans le même temps :

    « Elle commença dans le sauvage dédale

    Enclavant la douleur

    Avec ses aigrettes d’espérance »

    Elle se détache de la connaissance pour restituer l’éclat initial. On y rencontre des adverbes coupants (« encor » sans –e), des allitérations, « fables fort fugaces », morceaux de bravoure gardés (« Rien n’est jamais rompu ») autant que secoués par le présent crissant « car, dorénavant, sous l’impulsion qu’ils font luire et prospérer, se transfigurent les cruautés traversières. » Seul subsistera l’essentiel, langue prête à se soulever, emportant, dans sa vague nouvelle, le limon du passé : « [d]ans le voisinage du temple que l’aube sacrificielle effacera peut-être, les musiques se resserrent autour de l’imprévu ». En prose, le poème se gorge de mots longs, séquences séduites par l’avancée rythmique qu’une scène peut interrompre car les visions se juxtaposent et ne reculent devant rien. Scène, théâtre parfois où plusieurs voix se croisent prolongeant l’adresse aux dédicataires, en italique, à l’impératif. Poésie de l’ordre et de l’injonction, « vois », le regard saisit les contrastes saisissant, les mots se heurtent « poursuivant ton rêve prophétique ». Dans l’incantation, le pouvoir du Verbe se perpétue, sans relâche :

    « Il ne nous reste plus

    Qu’à briser tous les miroirs

    Afin de chercher la faille du temps

    Par où entrer dans la Lumière »

    Accomplissement : passage à chercher, il s’évanouit et s’ouvre tour à tour porté par l’oxymore écartelé. « [D]écombres » autant que « forêts enchantées », fertilité de « Satchmo qui donnait le rythme en riant ». La parenthèse du vide se peuple de musique et cadence la mélancolie de ponctuations exclamatives et vitales autant que d’onomatopées qui relancent l’esprit conquérant de celui qui lit, écrit, regarde le ciel avant de s’y mouvoir ou fondre.

    Avec Louis Armstrong, d’autres musiciens de jazz, amis d’Élie-Charles Flamand, apparaissent. Ces grands improvisateurs sont des Inspirés, des Initiés d’au-delà (et d’en-deçà) des mots. Buddy Tate, le saxophoniste texan tellurique, Lester Young, le Président céleste, Oliver Jackson, le batteur3 qui :

    « Dessous le rythme par sa rigueur agile

    Enfin réussit presque à déifier le corps ».

    Quand un titre de standard apparaît, c’est Too marvellous for words (« trop merveilleux pour des mots »). Ces chamans (Élie-Charles Flamand) sont d’autres Intercesseurs. Il ne s’agit plus de déchiffrer le mystère, mais d’y entrer.

    La pierre, roc ou galet, totem des rencontres, porte la mémoire décousue des pluriels égarés. Le poète les assemble. Aux quatre vents, aux quatre feux, le regard sacrifié s’offre pour que le poème, empli de gemmes contraires, s’abreuve sans fin et déborde de caractérisations étonnantes et de révélations :

    « Après tant de paroles closes

    Voici venir le verbe qui s’ouvre et se multiplie

    Offrande en arborescences sonores ».

    Le feu seul concentre et transmue les notes discordantes en Tout vibrant.

    Braise de l’unité.



    Isabelle Lévesque
    D.R. Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes





    ________________________________________
    1. À lire sur le site d’Obéline Flamand : https://obeline.flamand.free.fr/
    2. La Bible de Jérusalem, Les Éditions du Cerf, 1974.
    3. Élie-Charles Marchand joue lui-même de la batterie.






    Elie







    ÉLIE-CHARLES FLAMAND


    Flamand



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Recours au Poème)
    un entretien d’Élie-Charles Flamand avec Gwen Garnier-Duguy
    → (sur le site de Recours au Poème éditeurs)
    la page consacrée à Braise de l’unité




    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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  • Marilyne Bertoncini, Labyrinthe des nuits

    par Angèle Paoli

    Marilyne Bertoncini, Labyrinthe des nuits,
    Recours au poème éditeurs, 2015.



    Lecture d’Angèle Paoli



    « SUR LA COURBE DU MONDE »



    De jolis nuages volatils et légers ponctuent Labyrinthe des nuits. On peut feuilleter le livre de nuage en nuage comme un enfant sauterait à cloche-pied sur un gué ponctuant un ruisseau. Nuages promesses d’une lecture vagabonde aérienne subtile ? Peut-être.

    À sauter de page en page sans s’attarder à la lecture, on est frappé par la diversité des formes que prennent les poèmes dans l’espace, tantôt très brefs, tantôt constitués de strophes de trois ou de quatre vers. Tantôt déployés sur une pleine page. C’est dans ces irrégularités — baroques  ? — que Maryline Bertoncini construit sa propre régularité dans l’inventivité poétique qui est la sienne. Des mots immédiatement visibles/lisibles reviennent, comme autant de points perceptibles ourlés dans la trame du poème. Lilas / Leyla / Lavande / Lave / Lacets / Inlassable / Lacis / Flamme… « Là ». La tonalité musicale du recueil serait-elle en « la » ?

    Parfois, des inserts en italien (et en italiques) se glissent entre les mailles, qui apportent à la broderie du poème un motif nouveau, musique douce à l’oreille, vol de guêpes dans la première lumière, « ronzio che precede la prima ora del mattino ».

    Dès la lecture de « Nuit de Lilas », un univers d’« outre-monde » s’ouvre. Lié à la nuit d’avant l’aube, au silence suspendu qui la caractérise, à peine interrompu par le chant flûté d’un oiseau. Quelque chose de léger s’anime, d’incertain, un cillement ténu, pris dans l’entre-deux des formes. Ainsi de la couleur qui domine, cette couleur lilas, qui draine avec elle ses variantes d’ivresses violines — mauve lie-de-vin lavande — dans un poème ciselé avec art. Les pierres précieuses — quartz obsidienne améthyste — mêlent leurs veines aux entrelacs des plantes, efflorescences et parfums. Inscrit sous le signe d’Orphée, le poème d’ouverture frissonne de ses allitérations en « f ». C’est dans cet univers onirique de pierres et d’acanthes, mélange d’ivresse lumineuse et de nuit, que survient, « nageur inconscient », celui qui « aborde aux grèves du silence ».

    Le lilas lie-de-vin, corolles cruciformes, prépare l’arrivée de Leyla. Un « je » regarde et voit. Leyla à la fontaine, est-ce rêve vision apparition biblique ? Leyla dans ses voiles – voile perse — survient au verger dans un poème aux accents du « Mai » de Guillaume Apollinaire, allure régulière où alternent alexandrins et hexasyllabes :

    « À travers le verger bondissant

    Dans les voiles légers des nuages de mai. »

    Évanescente Leyla qui réapparaît plus loin, en d’autres vers, lacis et lianes du lilas. « Nuit-Femme dans le jour vert », amante de Majnûn. Violine couleur de la Passion, l’écriture solaire de Maryline Bertoncini est aussi écriture secrète, qui résiste au dévoilement et à la révélation. Langue légère en même temps que recherchée, qui inscrit Leyla-au-lilas dans un univers de couleurs orientales tout autant que méridionales, arabesques et azulejos, chant de cigales et de fifres, ifs lierre et comptines de l’enfance, rouge sang de la grenade que vient interrompre le vert des feuillages. Des images affleurent qui évoquent patios et jardins aux « jaseuses fontaines ». Des toiles d’Henri Matisse semblent s’y superposer, mélanges de lumières de couleurs où exultent, dans un entrelacs de lianes, le midi et l’orient. Un amour secret s’ébauche qui tend sa toile d’un poème à l’autre.

    Dolce      sorella

    nella mia lingua

    segreta

    Soudain, dans le poème qui met le « Là » en relief, le monde bascule dans un univers autre. Celui des jardins ouvriers du Nord, terres d’abandon aux lisières des villes. Tout un paysage de cabanes à outils terrains vagues carrés potagers grilles et parcelles s’organise, empli de promesses d’ailleurs de rires et de jeux. Paysage des origines d’une même légèreté, d’une même luminosité.

    Leyla revient. « Tambour des pâtres », la mémoire. Et les vers de Nerval affleurent sous ma plume :

    « C’est encor la première ;

    Et c’est toujours la Seule, ― ou c’est le seul moment »…

    Elle revient, Leyla, associée à la nuit dans un poème de haut lyrisme. Un sonnet irrégulier, rythmé par le roulement du « Et » d’appui, anaphorique :

    « Et tu es le tambour

    Et le pâtre

    Et le monde

    Et ma douleur qui chante

    O Leyla »…

    Leyla est-elle « l’inlassable noueuse », qui tisse, dans le balbutiement des labiales, les « merveilles du jardin perdu » ?

    Les années passent. Leyla s’efface pour laisser place à l’absence. D’autres images prennent corps dans l’éclat vibrant du vitrail. Survient le Roi-Cerf, joyaux des couleurs sertis de plomb, blasons de formes entrelacs de figures mythiques flammes et chasses, feux. Le rêve se nourrit de ses propres images. Voratrices, elles sont images puisées à la source d’un « labyrinthe de pensées », d’où surgit une langue subtile. Par deux fois la poète « s’abreuve à ce fleuve où » ses « pensées se mirent ». S’offrant en pâture aux années, à leur « meute » insatiable, elle se voue tout entière à ses « Ménades intimes ». Pourtant, si la douleur christique du cerf l’habite et la saisit, l’assomption n’est pas loin. Qui se résout dans l’apothéose mystérieuse des constellations. Sous l’onirisme incantatoire des étoiles :

    « Altaïr Antarès Enif Eli Sadalmelek

    ton gréement dans le vent stellaire scintille au rythme des

    constellations

    et ta blanche carène est une nébuleuse

    qui m’entraîne en son erre. »

    Imprégné du symbolisme « fin-de-siècle », le recueil Labyrinthe des nuits est un ouvrage d’art, où pépitent « émaux et camées » des grandes voix poétiques du passé ― Nerval, Aloysius Bertrand, Baudelaire, Laforgue… Mais la voix que fait entendre Maryline Bertoncini dans ce recueil est une voix singulière, sensible à tous les effluves de vie ; à toutes les veinules odoriférantes et colorées qui irriguent une vie ; comme aux menus accents des moindres cruautés. Même si les mots ne peuvent atteindre les cendres des morts ; même si le poème se clôt sur une impossibilité, les souvenirs poursuivent leur ronde. « Clameurs désaccordées »… « sur la courbe du monde ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Labyrinthe des nuits






    MARILYNE  BERTONCINI


    Bertoncini




    ■ Marilyne Bertoncini
    sur Terres de femmes

    À l’ombre du mûrier (extrait de L’Anneau de Chillida)
    [Ici… Là] (extrait de La Dernière Œuvre de Phidias)
    La Dernière Œuvre de Phidias (lecture d’AP)
    Mémoire vive des replis (lecture de Sophie Brassart)
    [En nageant jusqu’au bout de ton rêve] (extrait de Mémoire vive des replis)
    La Noyée d’Onagawa (lecture d’AP)
    [Je l’imagine] (extrait de La Noyée d’Onagawa)
    Sable (extrait)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Recours au poème)
    plusieurs pages sur Marilyne Bertoncini
    Minotaur/a, le blog de Marilyne Bertoncini





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  • M. Baumier et G. Garnier-Duguy, Poème Ultime Recours

    par Marie-Christine Masset

    Matthieu Baumier et Gwen Garnier-Duguy,
    Poème Ultime Recours /
    Une anthologie de la poésie francophone contemporaine des profondeurs,

    Recours au poème éditeurs, 2015.




    Lecture de Marie-Christine Masset


    Ces deux citations : Je crois que la poésie ne va au front de rien, sinon à la profondeur de tout (Juarroz) et Révolutionnaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, cherchez-y la vérité, créez-la, vous ne la trouverez nulle part ailleurs (Makhno), en liminaire de cette anthologie, donnent la teneur de l’ouvrage. On ne saurait en éclairer la démarche : sa force est de n’en avoir aucune, ce qui ne signifie pas incohérence et éparpillement. Il s’agit ici d’un chemin, d’une brèche, d’un tracé où se croisent, se retrouvent, se rencontrent, s’entremêlent parfois de nombreux poètes (51). Quelques noms : Baudry, Boudou, Boulic, Dauphin, Dugardin, Farina, Guignard, Huot, Maison, Mathé, Raoul, Salameh, Venturini… Oui, ce livre est révolutionnaire, nulle place n’y est faite à l’autre monde, celui du mercantilisme, des idéologies, dogmes, diktats culturels, réseaux, écoles, courants. Se respire l’air vivifiant de la liberté. Il ne fait acte d’aucune complaisance et s’il devait s’agir d’un brûlot, ce serait une étoile. Les voix entrent en résonance : Ici, nous réunissons un ensemble de poètes qui ― nous semble-t-il ― présentent dans leurs écritures comme dans leurs silences, mais ici les deux mots sont presque synonymes, des axes de vie complémentaires […] C’est en ce sens que les poètes ici réunis font de notre point de vue « famille ». La poésie est du domaine de l’être, est-il écrit dans la préface. Cet être pourrait être nommé lyrisme noir, ou bien encore outrepoésie, pour reprendre l’expression de Soulages outrenoir. En effet, les voix ici présentes n’ont de cesse de pénétrer les arcanes du monde qui nous entoure. Tout est matière à poésie quand le regard parvient à saisir le noir, tout le noir, et ses mystères, c’est alors la lumière qui est dite :


    Au seuil des portes du silence

    dans le noir plus noir que le noir

    jaillit lumière d’ange

    Alain Santacreu



    Un monde une nuit un mot

    Au sombre sommet du jour

    Nous valait ce charme

    Bruno Thomas



    et le noir de l’oiseau désigné

    Judith Chavanne


    noir je neige illuminé

    Alain Raguet



    Christophe Dauphin l’écrit : Au fond de quelques hommes / il y a toi //, cet humanisme de l’intériorité (Bernard Grasset) est libéré des scories de l’égo, il s’agit d’une descente ascensionnelle au sein de l’être, et, si douleur il y a, le poète, à l’écoute du moindre signe, s’approche au plus près de la beauté et de ses manifestations, mêmes invisibles, le poème s’élève alors en chant commun.


    La page blanche

    rappelle que la neige

    trahit les terriers

    Albert Guignard



    Le mal progresse, il accepte la défait

    dans la gloire des roses trémières

    sur le soir.

    Pascal Boulanger



    Jean-Luc Maxence écrit dans Au tournant du siècle Regard critique sur la poésie contemporaine (éd. Seghers) : Globalement, la première décennie du XXIe s. marque avec force le grand retour de l’écoute de soi, cette poésie des profondeurs […] illustre avec bonheur l’expression d’un certain « refoulé ». Refoulé, encre noire où il s’agit non seulement d’aller à la connaissance de soi, mais d’extraire un sang pur qui donnera sa matière au poème et sens à la vie. Poésie d’une authentique présence au monde, cette anthologie a la force d’éclairer en chacun l’arbre suprême (Flamand). Elle ne se referme pas, c’est en cela aussi qu’elle est révolutionnaire. Tomas Tranströmer (prix Nobel 2011) écrivait : mes poèmes sont des lieux de rencontre. Ici aussi ces lieux de rencontre opèrent leurs miracles, petits et grands, dans cette poésie si justement nommée.



    Marie-Christine Masset
    D.R. Texte Marie-Christine Masset
    pour Terres de femmes







    UltimeRecours
    Source





    ■ Voir aussi ▼

    la page de l’éditeur sur Poème Ultime Recours / Une anthologie de la poésie francophone contemporaine des profondeurs





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  • Sabine Huynh, Avec vous ce jour-là / Lettre au poète Allen Ginsberg

    par Angèle Paoli

    Sabine Huynh, Avec vous ce jour-là
    / Lettre au poète Allen Ginsberg

    Recours au poème éditeurs, 2014.




    Lecture d’Angèle Paoli


    Ginsberg Sab







    ALLEN GINSBERG / SABINE HUYNH, LE MIROIR À DEUX FACES



    Un poète peut-il changer la vie d’un être humain ? Celui d’une femme, par exemple ? À lire Avec vous ce jour-là, lettre que Sabine Huynh adresse à Allen Ginsberg, il semble bien que la réponse soit OUI. Livre numérique publié par Recours au poème éditeurs, Avec vous ce jour-là / Lettre au poète Allen Ginsberg est un saisissant hommage adressé au poète américain mort à New York le 5 avril 1997. Mais c’est aussi une très émouvante lettre de remerciements. Une lettre en creux d’où émerge, sur fond de partages et d’expériences de vie, de poésie américaine et d’engagements poétiques, la belle personnalité de Sabine Huynh. Comment rester indifférent(e) à ce qui lie la poète d’aujourd’hui au poète d’hier ? Comment ne pas se laisser happer par ce tressage habile où la sensibilité de l’un éclaire celle de l’autre ? À part égale. Car la générosité qui guide la poète est du même ordre que celle qu’elle a rencontrée chez le poète américain. De l’ordre du don. Et la lettre qu’elle adresse, depuis Tel Aviv, à Ginsberg, le 1er juillet 2014, est aussi de cet ordre.

    Ce qui emporte d’emblée l’adhésion et qui séduit, c’est ce tressage serré et continu que l’épistolière tisse avec celui qui a marqué son existence en libérant son écriture. Il semble même que « la profusion verbale, le jaillissement jazzique, le souffle long »* qui caractérisent l’écriture du poète américain, ait gagné en profondeur l’écriture de Sabine Huynh. On ne peut imaginer empathie plus authentique. Plus surprenante. Plus totale.

    C’est donc une lettre de remerciements que Sabine Huynh nous invite à lire. Le mot « merci » apparaît d’ailleurs à plusieurs reprises dans les différents chapitres qui composent ce livre. Il en est, dès l’incipit, le mot emblématique :

    « Merci d’avoir écrit. »

    Ces mots, le lecteur les retrouve presque à l’identique dans l’excipit. Dans une forme un peu plus appuyée, preuve que Sabine Huynh se reconnaît totalement dans les pages qu’elle a consacrées au poète ; preuve aussi qu’elle est toujours en accord avec son projet d’écriture et avec elle-même :

    « Merci, oui, merci encore, d’avoir écrit ».

    Les raisons de ces remerciements sont multiples, qui relèvent de l’intelligence secrète. De l’adéquation intuitive. De l’intime conviction. Les points de rencontre sont nombreux. Historiques. Politiques. Ethnologiques. Poétiques. Ils concernent avant tout l’écriture. Par la force de son œuvre, par la vitalité tonitruante de sa voix, par la grande liberté d’expression qu’il s’est toujours autorisée, Allen Ginsberg a ouvert la voie à nombre d’autres voix ; dont celle de Sabine Huynh. Sans Allen Ginsberg en effet, sans la lecture assidue de son œuvre, lecture jamais épuisée, Sabine Huynh serait-elle parvenue à lever les inhibitions qui étaient les siennes depuis sa plus tendre enfance, pour ne pas dire depuis sa naissance ? Aurait-elle réussi à se débarrasser des réticences qui la tenaient entravée face à son désir d’écriture ? Serait-elle parvenue à cet échange de qualité avec celui qu’elle considère comme son maître, tout en le tenant pour le plus grand poète d’Amérique du Nord du XXe siècle ? Avec Walt Whitman, le grand mage de l’Amérique. Qu’en serait-il du ton naturel avec lequel elle s’adresse à l’auteur de Howl (Hurlements), de sa sincérité, de sa fantaisie, de sa fraîcheur, de son enthousiasme, voire de sa naïveté ? Sans Allen Ginsberg, sans les recueils lus et relus de Howl, de Kaddish et de tant d’autres qui ont jalonné une vie entière, il est probable qu’elle n’aurait trouvé ni le courage ni l’audace de se dire poète, et de s’affirmer comme telle. Or, au fil des pages, s’affirme la volonté de la poète de se définir, fidèle en cela à l’image du « chantre de la psyché secrète », comme poète de l’intime ; poète de la défense de l’expérience privée. Sans pour autant que ce parti pris d’une poésie personnelle l’empêche de dénoncer les violences imposées aux hommes par d’autres hommes. Cette implication dans l’écriture de tout l’être, c’est à Allen Ginsberg qu’elle le doit et elle lui en est reconnaissante :

    « Merci de nous avoir ouvert la voie vers une poésie qui laisse sa place au moi, une poésie qui a le droit d’être confessionnelle, intimiste, et de s’attacher à des expériences vécues, une poésie libérée, libre… »

    C’est aussi Ginsberg qui lui a permis de grandir et de s’affirmer :

    « Savez-vous que vos textes m’ont appris à marcher, en légitimant mon entêtement à n’écrire que sur ce que j’avais vécu ? », confie-t-elle.

    Contre vents et marées, contre la bien-pensance poétique, contre les régisseurs de la poésie, universitaires et théoriciens, Sabine Huynh oppose la vision beaucoup plus large et beaucoup plus généreuse d’Allen Ginsberg. Pour tout cela, elle le remercie.

    Comment, dès lors, ne pas se laisser emporter / émouvoir par la grande admiration que Sabine Huynh porte au poème Kaddish, écrit par Allen Ginsberg à la mort de Naomi Ginsberg, sa mère malade et tant aimée ? Soumise aux psychotropes et aux électrochocs. Le poète écrit pour elle Kaddish, long « poème, récit, cantique, lamentation, litanie et fugue » dans lequel se mêlent l’intime de la « folie de sa mère » et « la chute de l’Amérique ». Destructrice Amérique. Broyeuse d’hommes. Rongée par la paranoïa. Quant à l’épistolière, elle écrit à propos de Kaddish :

    « Avec Kaddish, vous m’avez fait comprendre que l’on peut écrire quelque chose de terrible sur ses parents tout en continuant à les aimer, et qu’exposer la laideur pouvait aussi signifier essayer de la comprendre. » Et, un peu plus loin, rétablissant le parallèle avec sa propre expérience et la mettant en regard avec celle du poète :

    « Votre mère était à l’origine de votre souffrance et l’écriture de Kaddish vous a permis d’en examiner l’étendue, vous libérant de cette souffrance par la même occasion. J’ai connu cela en écrivant La Mer et l’Enfant. »

    Avec Kaddish, cet « immense hymne d’amour et de douleur, joyau de compassion et de consolation », la poète accède à une force de conviction qui l’habite tout entière :

    « Monsieur Ginsberg, vous m’avez appris que l’amour pouvait et devait vaincre, parce qu’il était pardon et paix, paix avec le passé, avec la vérité. Votre poésie réclame l’amour […] ; elle est Amour. »

    Ailleurs, elle interroge le vieil ami, lui confiant ses peurs ses hantises ses obsessions de la guerre.

    « Je me demande ce que vous auriez pensé des événements qui se sont déroulés ici cet été, et si vous penseriez encore que le conflit israélo-palestinien ne peut que rester sans issue, “tant que les peuples n’auront pas oublié leurs différences et leurs identités ― chose que ni les Juifs ni les Arabes ne sont capables de faire” », écrit Allen Ginsberg dans une lettre adressée à son père, le poète Louis Ginsberg.

    D’une époque à l’autre, les guerres se superposent aux guerres. Les enfers succèdent aux enfers. Ainsi, l’évocation du poème d’« Angkor Wat » ramène-t-elle la poète à la seconde Intifada de Jérusalem qui la ramène elle, une fois encore, à Saïgon. « Le présent de Jérusalem me projetait dans le passé de Saïgon », écrit-elle. Le monstre Moloch veille, qui se nourrit de nos angoisses et tient le monde sous l’emprise du mal. Se pose alors la question de la relation entre poésie et protestation.

    « Je ne sais pas si les manifestations influent beaucoup sur le cours de l’histoire (même si votre première manifestation de 1963 établit sans doute un terreau fertile pour les protestations contre la guerre qui s’ensuivirent aux États-Unis, dans les années 1960 et 1970), mais je pense que la poésie et l’écriture peuvent porter l’étendard de la révolte d’une manière efficace parce que sensible. Et vous aviez compris qu’allier poésie et protestation était la voie à suivre pour faire entendre une voix pacifique. »

    Elle remercie le poète d’avoir libéré la poésie des entraves que d’aucuns lui ont imposées, l’enfermant dans une inaccessibilité qui la maintient hors de portée du grand nombre. Lecteurs et poètes. Ainsi l’auteure de la Lettre au poète Allen Ginsberg poursuit-elle, bien des années plus tard, la conversation qu’elle a eue un jour avec lui. C’était en 1993, soit trente ans après la guerre du Vietnam ― 1963 ―, et les prises de position pacifistes de Ginsberg. C’était dans une librairie lyonnaise aujourd’hui disparue. Et Sabine Huynh avait 20 ans. De ce moment décisif, la poète garde un souvenir ému, et sa reconnaissance est grande. Elle peut aujourd’hui confier au poète contestataire, alors même qu’elle est devenue écrivain et poète, ces mots emplis de gratitude :

    « Je réalise en vous écrivant que nous avons peut-être plus de choses en commun qu’on ne le croirait au premier abord, d’où sans doute cette reconnaissance (dans tous les sens du terme) que j’ai ressentie en vous lisant, reconnaissance qui n’a fait que se fortifier avec le temps. Votre main, que vous m’aviez donnée et que j’avais serrée le jour où je vous ai rencontré, j’ai l’impression qu’elle n’a jamais lâché la mienne depuis. Merci. »

    Reprenant à son compte les convictions d’Allen Ginsberg en matière de poésie, Sabine Huynh écrit :

    « La poésie peut être politique autant qu’elle est personnelle, “confessionnelle”, et elle peut vaincre l’obscurantisme et le marasme culturel. »

    Puisse-t-elle avoir raison. Et pour ce très beau miroir à deux faces, qu’elle soit remerciée. Du fond du cœur.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli




    _________________________
    * Allen Ginsberg, Poèmes, Christian Bourgois éditeur, 2012, page 7.






    Ginsberg Huynh
    Source








    SABINE HUYNH


    Sabine Huynh 2
    Ph. Anne Collongues
    Source



    ■ Sabine Huynh
    sur Terres de femmes

    Les Colibris à reculons (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Les Colibris à reculons (lecture de Sabine Péglion)
    La Mer et l’Enfant (lecture d’AP) [+ Notice bio-bibliographique sur Sabine Huynh]
    Lettre à Tieri Briet (chronique)
    Parler peau (lecture d’AP)
    [sans attaches] (extrait de Parler peau)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Là où elle naît
    Sabine Huynh | Roselyne Sibille, La Migration des papillons (extrait)



    ■ Allen Ginsberg
    sur Terres de femmes

    3 juin 1926 | Naissance d’Allen Ginsberg
    Kenji Myazawa
    11 octobre 1961 | Allan Ginsberg, Journal 1952-1962



    ■ Voir aussi ▼

    presque dire (le site de Sabine Huynh)
    → (sur Recours au poème éditeurs)
    la page de l’éditeur sur Avec vous ce jour-là / Lettre au poète Allen Ginsberg de Sabine Huynh





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  • Barry Wallenstein, Tony’s blues   

    par Chantal Dupuy-Dunier

    Barry Wallenstein, Tony’s blues,
    édition numérique bilingue,
    Recours au poème éditeurs, 2014.
    Recueil traduit de l’anglais (États-Unis)
    par Marilyne Bertoncini.



    Lecture de Chantal Dupuy-Dunier.



    L’ENVERS DES CONTES DE FÉES



    J’ai eu la chance de rencontrer Barry Wallenstein en résidence d’auteur au couvent de Saorge, dans l’arrière-pays niçois. J’ai aussi eu celle de l’écouter dire Tony’s blues, accompagné de jazz, sur le CD qu’il a réalisé. Marilyne Bertoncini venait travailler avec lui dans le jardin à la traduction qu’elle nous livre à présent.

    Tony’s blues nous propose une écriture très moderne, à laquelle un cadre urbain sert de décor. Je parlerais volontiers de poème-BD, feuilleton, film américain avec un rythme de blues pour la bande-son. Une ville où Tony fume des joints, descend des verres, se livre à quelques trafics, fréquente des mecs un peu louches, drague, va au bordel, tente de se démarquer en se teignant les cheveux en rouge. Une banlieue où se battent des gosses, où des gars se font poignarder.

    « T’es un bon gros salaud de ta mère, Tony » constitue le premier vers du recueil. Le ton est donné. Mais qui est Tony ? Un petit garçon dont le père travaillait aux abattoirs, liens du sang réels :

    « Il saignait les bœufs

    mais assommait les veaux.

    Ça changeait le goût de la viande

    et tout petit alors, j’apprenais ça. »

    Comme son père, il porte un couteau, héritage phallique.

    « Qu’est-ce qui m’appartenait en effet

    sinon ma place sur ces épaules ? »

    Un SDF au sens où nous sommes tous symboliquement SDF puisque notre domicile réel sera celui dans lequel nous demeurerons le plus longtemps : la mort.

    « Dans une minute t’auras peut-être le visage gelé,

    ou froid, Tony, froid. »

    « On court tous vers le même but,

    piqués par la même mouche. »

    Un orphelin s’adressant à sa mère, « sous le couvercle » depuis cinq ans. Un cinglé qui se donne un coup de marteau sur la tête :

    « Pourquoi a-t-il fait ça ?

    Il dit que le sort s’acharnait sur lui

    et qu’il l’a abattu. »

    Tony me semble rassembler en lui tous les possibles marginaux de la condition humaine. Être poète en fait évidemment partie. Tony s’adresse aussi à son créateur (dieu-géniteur aux mains couvertes de sang) :

    « Quelqu’un d’autre dans ma voix

    — C’est effrayant pire qu’avaler une arête de travers et s’étrangler —

    Qui est dans les coulisses ? »

    Blues devant une vie qui n’est pas un long fleuve tranquille, et quand le rêve se pointe :

    « Pendant des années, il avait différé le rêve,

    et le rêve arriva… »

    On pourrait croire à la survenue d’une existence heureuse, eh bien non, il s’agit d’un rêve dans lequel, à l’inverse des contes de fées, rien de ce que demande Tony ne lui est accordé. Il faudra faire avec, ou plutôt sans.

    L’ouvrage est illustré par quatre photographies de la voûte céleste vue entre les branches d’arbres, les sommets de gratte-ciel, ou les filins d’un pont suspendu. Un air de Quand passent les cigognes de Mikhaïl Kalatozov, la scène dans laquelle le soldat Boris meurt en voyant le ciel tournoyer entre les cimes des bouleaux.

    Marilyne Bertoncini a fait œuvre de traductrice, mais aussi de poète, pour nous restituer l’ambiance et le rythme d’une création surprenante au ton singulier.



    Chantal Dupuy-Dunier
    D.R. Chantal Dupuy-Dunier
    pour Terres de femmes








    TonysBlues






    BARRY WALLENSTEIN


    Barry Wallenstein
    Source



    ■ Barry Wallenstein
    sur Terres de femmes

    Blues again (poème extrait de Drastic Dislocations)



    ■ Voir aussi ▼

    le site de Barry Wallenstein
    → (sur le site de Recours au poème éditeurs)
    la fiche de l’éditeur sur Tony’s blues de Barry Wallenstein



    ■ Chantal Dupuy-Dunier
    sur Terres de femmes

    25 octobre | Chantal Dupuy-Dunier, Éphéméride
    Amiens (extrait de Des villes parfois…)
    7 novembre | Chantal Dupuy-Dunier, Éphéméride
    Mille grues de papier (note de lecture d’AP)
    [Au milieu du dessin bleu] (poèmes extraits de Mille grues de papier)






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  • Danièle Faugeras, Paroles obliques   

    par Michel Ménaché

    Danièle Faugeras, Paroles obliques,
    édition numérique,
    Recours au poème éditeurs,
    Collection « Contemporains »
    novembre 2014.



    Lecture de Michel Ménaché



    Dès ma première lecture, arbitraire, de Paroles obliques, les télescopages d’images insolites, les tableaux elliptiques composés de notations énigmatiques, parfois morbides, me font penser à des illuminations rimbaldiennes d’aujourd’hui. Sans tomber dans l’imitation… Comme si des convergences se tissaient à travers les glissements sensoriels, les surimpressions, jusqu’à l’hyperbole symbolique : « l’apocalypse d’un sens surentendu. » Voisinage renforcé par l’effet d’images baroques : « la tortue chamarrée qui desservait l’oracle ramait sur la lumière en éclats du gravier… », « l’aisselle des nuages », « essaim qui nous foisonne… », « l’alchimie des braises… » Ailleurs, surgit une référence quasi-directe sous forme de question : « pour la pensée enfouie quelle illumination ? »

    L’expression « rimbaldienne » de l’ennui dans le repli familial ou l’artifice des conventions sociales, fait-elle aussi écho aux fugues perpétuelles rêvées ou vécues pour échapper à « la lourde tenture des dimanches empêtrés… », fuir les « danseries factices… » ? L’invention verbale en tout cas est ici réussie et sonne juste.

    Un aphorisme s’insinue parfois dans le poème, joue sur la sensation immédiate et la postulation philosophique dans la manière d’un René Char : « Donne une chance au frisson » — L’image produite en est particulièrement heureuse.

    Derrière la méditation, la tentation métaphysique, l’esprit ludique est aussi à l’œuvre avec des mots-valises à la Queneau : « funambulatoires », « obliterrifiantes » (écho au titre ?). Ailleurs, avec des allitérations syncopées, appuyées même, sonne à nos tympans le glas martelé de notre finitude : « autothanatographie… » !!!

    Enfin, la référence récurrente par l’illustration et les connotations technico-culturelles à l’échelle, celle de Jacob notamment, un rien ironique ou cynique quant aux « derniers qui resteront les derniers… », en guise de colonne vertébrale métaphorique, décalée et modulable, tient aussi l’ensemble de ces paroles obliques…

    Conjuguant légèreté et gravité, Danièle Faugeras donne à lire un recueil à facettes diverses sur le plaisir ambivalent et l’exigence impérieuse de l’écriture…



    Michel Ménaché
    D.R. Michel Ménaché
    pour Terres de femmes







    Paroles obliques
    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Recours au poème éditeurs)
    la fiche de l’éditeur consacrée à Paroles obliques
    → (sur Terres de femmes)
    Alexandre Hollan & Danièle Faugeras | [La clématite amère]





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