Étiquette : Rilke


  • 26 décembre 1908 |
    Rainer-Maria Rilke, Lettre à un jeune poète

    Éphéméride culturelle à rebours




    Paris, lendemain de Noël 1908.



        Vous imaginez, cher Monsieur Kappus, toute la joie que j’ai éprouvée en recevant votre belle lettre. Les nouvelles que vous me donnez de vous, qui redeviennent du concret, de l’exprimable, me semblent bonnes. Plus j’y réfléchissais, plus je les trouvais véritablement bonnes. Je voulais vous l’écrire pour la vigile de Noël, mais dans le travail où je vis cet hiver, la vieille fête est survenue si vite que j’eus à peine le temps de m’y préparer et ne pouvais songer à écrire.
        Mais j’ai bien souvent pensé à vous pendant ces jours de fêtes. Je vous voyais si tranquille dans votre fort, perdu au milieu de ces montagnes désertes sur lesquelles se jettent les grands vents du midi, comme pour les dévorer à belles dents !
        Quelle souveraineté dans le calme qui contient de tels bruits, de telles forces en mouvement ! Et quand on pense que s’y ajoute la présence de la mer pourtant lointaine et qu’elle y résonne comme le son le plus intime d’une harmonie préhistorique, alors on ne peut que vous souhaiter de vous abandonner avec foi et patience à l’action de cette solitude magnifique. Rien ne pourra plus en priver votre vie. Elle agira en silence d’une manière continue et efficace comme une force inconnue sur tout ce que vous vivrez et ferez, comme fait en nous le sang de nos ancêtres qui forme avec le nôtre cette chose sans équivalence qui d’ailleurs ne se répétera pas, que nous représentons à chaque tournant de notre vie.
        Oui, je me réjouis de vous savoir dans ce métier stable, avec ce grade, cet uniforme, ce service, toutes choses tangibles et bien délimitées. Dans un tel cadre votre métier s’exerçant sur une troupe peu nombreuse, et elle aussi isolée, prend un caractère de gravité, de nécessité ; ce n’est plus le jeu ni la perte de temps de la carrière des armes ; c’est un emploi vigilant qui non seulement ne contrarie pas la personnalité, mais la fortifie. Un mode de vie qui nous provoque et nous oppose de loin en loin à de grandes choses de la vie : voilà ce qu’il nous faut.
        L’art, lui aussi, n’est qu’un mode de vie. On peut s’y préparer sans le savoir, en vivant de façon ou d’autre. Dans tout ce qui répond à du réel on lui est plus proche que dans ces métiers ne reposant sur rien de la vie, métiers dits artistiques, qui, tout en singeant l’art, le nient et l’offensent. Il en va ainsi du journalisme, des trois quarts de ce qu’on appelle ou voudrait appeler la littérature. En un mot, je me réjouis que vous ayez évité de tels chemins et soyez solitaire et courageux dans la rude réalité. Que l’année qui vient vous maintienne dans cette voie et vous y fortifie.

                Toujours vôtre

    RAINER MARIA RILKE            &#0160



    Rainer-Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, X [1937], Éditions Grasset, Les Cahiers Rouges, 1984, pp. 107-108-109-110. Traduites de l’allemand par Bernard Grasset et Rainer Biemel.







    RAINER MARIA RILKE


    Rilke
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    ■ Rainer Maria Rilke
    sur Terres de femmes

    4 décembre 1875 | Naissance de Rainer Maria Rilke
    15 avril 1904 | Lettre de Rilke à Lou Andreas-Salomé
    12 août 1904 | Lettre à un jeune poète (extrait)
    13 mars 1908 | Lettre de Rilke à Mimi Romanelli
    20 février 1921 | Lettre de Rilke à Merline
    30 décembre 1926 | Mort de Rainer Maria Rilke (+ Lettre posthume de Marina Tsvétaïeva à Rilke)
    Chemins de la vie
    Je voudrais tendre des tissus de pourpre
    Ouverture
    « Respirer, invisible poème ! »



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terres de femmes)
    12 avril 1926 | Lettre de Pasternak à Rilke
    → (sur Terres de femmes)
    5 février 1937 | Mort de Lou Andreas-Salomé





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  • 4 décembre 1875 | Naissance de Rainer Maria Rilke

    Éphéméride culturelle à rebours



         Le 4 décembre 1875 naît à Prague Rainer Maria Rilke (de son vrai nom René Karl Wilhelm Johann Josef Maria Rilke).







    Rilke_angel
    William T. Ayton, Rilke’s Angel, 2000
    Source







        Fils de Josef Rilke, ancien officier de carrière et inspecteur des chemins de fer, et de Phia (Sophia) Entz, le jeune Rilke suit ses classes élémentaires chez les Piaristes, à Prague. Après la séparation de ses parents, survenue en 1885, Rilke poursuit sa formation à l’École militaire de Sankt Pölten (Basse-Autriche) puis à la Militär-Oberreal-Schule de Mährisch-Weißkirchen, en Moravie. En 1892, Rilke rentre à Prague pour suivre des cours particuliers et obtient son baccalauréat en 1894. Il s’inscrit à l’Université de Prague où il suit des cours d’histoire de l’art, de littérature allemande et de droit. Parallèlement à ses études, il publie des textes dans des revues allemandes et autrichiennes. En 1896, à Munich où il vient de s’installer, il fait la connaissance de Lou Andreas-Salomé avec laquelle il noue une relation amoureuse qui dure trois années mais aussi une amitié profonde qui perdurera jusqu’à la mort du poète. Après l’époque fervente des voyages (Italie, Russie ― où Rilke rencontre Tolstoï ―), le poète revient en Allemagne. Il s’établit à Worpswede (entre Brême et Hambourg), fréquente des artistes et, en 1901, épouse une jeune sculptrice, Clara Westhoff, élève de Rodin. La rencontre avec Rodin aura lieu à Paris, en 1902. Un an plus tard, en 1903, le couple Clara-Rilke se sépare. Le poète voyage. L’Italie de nouveau avec Rome, la Scandinavie, Paris où il se brouille avec Rodin dont il est, un temps, le secrétaire, l’Afrique du Nord, l’Espagne. En 1911 et 1912, il séjourne au château de Duino, en Dalmatie, où il est l’hôte de la princesse Marie de la Tour et Taxis (Marie Von Thurn Und Taxis). Mobilisé en 1916, affecté au service de presse du ministère de la Guerre à Vienne, il est libéré en juin et s’installe à Munich où il vit la révolution de Novembre 1918. Après un nouveau séjour à Paris et de nombreuses pérégrinations en Suisse avec Merline (Baladine Klossowska), il s’installe dans la tour médiévale de Muzot-sur-Sierre, dans le Valais. C’est là qu’il accomplit sa « tâche la plus grande ». Il se consacre à l’achèvement des Élégies de Duino. Février 1922.


        « Ce qui me pesait et m’angoissait le plus est fait, et glorieusement, je crois. Ce n’était que quelques jours : mais jamais je n’ai supporté un pareil ouragan de cœur et d’esprit […] J’ai vaincu », confie-t-il à Merline dans une lettre datée du 9 février 1922.


        Bien qu’il ait déjà publié de nombreux recueils – Vie et Chansons (1894), Chicorées sauvages, Offrande aux Lares, Couronne de rêves (1896), Avent (1897), recueils suivis des « Onze visions » de Christ ―, Rilke fait remonter aux années 1899-1900 sa véritable réalité poétique. De cette époque datent la publication des recueils Pour me fêter, la rédaction du Chant de l’amour et de la mort du cornette Christophe Rilke, celle du Livre d’heures (écrit entre 1899 et 1903). Dans le même temps, en marge du Livre d’heures s’élabore, plus disparate, le Livre des images qui reflète les expériences vécues par Rilke de 1896 à 1906. L’année 1910 est marquée par la publication des Cahiers de Malte Laurids Brigge, œuvre en prose proche du journal intime où se lit la souffrance d’un jeune intellectuel tourmenté par la mort. Publié en 1912, le cycle des sonnets bibliques intitulé La Vie de Marie est considéré par le poète comme une œuvre de « seconde main ». Suivent les Cinq chants de guerre écrits par Rilke en 1914 et publiés en 1915. Unique œuvre poétique liée à un événement politique.


        Parallèlement aux Élégies de Duino, Rilke travaille aux Sonnets à Orphée. Si les dix élégies sont « nimbées dès le départ d’un halo religieux », les Sonnets à Orphée constituent un « tombeau » à la jeune danseuse Véra Ouckama Knoop, emportée par la maladie à l’âge de dix-neuf ans. La composition de ce nouveau cycle de poèmes s’impose à Rilke sous une « impérieuse dictée ». Œuvre « inspirée », le « cycle orphique » prend naissance dans le thème majeur des morts prématurées. Le monde humain y apparaît « dominé par l’antagonisme d’Orphée et de Prométhée, de l’art et de la technique ». Intemporel, le chant dix-neuf (ci-dessous) s’élève au-dessus de la technique et des changements temporels dus au progrès.


         Avec Stefan George et Hugo von Hofmannsthal, Rainer Maria Rilke est considéré comme l’un des plus grands poètes allemands du XXe siècle.

                                 XIX


    Wandelt sich rasch auch die Welt
    wie Wolkengestalten,
    alles Vollendete fällt
    heim zum Uralten.

    Über dem Wandel und Gang,
    weiter und freier,
    währt noch dein Vor-Gesang,
    Gott mit der Leier.

    Nicht sind die Leiden erkannt,
    nicht ist die Liebe gelernt,
    und was im Tod uns entfernt,
    ist nicht entschleiert.
    Einzig das Lied überm Land
    heiligt und feiert.





                                 XIX


    Le monde aurait beau être
    aussi changeant que les nuages,
    quand achevé, tout fait retour
    au temps des origines.

    Changement, marche, au-dessus d’eux,
    et plus vaste et plus libre,
    présent encore est ton prélude,
    dieu qui portes la lyre.

    Souffrir n’est pas simple à connaître,
    aimer n’est pas matière apprise,
    ce qui dans la mort nous éloigne

    n’est pas dévoilé. Seul
    le chant au-dessus de la terre
    est fête sanctifiante.




    Rainer Maria Rilke, Les Sonnets à Orphée, Éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard, 1994, pp. 168-169. Traduction de Maurice Regnaut.




    RAINER MARIA RILKE


    Rilke
    Source



    ■ Rainer Maria Rilke
    sur Terres de femmes

    15 avril 1904 | Lettre de Rilke à Lou Andreas-Salomé
    12 août 1904 | Lettre à un jeune poète (extrait)
    13 mars 1908 | Lettre de Rilke à Mimi Romanelli
    26 décembre 1908 | Rainer-Maria Rilke, Lettre à un jeune poète
    20 février 1921 | Lettre de Rilke à Merline
    30 décembre 1926 | Mort de Rainer Maria Rilke (+ Lettre posthume de Marina Tsvétaïeva à Rilke)
    Chemins de la vie
    Je voudrais tendre des tissus de pourpre
    Ouverture
    « Respirer, invisible poème ! »


    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terres de femmes)
    12 avril 1926 | Lettre de Pasternak à Rilke
    → (sur Terres de femmes)
    5 février 1937 | Mort de Lou Andreas-Salomé





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  • Corse_3 Annette Luciani | La Corse, l’enfance

    Rubrique « Kallistè, la Corse, ma terre de mémoire »



    La statue de l--nigmatique Roi Ren-
    Ph., G.AdC






    LA CORSE, L’ENFANCE, par Annette Luciani



         L’enfance, comme les lieux où elle s’ancre et dont elle se nourrit, l’enfance est-elle une réalité ? Sans doute. Mais sans doute n’est-elle aussi, comme ces lieux, qu’un mythe, à la fois fondateur et compensatoire, pour une identité qui continue de s’accomplir. Et d’abord, où commence l’enfance, et où s’achève-t-elle ? Elle constitue, ce me semble, cette période floue dont on définit mal les limites, et qui finit par englober toute une vie. Ainsi parle-t-on fréquemment de « petite enfance », puis de « grands enfants » ― et non, curieusement, de « grande enfance » ―, puis enfin de « retour en enfance ».

        D’aussi loin que je me souvienne, la Corse de mon enfance est merveilleuse, car elle est ce pays qui n’existe pas, mais dont on rêve qu’il pourrait exister, et qui existe peut-être quelque part ― forcément ailleurs.

         Elle est la terre promise qui éblouit, dans la bibliothèque parentale d’Aix-en-Provence, la petite fille qui dévore pêle-mêle Mérimée, Maupassant, Dumas, Hugo. « Une montagne dans la mer », un rocher sauvage, recouvert d’un maquis impénétrable peuplé de Colomba, de Matteo Falcone et de bandits d’honneur. Magique évasion qui façonne le souvenir de la fontaine des Quatre-Dauphins, en face du Monoprix où ma mère, émue par mes désirs de lecture, emplit un jour un chariot entier de livres de la Collection Blanche, parmi lesquels figurait Les Contes et Légendes de Corse, le souvenir des platanes le long de l’interminable Cours Mirabeau, et celui de la place où se dresse la statue de l’énigmatique Roi René.

        Elle est ensuite, au cours des longs étés passés au village paternel, sous les cerisiers du jardin, de la mi-juin au début d’octobre, l’univers de Pourrat, de Bosco, de Loti, tour à tour et tout ensemble Auvergne, Provence et Islande, Michel Strogoff et Ivanhoé… Envolées vers d’autres cieux, d’autres horizons plus lointains, que fixent dans le sang de la mémoire l’odeur des pommes dans le grand escalier, la saveur des figues et des pamplemousses du verger, le parfum inimitable des îles flottantes, dessert tant attendu sur lequel mammone dépose la traditionnelle feuille d’oranger, le son rassurant du merchione que l’on tire le soir, avant que ne commence le concert des crapauds dans le bassin.

        Rien n’est plus vivant, au fond, que le rêve, celui d’une île de tous les possibles, ouverte, et non enfermante. Rien n’existe avec autant de puissance, autant d’obstination, que la fiction et l’endroit où plongent ses racines, dans le fond inépuisable de l’imagination.
        Au cours des rites journaliers, le remplissage des bouteilles à la fontaine, les processions, les cloches de Pâques et le glas des enterrements, s’ébauche une création littéraire, l’architecture d’une œuvre en devenir.

        « Même si, écrit Rilke, vous étiez dans une prison, dont les murs étoufferaient tous les bruits du monde, ne vous resterait-il pas toujours votre enfance, cette précieuse, cette royale richesse, ce trésor des souvenirs ? Tournez là votre esprit… » *

        Au fil du temps, la Corse, prolongeant et nourrissant cette enfance créatrice, s’est affirmée comme la nécessité d’écrire. À la fois synonyme d’exil et de retour, la Corse est le voyage même, mêlant constamment la douceur des retrouvailles à l’enthousiasme des découvertes, mélangeant les langues, les paysages, les livres. C’est la confection lente d’une nouvelle bibliothèque, la mienne, qui navigue entre les pays, dans les innombrables cartons de déménagement.

        Et voici qu’un matin la fenêtre s’ouvre, comme toujours à Sulia, sur la mer, provoquant l’envol des chauves-souris nichées entre les volets. Mes îles sont bien là : Elbe, Monte Cristo, Pianosa, allongée comme la récompense, pour l’œil et pour le cœur, d’une matinée sans brume. Et derrière, à l’Umbria, mes villages sont là aussi, au-dessus de la masse sombre des noisetiers, grimpant de San Nicolao jusqu’à Ribiola, Tribbiolu, Forci, Serra, puis redescendant jusqu’à Sainte-Lucie et Padulella tout en bas, d’où remonter encore par le même sentier qui forme une éternelle boucle. Villages-gradins, jalons de repos déposés sur le parcours de ma vie. Monter, descendre, remonter, redescendre. Partir et revenir, revenir et partir. Défaire et boucler les valises. Et mes livres aussi sont là. Ils ont suivi, ballotés de droite et de gauche, emballés, déballés, empilés sur des étagères de fortune, et puis, enfin, ils ont trouvé leur place. Ma bibliothèque au cœur de l’île, éclectique, disparate, jamais rangée et en perpétuel rangement.

        ― Avez-vous un rayon de littérature corse ?
        ― Oui, certainement.
        ― Avez-vous des livres sur l’enfance ?
        ― Oui, certainement.

        Mais, à peine prononcés, ces mots ― la Corse, l’enfance ― éclatent, se dispersent, repris, amplifiés et déformés par des milliers d’échos. Ils mettent les voiles. Ils refusent, comme on dit, d’« en rester là ». Ils font taire les évocations et jaillir le silence.

        Car l’écriture est-elle autre chose qu’une lutte permanente pour ne pas devenir adulte, pour échapper au sens ― le sens au sens restrictif du terme, le sens unique, absurde, sans autre issue que la mort de l’âme ? Pour ne pas devenir squelette, la Corse ne doit-elle pas demeurer ce pays toujours en vue mais, dirait Dhôtel, « où l’on n’arrive jamais », imprégné du mystère qui lie identité et intimité ?

        À l’élancement majestueux du clocher de l’église de San Nicolao, peuplée de chérubins aux chairs rondes et naïves, qui refusent avec moi de grandir, répond le parfum humble et moite des jeunes fougères, souples, lovées sur elles-mêmes en leur extrémité brune et duveteuse, en milliers de fœtus appliqués dans leur sommeil. Le lierre masque, le long des chemins, la sévérité des ruines. Il les revêt d’un vert tendre où s’oublie leur histoire, conférant au passé la forme vague d’un berceau. Le rythme de la marche fait fuir entre les herbes d’invisibles couleuvres, tandis que se bousculent, encore balbutiantes, les phrases neuves, et que s’organise un monde.

        « Une seule chose est nécessaire [insiste Rilke] : la solitude. La grande solitude intérieure. Aller en soi-même, et ne rencontrer durant des heures personne, c’est à cela qu’il faut parvenir. Être seul comme l’enfant est seul quand les grandes personnes vont et viennent, mêlées à des choses qui semblent grandes à l’enfant et importantes du seul fait que les grandes personnes s’en affairent et que l’enfant ne comprend rien à ce qu’elles font. » **

        Sur la route déserte de Sainte-Lucie, je retrouve partout ce regard d’enfant solitaire : il s’agit de sculpter les images, très vite, à l’instant où elles surgissent à la fois du paysage et de la mémoire.
        Figer cet endroit précis, dans ce creux de falaise qui réfléchit la chaleur du jour, où le matticciu s’effrite en une poudre scintillante. Cassée, la pierre s’effeuille comme les pages d’un livre magique.
        Retenir, dans ce fouillis de buissons agrippés au ravin, la silhouette ronde, presque parfaite, de l’arbousier que mon père se décide à couper, et qui fera office de sapin de Noël.
        Laisser en suspens, de l’autre côté, en direction de Cervione, l’entrée mystérieuse, toujours légèrement angoissante à la nuit tombée, des tunnels creusés grossièrement dans le roc.
        Garder jalousement, plus bas, la masse ondoyante du saule qui abritait la fontaine, et que des mains barbares ont coupé ― car le deuil fortifie et enracine la solitude.
        Mettre de côté, avec les jouets qui pourront servir, l’immense figuier disparu, les nids d’hirondelles pendus aux fenêtres, la cave aux chats.

        Conserver, enfin, ce qui anime tout cela, l’émotion des grands mouvements de foule attendus et inexpliqués, parmi lesquels surtout, Noël, où s’offre à nouveau à notre adoration l’éternel enfant Jésus, santon amoureusement entretenu au fil des ans, aux joues barbouillées par mes soins enfantins de pommade et de vernis à ongles, aux menottes fragiles, sans cesse brisées et recollées à la cire.

        Car c’est alors que l’œuvre ébauchée se dessine et prend son essor, lorsque tombent, à nouveau, les seuls mots capables d’engendrer, éternellement, la Vie : « Car le Verbe s’est fait chair : et il a habité parmi nous. »


    Annette Luciani
    © Texte original Annetta Luciani



    * Rainer-Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, Grasset, Collection Les Cahiers rouges, 1984, page 22. Traduites de l’allemand par Bernard Grasset et Rainer Biemel.
    ** Rainer-Maria Rilke, op. cit., page 62.




    Note d’AP : une version réduite et aménagée du texte ci-dessus a paru (sous le titre « San Nicolao ») dans l’ouvrage collectif Une enfance corse, coédité en 2010 par les éditions Bleu autour et Colonna Édition (textes réunis par Jean-Pierre Castellani et Leïla Sebbar).



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  • 13 mars 1908 | Lettre de Rainer Maria Rilke à Mimi Romanelli

    Éphéméride culturelle à rebours



    Rilke_angel
    William T. Ayton, Rilke’s Angel, 2000
    Source






    Capri, Villa Discopoli
    13 mars 1908.




        Vous me reprochez, Chère, un tel silence ; il faut que je supporte vos reproches, j’en suis digne, comme je suis indigne de toute autre chose.
        Depuis quinze jours seulement, je suis rentré dans cette hospitalité (j’ai fait un voyage précipité, étant incapable de voir personne, tellement je me sentais malade et fatigué) dont je vous ai parlé et qui m’a accueilli assez doucement, en m’assurant un peu de repos et beaucoup de soleil — ; après — mon Dieu — quel temps perdu et douloureux. J’étais malade, — il me semble que je le fus de corps et d’âme, infiniment. Une influenza m’a retenu semaine après semaine, elle a su diminuer mes forces et mon courage ; elle m’a livré à toutes les angoisses du sang et du cerveau ; j’avais à la fin les nerfs tellement épuisés que je ne pouvais ni lire, ni écrire —. Enfin j’étais malade. J’en reviens un peu. Je me rappelle maintenant, combien j’avais le cœur surmené —. Une fois encore je me dis que je ne dois aimer que mon travail ; là seulement mon sentiment devient victorieux et prend son essor malgré tout et se multiplie, tel qu’une forêt qui naît de ce grain de mon cœur que le vent de Dieu emporte loin de tous les hommes et de leurs jardins paisiblement domestiques.
        Je vous ennuie, mon Amie, mais voilà toutes mes pensées, tous mes désirs : de reprendre de la santé pour m’abîmer, plus que jamais, dans mon travail. Ça doit être comme la mort : le travail d’artiste ; il y faut entrer tout entier sans aucune réserve, seul, ne possédant rien hors de cette monnaie, qu’on mettait dans la bouche des morts pour leur assurer le trajet de ce fleuve tragique qui les séparait pour toujours de leurs Amis. — Sentirez-vous du moins mon âme qui souvent voltigera autour de vous et de nos chers souvenirs ?
        Me donnerez-vous de vos nouvelles sans attendre trop souvent les miennes — ?
        J’espérais toujours pouvoir vous amener ma femme et la petite qui était impatiente de m’accompagner pour recevoir son baptême d’or sous les yeux de sa très belle marraine.― Mais il fallait les laisser en Allemagne. Il y avait partout des difficultés banales, des soucis agaçants, il y en a encore et je ne sais pas encore comment en sortir et quand.
        Les Fioretti sont toujours tout près ; j’y lis tous les jours en les aimant plus intensément et en pensant à vous et à votre sœur qui m’a interprété inoubliablement ces humbles paroles de son humble ferveur.

    À vous, chère Amie,       
    R.M.                   



        P.S. Une de mes amies m’a fait cadeau d’un ancien fermoir ; elle l’avait destiné à ma Bible ou à l’Imitation, connaissant l’attachement que je conserve à ce doux et très saint livre. En effet je le juge capable de l’orner. Puisque vous le possédez, voulez-vous me faire la grande joie d’accepter également ce fermoir en le faisant fixer à la reliure, si cela se peut ? —


    Rainer Maria Rilke, Lettres à une amie vénitienne, Éditions Gallimard, Collection Arcades, 1985, pp. 28-29-30.




    RAINER MARIA RILKE


    Rilke
    Source



    ■ Rainer Maria Rilke
    sur Terres de femmes

    Chemins de la vie
    Je voudrais tendre des tissus de pourpre
    Ouverture
    « Respirer, invisible poème  ! »
    4 décembre 1875 | Naissance de Rainer Maria Rilke
    15 avril 1904 | Lettre de Rilke à Lou Andreas-Salomé
    12 août 1904 | Lettre à un jeune poète (extrait)
    21-22 novembre 1920 | Lettre de Merline à Rainer Maria Rilke (+ notice sur Baladine Klossowska, dite Merline)
    20 février 1921 | Lettre de Rilke à Merline
    30 décembre 1926 | Mort de Rainer Maria Rilke (+ Lettre posthume de Marina Tsvétaïeva à Rilke)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le logbook de Jean-Michel Maulpoix)
    la préface de Jean-Michel Maulpoix de l’édition allemande (bilingue, Briefe an eine venezianische Freudin, Leipziger Literaturverlag, mars 2010) des Lettres à une amie vénitienne
    → (sur Terres de femmes)
    26 février 1901 | Lettre de Lou Andreas-Salomé à Rainer Maria Rilke
    → (sur Terres de femmes)
    12 avril 1926 | Lettre de Boris Pasternak à Rilke






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  • 20 février 1921 | Lettre de Rainer Maria Rilke à Merline

    Éphéméride culturelle à rebours


    RM RILKE
    Image, G.AdC





    Lettre XIX


    SCHLOSS BERG AM IRCHEL
    CANTON DE ZURICH      

    Le 20 février 1921.     




        Merci, mon amour, d’être venu encore pour mon dimanche ; je vous ai lu hier soir, je vous ai relu pour commencer ma matinée aujourd’hui, avant de m’adonner aux stances de Moréas, qui me sont arrivées directement de Paris et que je compare aux traductions de Mr. Ungern-Sternberg. C’est ainsi que s’est passée la moitié du dimanche qui ne s’en ira pas sans me faire rêver longuement et tendrement à celui d’il y a huit jours.
        Comme je vous ai bien vue, dormant au soleil, Chérie ; je crois que c’était réciproque, et que votre tableau commencé s’était mis à peindre pendant que vous dormiez : tant vous m’étiez présente et visible dans votre fauteuil ! Ce que vous dites de ces fleurs devant vous et de leur fond, c’est à peu près l’idée de cette conférence que je me proposais de faire un jour sur Cézanne ; c’est si juste… mais ayant cette conception sublime de la peinture, comment voulez-vous, tendre Chérie, y suffire de vos bras et de votre tête ? N’oubliez pas que cette tâche à laquelle la volonté mâle et enragée de Cézanne s’épuisa pendant trente-cinq ans de sa vie, et que pour faire quelques pas seulement sur ce chemin de la passion, il a dû se détourner de tout, non pas avec dédain, mais avec l’héroïsme de quelqu’un qui choisit les apparences de la mort par amour de la vie !
        Je suis cependant de l’avis de P… que vous êtes en train de faire là une très belle chose, si vous continuez doucement entre deux sommeils ! Pour l’instant c’est plutôt encore le sommeil que j’appelle pour vous que le travail, ce sommeil qui reconstruit, ce doux sommeil plein d’absence et d’abandon pareil à celui qui vous tenait quand le « Cerf » est venu montrer son râtelier gigantesque. Soyez bonne pour ce sommeil bienveillant, ne vous refusez jamais à lui, c’est un dieu aussi et tant mon ami, que je vous prête à lui sans jalousie aucune, étant sûr qu’il me connaît à fond et que s’il vous parle de moi, il ne me calomnie point.
         Oh Chère, riez franchement de moi si ce que je vais vous dire vous semble superstitieux…, mais ne me parlez jamais des « Élégies »… je vous supplie ! Dans ma lettre d’hier vous avez bien pu vous convaincre que je suis loin, loin du travail. Je ferai tout mon possible pour m’approcher, mais si j’arrive lentement par une discipline rigoureuse de tous les jours, même en touchant au travail, je serai encore – et pour longtemps — loin de cette tâche suprême. […]
        Chérie, lisez, je vous en prie (im Litterarischen Echo) la lettre de Dauthenday — pas tant pour vous montrer son état d’âme, difficile à comprendre pour nous, mais infiniment tragique (pensez   dans ce Paradis d’amour, où tout collaborait à lui faire oublier cette Europe néfaste, il s’est consumé de nostalgie pour son pays tombé en enfer !…) pas tant à cause de cela, mais pour que vous lisiez la description des danses javanaises, surtout de celle du roi avec les trois favorites… Comme c’est beau ! Pourquoi, mon Dieu, passe-t-on sa vie dans des mœurs qui vous entourent comme un déguisement étroit et qui vous empêchent de réaliser l’âme sensible, cette danseuse parmi les astres !

    RENÉ.    



    Rainer Maria Rilke, Lettres françaises à Merline, 1919-1922, Éditions du Seuil, 1950, rééd. 1984, pp. 80-81-82-84.





    Rainer Maria Rilke, Lettres françaises à Merline, 1919-1922




    ■ Merline
    sur Terres de femmes

    21-22 novembre 1920 | Lettre de Merline à Rainer Maria Rilke (+ notice sur Baladine Klossowska, dite Merline)


    ■ Rainer Maria Rilke
    sur Terres de femmes

    Chemins de la vie
    Je voudrais tendre des tissus de pourpre
    Ouverture
    « Respirer, invisible poème  ! »
    4 décembre 1875 | Naissance de Rainer Maria Rilke
    15 avril 1904 | Lettre de Rilke à Lou Andreas-Salomé
    12 août 1904 | Lettre à un jeune poète (extrait)
    13 mars 1908 | Lettre de Rilke à Mimi Romanelli
    26 décembre 1908 | Rainer-Maria Rilke, Lettre à un jeune poète
    30 décembre 1926 | Mort de Rainer Maria Rilke (+ Lettre posthume de Marina Tsvétaïeva à Rilke)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terres de femmes)
    26 février 1901 | Lettre de Lou Andreas-Salomé à Rainer Maria Rilke
    → (sur Terres de femmes)
    12 avril 1926 | Lettre de Boris Pasternak à Rilke
    → (sur artnet)
    un portrait de Baladine Klossowska par Erich Klossowski






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