Étiquette : roman


  • Annie Lulu, La mer Noire dans les Grands Lacs

    par Angèle Paoli

    Annie Lulu, La mer Noire dans les Grands Lacs, roman,
    éditions Julliard, 2021.



    Lecture d’Angèle Paoli


    DE IAŞI À GOMA, LE LONG CHEMINEMENT D’UNE PLUME MÉTISSE




    La Mer Noire dans les Grands Lacs. Sous ce titre, aussi beau qu’énigmatique, Annie Lulu signe son premier roman. Titre qui conduit la romancière à établir une passerelle entre deux continents, deux régions du globe que tout différencie. Nili, la narratrice du récit, est le point de convergence de ces deux territoires dont elle tire des origines contrastées et antinomiques. À l’origine de tiraillements et de souffrances, le point de rencontre ne pourra être atteint qu’au prix de luttes douloureuses, de guerres, de conflits sanglants et de deuils ; et d’un choix final, pleinement assumé, ouvert sur l’avenir.

    Tout lecteur peut aisément localiser la Mer Noire sur une mappemonde. Elle est cette mer dont les rives viennent lécher les terres de Turquie, de Bulgarie, de Roumanie, d’Ukraine, ou de la Géorgie et de la Russie. Mais les Grands Lacs ? Où les situer ? En Amérique du Nord, Érié, Michigan, Ontario… ? Afrique, Tanganyika, Victoria… ? L’intitulé du premier chapitre, « La fille roumaine de mon père congolais », laisse entrevoir, non sans un certain humour, une première réponse à ce questionnement. L’incipit du roman, deux pages en forme d’avant-propos, confirme pour partie cet ancrage géographique. Le Congo. Et le précise :

    « Ce lac Kivu au bord duquel nous sommes assis ensemble, sur le ponton de l’étroite maison d’où je te parle ».

    Ici, sur les rives du lac Kivu, c’est de Bukavu qu’il est question. Ce Bukavu que l’on retrouve en toute fin d’ouvrage :

    « (À Bukavu, au bord du lac, au bout du ponton menant à la porte d’une petite maison d’où résonnent des voix) ».

    Entre la place que Nili occupait « avant » et celle qui a ouvert « l’après », la boucle est bouclée et le roman peut prendre fin. Mais il faut d’abord que la narratrice entreprenne un long retour en arrière sur elle-même et sur ses origines. Lequel sert d’ancrage au récit, en grande partie autobiographique, qu’elle livre dans La Mer Noire dans les Grands Lacs.

    Le bord du lac est serein, propice à la réflexion. Une réflexion faite de contrastes, que Nili confie à l’enfant qu’elle porte. Il est le fils à qui la jeune métisse s’adresse tout au long de l’histoire qu’elle s’apprête à amorcer et qu’elle va revivre avec lui.

    « Laisse-moi te raconter, comment j’ai cherché mon père, et comment on s’est retrouvés ici, toi et moi. » Dit-elle à son fils.

    Mais, quelques lignes plus haut, la narratrice tient à préciser quels sentiments président à sa parole. « D’abord, je t’aime », déclare-t-elle en caressant son ventre tendu. « Je t’aime et tu viens au monde par la beauté ». La déclaration spontanée de Nili s’inscrit en écho inversé de celle qui hante la jeune femme depuis sa naissance. Un héritage d’une extrême violence légué par sa mère roumaine : « J’aurais dû te noyer quand tu es née, j’aurais dû t’écraser avec une brique. »

    De ce fils que Nili attend et qu’elle a conçu au Congo où elle n’est arrivée que depuis quelques mois, elle dit :

    « Tu es un peu la barque amarrée à un bout de terre ferme qu’on s’est fabriquée par besoin ton père et moi, par convocation du désir en nous, pour vivre et conjurer des tas de défaites ».

    La narratrice peut dès lors remonter le cours du temps et se lancer dans le récit d’une douloureuse épopée nourrie de haines et de conflits sanglants, qu’elle va tenter de transformer en histoire d’amour. Une histoire commune et partagée.

    Née en Bulgarie en 1990, Nili est, de par sa naissance, le lien tissé entre Occident et Afrique. Avec elle s’établit « une lignée bizarre de l’univers ». Lignée improbable entre Europe et Congo ; mère/fils ; mère/fille ; père/fille ; métisse/enfant. Mais c’est du côté de son père, Exaucé Makasi Motembe, et, plus avant dans le récit, d’Omoyi, sa grand-mère paternelle qui lui offre une vraie famille d’oncles, de cousins et d’amis, que Nili cherche sa vérité. Qu’elle traduit par des images chargées de sens :

    « De mes mains à mon ventre, de mon ventre à ce lit pluvial, il y a des cordes de limon, des générations de coquillages placentaires ».

    Car ce père absent la hante. Depuis toujours. Ce Makasi dont elle porte le nom et dont elle incarne la force, ce père qu’elle n’a pas connu, qu’elle n’a de cesse de rechercher et dont elle finira par retrouver la trace, elle a commencé par le haïr. Ne l’a-t-il pas abandonnée alors même qu’elle était encore au berceau ? Ne l’a-t-il pas livrée à la folie maternelle sans se soucier d’elle un seul instant ? De ce père congolais, étudiant brillant venu faire ses études en Roumanie aux temps du Conducător Nicolae Ceauşescu, sa mère ne lui apprend rien. Qui a rayé son amant éphémère de sa mémoire ; comme elle-même a été exclue de sa propre famille. Nili et sa mère, coupables l’une et l’autre. La mère doublement : d’avoir partagé sa couche avec un Noir et d’avoir enfanté, hors mariage, une enfant de couleur, dont elle s’acharne à frotter la peau. Une enfant preuve vivante de la faute de sa mère. Qui répond aux questions de Nili par des gifles et des insultes. Nili, qui comprend qu’elle est le fruit indésiré d’une rencontre estudiantine, passera son enfance dans l’inconfort de se découvrir « alien » dans « le miroir fendu de la salle de bains » mais davantage encore dans le regard malveillant des autres, un « semi-leucoderme », objet de risées racistes insoutenables. Au mieux, une « curiosité locale ».

    « Dans la ville où je suis née, je n’étais qu’une moitié de primate, ou bien un être surnaturel pour les plus niais d’entre eux, pas une personne normale en tout cas. C’est ça mon pays. »

    La rage de Nili est inépuisable, tant envers ce père lâche qu’envers le pays qui l’a vu naître, elle, l’enfant métisse. Qui ne connaît que la haine. Haine qu’elle nourrit à l’égard du père et haine qu’elle reçoit des autres. Haine, enfin, qu’elle éprouve pour elle-même.

    « Il n’y a pas un jour où je ne lui en aie voulu à m’en briser les os, à mon père, pas un jour de mon enfance dans ce vieux coin pourri de l’Europe où je ne lui en aie voulu d’être absent, de ne m’avoir jamais téléphoné, de se contenter d’être une espèce de plaie poisseuse enduite sur ma peau à la naissance ».

    Au fil du temps et des recherches, hasardeuses et complexes, Nili remonte la chaîne embrouillée qui la sépare encore d’Exaucé Makasi Motembe. Elle apprend que son révolutionnaire de père, grand adorateur de Lumumba, rappelé au Congo pour aider son pays à s’affranchir de l’oppresseur belge et de la colonisation, son père, « un idéaliste promis à une grande carrière dans son pays, un panafricain qui voulait fonder les États-Unis d’Afrique » — un Simon Bolivar d’Afrique en quelque sorte — n’a cessé d’écrire à sa fille. Et de supplier Elena de lui permettre de parler à Nili. Et si Nili n’a jamais eu connaissance de ces lettres – dont certaines sont insérées dans le récit — , c’est qu’Elena Abramovici, sa mère, les lui a dérobées. Car la très blonde, la très brillante Elena au corps de déesse, uniquement préoccupée par ses études, thèses, diplômes, carrière universitaire, n’a pour critères d’existence que les valeurs intellectuelles. Rien d’autre n’existe ni pour elle-même ni pour sa fille. « Tu existes parce que tu as un cerveau. Sinon tu n’as aucune valeur pour moi », lui rappelle sa mère. Nili, niée. Élevée dans les livres de littérature française et anglaise, afin d’obtenir d’elle qu’elle se déleste de toute trace de l’Afrique ; Nili, privée de tendresse maternelle, torturée par l’absence du père, devra attendre sa vingt-cinquième année pour découvrir qu’elle s’est trompée, parce que sa mère l’a trompée. Qu’Exaucé Makasi, son père, s’est lui aussi trompé sur la femme qu’il aimait. Elena mea. Une prise de conscience qui va permettre à Nili de se libérer de la chaîne qui la tenait assujettie à sa mère ; de se dégager de son emprise et de déployer toute son énergie vitale pour rejoindre l’Afrique :

    « Je me suis trompée, mon fils, nous le savons tous les deux, je me suis trompée. Maintenant que j’ai les lettres que mon père m’a écrites des années durant. »

    Dès lors, la haine qu’elle éprouvait pour elle-même change d’objet :

    « Je n’ai pu m’empêcher de me sentir coupable et de me haïr moi-même de l’avoir haï. »

    Assise au bord du lac Kivu, Nili revoit les rives de la Mer Noire. C’était à Constanţa. L’unique fois où Elena Abramovici avait emmené sa fille loin de Bucarest. Un moment décisif pour Nili qui comprend que ce jour-là sa mère a renoncé à la tuer. Les mains baignant dans l’eau du lac, elle retrouve la teneur de leur échange. Nili confie tout cela à son fils. Elle lui confie sa réconciliation récente avec elle-même et sans doute aussi avec sa mère.

    « Le Congo m’a guérie. Au bord du lac Kivu. Il m’a guérie de cette maladie du rejet… ».

    Tout au long du roman et des trois grandes parties qui le composent, l’histoire personnelle de Nili croise la grande Histoire. Celle de la Roumanie d’un côté et celle du Zaïre (redevenu Congo) de l’autre. Dictatures et révolutions, pogroms et exterminations de masse, soulèvements et manifestations abolies dans le sang. Populations déplacées et malmenées. Tortures et viols. Conflits armés avec les États limitrophes (Rwanda, Angola, Ouganda). De part et d’autre règne le chaos. Annie Lulu jongle avec le temps et avec l’espace. De Iaşi à Bucarest, de Bucarest à Paris, de Paris à Kinshasa, de Kinshasa à Bukavu, de Bukavu à Goma, sur le lac Kivu. C’est à Goma, dans des circonstances violentes, que Nili fait la rencontre de Kimia Yamba, père de l’enfant à naître. Sous la plume acérée et agile d’Annie Lulu, les civilisations et les langues se croisent et s’affrontent. Ramenant de rives déjà lointaines mais restées gravées dans la mémoire, les noms du génocidaire Ceauceşcu, du leader indépendantiste Patrice Lumumba, de Mobutu Sese Seko, responsable de la zaïrisation du Congo, et de Laurent-Désiré Kabila, chef des Tutsis et responsable de la chute de Mobutu. Pour ne citer que les personnalités les plus célèbres. Mais entre Roumanie et Afrique, c’est de loin le Congo qui est mis en avant. Et le Congo-Kinshasa n’a plus de secrets pour Annie Lulu.

    Roman passionnant, inscrit dans une réalité mise à vif, La Mer Noire dans les Grands Lacs surprend par la motilité de l’écriture. Une écriture originale, riche et foisonnante de trouvailles. « Flamboyante ». La romancière passe, avec la fluidité de fondus enchaînés, d’un registre de langue à l’autre, du langage parlé « coup de poing », cru et violent —lorsqu’elle transpose le discours maternel ou lorsqu’elle s’en prend à l’« Europe pourrie » — à un lyrisme imagé proche de la langue poétique lorsqu’elle s’adresse à son fils pour évoquer le Congo qui l’a accueillie. Ainsi dans cet extrait du chapitre « Na lingi yo (je t’aime) » :

    « Sache-le bien, le Congo est comme une île. On n’a besoin de rien. On a le fleuve. Le fleuve et les premières radiances de l’abondance dans ce domaine bas et foisonnant. Des essaims d’étoiles ont semé chez nous la couleur, les fruits, des centaines de rivières, les Grands Lacs, le poisson nourricier, le premier homme, les mathématiques, Dieu. Alors, mon fils, plus tu vas t’éloigner d’ici, vers le monde pourri que moi j’ai quitté, plus tu seras ignorant, un illettré en veste, avec des mocassins et des manches longues inadaptées à ce pays, c’est-à -dire, à la vie, un homme habillé, un mythomane, un tordu. Vraiment tu dois le savoir, je n’ai aucune estime pour la fille morbide et égoïste que j’étais. »

    Au terme de cette première expérience d’écriture et de partage éditorial, le temps semble venu pour Annie Lulu de se réconcilier avec l’« Europe pourrie » d’où elle est par moitié issue. Car il est probable que, sans le « grand éditeur français » qui a su reconnaître un réel talent sous la plume métisse d’Annie Lulu et sans l’accueil élogieux de la critique, La Mer Noire dans les Grands Lacs dormirait peut-être encore dans les tiroirs, somnolant entre Roumanie et Congo.

    Peut-être le temps est-il aussi venu de considérer d’un œil nouveau et harmonieux son métissage. Un métissage parfaitement réussi, qui doit sans doute autant au goût enragé d’une mère pour la littérature qu’à l’amour d’un père absent, trop tôt disparu.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Annie Lulu  La Mer Noire dans les Grands Lacs 2




    ANNIE LULU


    Annie Lulu Denim
    Ph. Francesco GATTONI
    /Opale via Leemage
    Source




    ■ Annie Lulu
    sur Terres de femmes


    Haraka, haraka, haina barakade (extrait de La mer Noire dans les Grands Lacs)



    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la Libre Afrique)
    une lecture de La mer Noire dans les Grands Lacs, par Karin Tshidimba





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  • Annie Lulu | Haraka, haraka, haina baraka


    HARAKA, HARAKA, HAINA, BARAKA




    Quand tu vas traverser le fleuve de ma vie, il faudra bien te souvenir que je ne suis rien, à part une petite entaille insolente dans la peau de deux peuples qui ne se sont jamais connus en dehors d’un rêve fou. Quand tu seras né, mon fils, plus rien ne comptera aux yeux du monde que ton petit cataclysme qui nous obligera, constamment, à la prudence, à respirer peu fort et à marcher lentement. Aller vite, la vitesse, mon fils, n’est pas une bénédiction. Toutes les affaires précipitées de ce bas-côté de monde nous le rappellent quand elles nous poussent au bord de ses charniers puants. Il faudra être lent et discret. Mon fils, je n’ai rien à t’offrir. Qu’un sel contaminé par l’érosion d’une jouissance dont le cadavre embrasé me poursuit toutes les nuits. Je ne suis rien et je ne suis pas une mère. Ne t’attends pas à trouver ici un autre mouvement que le balancement d’un corps toujours sur le point de renoncer, avec toi qui grandis dedans. Ne cherche nulle part autre chose que la cadence moribonde des fruits aux larmes sèches que je te partage. Il n’y a nulle part un taillis de perles pour t’accueillir dans la fusion joyeuse, nulle part l’ombre bienveillante d’un arbre à repentance, tu nais au vent humide de vouloir tout recommencer. Si je pouvais plonger au fond du lac amniotique de mes souvenirs et effacer l’amour qui m’a fécondée, je le ferais sans hésiter. Que jamais tu ne sois ce tamis de feuilles à moisir qu’on utilise contre les mouches du temps, un tapis de goyaves déversées entre les bestioles affamées de regrets qui me réclament un cri, les bêtes à douleur, le fourmillement de toutes les craintes réunies en une seule grande peur qu’est pour moi ta naissance. Je ne peux rien te donner. J’en suis très consciente. Un jour, c’est obligé, tu seras triste. Tu seras malade. Tu auras le poing grand ouvert de la faim dans les côtes. Et je ne pourrai rien faire. Je ne pourrai rien inventer pour te sortir de là. Qu’une autre blessure peut-être. Dans ma nuit déjà tienne.



    Annie Lulu, « Disparaître », La mer Noire dans les Grands Lacs, roman, éditions Julliard, 2021, pp. 48-49.



    _____________
    NOTE DE L’AUTEURE – haraka, haraka, haina baraka (kiswahili) : « la vitesse, la vitesse, n’est pas une bénédiction », proverbe swahili. La culture de l’est de la République démocratique du Congo est partie de la civilisation swahilie, développée notamment par interaction entre les mondes africain et arabe depuis le IXe siècle. L’usage de proverbes, appelés kangas, y est extrêmement pratiqué, jusque sur les vêtements des femmes, dont le kanga, pagne hybride arborant un proverbe à l’intention d’autrui, est un exemple typique.






    Annie Lulu  La Mer Noire dans les Grands Lacs 2




    ANNIE LULU


    Annie Lulu Denim
    Ph. Francesco GATTONI
    /Opale via Leemage
    Source




    ■ Annie Lulu
    sur Terres de femmes


    La mer Noire dans les Grands Lacs (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la Libre Afrique)
    une lecture de La mer Noire dans les Grands Lacs, par Karin Tshidimba





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  • 31 août 1941 | Vénus Khoury-Ghata, Marina Tsvétaïeva, mourir à Elabouga

    Éphéméride culturelle à rebours


    Le 31 août 1941 Marina Tsvetaïeva se donne la mort dans la maison d’Elabouga, en Tartarie.










    Marina-Tsvetaieva-mourir-a-Elabouga





    Dehors le soleil est à l’aplomb. Tassée sous tes pieds, ton ombre n’est ni devant toi ni derrière toi. Impression rassurante : personne ne te poursuit. Tu te diriges vers le débarcadère, vers Elabouga. Tu baisses les bras, tu n’es pas de taille à croiser le fer avec ton époque.

    Arrivée sur l’autre rive, tu marches à grandes enjambées puis cours à la vue du toit gris, des murs gris de la maison des Boreltchikov, cours vers ta mort. Ton passé s’efface à mesure que tu t’approches de la maison de tes logeurs : Serge, Alia, Mour, Rodzevitch, Pasternak et tous les autres ne sont que souvenirs imaginaires, des haltes nécessaires pour atteindre ton but.

    « Le premier qui quitte souffre moins en amour », dit un dicton. Tu vas l’appliquer au monde et à l’époque qui t’ont malmenée. Tu as décidé de devancer la mort.

    Des mouettes grises suivent la même direction que toi. Tu es en terrain connu. Un lieu presque fraternel. Tu connais le nombre des sillons, connais l’heure exacte où la nuit bleuit la colline et le cyprès taillé en crayon.

    Une poutre, une chaise et une corde t’attendent entre les murs du grenier. Tu n’auras qu’à les rassembler pour en finir avec tous tes problèmes. Te reposer.

    Une mort bien méritée, croiser le fer avec ton époque t’a épuisée.


    Le bruit de la chaise qui tombe dans un grand fracas alerte les maîtres du lieu. Ils accourent, te trouvent suspendue au plafond, font le signe de la croix au lieu de te dépendre. Toucher un cadavre porte malheur.

    Leurs cris ameutent tout le village. Tous courent vers la même maison. Plus personne dans les champs. Les oiseaux tournoient en cercles fermés au-dessus du même toit.

    De retour le soir et voyant l’attroupement devant la porte, Mour sait ce qui l’attend. Tu n’as fait que lui répéter que tu allais te pendre.

    Empêché de rentrer, il s’en va la tête basse, se réfugie chez un ami, n’assistera pas à ta mise en terre. Rien que des inconnus autour de la fosse dans un coin de cimetière du village, sans pierre tombale, sans croix, sans nom, un 31 août 1941.

    Ils ne savent pas qui tu es, n’ont jamais tenu un de tes livres entre leurs mains, ni lu une ligne de tes poèmes.

    « Une vieille comme d’autres vieilles », c’est tout ce que tu es pour eux.

    Partie pieds nus sous cette terre que tu grattais à mains nues pour nourrir ton fils.

    Les feuilles mortes sur votre tombe

    Cela sent l’hiver

    Écoutez-moi oh trépassés

    […]

    Vous riez sous votre pèlerine de voyage

    La lune est haute…



    Vénus Khoury-Ghata, Marina Tsvétaïeva, mourir à Elabouga, roman, Mercure de France, 2019, pp. 181-183.



    MARINA TSVÉTAÏEVA


    Marina T
    Source




    ■ Marina Tsvétaïeva
    sur Terres de femmes


    20 décembre 1915
    27 avril 1916 | Poèmes à Blok, 1
    21 juillet 1916 | Lettre de Marina Tsvétaïeva
    14 août 1918
    19 novembre 1921
    5 décembre 1921, Amazones
    [Bras ployés au-dessus de la tête]
    Cessez de m’aimer
    J’aimerais vivre avec vous




    ■ Voir aussi ▼


    le site Marina Tsvetaeva



    ___________________________




    VÉNUS KHOURY-GHATA




    ■ Vénus Khoury-Ghata
    sur Terres de femmes


    C’était novembre
    Compter les poteaux
    Ils sont deux figuiers
    Le caillou dans la main
    [Pénurie de vie] (poème extrait de Demande à l’obscurité)
    [Les pluies ont dilué le pays]
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Les cheveux rouges de la mère
    → (dans la galerie Visages de femmes) Portrait de
    Vénus Khoury-Ghata (+ un poème extrait de Quelle est la nuit parmi les nuits)





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  • Cécile Wajsbrot, Destruction

    par Angèle Paoli

    Cécile Wajsbrot, Destruction, roman,
    éditions Le Bruit du temps, 2019.



    Lecture d’Angèle Paoli




    Wajsbrot
    Image, G.AdC







    DANS LA HOULE NOIRE




    Que s’est-il donc passé qui s’est durablement installé sans que l’on y prenne garde ? Quelque chose s’est produit, qui a pris forme peu à peu, de manière insidieuse, reléguant le passé dans un lointain désormais indésirable, pour instaurer à sa place un présent monochrome, dominé par une méfiance généralisée allant soudain jusqu’à la peur. Quelque chose s’est produit à l’insu de chacun, entraînant une destruction progressive de ce qui faisait jusqu’alors la vie. Les livres, le théâtre, les concerts, les dîners et discussions entre amis, tout ce à quoi la narratrice était attachée, tout ce en quoi elle croyait, persuadée qu’elle était que cela durerait toujours, a disparu. Progressivement. Progressivement effacé par le travail de sape d’un pouvoir aveugle. Destructeur et jaloux de sa force.

    Ce qui est arrivé se nomme la dictature.

    Destruction. Tel est le titre du remarquable roman de Cécile Wajsbrot. En cinq sections d’une extrême tension, la romancière explore, sous une forme non conventionnelle, la façon dont s’est mis en place le changement drastique auquel la narratrice se trouve confrontée. Dont s’est fait le passage de la société traditionnelle à une société de type totalitaire. De la liberté à l’enfermement. De la clarté aux ténèbres. Anonyme et sans visage, la narratrice est une voix. Ce à quoi elle est désormais réduite, malgré elle. Cette voix est celle d’une grande lectrice et d’un écrivain. Lire/écrire. Deux passions indissociables pour ce que l’on nommait « littérature  ̶  ce monde où les choses écrites existent plus que celles du réel. Où les mots ne sont pas des enveloppes vides qu’on adresse au hasard. Où ils contiennent des idées, des pensées. » Écrire/lire. Deux passions également soumises à la loi obscure des temps.

    La narratrice vient d’être chargée par une autre voix – celle d’un homme – de rendre compte, uniquement par oral, de l’atmosphère qui règne autour d’elle et qui constitue désormais sa vie. La vie de tous. Pourquoi elle ? Pourquoi a-t-elle été choisie ? « Parce que vous connaissez les mots, parce que vous les pratiquez », lui répond son interlocuteur. Ce qui lui est demandé est une sorte de rendez-vous vocal, « un blog oral » hebdomadaire, « un journal de bord sonore » accompagné d’une série de contraintes – le secret notamment. « Par sécurité ». Et la nuit. Autre sécurité. Il ne s’agit nullement d’un « document autobiographique ». Les états d’âme n’intéressent pas les membres du groupe. Il s’agit plutôt d’un « documentaire, d’un récit ». Le commanditaire de ce travail est un opposant au régime en place. Qui travaille pour une organisation clandestine. Il œuvre, semble-t-il, à l’élaboration d’« une gigantesque toile d’araignée, invisible » … qui se tisse à l’insu du pouvoir et le prendra tôt ou tard dans ses rets, au moment où il ne s’y attendra pas. En attendant que survienne ce moment, il faut se résoudre à accepter le passage obligé de/par l’obscurité. Laquelle est symboliquement annoncée à chaque entrée dans une nouvelle section du roman par les références aux éclipses de soleil qui ont jalonné l’histoire, plongeant hommes et bêtes dans la peur : « Le soleil a perdu la lumière et d’épaisses ténèbres ont chassé le jour. » (Odyssée, Livre vingt) / « Sur la longue passerelle reliant le XXe au XXIe siècle, l’ombre était passée, avait recouvert le soleil, intemporelle. »

    Les éclipses ne font-elles pas partie d’une vie ? Ainsi de la poète Nelly Sachs qui « connut bien des éclipses, dans sa vie. Éclipse d’amour, d’argent, de renommée – éclipse d’inspiration, de paix.

    – Pourtant la poésie ne cessa de la guider », dit une voix. À quoi répond en écho une autre voix :

    – « Telle une étoile. »

    Ce qui est certain, c’est que ce qui s’est produit n’est pas arrivé d’un seul coup, en un seul jour. L’ère nouvelle qui s’est ouverte a été concoctée de longue date, en amont, tout au long des ans, de manière imperceptible. Et insidieuse. Sans doute parce que chacun poursuivait son chemin dans la légèreté, le divertissement, l’insouciance et l’incrédulité. Et aussi le déni. Sans doute aussi parce qu’il y avait, dans la griserie éprouvée par les groupes à refaire le monde à peu de frais, l’illusion rassurante qu’ils étaient des veilleurs. Et que cela suffisait pour garantir le maintien de la société dans l’état où elle se trouvait. Sans doute aussi parce qu’il est bien malaisé d’avoir une conscience claire de la déconstruction à l’œuvre avant que ne survienne la destruction. Puis, peut-être, la reconstruction. Or, il faut davantage de temps pour détruire que pour construire, dit la narratrice. Il n’est pas si confortable que cela de démonter ce qui s’est consolidé au fil de tant d’années et de tant d’efforts. Il n’est pas non plus aisé de choisir la bonne « bifurcation », tant sont innombrables les possibilités et tant leurs variantes sont trompeuses. Mais une fois les choses mises en place, il n’y a plus rien à faire, hors attendre.

    Il est néanmoins difficile de dire quand tout cela a réellement commencé. Comment le changement s’est-il produit ? Comment s’est faite la rupture entre l’avant et l’après ? Comment aurait-on pu savoir que la destruction était à l’œuvre alors qu’aucune ruine n’était le moindrement perceptible ? Pourquoi les gens se taisent-ils ? Pourquoi se terrent-ils chez eux dès que tombe le soir ? De quoi ont-ils peur au juste ? Autant de questions qui surgissent entre les lèvres de la narratrice, autant de questions qui ne cessent de la tarauder et auxquelles elle tente d’agréger des idées. « C’était étrange, ce sentiment de sentir quelque chose et de ne pas le sentir, de savoir et, en même temps, d’ignorer… », confie-t-elle à son interlocuteur. Tout en s’interrogeant sur le réel dont elle est censée rendre compte. En effet, tout en faisant le constat des changements survenus dans sa propre vie, la narratrice prend conscience que les structures de la pensée sont elles aussi touchées par l’effacement ou par la submersion :

    « Mais je ne sais plus s’il faut parler au passé ou au présent, si le monde dans lequel nous sommes aujourd’hui est le même que celui dans lequel j’ai vécu jusque-là ma vie. Je ne sais pas où nous en sommes. »

    Tout comme elle déplore l’appauvrissement de la langue et de la pensée ; tout comme elle déplore cette manie de la juxtaposition des événements ̶ sans cesse soumis à l’irruption spontanée, incontrôlable et irréfléchie, de commentaires contradictoires  ̶, la narratrice déplore l’abolition de la chronologie tout comme celle des idées :

    « En effaçant la mémoire collective, ils ont effacé la mémoire personnelle. Nos expériences, même les plus intimes, se rattachent aux événements du monde. Tout ce que je n’ai pas écrit n’existe plus, les idées passent, fugitives, sans revenir ̶ étendant leur ombre comme l’aile d’un oiseau. »

    Le dialogue nocturne avec la voix de l’inconnu se poursuit. L’inconnu oriente les questions, ouvre des pistes, propose d’intercaler d’autres voix, de manière à construire le propos, à obtenir une composition plus étoffée qui viendrait rejoindre le « matériau brut » de la narratrice. Sans cesse il relance son interlocutrice, sans cesse il l’encourage à poursuivre son récit : « et puis »/« et puis » ; ou bien « parlez ». D’autres fois, le dialogue prend les allures d’un match de ping-pong, dans une alternance brève et serrée de questions/réponses.

    « – Qu’espériez-vous ?

    – Je vivais au jour le jour.

    – Qu’attendiez-vous ?

    – Que les choses changent.

    – De quelle façon ?

    – Je ne sais pas … »

    Les préoccupations de l’interlocutrice sont multiples, qui tente de comprendre en quoi tous les livres qu’elle a lus pourraient être éclairants pour le présent ; en quoi la connaissance de l’histoire et des événements qui l’ont bousculée et meurtrie pourrait être d’un réel secours pour identifier les drames en préparation dans le présent ; en quoi le fait d’essayer de recoller les morceaux épars du passé pourrait l’aider, elle et d’autres, à vivre ce présent. Jamais elle n’aurait imaginé que quelque chose puisse se produire, qui remette en question l’équilibre d’un pacte collectif. Qui tenait bon, malgré tout, malgré les mouvements de protestation, et grâce à l’implication de chacun sur des questions bien déterminées. Tant de pétitions signées contre le racisme, contre la montée de la haine, contre la « prolifération nucléaire », contre les dégradations de tous ordres, niveau de vie, pollution, harcèlement au travail. Tout ce pour quoi chacun s’était impliqué, avait manifesté, tout cela en quoi chacun croyait, se révèle, en définitive, vain. Face aux difficultés qui se présentent, la tentation du repli guette. Désespoir et anéantissement. Mais il y a la voix de la nuit, son rendez-vous avec elle, le guide à qui elle transmet chaque semaine ses reportages – ses « chroniques sonores ». Et puis cette image rassurante du phare à laquelle elle se raccroche pour se convaincre qu’elle est bien sur la bonne voie. Celle de l’espoir :

    « J’imagine que nous sommes plusieurs et qu’à notre manière nous allumons un phare, et qu’à travers nous, un rayon de lumière balaie une partie de la nuit. »

    La nuit où tous sont plongés et qui maintient chacun dans la peur.

    Dans ce « nous » qui rassure la narratrice, il y a la voix de l’interlocuteur et derrière lui, tous ceux, invisibles, inconnus, qui sont rattachés à l’organisation dont il dépend et dont elle ne sait rien. Pourtant, de cet inconnu dont elle ignore le nom et à qui elle confie ses enquêtes hebdomadaires, elle attend des signes. Des signes qui la rattacheraient à d’autres et qui rompraient sa solitude. Qui lui restitueraient le désir confisqué de se sentir à nouveau « en phase ». Avec elle-même et avec les autres. En phase avec le monde.

    Au cours de ces entretiens vocaux, le passé reflue par vagues, qui fait remonter à la surface tous les indices qui auraient dû permettre d’identifier « la chose ».

    Ainsi des bribes de discours, des réflexions qui ne cessaient de revenir dans les bouches et dont la récurrence aurait dû éveiller la méfiance :

    « Il ne faut pas trop réfléchir, il faut être spontané, suivre une ligne claire, une seule, et jusqu’au bout éviter les détours, les voies secondaires » ; « Là où est le plus grand nombre, c’est là qu’il faut aller, là est la vérité » ; « les livres les plus lus sont les plus réussis. Le classement des ventes […] est le seul jugement esthétique qui vaille. Les chiffres sont la seule issue. »

    Ainsi s’exprimaient-ils. Ils ? Mais quel visage mettre derrière ce « ils » ? Et qui sait si la narratrice n’en a pas fait partie, elle aussi, sans s’en rendre compte ? Qui sait si elle n’est pas incluse dans le groupe de ceux qui travaillaient à la destruction de la société et du monde ? La voix de la culpabilité est là, qui fait son chemin insidieusement. Mais sa voix est-elle toujours vraiment la sienne ? Elle n’en est pas si sûre, tant le monde alentour est devenu instable. Tant il est devenu obscur et opaque.

    Derrière la voix nocturne de la narratrice affleurent bien d’autres voix. Celles dont elle a fait la collecte avant de les remettre à son interlocuteur inconnu. Démultiplication de voix anonymes qui rejoignent dans leur expression la voix principale. Aux voix viennent s’adjoindre des images. Images du passé, d’événements historiques ayant bouleversé le monde, souvenirs de lectures, de pièces de théâtres, de films qui ont marqué un temps, une époque, à laquelle chacun se sentait rattaché, se sentait partie prenante. De cette adéquation ancienne, que reste-t-il ? Le sentiment d’une illusion construite pour masquer la vérité qui était en train de se préparer avant que de tout engloutir. Pire encore : le sentiment d’un vide existentiel. Abyssal. Qui avait conduit à des dissonances ; à des débordements ; à des dysfonctionnements ; à une dystopie généralisée. Et en définitive à la submersion et à la destruction.

    Ainsi, à travers une polyphonie inquiétante de faits et de réflexions, Cécile Wajsbrot parvient-elle à transmettre au lecteur ses propres hantises. Rien de ce qu’elle décrit avec une précision étonnante et une lucidité extrême ne nous est véritablement étranger. Les voix qui se croisent et dialoguent sont à la fois celles de l’écrivain et les nôtres. Le monde que celles-ci font vivre est glaçant. Il est à nos portes. Il est sans doute déjà là. Comme est présent aussi le surgissement espéré de « la houle noire » à laquelle se mêle la narratrice et qui brise son enfermement :

    « Ils sont partis. Ils ont cédé devant la houle noire et silencieuse qui montait, chaque nuit, devant leur palais. Alors que nous étions rassemblés, ils ont quitté les lieux par une issue secrète et au matin, la vacance du pouvoir a été constatée. »

    Visionnaire, Cécile Wajsbrot ? Ce qu’elle donne à voir, à lire et à entendre, ce qui s’écrit derrière ces « chroniques sonores » d’une intensité que rien ne vient affaiblir, porté par une très belle écriture et par des images fortes, c’est le monde tel qu’il est devenu. Notre monde.

    La question qui se pose désormais à nous, lecteurs, mais pas seulement, est celle de l’épreuve. L’épreuve à affronter, la traverserons-nous avec l’écrivain, côte à côte, dans « la houle noire » qui soudain submerge tout sur son passage, pour qu’enfin puisse advenir la reconstruction tant attendue ?



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Destruction
    CÉCILE WAJSBROT






    ■ Cécile Wajsbrot
    sur Terres de femmes


    Mémorial (lecture d’AP)
    Nevermore (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Cécile Wajsbrot





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  • Laurent Mauvignier, Continuer

    par Angèle Paoli

    Laurent Mauvignier, Continuer, roman,
    Les Éditions de Minuit, 2016.



    Lecture d’Angèle Paoli


    LE RÉCIT D’UNE TRAJECTOIRE




    Du couple profondément œdipien de la mère et du fils, lequel des deux est le plus fragile ? Lequel de Samuel ou de Sybille va plonger, lequel va rebondir du marasme filial dans lequel tous deux pataugent depuis de longs mois ? Samuel/Sybille ? Un adolescent de seize ans, une mère quadragénaire défaite par un divorce qu’elle a suscité et voulu, une femme qui ne doit sa survie qu’à sa tabagie et qui traîne sa silhouette désespérée dans une robe de chambre défraîchie. Telle est la mère de Samuel, dépressive parce que confrontée à ses propres échecs. Impuissante à conduire son fils sur une route qui ait un sens et du sens. Lui, Samuel, hostile et méprisant, subit cette défaite au quotidien. Il traîne en étranger sa dégaine indifférente et camoufle son désarroi sous les oreillettes de son baladeur. Ainsi coupé du monde de sa mère, il glisse. Tous deux glissent. Progressivement. Dans une incompréhension tenace et violente qui les conduit vers le désastre. Le désastre a bien lieu, qui prend Samuel au piège de son étrangeté, et qui s’accompagne soudain d’un sursaut de Sybille.

    Comment sauver un fils qui sombre ? Il faut continuer, bien sûr. C’est la trajectoire et le sens qu’a choisis Laurent Mauvignier pour son dernier roman. Continuer. C’est également la direction que choisit Sybille, avec ce désir sans doute inconscient de se sauver aussi elle-même. Continuer, certes, mais d’une tout autre manière. Ailleurs et différemment. Il faut donc que quelque chose change. Que beaucoup de choses changent. « Je ne le laisserai pas tomber », se dit Sybille au début du roman. Il lui faut trouver un appui et mettre en place une stratégie convaincante. Il faut partir. Le plus loin possible. Cela pourrait ressembler à une fuite s’il n’y avait les chevaux. C’est sur eux que Sybille va compter pour conduire son fils à renouer avec le réel ; et l’amener ainsi, peu à peu, à se prendre en main. Alors, oui, les chevaux. Car Sybille et Samuel ont au moins en commun le goût des chevaux. Les aimer les soigner leur parler. Elle et lui savent. Et, là où Sybille veut entraîner son fils, il faudra se montrer excellent cavalier.

    Le roman de Laurent Mauvignier s’ouvre in medias res au milieu des campements kirghizes. En plein Kirghizistan, pays où les chevaux, dit-on, vivent en liberté. Dans une région du monde aux espaces sans fin. C’est là que Sybille attend. Elle attend que son fils, mis à l’épreuve au jour le jour, se réveille ou se révèle. C’est là qu’elle espère le rendre à la vie. Commence alors une chevauchée duelle. Qui se livre dans la confrontation insolite d’un espace ouvert et d’un espace intime. Le couple Samuel/Sybille s’accroche à la vie rude du Kirghizistan. Une vie de « nomade » où chaque geste compte et où la moindre erreur d’appréciation peut entraîner la mort. D’aventures en échauffourées, de dangers aux multiples formes aux rencontres les plus inattendues, le roman progresse, qui alterne les retours sur le passé et les moments du présent. Ainsi le lecteur passe-t-il sans cesse de l’histoire de Sibylle et de Samuel, et de la peinture de la société malade (la nôtre) qu’ils incarnent, aux cavalcades et joutes, glaciers à franchir et marécages bourbeux où ils manquent de s’engloutir. Du Kirghizistan à la France, de Bordeaux à Bichkek ou à Osh, le récit se déroule en trois temps. Décider/Peindre un cheval mort/Continuer. Et le lecteur aussi continue, emporté par la dynamique de ce récit hors pair, par son rythme haletant, par son suspens. Par la qualité de l’écriture. Les épisodes s’enchaînent, menés tambour battant, dans la tension qui oppose le temps du trio exsangue Sybille Samuel et Benoît (père de Samuel et ex-mari de Sybille) et le présent solitaire en proie à un milieu souvent hostile. Le récit, très cinématographique, mêle dialogues, monologues intérieurs et discours indirects, et glisse naturellement de l’un à l’autre comme par la médiation de fondus enchaînés. Nul besoin ici de ponctuation apparente pour savoir ce qui se pense derrière les visages. Tout se passe avec le plus grand naturel. La parole circule, comme dans cet extrait :

    « Il est très bavard, Toktogoul. On décide rapidement que nos invités dîneront, boiront, dormiront avant de reprendre leur route, et Darika et Kanym, les deux sœurs cadettes de la future mariée qui n’est pas là, veulent absolument faire des cadeaux à Sibylle. Leur mère parle de ce beau jeune homme qui ne dit pas un mot, oui, mon fils, répète Sibylle, et Sibylle regarde son fils, c’est vrai qu’il est beau. Elle est fière de lui quand les hommes d’ici le regardent avec respect, parce qu’il est très grand pour son âge, qu’il a l’air très vif et très agile, ils pensent qu’il doit être très bon sur un cheval, et Toktogoul demande à Samuel s’il a déjà participé à un tournoi d’oulak-tartych, ce jeu où les jeunes s’affrontent autour d’un mouton décapité ? Non, bien sûr. Il n’a jamais fait ça… » (p. 158)

    Et, tandis que le couple mère-fils poursuit sa quête en silence — réservant l’usage des mots pour les moments critiques —, se profile et se précise l’histoire de Sybille. De loin en loin des dates apparaissent. « En 1993, Sibylle vit et travaille à Tours… » Le puzzle d’une vie prend tournure, avec ses ambitions, ses amours, ses drames ses déceptions et ses renoncements. Mais, plus le récit se poursuit sur sa lancée nomade, plus il apparaît comme une évidence que Sybille cherche de nouveaux obstacles et qu’elle se doit de les surmonter. Sortir de l’engluement où elle s’est laissé sombrer. Quant à Samuel, il comprend un matin que Sybille n’est pas seulement sa mère. Elle est aussi une femme. De ce choc émotionnel intense va naître l’accélération vers le dénouement. Un dénouement inattendu qui joue, comme au théâtre, sur un renversement de situation. Ne faut-il pas en effet que l’un des deux personnages succombe pour que l’autre puisse enfin naître à lui-même ? Telle est l’interrogation qui taraude le lecteur. Il faut continuer pour que l’histoire de Sibylle et de Samuel prenne toute sa force, gagne en pleine ampleur. Continuer aussi pour que chacun atteigne la cible vers laquelle il tend depuis les origines et qu’enfin il trouve sa juste place.

    Dans le cahier de tête de ce roman magistral et magnifique, Laurent Mauvignier précise que celui-ci lui a été inspiré par une histoire vécue, relatée en août 2014 dans un article du Monde. Anecdotique, car ce qui fait la vraie valeur de Continuer se situe ailleurs et bien au-delà du récit et des péripéties romanesques d’une histoire vraie. C’est par son écriture et par la réflexion qui la sous-tend et qui la nourrit que Continuer est un grand roman. Nul doute que Laurent Mauvignier atteint l’excellence dans l’art d’écrire. Pour notre plus grand plaisir de lectrice. Qui s’en plaindrait ?



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Laurent Mauvignier, Continuer






    LAURENT MAUVIGNIER


    Laurent Mauvignier
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des Éditions de Minuit)
    la page de l’éditeur sur Continuer







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  • Antonio Moresco, La Petite Lumière

    par Angèle Paoli

    Antonio Moresco, La Petite Lumière, roman,
    Éditions Verdier,
    Collection « Terra d’altri » dirigée par Martin Rueff, 2014.
    Traduit de l’italien par Laurent Lombard.




    Lecture d’Angèle Paoli


    Moresco







    DE LA SURVIVANCE DES LUCIOLES



    Que s’est-il donc passé dans la vie de cet homme pour qu’il décide de disparaître ? Aucun lecteur de La Petite Lumière n’en saura rien. Même si Antonio Moresco, l’auteur de ce mystérieux récit, sème au fil des pages quelques indices. Sans doute la cruauté inextinguible du monde — celle-là même qui se voit, se vit au cœur de la nature et qui livre combats sous les yeux du narrateur — a-t-elle poussé cet homme à se retirer loin de tous.

    « Où je peux bien aller pour ne plus voir ce carnage, cette irréparable et aveugle torsion qu’on a appelée vie ? »

    Ainsi s’interroge cet étrange personnage qui ne livrera rien de sa vie, dont le lecteur ne saura ni le nom ni l’âge ni la fonction, qui ignorera tout de son passé. Tout ce que chacun saura, c’est ce qu’il confie dès l’incipit :

    « Je suis venu ici pour disparaître, dans ce hameau abandonné et désert dont je suis le seul habitant. »

    L’homme a trouvé refuge — depuis quand ? — dans une petite maison perdue au milieu des bois. Là, dans cet environnement d’arbres et de pierres sèches, le solitaire a tout loisir, dès qu’il s’est acquitté des tâches quotidiennes, d’observer le monde qu’il habite désormais. Autour de lui, des ruelles des ruines un petit cimetière avec ses lumignons. Des morts sans noms, oubliés depuis longtemps, dont la présence est aussi singulière que l’est l’absence de vivants. Au-dessus de lui, le ciel et les étoiles, les hautes futaies qui livrent bataille avec l’infini. Présences permanentes à ses côtés, les deux infinis se côtoient : l’infiniment grand, avec ses frondaisons inhospitalières qui s’étendent à perte de vue, ses vallonnements et ses ravins, ses pentes qui découpent le paysage ; l’infiniment petit, avec ses bruissements d’insectes ses pépiements d’oiseaux invisibles dans la feuillée, avec les luttes minuscules que se livrent les bêtes qui gîtent dans les sous-bois. Mais ce qui frappe d’emblée dans le regard que l’homme solitaire porte sur les choses, c’est, parallèlement à la complexité des enchevêtrements de la nature, face à l’immensité cosmique, la miniaturisation des choses. Une miniaturisation qui est donnée dès le titre du roman : La Petite Lumière [La lucina]. L’on retrouve cette miniaturisation sous la plume de l’auteur dans sa Lettre à l’éditeur. Parlant de cette histoire, il la présente comme « une petite boite noire » ; « une petite météorite qui s’est détachée de Chants du chaos » ; « une petite lune qui s’est détachée de la masse encore en fusion » de son prochain roman. « Une petite créature siamoise » qui s’est détachée « de l’autre corps plus grand » pour laisser à ce « court récit » son indépendance et sa liberté de vivre. Ainsi cette façon de parler de son œuvre s’inscrit-elle au cœur de la langue d’Antonio Moresco.

    Tout au long du récit, mais en particulier dans les premières pages, l’adjectif « petit(e) » sert de dénominateur commun à toute une série d’objets :

    « petit [escalier / cimetière / lit / bruits / troncs / potagers / hameau / papillons…] »

    « petite [maison / chambre / route / place /église / clairière… ] »

    Et bien sûr, « lumière ». « La petite lumière ». Elle est là, dès l’incipit, qui revient soir après soir, toujours à la même heure. Obsédante, têtue, elle interpelle l’homme qui scrute l’obscurité :

    « “Qu’est-ce que ça peut bien être, cette petite lumière ? Qui peut bien l’allumer ?”, je me demande tout en marchant dans les rues empierrées de ce petit hameau où personne n’est resté. »

    Sans doute cette miniaturisation — qui favorise la disparition et, par contraste, rend plus inquiétante la nature — prépare-t-elle le narrateur à la rencontre qui va se produire quelques pages plus loin. En effet, intrigué par la présence — en ce lieu qu’aucune vie humaine ne hante —, de cette « petite lumière », le « je » va entreprendre une série d’approches. Identifier le lieu où la lucina apparaît, soir après soir ; interroger villageois et farfelu égaré hors du monde pour tenter de mettre un nom sur ces apparitions régulières ; partir en reconnaissance. Or, ce que le narrateur découvre, c’est, exactement sur l’autre versant, sur la crête opposée à la sienne, l’existence d’un « petit garçon ». Un petit bonhomme en culottes courtes, qui vit seul dans sa « petite maison ». Et qui, comme lui, accomplit les tâches quotidiennes, les mêmes rituels familiers. Lessives repas vaisselles astiquage repassage. Le tout sans se plaindre sans rechigner. Avec une méticulosité et un savoir-faire d’un autre temps. Qui est-il ? D’où vient-il ? Où sont ses parents ? Pourquoi est-il tout seul ? Autant d’interrogations qui taraudent l’homme. En même temps que le lecteur. Au fil des rencontres, le « je » hasarde des questions. Peu bavard, tout occupé à ses activités, le petit garçon — avec « sa petite dent cassée », « sa petite tête rasée », « ses petites mains », ses « petits vêtements » —, ne répond que parcimonieusement. Et succinctement. Désarçonné, le narrateur en vient à douter de la nature de l’enfant :

    « “Est-ce que c’est vraiment une créature de ce monde-ci ?”, je me disais. »

    Un enfant hors temps qui dit des autres enfants — ceux qui fréquentent l’école de jour — « ce sont les vivants ».

    Tandis que le dialogue se noue petit à petit entre le lilliputien et le géant, que chacun apprivoise l’autre par sa présence affectueuse et discrète, le mystère grandit de cet enfant en culottes courtes, sortant de l’école du soir, portant cartable sur le dos et faisant ses devoirs sous la lampe. Et le lecteur de s’interroger : l’enfant est-il le double de l’homme ? Son écho fidèle ? Un extraterrestre comme lui puisque tous deux vivent exilés à l’écart de leurs semblables. Tout, dans la narration, le laisse à penser. Peut-être même cet enfant est-il celui que le narrateur fut jadis et qu’il retrouve dans le dédoublement insolite qui naît au cœur de sa solitude. Tous deux, en marge de la vie, évoluent aux confins de la mort. Lequel de l’enfant ou de l’homme sera pour l’autre la luciole qui le sauvera ?

    Tout au long du cheminement qui le conduit vers l’enfant, le narrateur ne cesse d’invectiver le monde qui l’entoure. Depuis les crapauds et les « guêpes hargneuses » jusqu’aux étoiles, en passant par toutes les formes de la matière, minérale, végétale, organique, cosmique. Il ne cesse d’interroger la nature. Sans espoir de réponse.

    « Mais elles ne répondent pas » / « Mais ils ne répondent pas ».

    Seules les hirondelles répondent :

    « Oui, oui, on est folles ! elles me répondent, ces bestioles survoltées, sans arrêter de frôler le sol de la ruelle et le fil de l’eau, comme des flèches, en trissant… »

    Parfois l’interrogation se poursuit au-delà du dialogue avec les présences immédiates, dans la volonté de percer le secret de la complexité-gigogne de l’univers.

    « Comment savoir si au-dessus du ciel il y a un autre ciel ? »

    « Comment savoir si la lumière n’est pas elle aussi à l’intérieur d’une autre lumière ? Et quelle lumière ça peut bien être, si c’est une lumière qu’on ne peut pas voir ? »…

    Autant de questions qui s’emboîtent les unes dans les autres comme autant de maillons, avec leur lot de mystères, closes chacune sur une absence de réponse. Ainsi le narrateur poursuit-il son dialogue inépuisable. Sans doute pour tenter de comprendre le pourquoi de son existence et celui de sa place dans un univers dont le sens lui échappe.

    « Alpha du Centaure, l’étoile la plus proche de notre soleil, se trouve à une distance de quatre années-lumière. Le Grand Nuage de Magellan, la galaxie la plus proche de notre galaxie, se trouve à cent soixante-cinq mille années-lumière de notre système solaire. Et moi, là, assis sur cette chaise en fer qui s’enfonce de plus en plus dans le sol, dans cet endroit hors du monde, à la même distance de tout et de l’espace et du temps et de ma vie et de ma mort… »

    À défaut de trouver une réponse dans les astres et le cosmos, peut-être le narrateur trouvera-t-il un peu de clarté dans les « milliers de lucioles »… « qui pullulent au milieu du feuillage épais et noir, avec leurs myriades de petites lumières qui s’allument et qui s’éteignent par intermittence » pour faire naître avec elles un « monde enchanté ». Elles qui ont résisté de toute la force contenue dans leur « petit corps » et que la grêle n’a pas anéanties. Leur survivance au cœur même des cataclysmes qui secouent leur monde peut-elle être considérée comme un signe d’espoir ? Celui, par exemple, d’une amitié aux formes inattendues, contours auxquels seules les « âmes errantes » que sont ces insectes luminescents sont susceptibles de donner naissance.

    Profondément onirique, ce court récit n’en est pas moins un très grand roman. Un texte magnifique, poétique et prenant, le premier de cet auteur italien à être traduit en français. Une belle découverte. À partager à l’infini.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Antonio Moresco, La Petite Lumière







    LETTERA ALL’EDITORE



    Caro Antonio,


    Ti mando questo breve romanzo, che ho scritto alcuni mesi fa su un quaderno. Non mi va di anticipartene qui, in poche righe, la storia, perchè non mi è facile parlarne, perchè preferisco che tu la scopra da solo pagina dopo pagina, e per non toglierti la sorpresa.

    E’ una storia scaturita da una zona molto profonda della mia vita, è come una piccola scatola nera. Parlandoti di questa cosa che mi urgeva dentro e che stavo per cominciare a scrivere, una sera ti ho detto che sarebbe stata per me, in un certo senso, testamentaria, che se fossi crepato il giorno dopo averla scritta sarebbe stata il mio testamento. Non perchè la consideri più significativa e importante di libri come Gli esordi o Canti del caos, ma proprio per la sua particolare natura intima e segreta.

    Anche questa, come Gli incendiati, è stata un’irruzione incalcolata e improvvisa. Come il primo è un piccolo meteorite che si è staccato da Canti del caos, così questa è una piccola luna che si è staccata dalla massa ancore in fusione del mio nuovo romanzo, che si intitolerà Gli Increati.

    La lucina è nata da uno spunto di poche righe, solo una piccola scena annotata negli appunti che ho buttato giù per anni in vista degli Increati. Credevo che questa scena avrebbe trovato posto là dentro, che vi avrebbe occupato al massimo mezza paginetta. Invece ha evidentemente lavorato in segreto dentro di me. Così, a un certo punto, ha preteso una sua vita autonoma. E allora è cresciuta come una piccola creatura siamese, fino al momento in cui ho dovuto staccarla dall’altro corpo più grande su cui si era inizialmente annidata.

    Ecco, questa è la storia del piccolo libro che adesso hai tra le mani.
    Antonio Moresco



    Antonio Moresco, La lucina, Arnoldo Mondadori Editore, Collana Libellule, 2013, pp. 5-6.





    Antonio Moresco, La lucina







    LETTRE À L’ÉDITEUR



    Cher Antonio,


    Je t’envoie ce court roman, que j’ai écrit il y a quelques mois sur un cahier. Je n’ai pas envie d’en éventer ici l’histoire, en quelques lignes, parce qu’il n’est pas facile pour moi d’en parler, parce que je préfère que tu la découvres tout seul, page après page, et ne pas te gâcher la surprise.

    C’est une histoire qui surgit d’une zone profonde de ma vie, c’est comme une petite boite noire. En te parlant de cette chose qui urgeait en moi et que j’étais sur le point de commencer à écrire, un soir je t’ai dit qu’elle serait pour moi, d’une certaine façon, testamentaire, que si je crevais au lendemain de l’avoir écrite, elle serait mon testament. Non pas que je considère qu’elle soit plus significative et plus importante que mes autres livres, tels que Les Débuts ou Chants du chaos, mais justement à cause de sa nature intime, particulière et secrète.

    Cette histoire aussi, tout comme Les Incendiés, a été une irruption spontanée et soudaine. Tout comme ce livre est une petite météorite qui s’est détachée de Chants du chaos, cette histoire est une petite lune qui s’est détachée de la masse encore en fusion de mon prochain roman, qui aura pour titre Les Incréés.

    L’idée de départ de La Petite Lumière tient en quelques lignes, juste une petite scène au milieu de notes griffonnées pendant des années en vue des Incréés. Je croyais que cette scène trouverait sa place dans ce projet, qu’elle y occuperait tout au plus une demi-page. Or, de toute évidence, elle a travaillé secrètement en moi. Et, à un certain moment, elle a voulu vivre sa propre vie. Alors elle a grandi comme une petite créature siamoise, jusqu’au moment où j’ai dû la détacher de l’autre corps plus grand dans lequel elle s’était initialement lovée.

    Voilà donc l’histoire de ce petit livre que tu as entre les mains.
    Antonio Moresco      



    Antonio Moresco, La Petite Lumière, roman, Éditions Verdier, Collection « Terra d’altri » dirigée par Martin Rueff, 2014, pp. 7-8. Traduit de l’italien par Laurent Lombard.



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  • Jérôme Ferrari, Le Sermon sur la chute de Rome

    Prix Goncourt 2012

    Jérôme Ferrari, Le Sermon sur la chute de Rome, roman,
    Actes Sud, 2012.

    Prix Goncourt 2012



    Lecture d’Angèle Paoli



    C
    Ph., G.AdC






    « L’ESPACE INTÉRIEUR DE L’ÂME »




        Je m’étais pourtant juré de n’entreprendre aucune recension du dernier roman de Jérôme Ferrari. Par esprit de contradiction, d’abord, parce que Le Sermon sur la chute de Rome fait la « une » de l’actualité romanesque de cette rentrée littéraire, parce qu’il est « goncourable » (quel vilain néologisme !), parce que Jérôme Ferrari incarne l’écrivain dans lequel la communauté corse aspire à se reconnaître. Mais surtout, parce que je ne suis pas sûre que tout ce tintamarre qui agite la blogosphère et la presse littéraire ne finisse pas par agacer l’auteur, voire par lui nuire. Finalement, cédant aux sirènes de l’écriture et au plaisir d’écrire à partir de « l’espace intérieur de l’âme » de Jérôme Ferrari, en ce jour gris de début d’automne, je reprends le récit complexe que le romancier a jeté dans la mare, avant que celui-ci ne prenne la fuite aux Émirats. Et nous abandonne là à nos piteuses élucubrations de lecteurs.


    Ce qui m’a d’emblée troublée ― et attirée ― dans ce roman, c’est son titre. Un titre à double entrée, qui ancre le roman dans l’Histoire d’une Antiquité depuis longtemps révolue ; et qui relie, de manière implicite, ce moment décisif de la chute de Rome à la personnalité vibrante de saint Augustin, évêque d’Hippone (395) et auteur de sermons prononcés entre 410 et 412 dans cette cité de l’Afrique romaine. Voilà bien une matière romanesque peu ordinaire susceptible d’éveiller le naturel curieux d’une lectrice. Au-delà du titre, ma curiosité et mon intérêt ont été rapidement happés par une question tenace : par quels subterfuges fictionnels, par quelles « impostures » le romancier va-t-il parvenir à établir des ponts entre le macrocosme de l’Histoire liée à la mort de l’Empire romain et le microcosme agité d’un petit village perdu de la Corse d’aujourd’hui ? Quels rapports insoupçonnés le monde de la modernité qui est le nôtre entretient-il avec son lointain passé ?


    Depuis les origines, une même violence secoue les hommes. Une même cruauté les plonge dans le Chaos et dans la Nuit. À la furie sanguinaire d’Alaric le Wisigoth dévastant l’Empire romain et anéantissant Rome en août 410 répond la violence du corps à corps final de Virgile Ordioni et de Pierre-Emmanuel (scène d’émasculation qui fait écho à la scène initiale de castration des verrats, les mains expertes du sacrificateur baignant dans la tripaille génitale de l’animal), bagarre qui se solde par la mort de Virgile, tué d’un coup de pistolet par Libero Pintus. De vagues de fond dévastatrices en déclin annoncé des civilisations, de cercles en cercles de plus en plus rapprochés, resserrés sur un même groupe humain, l’histoire se répète, faite de soubresauts, de renaissances illusoires et de chutes irréversibles. Le centre de gravité du monde se déplace, les Empires tombent, plongeant l’univers et les hommes dans les ténèbres. Pour autant les peuples demeurent et survivent à leurs souffrances. Au monde ancien qui vient de disparaître succède un monde nouveau, tellement peu différent du précédent qu’il est presque impossible d’entrevoir le moindre frémissement de changement.


    « Mais rien ne se passait, un monde avait bel et bien disparu sans qu’aucun monde nouveau ne vienne le remplacer, les hommes abandonnés, privés de monde, continuaient la comédie de la génération et de la mort, les sœurs aînées de Marcel se mariaient, l’une après l’autre, et l’on mangeait des beignets rassis sous un implacable soleil mort… »


    Éternel retour sur lui-même ― comment parler de recommencement puisque rien n’a encore commencé ? ―, le monde est cet Ouroboros primitif qui unit dans le même nœud les origines et la fin. Ainsi s’ouvre le roman de Jérôme Ferrari :


    « Comme témoignage des origines ― comme témoignage de la fin, il y aurait donc cette photo, prise pendant l’été 1918 »


    Phrase que l’on retrouve presque à l’identique dans la dernière phrase du roman :


    « Il revoit seulement l’étrange sourire… que lui avait offert la candeur d’une jeune femme inconnue, pour porter devant lui témoignage de la fin, en même temps que des origines, car c’est un seul et même témoignage. »


    Aveuglément ballottés par le malheur dont ils engendrent eux-mêmes les ondes dévastatrices, les hommes ne sont-ils pas toujours les mêmes êtres anéantis par l’effondrement de leurs rêves et de leurs certitudes ? Qu’ils assistent impuissants à l’anéantissement de leur dieu et de leurs croyances ― aux rites de Manès auquel Augustin avait d’abord souscrit (Manès, qui tient le monde extérieur pour seul responsable du malheur des hommes) succède la religion chrétienne à laquelle Augustin s’est converti ―, qu’ils reviennent à jamais meurtris par les guerres successives qui les ont détruits ou qu’ils soient secoués, dans cet été caniculaire qu’ils traversent, par les obscures pulsions animales qui les habitent, les hommes souffrent d’être la proie de leurs échecs et de leurs désillusions. D’une génération à l’autre, à l’insu de chacun et de tous, se transmet le poids annihilant d’errements ancestraux, de renoncements et d’amères déceptions.


    Au cœur d’un univers clos dans lequel l’enfermement joue son rôle de vecteur du tragique (de l’île au village et du village au bar), confronté aux forces brutes qui les malmènent, chacun reste assujetti à la part animale qui est la sienne, trouvant dans la brutalité et la sauvagerie sa principale raison d’exister. Chacun se vautre dans la trivialité ― obscénité des gestes et légèreté des mœurs, vulgarité du langage et violence verbale ―, unique recours à la détresse qui travaille de l’intérieur le petit monde de Jérôme Ferrari. Construit sur le vide existentiel et sur l’absence (absence de Marcel sur la photo, disparition de Hayet, probablement due au sentiment d’exaspération provoqué par « la société des hommes », fuite de la femme de Gratas [pitoyable bonhomme !] et de ses enfants, mort de l’épouse de Marcel, abandon à la naissance de leur fils Jacques, confié à Jeanne-Marie, la sœur de Marcel Antonetti…), sur la désintégration progressive des familles et des couples, sur le ratage intellectuel et affectif des personnages (Matthieu Antonetti et Libero Pintus), l’univers de Jérôme Ferrari semble voué à la destruction et à une disparition mortifère, sans le moindre espoir de rédemption. Une situation qui fait trembler de terreur et d’effroi. Sans doute parce qu’elle est visionnaire et renvoie, en miroir, à la médiocrité qui est la nôtre et, au-delà, au déclin, désormais inéluctable, de la civilisation occidentale. Vision pessimiste à l’extrême qui fait dire à l’ami d’enfance de Marcel, Sébastien Colonna, antisémite et anticommuniste patent, témoin comme lui de la libération de la Corse par les Forces françaises :


    « Regarde un peu de quoi ont l’air nos libérateurs, des Maures et des Nègres, c’est toujours pareil, les barbares offrent d’abord leurs services à l’Empire avant d’en précipiter la chute et de le détruire. Il ne restera rien de nous. »


    Et, au sein du petit groupe, il ne se trouve aucune voix pour s’élever contre ces propos et les nuancer en rappelant à Sébastien Colonna que nombreux sont les « goumiers » d’Afrique qui ont payé de leur peau et de leur sang la libération de l’île. Les cimetières de Corse sont là pour en témoigner.


    Et Augustin, dans tout cela, quelle est sa place ? Certes, en dehors du titre, l’auteur du roman s’appuie, dès l’exergue, sur un extrait du sermon 81, §8, daté de décembre 410. Extrait qui, par-delà le rappel de ce qu’est le monde, laisse cependant entrevoir un rai de lumière, probablement pour une vie autre que celle qui se déroule sur Terre :


    « Le monde est déjà haletant de vétusté, mais ne crains rien : ta jeunesse se renouvellera comme celle de l’aigle. »


    Par ailleurs, dans sa postface, Jérôme Ferrari précise que, si les titres de chapitres (sept en tout) « proviennent des sermons d’Augustin », le dernier chapitre n’est nullement concerné. Celui-ci constitue donc une exception. En effet, Le Sermon sur la chute de Rome est un « sermon introuvable », une sorte de sermon apocryphe. Le prêche magistral attribué à Augustin dans le dernier chapitre semble donc pure invention romanesque. Pourtant il y a là trois pages d’une rhétorique du discours religieux parfaitement assimilée. Une rhétorique au demeurant parfaitement convaincante. Étonnante liberté du romancier dont le talent réside aussi dans la faculté qu’il a de conduire le lecteur dans le labyrinthe de son imagination, de ses connaissances et peut-être aussi de ses propres convictions ! Mais liberté, aussi, du lecteur de se tenir à distance et de garder en état de veille son esprit critique !


    En dehors de ce prêche éblouissant ― qui prend corps dans la mort de Marcel et s’achève avec la mort d’Augustin ―, la présence d’Augustin existe bel et bien dans la trame du récit et l’« âme » du prêcheur d’Hippone y court, tantôt en filigrane, tantôt de manière plus soutenue. Cette présence frémit à travers les noms de certains personnages. Celui d’Aurélie dont le prénom est un écho féminisé du patronyme de l’évêque d’Hippone : Aurelius Augustinus. Ou celui de Massinissa ― souvenir du héros numide de la Seconde Guerre punique ― dont Massinissa Guermat, qui accompagne Aurélie dans ses recherches archéologiques, porte le nom :


    « Elle ne lui laissa pas de lettre. Elle ne voulait pas lui laisser autre chose que son absence car c’est par son absence qu’elle hanterait Massinissa pour toujours, comme le baiser d’une princesse disparue hantait encore le roi numide qui portait son nom. »


    Ainsi l’Histoire se prolonge-t-elle par ondes imprévisibles, semant ses signes avant-coureurs de catastrophes, et renaît-elle de ses cendres mêmes. De même que certains personnages, présents dans le précédent roman (Où j’ai laissé mon âme), resurgissent dans celui-ci. À la discontinuité de la chaîne du temps historique, Jérôme Ferrari répond par la continuité assurée par Jeanne-Marie (la sœur de Marcel) et par son mariage avec le capitaine André Degorce. À moins que la résurgence de ces personnages corresponde au contraire à une vision pessimiste du romancier pour qui la vie persisterait à perpétuer à l’infini les mêmes errements, les mêmes mensonges, les mêmes dérisoires destins !


    Augustin est également présent ― même si c’est en négatif ― dans les convictions philosophiques de Libero. Avant de partager avec son ami Matthieu (petit fils de Marcel, et « adepte », lui, de la philosophie de Leibniz), la gérance du bar de Marie-Angèle, ce fils d’émigrés sardes a consacré ses années d’étudiant à l’étude des textes de saint Augustin. Longtemps persuadé que la lecture de La Cité de Dieu ainsi que celle « des quatre sermons sur la chute de Rome » constituait « un acte de haute résistance », Libero en vient un jour à se mépriser lui-même de s’être ainsi laissé absorber par l’étude stérile de celui qui n’est plus pour lui « qu’un barbare inculte. » Dès lors, aspiré par les spirales de sa propre pensée, Libero s’enfièvre. Il se lance dans une diatribe contre celui « qui se réjouissait de la fin de l’Empire parce qu’elle marquait l’avènement du monde des médiocres et des esclaves triomphants dont il faisait partie, ses sermons suintaient d’une délectation revancharde et perverse, le monde ancien des dieux et des poètes disparaissait sous ses yeux, submergé par le christianisme avec sa cohorte répugnante d’ascètes et de martyrs, et Augustin dissimulait sa jubilation sous des accents hypocrites de sagesse et de compassion, comme il est de mise avec les curés. »


    Quant à Marcel, à l’époque où il est envoyé à Casablanca où il occupera un poste d’officier d’intendance, ses pensées ensommeillées l’entraînent dans une succession de rêves déçus :


    « … et à Bône, de la cathédrale qui avait recueilli la prédication d’Augustin et son dernier souffle recouvert par les clameurs des Vandales, il ne restait qu’un terrain vague, recouvert d’herbes jaunes et battu par le vent. »


    Bien des années plus tard, il est donné à Aurélie, sa petite fille, de faire le même constat. Après une année de fouilles sur le site d’Annaba, force lui est de constater que la cathédrale d’Augustin est elle aussi introuvable. Il ne reste de ses marbres qu’un champ de ruines. Mais la foi d’Aurélie est intacte et « le marbre de l’abside où l’évêque d’Hippone, entouré de clercs en prière, avait agonisé brillerait à nouveau sous les rayons du soleil ».






    A
    Ph., G.AdC






    De même que le roman est parcouru de signes avant-coureurs de désastres, il l’est aussi de signes de lumière. Toute la lumière du monde de Jérôme Ferrari semble s’être incarnée dans le personnage féminin d’Aurélie. Une lumière diffuse, difficile à cerner, coule entre les chapitres et unit en une singulière image trinitaire Marcel/Aurélie/Augustin. Intimement liés, les trois personnages apparaissent à trois moments clés du récit.


    Au moment de mourir, Marcel tient dans sa main la main d’Aurélie. « Il n’a pas peur. Il sait qu’elle est là, guettant pour lui la calme arrivée de la mort, et il se laisse aller contre son oreiller. » Dans cet apaisement que lui procure la présence bienfaisante de sa petite fille, l’esprit de Marcel est porté par le flux de souvenirs et de pensées confuses qui mêlent passé et présent. Les images obsessionnelles de toute une vie reviennent à l’identique, avec la même progression :


    « Nous ne savons pas, en vérité, ce que sont les mondes. Mais nous pouvons guetter les signes de leur fin. Le déclenchement d’un obturateur dans la lumière de l’été, la main fine d’une jeune femme fatiguée, posée sur celle de son grand-père, ou la voile carrée d’un navire qui entre dans le port d’Hippone, portant avec lui, depuis l’Italie, la nouvelle inconcevable que Rome est tombée. »


    Et au début du roman, par anticipation peut-être de ce que sera sa fin :


    « Peut-être pouvons-nous reconnaître les signes presque imperceptibles qui annoncent qu’un monde vient de disparaître, non pas le sifflement des obus par-dessus les plaines éventrées du Nord, mais le déclenchement d’un obturateur, qui trouble à peine la lumière vibrante de l’été, la main fine et abîmée d’une jeune femme qui referme tout doucement, au milieu de la nuit, une porte sur ce qui n’aurait pas dû être sa vie, ou la voile carrée d’un navire croisant sur les eaux bleues de la Méditerranée, au large d’Hippone, portant depuis Rome la nouvelle inconcevable que les hommes existent encore, mais que leur monde n’est plus. »


    À la mort de Marcel succède, quelques pages plus loin, celle d’Augustin. Au moment « de se tourner vers le Seigneur », dans l’enroulement de ses pensées et de ses souvenirs, Augustin passe lui aussi en revue les événements dont il a été le témoin et dont il entrevoit les enchaînements futurs. Au milieu des doutes qui l’assaillent et de la conviction qu’aux ténèbres succèdent les ténèbres, une seule image survient, consolatrice et humaine :


    « il revoit seulement l’étrange sourire mouillé de larmes que lui avait jadis offert la candeur d’une jeune femme inconnue, pour porter devant lui témoignage de la fin, en même temps que des origines, car c’est un seul et même témoignage. »


    C’est sans doute dans le personnage d’Aurélie que se joue la rédemption des êtres qui l’entourent. Sa générosité et sa fraîcheur la distinguent de la gent féminine équivoque du bar du village. Son lien privilégié avec son grand-père Marcel, sa fidélité à saint Augustin, l’enthousiasme qu’elle manifeste dans le travail qui est le sien, la calme ténacité qu’elle oppose aux obstacles qui se présentent à elle, allègent l’univers du roman de Jérôme Ferrari. Seule parmi tous les protagonistes du récit, Aurélie irradie de sa lumière la noirceur qui baigne Le Sermon sur la chute de Rome. Son sourire énigmatique, sa main fine posée sur celle du mourant ― actes minuscules de présence à l’autre ― sont autant de signes susceptibles de racheter le monde. Sans doute suffit-il d’un seul être pour que tous les autres soient sauvés du néant.






    B
    Ph., G.AdC






    Quant à « l’âme de la Corse », elle se trouve tout entière lovée dans cette page où violence et beauté se côtoient dans un contraste saisissant. Elle passe par le déroulé de la rêverie de Matthieu, pourtant occupé avec ses compagnons « à se gaver de couilles de porc grillées au feu de bois… ». Le regard du jeune homme s’accroche aux nuages qui filent vers la montagne, glisse vers la « chapelle consacrée à la Vierge », depuis longtemps désertée, livrée à la solitude et aux vents. Il ne reste de ce modeste édifice que des vestiges enfouis sous la rocaille et les chardons. De là, bercé par le ronronnement des voix de Sauveur et de Virgile, la pensée de Matthieu s’égare dans les méandres de la langue corse dont le mystère épouse celui des « grondements du fleuve dont on entendait couler les flots invisibles tout au fond du précipice encaissé qui déchirait la montagne… » ; langue « dont il savait qu’elle était la sienne » même s’il ne la comprenait pas et qui a tracé en lui le sillon d’une « plaie profonde » pareille à celle qui déchire la montagne. Tiré de sa rêverie par Virgile qui extirpe de la pièce où sèchent les fromages une vieille malle remplie de trésors de guerre, Matthieu découvre tout un pan de l’histoire qu’il n’a pas vécue. Défilent alors les fameux pistolets Sten parachutés dans le maquis, la terreur des Italiens, les moteurs des avions, les hauts faits de Ribbeddu, « héros redoutable » de l’Alta Rocca. Après quoi, Virgile s’empare d’un fusil et, assis côte à côte sur un gros rocher en surplomb du ravin, chacun à son tour tire « sur le versant opposé de la montagne », perdu dans la poursuite de l’écho des coups de feu en partie absorbés par la brume. Malgré le froid qui le saisit, malgré la meurtrissure qu’il ressent à l’épaule, le bonheur de Matthieu est englobant et « parfait ».






    D
    Ph., G.AdC






    Par-delà tous les clichés possibles, ces deux pages magnifiques, si justes de ton, suffisent à combler mon bonheur de lectrice.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli (mis en ligne le 26 septembre 2012)






    JERÔME FERRARI


    Portrait de Jérôme Ferrari
    Image, G.AdC



    ■ Jérôme Ferrari
    sur Terres de femmes

    Où j’ai laissé mon âme (note de lecture d’AP)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur telerama.fr)
    Le romancier Jérôme Ferrari, prix Goncourt 2012 (Marine Landrot – Télérama n° 3278)





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