Étiquette : Sabine Dewulf


  • Cécile Guivarch, C’est tout pour aujourd’hui

    par Sabine Dewulf


    Cécile Guivarch, C’est tout pour aujourd’hui,
    éditions La Tête à l’envers, 2020.



    Lecture de Sabine Dewulf


    « Ce titre est une formule du quotidien qu’utilisaient volontiers les anciens. Non pas les ancêtres de Cécile Guivarch, cette fois-ci, mais ces femmes et hommes qui habitaient une durée différente, où la vie et le temps semblaient brodés d’une même étoffe. Dans son entreprise, la poète s’appuie sur un support original : des lettres et des cartes postales contenant des phrases toutes simples, citées en italiques, soit en regard des poèmes, sur la page de gauche ou de droite, soit semées parmi eux. C’est l’une de ces lettres qui a le dernier mot, presque sacralisée par le fait qu’à la fois elle achève et baptise l’ouvrage : « Je ne sais quoi dire de plus. // C’est tout pour aujourd’hui. » Ainsi ce livre mérite-t-il doublement le nom de recueil.

    Trois sections le subdivisent. La première, « De vous à moi », pose le projet et le lien qui en réalité se tisse à double sens : « Je viens à vous chaque jour ». La deuxième, la plus longue, intitulée sobrement « Vous », se consacre davantage au contenu des lettres, qui correspond à un grand nombre d’actions : cuisiner, couper les fleurs des champs, pousser les bêtes dans l’étable, labourer, fabriquer le cidre… faire la guerre, enfin. La troisième section est dédiée à la première personne du pluriel, celle qui a succédé à la génération disparue : « C’est nous, aujourd’hui. » Non pas totalement disparue, à plusieurs titres. D’abord, parce que nous communiquons et écrivons toujours : Cécile Guivarch, à la fin du livre, se dit « Fière de travailler chez Orange où la révolution numérique […] continue de relier les personnes entre elles. » Ensuite parce que son écriture prend un soin infini à ressusciter ces missives, en embrassant ce qui, sur le papier jauni, prenait le temps de former « de si belles lettres », au sens premier du terme. Enfin, dans la mesure où le besoin perdure de forger les maillons d’une chaîne d’expression essentielle, centrée sur cette formule dont se moquent certains, où se lit notre profonde compassion : « Mais peut-être que les mots d’autrefois / sont toujours les mêmes aujourd’hui. // Cela fait plaisir de vous savoir en bonne santé. »

    Cependant, quelle relation peut bien entretenir la poésie avec cette sorte d’écrits tracés par des mains accoutumées à d’autres tâches, que la poète réunit sous le nom de « labeur » ? Aucune, a priori. Sauf que ces écritures se révèlent fraîches et généreuses comme le jour, dans la lumière d’un temps qui se déroule pleinement, de l’aube au crépuscule : « Les attentions à s’embrasser sans compter / ainsi que vous saviez si bien le faire matin et soir. » On le pressent, elles viennent directement du cœur et du bon sens : celui qui n’écarte ni la pluie ni l’orage au prétexte que cela ne lui conviendrait pas. Elles accueillent l’aujourd’hui exactement tel qu’il est : « ces petites choses dont jouir chaque jour ». Et savent se taire quand l’instant en est venu : « Puis vous n’aviez plus rien à dire ». Tout comme en poésie : « Vous n’êtes pas pages blanches, vos poèmes sont dans vos lignes. »

    Ce n’est donc pas un livre-musée que nous propose ici Cécile Guivarch, mais un dialogue vivant, impromptu, accordé au poème : « Vous n’êtes pas dans l’ordre, ni le nombre des années ». Une conversation émouvante et aimante : « J’aimerais vous serrer contre moi » ; « Vous tenez dans ma main. » Sans cesse la poète s’adresse à ces anciens qu’elle n’a pas connus, dont elle relève la parole dans un double mouvement d’élan – « Je vous rejoins dans vos couleurs » – et d’accueil : « Les lettres me parviennent, comment savoir ce qui respire avec elles. » Elle prête attention à tout ce qu’elle reçoit, même aux plus simples listes ; elle en extrait la substance poétique, qu’elle nourrit de sa propre parole et qui, en retour, crée la source verbale d’un inépuisable élan : « Les yeux brillaient vers le même mouvement de cœur / sans mesurer la quantité de bleu de vent de soleil. » C’est le sens même du vivant, rassemblé dans des formules concises, qui entrent au cœur : « Vous envoyiez des mots que vous ne saviez pas poèmes, / […] dire en peu de mots ». De savoureuses tournures viennent tour à tour alimenter et interrompre le texte poétique : « Dans la campagne, tellement bien belle. / […] / J’entends encore le bourdonnement des appareils dans toute la campagne, / si fort que ma voix en est coupée. » Finalement la poète répond à ces lettres par ces autres lettres que forment les poèmes : « Je vous assure que moi aussi, tout va bien, la vie passe. »

    Pour Cécile Guivarch, il s’agit bien d’incarner cette parole ancienne, reçue en dépôt pour rejaillir autrement : « Vous me poussez dans le sang pour fleurir au bout des doigts. » Ici et là, des « voix s’éveillent », qui passaient « les jours à relier les fils les uns aux autres ». Prolongeant ce « tissu étendu jusqu’à nous », le poème redessine des existences, non pas telles qu’elles étaient – comment serait-ce possible ? –, mais apte à se redire, à s’insinuer dans nos lignes trop droites, pour nous aider à gagner ces marges élargies où nous respirons mieux : « Respirer le temps ramassé entre vous et moi. » Là où l’intensité fulgure, il nous rend à la joie d’exister : « j’esquisse les sourires d’où je vous écris ». Ainsi les pronoms « je » et « vous » ne se séparent plus, malgré l’écart des années : « Ensemble déjà pleins de nous. » L’écriture de Cécile Guivarch exhume, relie et redéchiffre : « Le monde se poursuit dans des allers-retours. » En se mêlant aux lignes du passé, elle pousse le « nous » et le « vous » à se confondre : « Envoyer un mot. Venez demain, ce sera dimanche. / Apportez-nous du vin si vous voulez, vieilli en fût de chêne, / il sera bon en bouche. » Sans le dire, elle nous suggère de nous poser en écrivant : les phrases nominales éclairent le fait qu’une vie de « travail » gagne à s’entrecouper de « Deux ou trois lignes, juste tout va bien puis retourner au labeur. » Lettre et poème s’entrelacent dans un espace intime : « Je vous écris de l’intérieur ». Le passé se recrée dans une autre durée, ni d’hier ni d’aujourd’hui, un pont où l’ancien se rafraîchit : « Le soleil et les oiseaux – comme le vent remue dans les branches. » Un maintenant s’écrit, non pour combler des lacunes mais pour renouer avec la minutie possible de chaque instant : « Je ne vois pas les lignes, / elles ont été toutes barrées, / laissant juste une dizaine de mots. / […] Vous passiez un petit moment à barrer une lettre / comme un poème que j’allais écrire. » Le tamis d’écriture retient alors l’essentiel de ce qui peut passer d’un monde, d’un temps à l’autre : « Les petites choses oubliées. » « Dire simplement combien vous aimiez. » Comme des fleurs qu’on offre : « Les pensées se formaient / en bouquets des uns aux autres. »

    Le plus poignant peut-être, c’est la mise en exergue des lettres de la guerre, où le « silence » choisit de se redéposer sur la souffrance : « Il préférait les mots de tout va bien / oubliant le ventre se tordant de jour en jour ». La pudeur, le secret qui caresse, enveloppe, le poème les connaît, lui qui préfère laisser entendre. En lien tacite et confidence bien comprise : « Vous m’avez presque tout dit de ces jours. »




    Sabine Dewulf
    D.R. Texte Sabine Dewulf
    pour Terres de femmes






    Cécile G




    CÉCILE GUIVARCH


    Cécile Guivarch portrait
    Ph. : Michel Durigneux
    Source





    ■ Cécile Guivarch
    sur Terres de femmes


    Cent ans au printemps (lecture d’AP)
    [Écrire ses yeux] (extrait de Cent ans au printemps)
    [c’est tout pour aujourd’hui] (extrait de c’est tout pour aujourd’hui)
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double (chronique de Marie-Hélène Prouteau)
    Sans Abuelo Petite (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Je ne sais pas si tu es encore jeune](extrait de Sans Abuelo Petite)
    [J’ai marché sur les morts]
    Renée, en elle (lecture d’AP)
    [des hommes tressaillent](extrait de S’il existe des fleurs)
    Vous êtes mes aïeux (lecture de Gérard Cartier)
    → (dans l’anthologie Terres de femmes)
    [ma grand-mère avait beaucoup de clés]




    ■ Voir aussi ▼


    le site terre à ciel | poésie d’aujourd’hui





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  • Sabine Dewulf | Florence Saint-Roch | Bondir de l’avant


    BONDIR DE L’AVANT
    (extraits)





    Tu dis la couleur est lumière
    Au creux des équivalences
    Les plus subtiles conversions

    Ainsi les feuillages nous éclairent
    Aurores intimes rayons verts

    On se laisse traverser

    Nos fibres boivent d’un trait
    Et quand enfin s’apaisent les soifs
    Notre nom se reforme
    Des phrases inconnues s’écrivent
    Les mots plus denses au départ des sèves

    On pourrait délivrer jusqu’au ciel





    Source première au creux des feuilles
    libérée par l’écoute

    comment s’en abreuver
    tremper nos veines lentes
    dans ce chuchotement

    nos mains touchent le tronc
    des pensées se replient
    nous pesons le réel

    en reposant sous l’arbre
    dont le calme s’écoule




    Sabine Dewulf | Florence Saint-Roch, « Bondir de l’avant », Tu dis délivrer la lumière [poèmes à deux voix], éditions Pourquoi viens-tu si tard ?, Collection Poésie n° 31, 2021, page 67.






    Sabine Dewulf  Florence Saint-Roch 2




    SABINE DEWULF


    Source
    SABINE BIS





    ■ Sabine Dewulf
    sur Terres de femmes


    Et je suis sur la terre (lecture d’Isabelle Lévesque)








    FLORENCE SAINT-ROCH


    FLORENCE BIS






    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Terre à ciel) Sabine Dewulf, Florence Saint-Roch, Tu dis délivrer la lumière, extraits




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  • Raymond Farina, La Gloire des poussières

    par Sabine Dewulf

    Raymond Farina, La Gloire des poussières, éditions Alcyone,
    Collection Surya, 2020.



    Lecture de Sabine Dewulf.


    Ce livre est le second que Raymond Farina a composé après le silence, long d’une dizaine d’années, qui suivit la publication d’Éclats de vivre, aux éditions Dumerchez, en 2006. Cependant, l’unité de l’œuvre est frappante, au point que son ensemble forme une sorte de long poème, marqué par l’attention accordée à l’infime – ailes d’oiseaux, coccinelles, papillons, traces légères ou lettres originelles, enfouies dans les sables… Au fil des recueils, les variations de la forme, pour une part, tributaires des péripéties vécues sur divers continents, n’occultent pas l’essentiel : le patient tissage de ces Liens si fragiles (Rougerie, 1995) qui conjurent l’absurde.

    Sur la scène de ce livre, Raymond Farina fait jouer des actrices étonnantes : les « poussières » en « gloire ». Pourquoi glorifier les poussières ? Loin de la pompe des rois vaniteux, elles sont, comme un rire de « bouffons » ou de « clowns », la preuve ailée, rythmée par le vent, que nous ne durons ni ne possédons ; qu’en revanche, nous désirons, rêvons, aimons : de l’atome à l’éclat d’une étoile, elles forment le substrat d’une énergie élémentaire et désintéressée, consubstantielle à l’univers. En même temps que notre fugacité dans le tourbillon des êtres et des choses, elles ravivent la saveur de chaque instant. Cette saveur qu’à chaque seconde nous piétinons, en nous comportant en « arrogants », en guerriers (« Que la guerre était belle »), en destructeurs de planète — « l’hiver s’égare dans l’août » —, en possesseurs d’une « vérité / jouet de troubles stratégies ».

    De fait, l’espace-temps que nous nous inventons n’est pas celui de ce « passant de l’Infini ». Le poète lui-même se dit d’emblée si proche des antiques rois mages, salués comme des voyageurs de l’«Éternel » ! La durée poétique forme un pont jaillissant entre un « présent » à goûter et le « futur simple », un bondissement perpétuel. Sa manière d’enchaîner les vers et de nous rendre le « sublime » familier correspond à ce frémissement qui suit tranquillement son cours : excédant rarement l’octosyllabe, le poète raconte une « fable sans fin », toujours mélodieuse, qui cherche à capturer dans son tissu calligraphique l’étrange lueur des « cendres », des « brindilles », des « lucioles », des « couleurs », de ce qui échappe aux formes définies pour s’envoler jusqu’aux étoiles. Tout en exerçant, sans relâche, sa lucidité sur le monde délirant où nous nous enfermons, le poète ranime nos «  possibles éteints », décrit le « tremblement de la main » ou la « pulsation des syllabes », convoque l’« ange vrai » qui chevauche les siècles et convertit « en millénaire / un lumineux instant d’avril ».

    Rien de plus profond que cette poésie : son apparente simplicité retient ces paradoxes dont manquent nos discours. Sans jamais se départir de son humilité, Raymond Farina reste le poète-philosophe

    de ce

    « Grand Tout, qui n’est pas rien,

    quelque chose d’insignifiant

    & de doux éternellement

    mais seulement pour un instant ».


    Sabine Dewulf
    D.R. Texte Sabine Dewulf
    pour Terres de femmes







    Raymond Farina  La Gloire des poussières 2




    RAYMOND FARINA


    Raymond Farina
    Source




    ■ Raymond Farina
    sur Terres de femmes


    [Dans ta maison sur les nuages] (extrait d’Anachronique)
    Que faire maintenant (extrait d’Éclats de vivre)
    Les papillons d’Apollinaire (extrait d’Hétéroclites)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Alcyone)
    la page de l’éditeur sur La Gloire des poussières de Raymond Farina
    → (sur le site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Raymond Farina
    → (sur le site de Guy Allix)
    une page sur Raymond Farina
    → (sur Terre à ciel)
    plusieurs pages consacrées à Raymond Farina
    → (sur Gattivi Ochja)
    un poème extrait d’Anecdotes de Raymond Farina, traduit en corse par Stefanu Cesari
    un entretien de Régis Louchaert avec Raymond Farina (PDF)
    → (sur L’Or des livres)
    La poésie de Raymond Farina : Anecdotes et Epitola Posthumus





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  • Julien Nouveau, d’ombres, d’eau et de sel

    par Sabine Dewulf

    Julien Nouveau, d’ombres, d’eau et de sel,
    éditions LansKine, Collection Cearnach, 2019.
    Encres de Caroline François-Rubino.



    Lecture de Sabine Dewulf


    L’éditrice des éditions LansKine, Catherine Tourné, propose à nos yeux et nos mains un splendide recueil paru en édition courante, qui s’apparente à un livre d’artiste : les cahiers, non cousus, en sont libres et le papier, de fort grammage et de belle facture ; en belle page (page de droite) de chacun des cahiers resplendit une peinture de Caroline François-Rubino, la page de gauche nous offrant les phrases enveloppantes du poème en prose de Julien Nouveau.







    Caroline Nouveau 7
    Caroline François-Rubino,
    d’ombres, d’eau et de sel, cahier 8, 2








    Ce texte nous raconte une histoire étrange, audacieuse et prenante :

    « De là où je vous écris, la palpitation de mon ventre est vaine, mon souffle, hors de propos ».

    C’est par ces mots que la narratrice nous invite à entrer dans son récit murmuré d’outre-tombe. Elle s’adresse d’abord à nous, lecteurs, tout en affirmant appartenir à une communauté située à l’écart des vivants :

    « Nous habitons des terres meubles prêtes à nourrir les graines qui viendraient s’y semer. Les vivants auront ici leur part ».


    Elle s’adresse ensuite à son « bien-aimé » :

    « Mais tu me tenais la main ».

    « À ma peau, ton corps se fond comme l’eau au fil que gagne ma peau, sans cesse glissant à ses flots, à ses airs ».


    Elle commence par nous décrire son propre territoire (ce substantif convient-il ?), puis glisse rapidement vers le bruissement de sa mémoire :

    « Je me souviens de tout ».


    Son propos, ensuite, oscille constamment entre les « limbes » d’où elle s’exprime, où « un instant vaut pour une éternité », où la parole se pose davantage et où certaines peintures réduisent leur format, et cette vie courante, passionnée qui fut la sienne, dans la chambre commune ou dans la ville :

    « J’ai sur le fond de l’âme le plancher de notre chambre ».


    Elle se rappelle sa propre mort aussi :

    « Longtemps, j’ai cru me trouver sous une neige ».

    Ce grand passage se creuse de strates différentes qui échappent à notre expérience de vivants :

    « Et je l’appris de cette aventure, tout au creux de mon sommeil il existe un sommeil encore plus profond ».


    Des personnages de sa vie passée surgissent, des enfants, par exemple, mais également, comme au sein d’une mémoire si ancienne qu’elle déborde les limites de son existence terrestre, « des souvenirs de villes qu[‘elle n’a] jamais vues ».


    De l’ensemble du livre monte un chant d’amour vibrant. Qui vibre pour l’autre tant aimé et pour cette vie écoulée, écourtée, si puissante pourtant qu’elle continue de hanter sa conscience. Parfois font irruption des fulgurances d’un autre temps, d’une tout autre manière d’appréhender l’univers :

    « je ne suis jamais née ».

    « avant que mon monde se fût achevé, il dut se former une dissension, tout au creux, au plus sensible de mes ciels ».

    La mort déjà rôdait dans cette vie mais, on le voit, elle n’est pas nommée, seulement désignée par ce mot : « dissension », accompagné d’autres qui résonnent avec lui : « trouble obscur », « aigreurs », « torsions »…


    Peu à peu s’affirme ou se forme une identification entre les limbes et l’être physique du bien-aimé :

    « jusqu’à ce que mon ciel se fondît à toi, jusqu’à ce que mon ciel se fît ton visage et tes bras, et tout le ciel du revers de tes yeux ».


    L’hommage aux pouvoirs du corps est ici saisissant :

    « Toucher, être touchée me semblent folie pure. Il n’est rien, sinon les corps, qui le puisse ».

    Toucher s’impose comme le mystère par excellence, le miracle absolu. C’est tout le prodige de la rencontre amoureuse qui tente de se dire. Qu’est-ce qu’un corps, finalement, sinon d’abord un mélange d’eau et de sel ? Que dire d’autre de cette indéfinissable matière dont nos êtres sont pétris ? Depuis l’absence, une telle rencontre revêt sa dimension inénarrable et inouïe :

    « toi de pierre, d’eau et d’un peu de sel, moi de vapeurs, de ciel et d’un peu de verre, nous étions faits de chuchotements inaccomplis ».

    Une dimension d’ineffable éternité : « Cet absolu que je cultive ».


    Comment retenir quoi que ce soit de ce monde lorsqu’on en a été exilé ? Que peut-il en subsister, d’autant que rien ne nous sera révélé de son secret, lorsque nous l’aurons quitté ?

    « Ici, il est dit que l’on ne peut jamais connaître ce qui nous porte au monde, et nous pousse à son travers ».


    Pourtant, la « voix » du bien-aimé demeure, qui témoigne d’un monde toujours foisonnant, avec ses « bêtes sauvages » qui vivent, meurent et affluent « par milliers ». Une nostalgie douce, longue, irrémédiable parcourt tout ce recueil comme un frémissement, disant à la fois la continuité et la rupture des mondes, l’impalpable souvenir et la force d’étreintes inoubliables, dans la douceur d’un regard venu des limbes, toujours veillant. La puissance ensorcelante des phrases de Julien Nouveau, son lent écoulement de mots rythmés par les virgules, nous entraînent parmi les fils subtils qui tissent notre monde, nous relient à ces « fibres » qui font l’étoffe de la matière universelle dont nous faisons entièrement partie, vivants ou défunts.


    De ce chant scandé par cette formule réitérée : « je me souviens de tout », à la fois infiniment sensible et empli de sa mélancolie, les peintures de Caroline François-Rubino se font l’écho fidèle, dans l’intimité d’une sensibilité partagée : oscillant entre un bleu-noir et diverses nuances de gris, auxquels se mêle la blancheur nue du papier, ces superbes aquarelles nous ouvrent une fenêtre sur le pays des limbes : s’y pressent des lignes, des nuées dans la lumière, de denses morceaux de nuit, un peu de ciel qui semble aussi de mer, de neige, parcouru de traînées incertaines. Par ces carrés où la peinture se fait abstraite, il entre néanmoins, comme par des fenêtres, de fines allusions au monde des formes, comme perçu de là-haut, chaînes lointaines de montagnes, crêtes marines ou forestières… Nous y déchiffrerons ce que bon nous paraît, sans cesse guidés par un regard d’outre-ciel. Nous y lirons ce vif mélange fait de nos perceptions, de nos regrets, de nos désirs rebondissants.


    Et nous nous souviendrons, lisant ces lignes tour à tour de peinture et de mots, si profondes et si touchantes, que nous aussi, trop souvent, nous nous absentons du monde, et qu’y revenir nous est permis à chaque instant : en réaffûtant notre sensibilité, notre soif de courir et de palper ce flux de matière à la fois mouvante et sauvage où nous embarquâmes le jour de notre naissance, pour une traversée dont la durée n’est pas déterminée, ni par les bornes de notre mort future, ni même par ce qui pourrait s’étendre au-delà des formes qui nous sont familières. Nous veillerons à demeurer présents au monde, afin de ne pas avoir à « douter d’avoir jamais existé » et de pouvoir affirmer :

    « Pourtant ma joie frissonne encore, je la veux pour m’établir ».



    Sabine Dewulf
    D.R. Texte Sabine Dewulf
    pour Terres de femmes







    Julien Nouveau  d'ombres  d'eau et de sel





    JULIEN NOUVEAU


    Julien Nouveau portrait 2





    ■ Julien Nouveau
    sur Terres de femmes

    [Chacun est fait de beaucoup d’eau et d’un peu de sel] (extrait de d’ombres, d’eau et de sel )




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions LansKine)
    la page de l’éditeur consacrée à d’ombres, d’eau et de sel, de Julien Nouveau




    ■ Sabine Dewulf
    sur Terres de femmes

    Et je suis sur la terre (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Véronique Daine, Amoureusement la gueule (lecture de Sabine Dewulf)
    Pierre Dhainaut, Pour voix et flûte (lecture de Sabine Dewulf)





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  • Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre

    par Isabelle Lévesque

    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre,
    éditions L’herbe qui tremble, 2020.
    Aquarelles de Caroline François-Rubino.



    Lecture d’Isabelle Lévesque



    CHANSON DE TOILE




    Le titre de ce livre, Et je suis sur la terre, anticipe sur son aboutissement en affirmant la présence éveillée au monde. Parfois, pour pénétrer un lieu sacré, il faut traverser l’antichambre. Cette traversée ouvre sur la perception agrandie d’un espace qu’on aurait pu réduire. Ainsi s’offre à nous le livre de Sabine Dewulf. Un poème liminaire nous apprend que nous ne saurons pas toujours, au moment où nous le lirons, qui est en cause. Est-ce la poète narratrice ou le destinataire fragile des paroles qui ont traversé les années pour recoudre le présent au passé ? La quête d’un temps apaisé aboutira au constat du titre au présent agrandi d’une révélation, d’une sérénité et d’un équilibre. Et je suis sur la terre nous en offre la trace ineffaçable.

    Le livre s’organise en deux parties symétriques précédées d’un poème : « Plus d’une nuit ce rêve ». Jules Supervielle, dont Sabine Dewulf est une spécialiste reconnue1, affirmait à quel point le rêve peut être instrument plus que matériau pour le poème :

    « Je n’aime pas le rêve qui s’en va à la dérive (j’allais dire à la dérêve). Je cherche à en faire un rêve consistant, une sorte de figure de proue qui après avoir traversé les espaces et le temps intérieurs affronte les espaces et le temps du dehors – et pour lui le dehors, c’est la page blanche.2 »

    Et les poèmes, ici, constituent bien des « rêves consistants ».

    La poète écrit depuis un présent que le passé marque d’une « blessure initiale ». Lorsqu’elle ne se ferme pas, la « blessure initiale » garde en elle la forme pure de ce qui fut vécu :

    « au corps impossible

    absolument pierre »,

    la construction inversée allie deux noms et un adjectif qualificatif métamorphosé en adverbe. Quelque chose a été scellé, la parole seule peut dénouer ce qui en son temps ne fut pas franchi. Une alliance possible se lit désormais : si les signes gravés dans la pierre peuvent être lus et devenir poème, les mots garderont intacte leur capacité à signifier et à reproduire dans les rythmes lents ou allongés des vers le destin interrompu d’un être et de sa présence perpétuée, du « berceau » à l’« horizon ».

    La première partie, « Sous la langue récit », est dédiée au petit frère, Denis, qui vécut moins de six mois et s’éteignit un 28 décembre, voici plus de quarante ans :

    « c’était encore le temps du solstice

    pour l’enfance de l’œil et la neige fourrure

    attente des fruits d’or

    soudain la maison hurle

    une pleureuse aux bras vides

    arpente l’espace orphelin

    lune seule ».

    L’angoisse, secrète et noire, conquiert le territoire du poème, espace intime et mystère reliés au cosmos. La faille révélée par le « berceau / au corps impossible » devient sur la feuille blanche un poème, « absolument pierre », intact.

    « foudroyée

    ta langue de lin

    et sa couture de silence ».

    Si les vers sont libres, on ne peut les dire standards : ce tercet se compose de deux octosyllabes. La grande musicalité de l’écriture de Sabine Dewulf naît d’une utilisation souple et variée de tous les mètres réguliers mêlés et reconstruits. Les alexandrins, extrêmement fréquents (« Ensemble ramassons des cailloux de clarté », ou encore « en lisière du jour tu appris d’autres souffles »), se complètent parfois d’hexasyllabes qui en étendent le rythme :

    « fluide jamais tu ne nuis

    et vogues sur la nuit sans un drap ni répit

    de ta fraîcheur plus vraie

    que printemps » .

    Deux hexasyllabes rimés peuvent faire un alexandrin :

    « tu glisses dans le clair    les arbres laissent faire

    tes rubans tes rebonds » .

    Les assonances et allitérations, comme dans ce dernier vers, toute une musique et une rythmique créent le climat si particulier d’Et je suis sur la terre. Dans tout le livre, la voix chante.

    La « langue de lin » évoque-t-elle le linceul ou ces chansons de toile venues de la nuit si féconde du Moyen Âge ? Ce récit de la disparition sera limité : entre l’imparfait duratif, rassurant, synonyme de l’autrefois béni du conte et des « fruits d’or », « soudain » éclate au passé simple. Par l’adverbe, la dentale initiale du prénom de l’enfant, Denis, revient encore frapper les vers (« dénudé », « comment dire désert et graines de désordre »), révélant un désastre :

    « à peine as-tu reçu visage

    qu’il s’est enfui    je garde la lumière

    de l’ange qui demeure

    tu es d’air et de larme et je suis sur la terre

    un feu neuf entre nous ».

    Voilà le titre du livre, deuxième hémistiche de l’alexandrin pris entre deux hexasyllabes. La conjonction « et » semble matérialiser ce qui sépare et unit l’enfant mort et sa grande sœur : il est explicité par le palindrome « feu neuf », preuve que le souffle peut s’inverser. La poésie répond-elle à la disparition par une naissance paradoxale ?

    « sur la scène l’oiseau brille inouï

    tu crois à l’agonie du chevalier

    au cor épuisé

    une barque alourdie de fantômes

    cherche la rose qui guérit

    de la mort ».

    Que chercher ? L’oiseau bleu de Maeterlinck ? Les trois cheveux d’or du Diable ? Nul besoin de « messe noire » ou d’alchimie pour comprendre que l’ailleurs est ici pour qui connaît « le revers du mystère ». Le poème est celui d’une quête inachevée, comme l’annonce ce couple d’alexandrins :

    « Il te reste à creuser dans la langue d’alliance

    un sentier plus curieux qu’un ruisseau de syllabes ».

    Dans la seconde partie, qui donne son titre au livre, « Et je suis sur la terre », la poète peut enfin dire « je » et expliquer à l’enfant :

    « Petit frère je te parle

    pour la première fois

    pour toi j’ai lâché le couteau

    ciseleur de formules

    un sentier d’air nous relie

    rebelle à la matière ».

    La rencontre au présent actuel consacre l’écriture, elle est le fil de lin ou d’or revenu dans la trame du temps. La poète naît en écrivant Et je suis sur la terre : il a fallu pour cela rompre un ordre ancien, une fatalité. Cette naissance est double puisque celui qui manque s’est inscrit dans les vers. La porte ou la fenêtre d’air peinte par Caroline François-Rubino figure cette aventure, comme le bleu omniprésent des aquarelles qui accompagnent ce livre, reliant ciel et terre :

    « quels nœuds forge donc vers le ciel

    ce lien qui regagne la terre ».

    On sait bien que la forge, c’est d’abord un feu qui soude, façonne et répare. Mais où se trouve la forge du poème et de sa voix ?

    « La lumière m’envisage

    nous irrigue

    fleuve du ciel en feu ».

    Quand la voix s’adresse au petit frère disparu : « Fraternel tu savais que je te reviendrais / de si loin », c’est la vivante qui se fait revenante. Le lien est alors manifeste entre les deux mondes, mais ici, sur terre.

    Le philosophe Jean-Louis Chrétien concluait ainsi son dernier livre :

    « C’est donc la fragilité seule qui forme la demeure de l’impérissable dans le monde. Seule la barque fragile de la voix humaine peut jeter son ancre dans le ciel. 3 »

    C’est bien cette voix humaine ancrée que nous entendons ici :

    « des voix renaissent sous les roches

    l’ouïe plus vaste que l’oubli ».

    Et je suis sur la terre, enfin éprouvé : résolution possible d’une traversée périlleuse dans laquelle le temps et la poésie deviennent alliés de résilience, « clef d’or » qui ouvre la porte sur un ultime poème, « [c]onscience pas à pas », dont le dernier mot ne peut être que « présence », une présence conquise.



    Isabelle Lévesque
    D.R. Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes





    ____________________________
    1. Sabine Dewulf est la co-fondatrice de l’Association des Amis de Jules Supervielle à qui elle a consacré sa thèse de doctorat, éditée par les Éditions de l’Harmattan en 2001 : Jules Supervielle ou la connaissance poétique (2 tomes).
    2. Jules Supervielle, « En songeant à un art poétique », Naissances (Gallimard, 1951).
    3. Jean-Louis Chrétien, Fragilité (Les Éditions de Minuit, 2017).







    Sabine Dewulf  Et je suis sur la terre





    SABINE DEWULF


    Sabine Dewulf 2
    Source





    ■ Sabine Dewulf
    sur Terres de femmes


    Sabine Dewulf | Florence Saint-Roch | Bondir de l’avant (extrait de Tu dis délivrer la lumière)





    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions L’herbe qui tremble) la fiche de l’éditeur sur Et je suis sur la terre





    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris




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  • Véronique Daine, Amoureusement la gueule

    par Sabine Dewulf

    Véronique Daine, Amoureusement la gueule,
    éditions L’herbe qui tremble, collection D’autre part, 2019.



    Lecture de Sabine Dewulf







    Dès la première de couverture, nous voici happés par le titre de l’ouvrage de Véronique Daine, Amoureusement la gueule, qui offre une suite insolite de trois mots : le noble adverbe du cœur associé à un substantif relevant du lexique de la bestialité, lui-même précédé d’un déterminant qui semble l’ancrer dans l’universel.

    Simultanément, le regard est attiré par le rouge puissant d’un carbone sur papier d’Anne Marie Finné (décliné en six versions à l’intérieur du livre), lequel fait directement écho au plus saisissant des trois termes, « gueule », dont la polysémie attise notre curiosité : s’agit-il de la face inquiétante de notre animalité ? De la bouche mythique de l’enfer ou de l’ombre ? D’un possible cri de renaissance ou de notre oralité primitive, cette faculté innée de mordre dans l’existence, de dévorer, de savourer… ? Tout cela à la fois, sans doute. Sans oublier, bien entendu, la teinte rouge des blasons d’autrefois, qui signe le retour de notre identité profonde, celle du dedans, chair et âme mêlées dans leur vérité crue :

    « Le ventre remué oui mais par les bêtes de la peur. »

    Et si cette gueule est « amoureusement » sondée, c’est parce qu’à trop l’ignorer, nous nous privons d’une extraordinaire vitalité : cette gueule gît en effet sous ce masque dénommé « visage », dont nous exhibons la bonne figure et avec lequel nous tenons tête aux autres, accrochés que nous sommes à un monde d’apparences dérisoires.

    En ce recueil singulier de poèmes en prose règne l’audace d’une « pulsation » primordiale et flamboyante, faite de « battements », de « coups », de « spasmes »… Nous y goûtons l’étrangeté créative du vocabulaire (« Le matin je fais mon matin ») et de la syntaxe (« Ça remue gueule me bouffe et m’accouple goinfre »). Dans des propositions courtes et abruptes, le verbe aime à surgir sans le sujet qu’il abandonne derrière lui :

    « Sournoisement étrangle le battement. »

    Certaines phrases entreprennent de cogner et de rompre, notamment lorsque la « gueule » fait défaut :

    « Disparue. Évaporée. Hop. Nulle part. »

    D’autres phrases s’insinuent, plus fluides, dans l’envers de la langue et de l’être :

    « De souffle enfoncé ralenti dans la terre du ventre » .

    « Évacue le connu pour que ça cogne et pilonne aux parois. Que ça soit corps et rien d’autre. »

    Le nom, trop solide, s’efface volontiers sous l’adjectif ou sous le participe, plus mobiles. Le pronom démonstratif, souvent familier, lui est également préféré ; il nous jette de précieuses évidences, pour mieux nous préserver du « ressassement » des pensées :

    « ça soulage quelque chose dans le corps » ;

    « C’est dimanche. Et c’est pas goinfre. »

    Tordue ou jaillissante, la phrase tire son ressort de verbes abondants, quelquefois laissés bruts sous leur forme infinitive, et qui travaillent la profondeur comme le bouillonnement d’une rivière souterraine :

    « La rêverie où ça exige et bat béant. Où ça dévore et bouffe aux yeux-ventre et jambes-pieds. »

    Quant à la ponctuation, elle se concentre tout entière dans le point : le texte avale les virgules, bouscule les mots, fait s’accoler quelques-uns d’entre eux à l’aide de traits d’union. Un point, c’est tout : l’incisif à l’œuvre dans la langue.

    Si directe soit-elle, la parole veille toutefois à s’avancer « mollo lentement. Pour ne rien effaroucher. » Elle cherche à respecter « cet entre-deux » qui constamment nous pousse à osciller entre « gueule » et « visage » : telle une bête effarouchée, la première tend à se dérober derrière la posture officielle du second, tout en cherchant parfois à se manifester. Le poème se fait alors « exorcisme », penché vers l’intériorité, semblable à une « pluie » pénétrant lentement, loin du « connu », le cœur de « l’insu ». Ce n’est pas un hasard si le phrasé d’ensemble est marqué par les sonorités et le tempo de l’incantation :

    « Fais la pulsation des syllabes » ;

    « Que ça pulse et pilonne. Que ça soit mufle. Que ça vore increvable au corps. »

    Il importe de protéger le rythme intérieur sans rien forcer, en acceptant un échec passager lorsque menacent l’angoisse, la fatigue ou l’impuissance :

    « J’ai beau faire le matin la pluie comme je peux rien d’amoureux. »

    Cette prudence paradoxale, ce « dormir qui ne dort pas », devient peu à peu l’aiguillon de notre propre quête : rassurés, nous nous laissons conduire par un langage étonnamment ajusté à nos profondeurs inconscientes…

    Dans le sillage de ce plongeon poétique, notre lecture, littéralement ravie, verse à son tour dans l’exploration de notre gueule amoureuse. Parce que cet obsédant combat (ce « bras de fer » où nous risquons l’« écartèlement d’épaule ») entre la « gueule » invisible et le « visage » tourné vers le dehors, c’est bel et bien notre lutte quotidienne, à tous tant que nous sommes, dans l’arène du monde : entre la « grande joie d’amour » qui rend le corps « ivre » et la peur du regard d’autrui, entre notre présence habitée, vive, aimante, et nos distractions désastreuses…

    Par son regard aigu, Véronique Daine, héritière d’Henri Michaux, nous éclaire sur ce « cirque de la tête » qui cultive des pensées folles, faites de « peur », d’« anticipation », de non-écoute :

    « On fabrique soi-même tant et tant de chemins piégés. »

    Véronique Daine nous entraîne à nous suspendre comme elle « au cintre des épaules ». Ainsi pourrons-nous réapprendre à laisser notre corps se détendre en marge des discours, à revêtir cette robe de chair qui constitue l’étoffe même de notre être. Nous retrouverons ce mouvement qui tout naturellement nous enfonce, nous repose, dans l’espace du « souffle » et du « cœur de la gueule ». Peut-être alors redeviendrons-nous aussi simples et paisibles qu’objets et bêtes alentour :

    « Le jardin. Le bol. Le chat endormi. »

    Dès la première lecture, on le constate : ce livre essentiel secoue, remet avec lucidité les choses et les êtres à leur place. Et s’il nous dérange, c’est pour nous redéposer au cœur de notre vigueur fondamentale – qui se révèle plénitude :

    « Mais c’est encore tout hagard de joie au corps. Et ça éclaire. »


    Sabine Dewulf
    D.R. Texte Sabine Dewulf
    pour Terres de femmes






    Véronique Daine  Amoureusement la gueule






    VÉRONIQUE DAINE


    Véronique Daine 2
    Source




    ■ Véronique Daine
    sur Terres de femmes


    [La pluie pour faire le matin] (extrait d’Amoureusement la gueule)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions L’herbe qui tremble)
    la page de l’éditeur sur Amoureusement la gueule






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