Étiquette : Sabine Huynh


  • Karen Alkalay-Gut | Exil


    EXILE




    My mother strode forward with her jaw uplifted.
    She made sure we found a place in every new world.
    My father lagged behind with steps longing only to return.
    But there was never a place to go back.
    Home no longer existed the minute you needed to leave.
    You could grieve all you like but you had to keep breathing.
    Their pasts were reserved only for their dreams.
    They didn’t even dare tell. Who knows what would occur
    If they tried to bind old faiths with new lives.
    A child of refugees, I seek their secrets, their sweet memories,
    The suffering they hid, willingly and unwillingly,
    The part of them that would make me whole.








    EXIL




    Le menton levé, ma mère avançait d’un pas décidé.
    Elle s’assurait que nous trouvions notre place dans chaque monde nouveau.
    Mon père traînait des pieds qui languissaient après le retour.
    Mais il n’y avait jamais nulle part où revenir.
    La maison n’existait plus à partir du moment où vous deviez partir.
    Vous pouviez pleurer tout votre saoul mais vous deviez continuer à respirer.
    Leur passé était confiné dans leurs rêves.
    Ils n’osaient même pas raconter. Qui savait ce qui pouvait arriver
    s’ils essayaient de lier de vieilles croyances à de nouvelles vies.
    Enfant de réfugiés, je cherche leurs secrets, leurs doux souvenirs,
    le chagrin qu’ils taisaient, exprès et involontairement,
    cette partie d’eux qui me compléterait.




    Karen Alkalay-Gut, Survivre à son histoire, poèmes d’Holocauste, édition bilingue, Revue Nunc | Éditions de Corlevour, 2020, pp. 24-25. Traduction de l’anglais par Sabine Huynh.





    Survivre à son histoire




    KAREN ALKALAY-GUT


    Karen_Alkalay-Gut portrait
    Source




    ■ Karen Alkalay-Gut
    sur Terres de femmes


    Survivre à son histoire (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Corlevour)
    la fiche de l’éditeur sur Survivre à son histoire
    → (sur Terre à ciel)
    Karen Alkalay-Gut, traduite par Sabine Huynh





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  • Rodger Kamenetz | Cours du soir de maths


    COURS DU SOIR DE MATHS





    Si j’ai un verre d’eau à 14 degrés et que j’y verse un deuxième verre d’eau à 14 degrés, j’obtiens bien 28 degrés, non ?
    Oui dans un monde où je serais toi. Trouve la solution pour X.
    J’ai cherché la valeur de X nuit et jour et X ne veut toujours pas me parler.
    As-tu essayé la prière ?
    Il existe un genre de maths qui se rapporte à l’amabilité.
    L’amabilité aime la différence.
    Aimer l’amabilité remet tout à zéro.
    X est toujours égal à X.
    Dans le monde de l’amabilité Je égale Tu.
    Si tu additionnes Je à Tu, cela donne deux Je ou 2 Tu ?
    Je me suis endormi au cours de maths et réveillé au cours de poésie.
    Cela s’est produit 14 fois aujourd’hui.
    Le cerveau est un interrupteur. Gauche et droite, juste et faux, zéro et un.
    La différence coupe l’asymptote au point où le toucher reste pratiquement impossible.
    Je veux me déverser en toi. Mais il m’arrive d’avoir peur de déborder.
    Pas si le verre est à moitié vide tu dis.



    Rodger Kamenetz, Logique onirique, Presses universitaires de Rouen et du Havre (PURH), Collection To dirigée par Christophe Laniot Enos, 2020, page 24. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Sabine Huynh.





    Rodger Kamenetz  Logique onirique



    RODGER KAMENETZ


    Rodger Kamenetz





    ■ Voir aussi ▼


    le site de Rodger Kamenetz
    → (sur le site du Comptoir des presses d’université)
    la fiche consacrée à Logique onirique de Rodger Kamenetz






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  • Sabine Huynh, Parler peau

    par Angèle Paoli

    Sabine Huynh, Parler peau,
    Æncrages & Co, collection Voix de chants, 2019.
    Dessins de Philippe Agostini.
    Exergue de Philippe Rahmy.



    Lecture d’Angèle Paoli




    LE GRAND POÈME DE LA CHAIR




    Parler peau. Quel titre que celui-là ! Fascinant parce qu’incisif ! Concentré dans l’alternance serrée de l’allitération en [p] à l’initiale des deux mots. Et des voyelles ouverte | fermée | ouverte. Un titre qui claque et qui roule, qui claque et qui déferle. Trois syllabes pour amorcer un programme dont la peau est l’objet. Par le choix d’un tel titre (si évident et si naturel qu’il en devient quasi exceptionnel), Sabine Huynh annonce son désir d’aller droit au cœur de l’échange amoureux, au plus proche dans le corps-à-corps du dire la parole amoureuse : poétique et physique. Ou inversement. Peu importe tant les deux sont liés, intimement arrimés l’un à l’autre.

    Le programme annoncé par le titre est repris en exergue par une longue citation empruntée à Phil Rahmy. Une manière de rendre hommage au grand ami si tôt disparu.

    Dans la citation en trois temps de l’exergue, il est question « des corps fragiles » et du « don total de nous » ; de la primauté du langage : « Rien, hormis la transformation du corps en langage » ; puis de la guérison : « Je guéris. Je ne sais pas de quoi. Mais je guéris ».

    Après la page d’exergue, une dédicace ajoutée entre parenthèses explicite le projet :

    « (Rapprochements physiques pour H.) ».

    Mais le projet tient-il sa promesse ?

    OUI, dans les moindres replis et jeux de langues, jeux de mains et jeux du corps entier, cils à cils. « Mots semés sexe à sexe ». Les poèmes sont brefs, qui se suivent sans relâche, sans ponctuation et sans majuscules, souffle à souffle. Petits pavés esthétiques jetés sur la page.

    Le recueil de Sabine Huynh suit la trajectoire de Phil Rahmy. Au plus près et au plus fidèle. En quelques strophes, la poète évoque d’abord le ravage, solitude immense, désertion du corps, manque et soif, langue raidie, mal-être intense, mots de bris et de violences, guerres et tourments, inconsolables, béance d’une plaie ancienne, cicatrices jamais refermées.

    Vient alors le temps inespéré du don total qui passe par l’appel intime et feutré du « viens » :

    « viens nous connaissons l’eau la pluie nous attend » […] « viens c’est fortune de mer » […] « viens ».

    Temps des projets où se jointoient l’éros et l’universel : « nos langues iront laper la source d’un monde recommencé ».

    Temps qui réconcilie les contraires en des arabesques infinies « dessus » ͠ « dedans » ͠ « dehors » ͠ « partout ». Danse de mots brûlants qui abolit les frontières et inscrit les amants dans un présent éternel :

    « ça vole papillons partout ».

    Vitesse de l’écriture qui fuse de page en page dans une voltige de fricatives voisées, vent visage vertige, gerbe foisonnante d’allitérations en [v].

    Le poème parfois se mue en une composition où se condense la syllabe finale du titre, ce [po] qui se réitère pour dire à travers l’aveu la fluidité des caresses, pour dire l’obsession des corps :

    « le corps frémit de l’envie de toucher la peau pense aux mains – vibrer encore et encore parler peau – pencher vers demain peut-être les caresses composent ce qui ressemble aux premiers serments ».

    La poète connaît l’art de dire beaucoup du corps-à-corps amoureux, avec ce peu de mots qui file de page en page. C’est avec ce peu qui « contient tout » que commence la réparation. Les orages anciens s’éclipsent, mémoire en retrait, effacement momentané des horreurs du présent. Tout à son « trésor » de peau, le langage réconcilié retrouve la langue fertile, moisson de mains et de paumes qui gomment les traces jusqu’alors indélébiles.

    Ce qui se vit ici, c’est l’urgence du dire, urgence du parler peau ; urgence de retenir entre les doigts le flux qui innerve les corps et la langue ; urgence de la restauration de soi qui passe par la fête des sens et par la fête des mots. Une urgence à dire qui bouscule la grammaire. Invente – dans l’ardeur d’une « langue sauvée des eaux » – un ordre nouveau qui ouvre un chemin inédit de lumière et de joie. Le corps de l’amant invente le monde. Un paysage mouvant prend forme sous les caresses, qui rassemble dans un même tempo rondeurs et « torsions », « trajets » et « arcades », « enroulements », « renversements » et « égarements ». Miracle de la mosaïque amoureuse qui recrée le temps de l’innocence. Ainsi se compose le grand poème de la chair, riche de promesses et du désir de vivre.

    Rarement poème d’amour, tout en saveur érotique, force et tendresse conjuguées à l’envi, n’a atteint semblable splendeur. Magnifique.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Sabine Huynh  Parler peau





    SABINE  HUYNH


    Sabine Huynh. Photo Miriam Alster 2016
    Ph. Miriam Alster (2016)
    Source





    ■ Sabine Huynh
    sur Terres de femmes

    [sans attaches] (extrait de Parler peau)
    Avec vous ce jour-là / Lettre au poète Allen Ginsberg (note de lecture d’AP)
    Les Colibris à reculons (note de lecture d’Isabelle Lévesque)
    Les Colibris à reculons (note de lecture de Sabine Péglion)
    Kvar lo (note de lecture d’Isabelle Lévesque)
    Kvar lo (note de lecture d’AP)
    [Au fond de ta gorge] (extrait de Kvar lo)
    La Mer et l’Enfant (note de lecture d’AP)(+ une notice bio-bibliographique)
    Lettre à Tieri Briet (chronique)
    [Pourquoi toujours ma voix se brise avec ces mots] (extrait de Tu amarres les mots)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Là où elle naît
    Sabine Huynh | Roselyne Sibille, La Migration des papillons (extrait)




    ■ Voir aussi ▼

    presque dire (le site de Sabine Huynh)
    → (sur le site d’Æncrages & Co)
    la fiche de l’éditeur sur Parler peau




    ■ Notes de lecture de Sabine Huynh
    sur Terres de femmes

    Matthieu Baumier, Le Silence des pierres
    Blandine Longre, Clarities
    Sylvie-E. Saliceti, Je compte les écorces de mes mots
    Romain Verger, Fissions





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  • Sabine Huynh | [sans attaches]



    [SANS ATTACHES]




    sans attaches nous restons nos paupières lèvres seins s’achoppent se mouillent s’alourdissent comme les voiles d’un navire heurtant une douce tempête confusion des chagrins des étoffes écume de draps et dessous océan d’innocence où se brisent les lames du temps l’intimité amarre nos membres ensemble pour dépasser l’hiver de la chair


    palpitante et toute en labiales dentales et brutales la langue pousse et met bas un hébreu guttural qui allaite nos cœurs la langue bouleverse enfonce les cages creuse les alvéoles remue profond tend les cordes agite le pollen des voiles toute en frictions et fricatives la langue sauvée des eaux joue et tout en vibrant elle roule latérale s’écoule et l’air liquide file contre ses flancs toute en buccales et palatales elle gonfle provoque la glaise — nos corps superbes sèmeront tout en étamine et pistil serrés — la vie le soleil la joie


    nos deux vagues scélérates chavirent les cargaisons d’ennui — plonger au fond des humeurs la peau déployée humectée — de souffle traversée respire et crie comme jamais nulle autre — en silence refait surface l’écriture une mer porteuse d’horizon



    Sabine Huynh, Parler peau, Æncrages & Co, collection Voix de chants, 2019, s.f. Dessins de Philippe Agostini. Exergue de Philippe Rahmy.






    Sabine Huynh  Parler peau





    SABINE  HUYNH


    Sabine Huynh. Photo Miriam Alster 2016
    Ph. Miriam Alster (2016)
    Source





    ■ Sabine Huynh
    sur Terres de femmes

    Parler peau (lecture d’AP)
    Avec vous ce jour-là / Lettre au poète Allen Ginsberg (lecture d’AP)
    Les Colibris à reculons (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Les Colibris à reculons (lecture de Sabine Péglion)
    Kvar lo (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Kvar lo (lecture d’AP)
    [Au fond de ta gorge] (extrait de Kvar lo)
    La Mer et l’Enfant (lecture d’AP)(+ une notice bio-bibliographique)
    Lettre à Tieri Briet (chronique)
    [Pourquoi toujours ma voix se brise avec ces mots] (extrait de Tu amarres les mots)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Là où elle naît
    Sabine Huynh | Roselyne Sibille, La Migration des papillons (extrait)




    ■ Voir aussi ▼

    presque dire (le site de Sabine Huynh)
    → (sur le site d’Æncrages & Co)
    la fiche de l’éditeur sur Parler peau




    ■ Notes de lecture de Sabine Huynh
    sur Terres de femmes

    Matthieu Baumier, Le Silence des pierres
    Blandine Longre, Clarities
    Sylvie-E. Saliceti, Je compte les écorces de mes mots
    Romain Verger, Fissions





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  • Sabine Huynh, Kvar lo

    par Angèle Paoli

    Sabine Huynh, Kvar lo,
    Éditions Æncrages & Co,
    Collection Ecri(peind)re, 2016.
    Encres de Caroline François-Rubino.
    Postface de Philippe Rahmy.



    Lecture d’Angèle Paoli


    DANS LE CREUSET DES LANGUES, « TA LANGUE »




    Kvar lo : l’énigme d’un titre tout entière contenue dans deux mots. Sabine Huynh a choisi l’hébreu pour conduire sa traversée poétique de la langue. Depuis la langue originelle niée par la mère jusqu’à la langue-fille nouvellement nouée, la langue chemine, qui fait advenir une nouvelle origine. De la mort symbolique à la naissance, c’est l’histoire d’une vie qui se dit ici dans l’univers babélien de la poète.

    « Déjà plus ». « Kvar lo » en hébreu. Le titre s’appuie sur la double entité de ce qui a été et de ce qui déjà n’est plus. Il creuse en négatif l’idée d’une présence tout aussitôt suivie d’une disparition, et sans doute s’exprime-t-il en filigrane un regret. Quelque chose a eu lieu qui s’est dissous, qui s’est évanoui, laissant place à une désagrégation, à une faille insondable. À une mort. La négation « déjà plus » fait écho à la négation « Ce n’est plus » du poète Paul Celan cité en exergue. L’autre exergue, emprunté à Franz Kafka, permet d’établir un lien entre Kvar lo et Babel. « Nous creusons la fosse de Babel ».

    Une première encre de Caroline François-Rubino traverse la page à la verticale, transition entre la page d’épigraphes et l’amorce du poème. Un trait d’un noir épais qui s’étire et dont l’éclaboussure fait place à une barrière de claies éclatées. À angle droit quelques lignes horizontales esquissées. Je lis cette encre de haut en bas. Comme une marque délibérément pesante qui imprime sa présence en belle page sur le vergé blanc ivoire.

    Au commencement de Kvar lo se vit/se dit une éclipse. Le point de départ est un lieu dont le passé a été occulté. « Aucune mélopée », aucune lallation sous-jacentes. Il ne reste du paysage oral que « fantasmes de foyer/linguistique ». En ce lieu noyé de pluies s’inscrit le meurtre symbolique d’une enfant dont la mère a rejeté l’existence. Ce qu’il reste de lien entre elles ? Ce « « ma » : distance dure/le vide vous relie/comme une cicatrice ».

    Le reste suit, triste configuration d’une vie évanouie. Pas de mère aimante, pas de langue de cœur, pas de mémoire, pas de mots pour dire. Qu’advient-il dès lors pour celle qui, à peine née, est déjà niée ? Que faire du temps révolu ? Ce temps est là, sournoisement enfoui, qui revient avec violence, fait tanguer l’édifice incertain, ébranle la coque d’une nef sans amarre qui part à vau-l’eau. Que faire de soi dans ce mouvement perpétuel de survie illusoire qui étourdit jusqu’au vertige ? Le présent s’interpose pour dire la difficulté à être de ce corps dévasté par le non-amour. Steppe désolée, désert d’une existence livrée à l’indécence nue de l’absence.

    Nombre de poèmes — tous aussi beaux et tous d’une grande richesse expressive — disent l’absence l’abandon le rejet la fragilité le mensonge la blessure la faille. Et l’état de celle qui, enfant, subit l’expérience de la négation est celui d’une « clochette fendue » ; d’une « orpheline », errante absolue, privée de grâce, privée de mots,

    « bouche raide

    sans mots

    close et maudite

    en mal d’amour

    laide, que le sourire a fui. »

    Les assonances en [ɛ] émaillent les vers — raide laide lait tais mère — qui, au-delà de l’impossible sourire, simulent la grimace et disent l’insondable déplaisir.

    Pourtant, sur les ruines de l’enfance confisquée, il faut construire, il faut se construire toute. Sur deux mots : « Kvar lo ». Les deux pierres maîtresses sur lesquelles poser les fondations prennent appui sur la langue hébraïque. « Kvar lo ». « Déjà plus ».

    Celle qui prend la parole à travers le « tu » — je nié présent dans le mot « rage » — cherche sa voix dans les langues autres que sa langue d’origine — « Tu apprends le chinois / pour expulser la langue-mère » — ; elle cherche ses mots coloration forme sens sons dans d’autres langues que la sienne, cherche une langue d’accueil où aller, où prendre corps et où grandir ; sa quête ne réside nullement dans l’assimilation d’un maillage de mots creux qui emplirait le vide béant laissé par l’absence de la mère, langue maternelle morte inane muette. La poète en appelle à une langue où naître à soi-même, et en laquelle demeurer. La mémoire offensée cherche à comprendre, qui revient sur un temps qui échappe et dont il ne reste que ruines anathèmes furies guerres dévastations. Et langue anéantie, vouée à un silence éternel :

    « langue introuvable

    tu(e)

    te tais »

    Mâchoire « lézardée », l’enfance mutilée a engendré la mutité. Langue avalée, langue figée, dans l’incapacité de mettre en branle les rouages du langage, de faire s’agglutiner entre eux sons et mots. La voix se brise avant même que puisse naître la parole. Dès lors, la poète cherche secours dans le kaléidoscope et la multiplicité étonnante des langues, elle se barde se ceinture sans toutefois trouver de langue qui réponde à son attente existentielle. Condamnée à l’errance entre aphonie et polyphonie, telle est l’existence de la poète.

    Est-ce cela vivre, cette recherche qui pousse à tâtonner en aveugle à travers langues murs érigés tout autour qu’il faut repousser pour pouvoir accéder à l’air libre ? N’est-ce pas plutôt tenter de survivre à sa « propre Shoah » ? Dans cette quête infiniment douloureuse seule secourt vraiment, telle une bouée, l’élection de langues d’adoption, ces « sœurs de deuil infini ». Ainsi, tandis que la langue-mère du désamour se vit comme une « greffe ratée », émergent dans leurs torsions les langues apprises, déclinaison de « langues tourmentées », chacune dotée de sa spécificité propre, de ses exigences ou de ses capacités de don :

    « La française, te plier

    à sa cadence pour survivre

    — peser en perdant pied

    mentir en jurant

    promettre sans savoir —

    l’anglaise, s’échapper

    sans surveillance, chanter

    avec l’espagnole, jouer

    avec l’italienne, oser

    séduire en suédois… »

    Entre mémoire disloquée — « alephs amnésiques » —, langage désarticulé, pesanteur du vide et langue-muscle qui tâtonne sur l’avant-dire qui précède le dit, ce « presque dire » qui ne peut qu’imparfaitement dire et seulement dans la déchirure de l’écartèlement, surviennent les poèmes où se lisent en toile de fond le spectacle de la guerre et ses talus « hagards ». C’est sur ce décor morcelé d’enfer que s’enracine la poésie de Sabine Huynh, dans toute la richesse de sa palette babélienne, dans la multiplicité des notations et des images qui caractérisent les poèmes de Kvar lo. Tandis qu’en page de droite (en belle page comme on dit), la page réservée aux encres de Caroline François-Rubino, une masse de noir impose sa forme, boule ou nuage, crantée sur ses bords d’éclats, puis fuse, tronc vertical, vers le bas de page.

    Un après est-il possible au creux de la déchirure qui nourrit en son sein maléfique l’impossible conciliabule du babil ? « Langue barbelée », vie mutilée. Une langue pourtant émerge parmi toutes celles que la poète fréquente de longue date. L’hébreu, langue d’accueil pour dire le manque la perte la dispersion, essaime ses vocables. Des mots inconnus se glissent, qui irriguent le poème de leur souffle mystérieux, de leurs consonances nouvelles : « milmoulime » « gvanime » « ga-agouïne ». Et bien sûr cet « horaille » éraillé pour désigner « mes parents ». L’émergence de ces vocables chargés de sens fait de l’hébreu la langue de proximité qui invite à poser pied à prendre appui à donner vie. C’est aussi la langue hybride de l’enfant, la fille de la poète ; celle qui a fait d’elle une mère. À travers cette langue-fille, la mère peut à son tour advenir. L’enfant offre à sa mère sa parole originelle. Langue des jeux des promesses « des sfataïmes de fable », de la tendresse. Langue colorée et ludique, vive foisonnante imprévisible, de la douceur et de la joie. Une vie advient alors qui se noue autour des mots de l’enfant, arbre de vie.

    « Ta fille est

    la parole

    originelle

    doucement

    tu en viens

    en lui parlant. »

    « Ta langue », écrit Sabine Huynh à la fin du recueil. De ces lointains intérieurs qui, dans le creuset, ont laissé fermenter les mots advient une renaissance féconde. Avec elle s’élabore une poésie très personnelle qui touche au plus profond de l’indicible et de l’inouï. Kvar lo, une très belle langue de poète.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angelepaoli







    Kvar lo






    SABINE HUYNH


    SabineHuynh-AnneCollongues
    Ph. Anne Collongues
    Source



    ■ Sabine Huynh
    sur Terres de femmes

    Kvar lo (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Au fond de ta gorge] (extrait de Kvar lo)
    Avec vous ce jour-là / Lettre au poète Allen Ginsberg (lecture d’AP)
    Les Colibris à reculons (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Les Colibris à reculons (lecture de Sabine Péglion)
    La Mer et l’Enfant (lecture d’AP)(+ une notice bio-bibliographique)
    Lettre à Tieri Briet (chronique)
    [Pourquoi toujours ma voix se brise avec ces mots] (extrait de Tu amarres les vagues)
    Parler peau (lecture d’AP)
    [sans attaches] (extrait de Parler peau)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Là où elle naît
    Sabine Huynh | Roselyne Sibille, La Migration des papillons (extrait)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Presque dire, le site de Sabine Huynh)
    une notice autobiographique de Sabine Huynh
    le site de Caroline François-Rubino
    → (sur le site des éditions Éditions Æncrages & Co)
    la fiche de l’éditeur sur Kvar lo



    ■ Notes de lecture de Sabine Huynh
    sur Terres de femmes

    Matthieu Baumier, Le Silence des pierres
    Blandine Longre, Clarities
    Sylvie-E. Saliceti, Je compte les écorces de mes mots
    Romain Verger, Fissions





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  • Sabine Huynh | [Au fond de ta gorge]




    [AU FOND DE TA GORGE]



    Au fond de ta gorge
    parfois des murs
    se veulent horizon
    avant le voyage
    car les hommes frappés
    d’amnésie croient
    pouvoir dompter les vents

    Ce qui s’éloigne défile
    traversé comme une lance
    éperonne les certitudes
    comme un corps chute
    dans un silence mat

    silence de fuite absolue



    Sur les routes
    ce qui faisait sens n’est plus
    (ce que tu as appris)
    que la pluie qui bat
    et s’évapore
    sur tes paupières

    Aux bifurcations, pendue
    au coin des lèvres, l’hésitation
    fait perler le sang
    ta langue fourche
    et bégaye tes pas



    Se réveiller quand même
    avec la vision sonore
    d’une demeure sans
    chagrin, sans tache
    indélébile, une demeure
    qui aurait à peine vécu
    où on aurait à peine su
    babiller

    se réveiller



    Sabine Huynh, Kvar lo, Æncrages and Co, Collection Ecri (peind)re, 2016, s.f. Encres de Caroline François-Rubino. Postface de Philippe Rahmy.







    Kvar lo






    SABINE HUYNH


    SabineHuynh-AnneCollongues
    Ph. Anne Collongues
    Source



    ■ Sabine Huynh
    sur Terres de femmes

    Kvar lo (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Avec vous ce jour-là / Lettre au poète Allen Ginsberg (lecture d’AP)
    Les Colibris à reculons (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Les Colibris à reculons (lecture de Sabine Péglion)
    La Mer et l’Enfant (lecture d’AP)(+ une notice bio-bibliographique)
    Lettre à Tieri Briet (chronique)
    [Pourquoi toujours ma voix se brise avec ces mots] (extrait de Tu amarres les vagues)
    Parler peau (lecture d’AP)
    [sans attaches] (extrait de Parler peau)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Là où elle naît
    Sabine Huynh | Roselyne Sibille, La Migration des papillons (extrait)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Presque dire, le site de Sabine Huynh)
    une notice autobiographique de Sabine Huynh
    le site de Caroline François-Rubino
    → (sur le site des éditions Éditions Æncrages & Co)
    la fiche de l’éditeur sur Kvar lo



    ■ Notes de lecture de Sabine Huynh
    sur Terres de femmes

    Matthieu Baumier, Le Silence des pierres
    Blandine Longre, Clarities
    Sylvie-E. Saliceti, Je compte les écorces de mes mots
    Romain Verger, Fissions





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  • Sabine Huynh, Kvar lo

    par Isabelle Lévesque

    Sabine Huynh, Kvar lo,
    Éditions Æncrages & Co,
    Collection Ecri(peind)re, 2016.
    Encres de Caroline François-Rubino.
    Postface de Philippe Rahmy.



    Lecture d’Isabelle Lévesque


    […] dans ta tête
    des talismans rescapés
    de l’enfance crevassée
    écho de voix abîmées

    S.H.



    Sur ce qui n’est plus, fonder. Trouver les mots qui garderont ravage et destin brisé. Kvar lo : en hébreu, le titre du dernier livre de Sabine Huynh, traductrice de cette langue, poète de ce qu’elle rassemble pour libérer son identité singulière, légèreté d’oiseau colibri, élaborée au fil des livres en une mue douloureuse et féconde. Sabine Huynh précise en fin de livre que ce titre pourrait se traduire par déjà plus.

    Le recul, l’avancée, le trouble des frontières traversées, et tout ce qui tombe dans le fleuve d’oubli. L’épigraphe de Paul Celan commence par « Ce n’est plus » et semble attendre le nom à venir. L’identité et la langue sont en question. Et la deuxième épigraphe, celle de Kafka (« Nous creusons la fosse de Babel ») prolonge cette question vers celle de la diversité des langues. Ainsi sont réunis deux auteurs de langue maternelle allemande.

    Paul Celan qui n’a jamais voulu quitter sa langue maternelle, celle des bourreaux nazis, pour écrire créa à partir d’elle une sorte de « contre-langue » à la syntaxe éclatée, au vocabulaire comportant des néologismes venus parfois de l’hébreu. Il avait acquis la nationalité française, celle du pays où il avait choisi de vivre et dont il parlait couramment la langue. Celan pouvait écrire en français ou en hébreu, mais il a mené son combat contre et dans sa langue maternelle.


    L’auteur de Kvar lo, pour initier ce long poème, utilise donc un mot hébreu, inconnu de beaucoup de ses lecteurs français, qui peut se doter des sens que le livre lui offrira : gage de poème, offrande sémantique fondée sur ce qui a disparu, paradoxe venu occuper le territoire incertain d’une langue perdue.

    Particulièrement frappante en ce début de livre, la multiplicité des prépositions « sur », « en » : quête d’assise, ce sur quoi fonder la langue alors que sont martelées les négations totales qui entérinent un processus de perte. Voilà le poète, sur le seuil d’une langue à inventer :

    « pour tenir droite

    illusion en équilibre

    sur ce rien

    échangé

    entre elle

    et toi »

    Apprendre, entreprendre un mouvement fécond qui, « voyage sans ancre », écartera le temps du désastre pour un « verbe », « à la source/des secousses ».

    Deuxième personne prégnante, « toi / tu » en tête, adresse en dédoublement pour initier l’élan, le suivre sans hésiter — sans regarder derrière, sans regarder la mère, ou sur le bord l’engloutissement, « sur le point de / basculer ». L’espace, blanc, devient matière du vide, autour tout un monde disparaît. Rudes traversées, guerres, massacres :

    « Toujours les guerres ont coupé

    des parents        des langues »

    Ce blanc entre les deux groupes nominaux semble établir une équivalence et le sens propre du nom « langue » double l’acte de mutilation de significations symboliques : langue coupée de sa source (d’émission) ou bien réfutée comme outil pour communiquer et joindre les êtres, au point d’incarner « cette séparation lancinante ». Jusqu’au bégaiement signifiant, le vers peut se clore sur des syllabes répétées — entretuées :

    « langue introuvable

    tu(e)

    te tais »

    Au vertige d’une identité niée, le préfixe invite à se pencher sur la négation de nouveau qu’il faut accepter pour bâtir sur ce « kvar lo ». Pour cela, le terreau des sons répétés : « phonèmes » criés en pur « anathème », la violence à naître est figurée dans la langue de secousses portées par le poème et procède d’une volonté de rassembler un trésor dispersé, pas encore des mots, des sons :

    « Certains jours tout est tel

    que tu n’es rien

    ton cœur se jette

    contre les larmes » 1

    Ces sonorités, protections, bris du silence, bâtiront « des murs à l’odeur de mots », une verticalité rassurante (?), que les encres de Caroline François-Rubino d’encre restituent, des « signaux de fumée ». Entre pierres érigées et lettres qui se dressent, noir, les traits larges tiennent. Pour chaque encre, un sème : le trait tiré, élevé sur la page, grandit, prend corps, avec le poème (stèles liant pierre et texte, parade contre le temps qu’il faut patiemment cerner de peu).

    L’histoire personnelle et celle du pays, la guerre (personnelle et intérieure par extension), peuvent couper de la langue maternelle et donc de la mère. Sabine Huynh a évoqué dans Les Colibris à reculons 2 le Viêt Nam, sa naissance dans une ville qui avait changé de nom après sa naissance (Saïgon devenue Ho-Chi-Minh-Ville), et puis l’exil précipité.

    On sait que le nouveau-né, dans ses vocalisations, prononce les phonèmes de la plupart des langues (babil de Babel), mais qu’à partir du sixième mois son babil retient principalement ceux de sa mère. La poète devenue mère peut observer cette construction linguistique chez sa fille. Mais justement, quelle langue maternelle pour cette enfant dont la mère a refusé sa propre langue « maternelle » et dont le combat ne peut cesser ?

    Le corps est présent dans cette lutte, par la bouche muette encore ou par le cœur lancé « contre les lames » : toute force jetée dans la bataille d’inventer pour « toi l’orpheline », se dit-elle, avec le « mot amour ». Lettres italiques pour ce dernier, seule fondation qui puisse tenir alors que les parenthèses portent (dénombrent) les fragilités nombreuses :

    « (et l’air est vieux)

    (parler est un geste

    une caresse à embrasser) »

    Nombreuses phases, à passer chaque étape (le « babil ») qui mènera vers la langue, la nostalgie pour creuser et retourner « jusqu’à la cassure ». Or la langue jamais ne se dénoue de « salive » et « langage inarticulé », les sons que la voix livre « friables » devront surmonter « le secret / d’une telle désertion ». Entre « tu » et la langue, une confusion : « le temps t’a évidée », une profusion propice à traduire l’effort pour naître à soi, au poème.

    Traverser la mémoire, les manquements d’une mère (langue trouée), « une pensée culbutée gît ». Les chutes sont nombreuses, le terreau retourné révèle de macabres restes engloutis qui ne deviendront rien. Un tri s’impose pour le poète archéologue de sa mémoire et de sa vie. Mère souvent surgie pour accroître l’inanité, mer (mère) qu’il faut traverser comme un champ de bataille constellé de corps mort-nés. « Langue de lait », dents dévorantes de celle qui a manqué d’aimer, le blanc régurgité par celle à qui manque, « tourne blanche / tourne folle ».

    Une voie n’a pas été tracée depuis le passé, une voix s’est éteinte et demeure si peu qu’il faut pour se l’approprier retourner chaque son. Demeurer sans voix : impossible, le cri poussé sera l’augure de la langue enfin conquise, celle de saccade (haute lutte), envers de « vestes carrées », « robes raides » taillées par la mère – à couturer les lèvres, pas un son ne sortait. Alors « couture » et « déchirure », en vis-à-vis, ce « presque dire » 3 ou ce bord terrible et nécessaire où l’on ne s’établit pas.

    On s’y penche, on tremble, on voudrait y proférer sur des « ruines » (mot seul sur un vers tenant tant bien que mal). La scansion, « ce qui reste », anaphorique, murmurée dresse un rempart de trois mots, Kvar lo. L’interdiction initiale, maternelle et sans appel, « tes mots portent / malheur », est bravée par le poème, réponse intangible, foi encore pour demeurer signe, langue de destin brisé que l’on réinvente par « un magnolia en fleurs / un accident de lumière », un miracle :

    « dedans le caché

    déhanche la vie »

    Toujours les phonèmes concaténés qui frétillent et signifient que bat encore un « foyer linguistique ». Syntaxe modifiée d’un verbe intransitif recevant un complément d’objet, à contre-courant de la grammaire, le sens trébuche pour se relever :

    « ta langue fourche

    et bégaye tes pas »

    Le manque, constitutif de ce processus, comme fondement intangible, sème dans la langue l’hébreu « ga-agouïme », écho dissonant de qui s’enfante, à coup de fourche (langue fourchue prenant les sons pour les mots), en soi – ventre nommément et ses « faces aphones ». L’hymne et l’amour pour que soit la langue, invoquée, suscitée. « [M]embre fantôme », la répéter ancre enfin sa disparition. Place à la résurrection, au devenir ! Elle peut s’épanouir en « doigts aimants » car elle est acte. Le déterminant possessif de première personne impossible, « ma », s’inscrit désormais « comme une cicatrice ». Entre les deux, l’union des italiques, l’espace penché de la traversée, « distance dure ».

    « [D]e là », écrit la narratrice poète, de cette valeur temporelle et spatiale de l’adverbe, elle tire cette langue entre « si peu » et « leur sillage s’élargit » car paradoxalement le manque enfante, l’« exilée » puise en elle et ses drames le dit du poème. « [S]oif », puis « faim », synthétisées en « – absolue nécessité » alors qu’enfin des poèmes en forme de stèles gardent en leur surface le grave projet de durer.

    Le poète qui, après le Viêt Nam, a vécu dans plusieurs pays (France, Angleterre, États-Unis, Canada…) et maintenant Israël, garde le temple d’une Babel restituée. Le pluriel des « langues » 4 a dépassé le singulier menacé, le poème enfin révélé apporte cette preuve radicale, essentielle et légère d’une forme de syncrétisme sans foi, « les mots debout », « [d]’aphone à polyphone ». Sur la page, les mots ne se tordent plus, ils « roulent / leur houle autour de ton cœur », ce foyer de résurrection (de résistance). L’encre élève sa stèle dans une correspondance active entre le texte et le dessin non figuratif et parlant, la dernière encre ne conserve du mouvement que l’élévation, l’ascension langagière figurée comme un accomplissement fragile. Elle absorbe la douleur : s’en nourrit pour rejoindre la formulation. « [L]angue-fille / hybride » devenue « ta langue » :

    « poésie haletante

    bringuebalante

    – puisque tu respires »

    La langue du poème est donc un français dans lequel viennent des mots hébreux. Leur traduction est précisée en fin de livre mais ils peuvent se comprendre, ou au moins s’interpréter, dans le contexte et par leur musique. Parfois le terme hébreu est à l’origine du mot français et ces deux langues se rejoignent formant une langue double, « hybride » qui « fourche » :

    « Il n’y a pas

    de miracle, pas

    de conclusion, pourquoi

    ne pas t’unir à cette langue

    to-hou-va-vo-hou, tohu-bohu

    sans forme début ni fin

    flot incessant en toi

    qui te lave, te réveille »

    C’est le « maëlstrom » 5 de la vie, des mots qui voyagent, des langues qui parfois se mélangent et s’accueillent. On pense à l’adage italien : « Traduttore, traditore ». Celle qui pense en plusieurs langues peut-elle rester en une seule, contrainte à se traduire elle-même, au risque de se trahir (« à défaut / tu te trahis ») ?

    « Tu te traduis

    en hébreu – tout en gvanime

    nuances – le labeur

    étoffe ta maigreur

    dépareille tes panime

    ou visages »

    Ainsi le poète crée la langue du poème au vocabulaire mélangé, parfois disloqué, à la syntaxe personnelle qui connaît les brisures et les failles et que le silence habite, loin de la langue maternelle.


    Mais quel est le nom de cette langue qui est celle de sa fille ? Elle semble passer de la fille à la mère, elles la partagent et elle les unit. Reste à inventer le nom de cette contre-langue maternelle :

    « Ta fille est

    la parole

    originelle

    doucement

    tu en viens

    en lui parlant »



    Isabelle Lévesque
    D.R. Texte Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes





    ________________________________
    1. C’est nous qui soulignons et utilisons des caractères gras.
    2. Les Colibris à reculons, Éditions Voix d’encre, 2013.
    3. Presque dire est le nom du site internet de Sabine Huynh : https://www.sabinehuynh.com/
    4. Langues apprises : français, anglais, espagnol, italien, suédois, chinois, yiddish, hébreu (« langue de nomade »). Le vietnamien : « égaré mort », « sa langue », celle de la mère.
    5. Mot aux quatre orthographes : maëlstrom, maelstrom, malstrom et maelstroëm (chez Victor Hugo). Mot voyageur venu des Pays-Bas par la Norvège.






    Kvar lo






    SABINE HUYNH


    SabineHuynh-AnneCollongues
    Ph. Anne Collongues
    Source



    ■ Sabine Huynh
    sur Terres de femmes

    Kvar lo (lecture d’AP)
    [Au fond de ta gorge] (extrait de Kvar lo)
    Avec vous ce jour-là / Lettre au poète Allen Ginsberg (lecture d’AP)
    Les Colibris à reculons (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Les Colibris à reculons (lecture de Sabine Péglion)
    La Mer et l’Enfant (lecture d’AP)(+ une notice bio-bibliographique)
    Lettre à Tieri Briet (chronique)
    [Pourquoi toujours ma voix se brise avec ces mots] (extrait de Tu amarres les vagues)
    Parler peau (lecture d’AP)
    [sans attaches] (extrait de Parler peau)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Là où elle naît
    Sabine Huynh | Roselyne Sibille, La Migration des papillons (extrait)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Presque dire, le site de Sabine Huynh)
    une notice autobiographique de Sabine Huynh
    le site de Caroline François-Rubino
    → (sur le site des éditions Éditions Æncrages & Co)
    la fiche de l’éditeur sur Kvar lo



    ■ Notes de lecture de Sabine Huynh
    sur Terres de femmes

    Matthieu Baumier, Le Silence des pierres
    Blandine Longre, Clarities
    Sylvie-E. Saliceti, Je compte les écorces de mes mots
    Romain Verger, Fissions




    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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  • John Taylor | [Vallée cachée sous le glacier]




    CFRubino-02
    Caroline François-Rubino, Boire à la source de John Taylor
    Source









    [VALLÉE CACHÉE SOUS LE GLACIER]




    Vallée cachée sous le glacier ; ruissellement de l’eau : doigts d’une main ;
    l’alpage est d’un vert fertile.
    Plus haut, un aigle s’envole d’une fissure qui est comme un passage secret.



    Entre deux prés de fauche, le chemin creux sur lequel nous avons souvent rencontré, à l’heure où le soleil se couche, le sculpteur sur bois. Face au soleil qui se couche.



    Rouge-queue se posant au pied de la croix du village.



    Un nuage comme une herse dans le ciel ; le lendemain soir,
    à nouveau un nuage-herse ; puis la pluie sans arrêt pendant des jours.



    Des gentianes d’un bleu profond au bord du chemin si haut que la végétation prenait fin et que nous entrions de plus en plus dans la pierraille. Les vitraux de Chartres.





    John Taylor, Boire à la source | Drink from the Source, Éditions Voix d’Encre, 2016, s.f. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Françoise Daviet. Aquarelles de Caroline François-Rubino. Préface de Sabine Huynh.







    Boire à la source






    JOHN TAYLOR


    Johntaylor
    Source




    ■ John Taylor
    sur Terres de femmes

    [Sometimes the island] (poème extrait de Portholes | Hublots)
    [all your life long] (poème extrait du Dernier Cerisier | The Last Cherry Tree)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Voix d’encre)
    la page de l’éditeur sur Boire à la source
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur John Taylor
    → (sur Mediapart)
    Littérature : le sens de la gravité de John Taylor, par Stéphane Vallet
    → (sur lelitteraire.com)
    une lecture de Boire à la source par Jean-Paul Gavard-Perret
    le site de Caroline François-Rubino
    le site de Sabine Huynh





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  • Sabine Huynh | [Pourquoi toujours ma voix se brise avec ces mots]



    Imagine
    « Au bout du tunnel
    tomber très lentement »
    (Sabine Huynh, Tu amarres les vagues)
    Ph. Louise Imagine, in op. cit. supra
    Source [PDF]








    [POURQUOI TOUJOURS MA VOIX SE BRISE AVEC CES MOTS]




    Pourquoi toujours ma voix se brise avec ces mots
    n’oublie pas de lui dire combien je l’aime

    une voix de coquillage
    malmenée par les vives-eaux

    Au cœur des turbulences
    par-dessus les marées je t’ai appelée

    Tu es née et j’ai commencé
    à sentir la finitude m’inquiéter
    jour et nuit



    Sabine Huynh, Tu amarres les vagues, Jacques Flament Éditions, Collection Images & Mots, 2016, s.f. Photos de Louise Imagine. Préface d’Isabelle Pariente-Butterlin.






    Tu amarres les vagues






    SABINE HUYNH


    SabineHuynh-AnneCollongues
    Ph. Anne Collongues
    Source



    ■ Sabine Huynh
    sur Terres de femmes

    [Au fond de ta gorge] (extrait de Kvar lo)
    Avec vous ce jour-là / Lettre au poète Allen Ginsberg (lecture d’AP)
    Les Colibris à reculons (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Les Colibris à reculons (lecture de Sabine Péglion)
    Kvar lo (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Kvar lo (lecture d’AP)
    La Mer et l’Enfant (lecture d’AP)
    Lettre à Tieri Briet (chronique)
    Parler peau (lecture d’AP)
    [sans attaches] (extrait de Parler peau)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Là où elle naît
    Sabine Huynh | Roselyne Sibille, La Migration des papillons (extrait)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de Jacques Flament Éditions)
    les pages de l’éditeur sur Tu amarres les vagues (dont la préface d’Isabelle Pariente-Butterlin)
    → (sur Presque dire, le site de Sabine Huynh)
    une notice autobiographique de Sabine Huynh
    → (sur Presque dire, le site de Sabine Huynh)
    une lecture de Tu amarres les vagues par Jeanne Orient
    → (sur l’emplume et l’écrié)
    une lecture de Tu amarres les vagues par Eve de Laudec
    Il pleuvra demain, le site de Louise Imagine
    le site de la revue graphique et littéraire La Piscine, que codirige Louise Imagine
    le site d’Isabelle Pariente-Butterlin : Au bords des mondes



    ■ Notes de lecture de Sabine Huynh
    sur Terres de femmes

    Matthieu Baumier, Le Silence des pierres
    Blandine Longre, Clarities
    Sylvie-E. Saliceti, Je compte les écorces de mes mots
    Romain Verger, Fissions





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  • Christophe Lamiot Enos, The Sun Brings

    par Sabine Huynh

    Christophe Lamiot Enos, The Sun Brings,
    Corrupt Press, 2013 (en anglais).



    Lecture de Sabine Huynh




    The Sun Brings est le premier recueil en anglais de Christophe Lamiot Enos. Il a été publié en 2013 par The Corrupt Press, une maison qui s’intéresse à la poésie d’anglophones résidant dans des pays non anglophones. Les œuvres en français du poète sont notamment éditées chez Flammarion, Passage d’encres, les éditions de l’Amandier, et les Presses Universitaires de Rouen et du Havre. Dès les premiers vers de The Sun Brings, nous prenons conscience de la puissance de la poésie offerte par le poète, dans une langue étonnamment fraîche, fluide et musicale :

    « Using a freshness in words / with bungalows on campus / provides some hope, the feeling / of notebooks throughout Europe / converging toward change » ― « Employer des mots débordant de vie / avec des pavillons sur le campus / donne un peu d’espoir, comme si / à travers l’Europe tous les carnets / convergeaient vers le changement ».

    Quand on l’entend lue à voix haute par son auteur, cette poésie coule, elle est flots, elle est chant, avec ses séquences et ses refrains, et l’on ne peut s’empêcher de penser à Pessoa, qui parlait d’écriture « qui danse, qui chante, qui se déclame d’elle-même. Il y a des rythmes qui sont de véritables danses, où la pensée se dénude en ondoyant, avec une sensualité translucide et parfaite » (Le Livre de l’intranquillité). Quand on la lit de près sur la page, on constate la force de son aspect formel, et son allure quelque peu claudicante aussi, puisqu’elle semble vouloir nous empêcher de la lire trop vite, nous retenant dans les rets de ses répétitions, de ses ellipses et de ses retournements, nous bousculant avec une langue qui est elle-même bousculée çà et là, syntaxiquement (pas dans ses sonorités), mais pas systématiquement, donnant parfois l’impression que l’anglais (désor)donné à lire n’est pas grammatical et ne fait pas sens. Et pourtant…

    Malgré l’apparente aberration occasionnelle qui interpelle le lecteur, sens et symbolisme sont bien là, avec cette impression que la vie (se) démembre, (se) disloque, et surtout que le chant orphique continuera à résonner, même la tête en bas, car le corps, au centre de ce recueil, s’est enveloppé de mots, sa nouvelle peau, constituée de morceaux de puzzle que le poète déplace inlassablement, créant des variantes, tentant de produire plus de sens, pour épaissir cette membrane protectrice ― le bouleversement syntaxique contribue à cette impression de confusion évoquée plus haut, tout en élargissant les possibilités sémantiques et interprétatives, un peu à la manière du poète américain E. E. Cummings :

    « Around the body, the words / like bungalows on campus / gathering, give a feeling / of freshness » ― « autour du corps, les mots / tels des pavillons sur le campus / se rassemblant, procurent une sensation / de fraîcheur ».

    Aussi, ces poèmes, dont chaque strophe reprend un ou plusieurs mots, « moment » par exemple ― « Give me a moment […] / grounded, the moment […] /stretches this moment […] / pleasant, such moment […] / extends a moment » (« un moment, donne-moi […] / un moment, ne bouge pas […] / un moment, étiré […] / de tels moments, si agréables ») ― distendent le temps, les instants.

    Le poète y loge l’été, le jardin, l’ombre et la lumière, « the big house » et ses silences, le goût du thé, les proches et le soleil, dont la lumière charrie les souvenirs ensauvagés que sa chaleur aide à apprivoiser. The Sun Brings, c’est « le soleil apporte »… les souvenirs perdus, mais aussi le soleil qui ramène par la main, rétablit, fait revenir… à la vie. Ce même soleil qui a probablement accompagné les premiers pas de Christophe Lamiot Enos durant sa convalescence est celui qu’il engage pour veiller sur sa mère, celui qui éclairait les moments heureux depuis les étés de l’enfance jusqu’à cet été de la renaissance trois années après l’accident.

    Ces poèmes sont autobiographiques. Christophe Lamiot Enos a été victime d’un très grave accident de la route en 1981, et l’on devine que la poésie lui a été bouée et hygiène de vie, de par ses contraintes formelles, tout comme elle l’a été pour d’autres rescapés, dont des survivants de la Shoah, comme l’écrivain israélien Uri Orlev, par exemple, alors qu’il était enfermé dans le camp de concentration de Bergen-Belsen à l’âge de treize ans (il y a composé, sur les planches de son châlit puis recopié dans un carnet de poche, des poèmes très matures et rimés. Cf. Poèmes écrits à Bergen-Belsen en 1944 en sa treizième année, éditions de l’éclat, 2011), ou comme l’ethnologue française Germaine Tillion, qui a composé à Ravensbrück, cachée au fond d’une caisse, son opérette Le Verfügbar aux Enfers, inspirée de l’Orphée aux Enfers d’Offenbach.

    Orphée est par ailleurs une figure centrale dans The Sun Brings, notamment à travers ce retour que Christophe Lamiot Enos entreprend vers l’accident qui a failli lui coûter la vie, alors que l’état de santé de sa mère se dégrade. Sa mère serait-elle une autre Eurydice, qu’il perd en retrouvant le monde des vivants ? Il y a aussi cette évocation réitérée des baies et des fruits pour lesquels le Bulbul Orphée, oiseau de l’ordre des Passériformes (les chanteurs et les migrateurs), a un faible. Ces baies sont déposées çà et là dans le texte, comme les cailloux dont se défait le Petit Poucet :

    « I REMEMBER PICKING BLACKCURRANTS » ― « je me souviens avoir cueilli du cassis » (en lettres majuscules dans le texte).

    Cette cueillette de cassis précède un orage qui a marqué le poète. En contrepoint aux poèmes à la langue à la fois souple et retenue ― composée de sonorités qui se font écho au sein de séquences, une langue tout en spirales, langue rênée d’une renaissance, comme étonnée par sa présence au monde, langue aussi belle qu’un cheval sauvage harnaché ― se déploient des notes brèves ressemblant à des entrées de journal intime (« entries in a diary ») et qui forment des bribes de souvenirs introduites par « I REMEMBER » ― « je me souviens », en lettres majuscules pour ne pas se méprendre sur leur importance capitale : elles annexent aux poèmes un autre présent que celui auquel il se réfère, leur rajoutant un cœur battant, et les soutenant comme le feraient des repères ou des légendes, « slowly, like crutches feeling / the ground » ― « lentement, comme des béquilles tâtant / le sol ». Ainsi Christophe Lamiot Enos semble-t-il rejoindre Georges Perec dans sa recherche autobiographique d’images ou de souvenirs fiables. Les plus fiables, ceux qui reviennent sans cesse, sont consignés dans la marge et sont capitaux, car ce sont les plus vifs, ceux qui peut-être gardent en vie ou maintiennent la conscience en éveil, les lignes de force de son histoire et de son existence. À la façon de Perec, le poète de The Sun Brings accueille les souvenirs qui refont surface et les transcrit. Mais, contrairement à Perec, ceux-ci s’inscrivent dans la marge et ne concernent pas forcément des objets, des lieux, des faits, des personnes et des paroles plutôt banals pour lesquels le poète ressent de la nostalgie et qu’il souhaite documenter, accumuler, mais plutôt des événements saillants de son existence (« I REMEMBER MY MOTHER TELLING ME WHAT TO DO WITH HER REMAINS AFTER SHE DIES » ― « je me souviens de ma mère me disant comment disposer de ses restes après sa mort »), des moments-clefs, de résurgence et de récurrence ― ce dernier mot désignant à la fois le fait de se répéter et de revenir… en arrière… chercher sa mère, comme Orphée voulait récupérer Eurydice ? Des souvenirs qui semblent tourner en rond et se mordre la queue.

    Cette poésie exigeante à la syntaxe non conventionnelle est aussi une poésie puissamment incantatoire. Le mouvement ondulatoire qui anime la voix qui la porte suscite une envie irrésistible de se lever, de bouger, de danser même, en s’abandonnant innocemment à l’oubli. Nul ne peut rester immobile en l’entendant car elle est poésie hypnotique du mouvement, du plaisir et du souffle vital (restitués à son auteur trois ans après l’accident ?). Mouvement dans la mémoire aussi, allers-retours infatigables dans les souvenirs et dans leurs interstices, à la recherche d’indices, de signes, et de stratégies pour figer le temps et défier la pesanteur, le crash. En effet, en écho au va-et-vient rythmique et sensuel, porté par la répétition alternée de vers et de sons, qui ralentissent, qui pétrissent le temps, le lecteur est constamment ramené aux mêmes événements, aux mêmes années, dont 1981, 1984, 2011 et 2012. Les répétitions de mots donnent une impression de flux de conscience, de fontaine intarissable, et nous poussent à nous arrêter sur les multiples sens des termes employés. C’est un procédé que Gertrude Stein affectionnait pour élargir l’étendue significative des mots, comme dans une tentative d’épuisement de leur sens (Christophe Lamiot Enos est un familier de la poésie de Stein, pour l’avoir traduite).

    The Sun Brings se déploie comme un récit tissé de vers qui glissent et font des ricochets sur l’étang de la mémoire, pour faire état de corps qui ont eux-mêmes perdu le contrôle (celui du poète et celui de sa mère) et se raccrochent aux mots pour garder leur contenance, pour que leur contenu ne leur échappe pas dans le délitement. En anglais, on parle de garder sa « composure », un mot qui vient de composition et qui, comme le mot « contenance », parle de ce qui est à l’intérieur, ce que nous contenons et dont nous sommes composés. Perdre son calme ou sa « composure » se dit aussi « to fall apart » : se décomposer, se démembrer, se morceler. À cette éventualité répond le côté extrêmement structuré du recueil.

    1981 est l’année du grave accident de la route en Normandie, qui plonge Christophe Lamiot Enos dans un coma dont il ressort avec des troubles de la mémoire, et dans un gouffre duquel il ne refait surface que trois ans plus tard, en 1984, année dont le souvenir le plus fort semble être celui de vacances de Pâques passées à Londres, et d’une balade magique à Hampstead, qui donne l’impression qu’il s’agit des premiers pas du rescapé :

    « I keep running the pavements / Sunny the pavements upward / to Hampstead Heath all the way » ― « je ne me lasse pas de courir sur les trottoirs / Ensoleillés les trottoirs qui montent / directement jusqu’à Hampstead Heath ».

    Dans le recueil, la première évocation de l’accident et du combat contre l’amnésie est immédiatement suivie d’un poème rempli de blancs, de nuages, parmi lesquels les mots semblent flotter comme des essaims d’insectes à la dérive, cherchant origine et sens. 1981 est également l’année de moments heureux passés dans une maison en Angleterre avec la mère du poète et des amis, instants étirés au maximum dans les textes de The Sun Brings, comme nous l’avons vu plus haut, notamment grâce à des procédés tels que l’accumulation, la juxtaposition, l’inversion et la répétition. Le poète se recueille sur des moments d’émerveillement et sur une douceur de vivre révolue.

    2011 est l’année de la menace, où le poète et sa mère prennent conscience que la vie de celle-ci est en danger, année aussi durant laquelle des souvenirs d’enfance du poète ressurgissent, souvenirs d’hiver, de tombes, de serpent. « I REMEMBER “LE PETIT BOIS” » ― « je me souviens du Petit Bois », mais aussi d’un bois plus grand, le « WOOD OF THE TOMBS » ― « le bois des tombes » ; « I REMEMBER THE LANGLOIS-BERTHELOT FAMILY TOMBS, IN A BIGGER WOOD » ― « je me souviens des tombes de la famille Langlois-Berthelot, dans un bois plus grand ». Revenir aux bois de la dryade Eurydice…

    2012 est l’année de l’opération du cœur de la mère, à qui The Sun Brings est dédié (son portrait en noir et blanc orne la couverture du recueil). Et le poète répète « my mother my mother », comme un mantra qui aurait le pouvoir de prolonger sa présence ici-bas. L’un des poèmes les plus touchants qui lui sont dédiés est probablement celui-ci :

    I send you this, my mother      Ceci je t’envoie, ma mère
    this a few words, this a card      ceci ces quelques mots, ceci cette carte
    for you to see, my mother      pour tes yeux à toi, ma mère
    that with some joy, I send you     qu’en joie je t’envoie
    with joy walking, with this card     qu’en joie je marche, avec cette carte
    walking, my walk, this, to you     qui marche, comme je marche, ainsi, vers toi
    it walks to you, my mother     marche vers toi, ma mère
    a walk special to a card     d’une démarche de carte
    as I do walk, my mother      comme je marche moi, ma mère
    through galleries, I send you     à travers les galeries, je t’envoie
    of galleries, this a card     des galeries, ceci une carte
    to put through the mail to you     à poster vers toi
    I send you heart, my mother     je t’envoie du coeur, ma mère
    this from my heart, this a card     ceci de mon coeur, ceci une carte
    my heart from you, my mother.      mon coeur de toi, ma mère.

    « I REMEMBER A SMALL SNAKE I SAW WHEN A CHILD IN THE “PETIT BOIS” » ― « je me souviens d’un petit serpent que j’ai vu dans le Petit Bois quand j’étais enfant », nous dit le poète : la vipère qui mordit Eurydice. « I REMEMBER OF THE STORY YOU TOLD OF HAVING BEEN ONCE UNDER THE THREAT OF A SEXUAL AGGRESSION » ― « je me souviens de l’histoire que tu m’avais racontée concernant une agression sexuelle dont tu avais été menacée » : une nouvelle fois, Eurydice, fuyant Aristée, est victime de la vipère, ce serpent qui « [s]’acharne sur la beauté », comme l’avait définie Apollinaire dans son Bestiaire ou Cortège d’Orphée (1911). « I REMEMBER SOME OF MY CONVERSATIONS WITH ANIMALS WHILE A CHILD AT MY PARENTS’ » ― « je me souviens de conversations que j’avais avec des animaux quand j’étais enfant, chez mes parents » : ainsi le poète parvenait-il à charmer les bêtes tout comme Orphée se faisait écouter des animaux de la forêt grâce à sa lyre et à son chant. Vous l’aurez compris, la langue orphique de The Sun Brings est une fascinante langue à rebours, à la Cummings donc, celle d’une poésie qui retrousse la langue en arrivant à l’écriture, soit à l’inscription de souvenirs-clefs majeurs (souvenirs auxquels le poète semble avoir attaché tous les fils de sa vie) dans une mémoire aussi trouble qu’un étang, à partir de l’effacement. « To wake up / to a pond / like a past » ― « se réveiller / face à un étang / tel un passé », un passé tellement vaseux que l’on ne distinguerait plus ce qu’il contient ? Christophe Lamiot Enos est parti du néant pour arriver à une composition musicale intense et réussie. Son « poème-journal », ou récit en vers impulsifs, à la langue qui décolle, relève du tour de force et de l’acrobatie linguistique.



    Sabine Huynh
    D.R. Texte Sabine Huynh
    pour Terres de femmes






    __________________________
    NOTE : toutes les traductions en français des extraits de The Sun Brings sont de Sabine Huynh.






    Christophe Lamiot Enos, The Sun Brings





    CHRISTOPHE LAMIOT ENOS


    Lamiot-enos-christophe
    Ph. © Olivier Roller
    Source




    ■ Christophe Lamiot Enos
    sur Terres de femmes

    19 mai 2007 | Christophe Lamiot Enos, « Passage le livre »



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Christophe Lamiot Enos
    → (sur le site du Matricule des Anges)
    un entretien de Christophe Lamiot Enos avec Emmanuel Laugier





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