Étiquette : Retours de langue


  • Édith Azam | Bernard Noël, Retours de langue

    par Angèle Paoli

    Édith Azam | Bernard Noël, Retours de langue,
    éditions Faï fioc, 54200 Boucq, 2018.



    Lecture d’Angèle Paoli




    Aza Noël Collage
    Collage, G.AdC







    MON NOM PORTE LE TIEN À LA PRÉSENCE




    Quel beau travail de navette que ces Retours de langue d’une écriture partagée entre l’Une et l’Autre. Elle, c’est Édith Azam/Lui, Bernard Noël. Retours de langue est un recueil à deux voix. Un duo qui se déploie sur dix chants, sans titre, sans indice aucun. Il est bien difficile et sans doute vain de tenter d’attribuer telle strophe ou tel poème à l’un ou à l’autre. Il semble pourtant que, parfois, la typographie varie mais la vue un moment se brouille et se distrait de cette tentative de décryptage. Les voix qui s’échangent l’emportent, qui s’entrelacent en symbiose.

    Ce qui change en cours d’écriture, c’est le choix de la prosodie. Ainsi, jusqu’au chant 5 inclus, les voix se déclinent-elles en quintils. Le vers choisi est l’octosyllabe, vers musical par excellence. Dans le chant 6, le dizain remplace le sixain et le vers passe de 8 syllabes à 4 syllabes. Mais, en mode de lecture silencieuse, la mémoire musicale rétablit d’elle-même l’octosyllabe. L’originalité de cet échange tient pour beaucoup à son rythme, à sa régularité douce, sans accroc perceptible à l’oreille. Par la suite, dans les autres chants, les strophes s’allongent, le vers reste bref, qui prend sa liberté, rejoignant l’octosyllabe sans en avoir l’air. Magie de cette poésie qui donne aux interrogations sérieuses leur part de légèreté. J’avoue avoir ici une préférence marquée pour les cinq premiers chants.

    Le premier quintil donne le ton. Il présente l’objet du recueil comme un menu don : « Voici quelques restes de langue » ; en « donne » une définition : « une poussière où fut l’azur » ; précise ce qu’il n’exprimera pas : « pas de drame pas de regret » ; ce qu’il tentera d’exprimer : « juste un peu de désir encore » ; et celui/celle à qui il s’adresse : « et ce visage au fond de l’ombre ».

    L’ensemble du chant (et du recueil) interroge la vie, ce qui fait le Moi le Tu et le Nous, déroule sans plainte le constat de l’illusion de l’amour ; tout en accordant à la rencontre avec l’Autre la force de vie qu’elle génère ; oscille entre les contraires : vision grise d’un côté/renaissance de l’espoir de l’autre. Et donne de l’humain, prisonnier de ses masques et de ses leurres, une définition – et une description – qui est loin d’être louangeuse :

    « mille siècles n’ont rien appris

    au vantard de la station droite

    et la bête rit sous son masque. »

    Plus avant, dans un quintil du chant 3, l’un ou l’autre poète voit dans les hommes « des corps papiers mâchés/crépis de paroles en tocs ».

    Parmi tout cela, taraudé par la présence indélogeable du vide sidéral qui lui sert de costume, le corps, ce « sac de peau », souffre et peine à se supporter et à se reconnaître. En dépit de ce « rien » qui le mine, il n’en finit pas de s’inventer un avenir. Tandis que le sentiment de la perte, partagé par l’un et l’autre poète, est irrémédiable :

    « le paradis est bien perdu »

    « au paradis si bien perdu ».

    Le second chant, très bref, semble prendre le contre-pied du chant d’ouverture. Au vers injonctif « disperse au vent le Toi le Moi » répond, en retour de langue, le premier vers « laisse venir en toi le Tu ». Ou encore : « l’œil caresse en vain l’horizon » et « caresser le fil de la vie ».

    Là où s’imposait la vanité de toute chose établie, une réponse possible fait son apparition. La solution ne serait-elle pas dans la reconnaissance de l’Autre ? L’ouverture à l’Autre ouvre la voie à toutes sortes d’élargissements, de respirations ; ramène la légèreté au bord :

    « un peu d’aile pousse là-bas

    qui met l’envol parmi les ombres ».

    Regard posé sur cet Autre, « l’avenir change de couleur ».

    Aux cinq quintils du second chant répondent les cinq quintils du chant 3. Un nouveau revirement s’opère, « triste bilan triste constat ». Le pessimisme reprend ses droits face à l’attachement immodéré de l’homme pour le passé. Remettre au centre le présent est une nécessité, sous peine de réduire à squelette le corps et de voir la vie disparaître sous la perte de sens. Pour sortir de cette impasse, les deux poètes reviennent à « la main tendue » : « l’Autre y gagne de la présence » et le « Nous » peut alors à nouveau advenir. Tout au long du chant 4, composé de 17 quintils, ce qui advient est de l’ordre de l’amour. Caresses, sourires, regards, paroles…

    Et cet aveu si émouvant :

    « je me souviens de qui je suis

    puisque mon nom si seul soit-il

    porte le tien à la présence… »

    Dans l’échange strophe à strophe se glissent des particularités. L’alternance de caractères typographiques en est une. Le fait que 9 quintils commencent par « je me souviens » en est une autre. Et soudain, l’émergence du participe passé féminin trahit la voix féminine :

    « je me souviens aussi ta main

    qui me tenait m’a ramenée

    vers toi… mon corps vers toi ».

    Quelque chose a lieu qui n’a ni commencement ni fin, quelque chose qui se joue du temps et qui se noue dans l’attente. Quelque chose qui rend au corps sa raison d’être. «&nbsp[S]’inventent alors de nouveaux gestes », qui ouvrent et le sillon du corps et le sillon des mots. « [N]ous allons un chemin d’encre », écrit le poète (peut-être est-ce lui ?). Dès lors que « la langue est amoureuse », tous les possibles s’offrent aux amants. Retours de langue en est la geste poétique. Émouvante et si belle.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Fai fioc Azam






    ÉDITH AZAM




    Edith Azam
    Source




    ■ Voir aussi
    sur Terres de femmes

    Édith Azam | Bernard Noël | [comment ça s’ouvre un corps] (poème extrait de Retours de langue)




    ■ Édith Azam
    sur Terres de femmes


    [Tout s’ouvre et c’est dedans](extrait de Bestiole-moi Pupille)
    Décembre m’a ciguë (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Je dis le mot : mourir] (extrait de Décembre m’a ciguë)
    Il n’y a cette perte de moi (extrait du Mot il est sorti)
    [Je regarde mes mains] (extrait d’Oiseau-moi)
    « Je voudrais devenir oiseau » (lecture de Décembre m’a ciguë par AP)
    Suis-moi
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    IL RESTERA MON SIGNE





    BERNARD NOËL


    Bernardnoël02
    Ph. © Steve Seiler
    Source





    ■ Bernard Noël
    sur Terres de femmes

    la paume caressant un souffle
    L’Encre et l’Eau
    La Langue d’Anna
    Sur le peu de corps, 18
    Fenêtres fougère (extrait de Sur un pli du temps)
    [le temps ne sait rien]
    TOI est le nom sans néant
    Viens dis-tu
    19 novembre 1930 | Naissance de Bernard Noël
    19 octobre 1977 | André Pieyre de Mandiargues | Bernard Noël
    Mohammed Bennis | Bernard





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  • Édith Azam | Bernard Noël | [comment ça s’ouvre un corps]




    Aza Noël Collage
    Collage, G.AdC






    [COMMENT ÇA S’OUVRE UN CORPS]




    comment ça s’ouvre un corps comment
    le bout du cœur pointe à la langue
    s’inventent alors de nouveaux gestes
    ponctués par un souffle neuf
    afin de creuser le sillon



    sur la terre de nos poèmes
    le temps parfois devient léger
    il suffit de le prendre aux mots
    et le voilà rythme ou mesure
    comme s’il changeait de nature



    chaque vers joue à la sirène
    pour arrêter la vie passante
    ou regarde vieillir sa main
    pendant que sourit le visage
    qui veut séduire le destin



    il nous faut du désir encore
    pour fêter à deux la tendresse
    tant que la faux fauche à côté
    ce qui pousse au bout de nos doigts
    reste aussi vif qu’à ses débuts



    nous allons sur le chemin d’encre
    il ne mène qu’au corps d’amour
    ce n’est pas une forme en soi
    c’est l’espace tout alentour
    devenu chair de nos pensées



    quand le soir n’est plus que ténèbres
    la lumière nous vient d’en bas
    c’est la belle sueur du noir
    et goutte à goutte elle fait voir
    que tout change et ne se perd pas



    que tout change au lieu de se perdre
    ainsi fait le vocabulaire
    qui nomme ceci par cela
    puis fait du neuf avec du vieux
    dès que la langue est amoureuse




    Édith Azam | Bernard Noël, Retours de langue, éditions Faï fioc, 54200 Boucq, 2018, pp. 33-35.






    Fai fioc Azam





    ÉDITH AZAM


    Edith Azam
    Source




    ■ Voir aussi
    sur Terres de femmes

    Édith Azam | Bernard Noël, Retours de langue (lecture d’AP)




    ■ Édith Azam
    sur Terres de femmes


    [Tout s’ouvre et c’est dedans](extrait de Bestiole-moi Pupille)
    Décembre m’a ciguë (lecture d’Isabelle Lévesque)
    « Je voudrais devenir oiseau » (lecture de Décembre m’a ciguë par AP)
    [Je dis le mot : mourir] (extrait de Décembre m’a ciguë)
    Il n’y a cette perte de moi (extrait du Mot il est sorti)
    [Je regarde mes mains] (extrait d’Oiseau-moi)
    Suis-moi
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    IL RESTERA MON SIGNE





    BERNARD NOËL


    Bernardnoël02
    Ph. © Steve Seiler
    Source





    ■ Bernard Noël
    sur Terres de femmes

    la paume caressant un souffle
    L’Encre et l’Eau
    La Langue d’Anna
    Sur le peu de corps, 18
    Fenêtres fougère (extrait de Sur un pli du temps)
    [le temps ne sait rien]
    TOI est le nom sans néant
    Viens dis-tu
    19 novembre 1930 | Naissance de Bernard Noël
    19 octobre 1977 | André Pieyre de Mandiargues | Bernard Noël
    Mohammed Bennis | Bernard






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