Étiquette : Sabine Huynh


  • Blandine Longre, Clarities

    par Sabine Huynh

    Blandine Longre, Clarities,
    Black Herald Press, 2010.



    Lecture de Sabine Huynh





    Des vers d’une Sylvia Plath amoureuse placés en exergue de Clarities donnent le ton : les poèmes de ce recueil seront passionnés, passionnants, ciselés, denses et tendus, parfois angoissants aussi. Avec quelque chose d’extravagant et d’extrêmement contrôlé. Loin de n’être qu’un recueil de « mere distorted painlines », Clarities nous offre ― avec sa trentaine de poèmes en anglais vibrant dans un petit livre au format et aux couleurs très similaires aux livres de la collection City Lights Pocket Poets Series de la légendaire maison City Lights Books (rien d’étonnant à cela, dans la mesure où les éditions Black Herald Press ont aussi édité une traduction française de poèmes choisis de Gregory Corso)&nbsp― des vers intenses, fort habilement sculptés, tout en nœuds et en méandres.

    Une poésie que l’on pourrait aussi qualifier de libertine, dans la mesure où elle est totalement anticonformiste, originale, inattendue, à la langue singulière, aux mots et aux sonorités tressés serrés, se pliant aux caprices d’un esprit que l’on pourrait qualifier de baroque. À la fois très cérébrale et très physique, elle nous rappelle que nous sommes des animaux raisonnables ; une poésie difficilement catégorisable en fait, tant ses attributs sont multiples, et parfois même contradictoires – « discordant symphony of selfhood », nous dit justement Blandine Longre dans l’un des poèmes de Clarities. Ainsi, on peut lui trouver quelque chose de disturbingly wondrous (je ne puis trouver d’équivalent français exact de l’effet produit par ce syntagme), car elle est étonnante, très raffinée, et en même temps dérangeante, avec ses images brutales qui empoignent, émanant d’une poète qui, loin de craindre ce qui pourrait répugner, le fouille et l’exhibe (entrailles, blessures, os, cadavres…). Il s’agit de clarities, oui, mais de clarté crue, de lucidité jusqu’à s’en brûler les yeux (« my charred eyeballs »).

    Le corps, vivant, souffrant, désirant, est omniprésent dans Clarities. En lutte constante contre ce qui l’a conquis, colonisé, il semble ne pas réussir à trouver de repos en dehors de l’adoration amoureuse. « Wormy cells », « blemished », « gnawed flesh », « upturned skin »… ces mots, ainsi que « horror » et « horrendous », trahissent une certaine fascination pour le monstrueux, qui est humain. De surcroît, on a le sentiment que le salut ne peut passer que par une certaine violence faite au corps, qu’elle serait l’électrochoc qui excite et ranime : « Yes, do pluck stretch outplay them at / will before / snapping them / alive ». Ça suinte, ça saigne, ça crie, dans Clarities, au cœur d’un martyre furieusement mystique, où la force a les yeux les plus sombres qui soient, les cris sont des muscles imposants, les mots sont enrobés de chair, et le temps, « improbable », est tout en convulsion, étranglé, massacré (« slaughtered days and strangled dawns / (jolting nights in between) », « slits of time like sizzling / wounds ») : l’abstrait prend toujours forme humaine dans la poésie extrêmement précise de Blandine Longre, confirmant que l’entendement découle du corps avant tout (« rien n’est dans l’intellect qui n’ait été d’abord dans la sensation », affirmait Aristote).

    Ce qui est inhumain, ce ne sont pas les difformités corporelles mais spirituelles, quand l’identité (« the soul » ici, l’âme) se dénature sous les masques et les faux-semblants, qui fragmentent l’être (« I and I »), le dépècent même, et l’empêchent d’être. On lit dans Clarities le désir de la séparation du soi des « oughts-to-be » – le soi de devoirs et d’obligations –, l’aspiration à un certain détachement, pour pouvoir se retrouver, se recomposer ; le désir de séparer le corps corrompu de l’esprit malmené aussi, pour le préserver de la mortelle vacuité (« and flesh, abyss-bound, could not reach / its coppery core », « my dried-up chard of a soul »). On retrouve là les obsessions et les peurs de Sylvia Plath.

    Malgré cela – et Blandine Longre en tisse obstinément la fougue dans Clarities – ce qui sauve, c’est bien l’amour, et ses poèmes d’amour sont à couper le souffle (et à répéter en boucle, à haute voix pour en savourer toutes les consonances), surtout le poème « Headlong », qui, par son injonction « let’s », n’est pas sans rappeler celui de John Donne, « The Good Morrow » (« Let us possess one world, each hath one, and is one »).





    HEADLONG
    (for Paul)




    Let’s dash
    to the nearest unstoppable
    move – as (in stillness) nascent
    steps expect us
    to our own everywheres:

    suburban leaps over fleeting darkscapes
    evading senses above wizened throngs
    splashed-out paces along sharpened
    meridians and riverbeds of pain –
    bone-deep
    all steering our stammering selves away

    all leading to transit chambers where

    on top of sheet-like rustlings of love
    (flaming-out, forever

    imprinted with our two-bodied ghost)
    we soar swivel and thrive

    abandoning handfuls of too-well-rehearsed emptiness
    (long fed on a misplaced non-thought)
    and letting the expanse of our souls
    sever its way through twisted
    agapic mindscapes

    – here and there.



    Sabine Huynh
    D.R. Sabine Huynh
    pour Terres de femmes






    Clarities







    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de Black Herald Press)
    la page de l’éditeur consacrée à Clarities





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  • Sabine Huynh, Avec vous ce jour-là / Lettre au poète Allen Ginsberg

    par Angèle Paoli

    Sabine Huynh, Avec vous ce jour-là
    / Lettre au poète Allen Ginsberg

    Recours au poème éditeurs, 2014.




    Lecture d’Angèle Paoli


    Ginsberg Sab







    ALLEN GINSBERG / SABINE HUYNH, LE MIROIR À DEUX FACES



    Un poète peut-il changer la vie d’un être humain ? Celui d’une femme, par exemple ? À lire Avec vous ce jour-là, lettre que Sabine Huynh adresse à Allen Ginsberg, il semble bien que la réponse soit OUI. Livre numérique publié par Recours au poème éditeurs, Avec vous ce jour-là / Lettre au poète Allen Ginsberg est un saisissant hommage adressé au poète américain mort à New York le 5 avril 1997. Mais c’est aussi une très émouvante lettre de remerciements. Une lettre en creux d’où émerge, sur fond de partages et d’expériences de vie, de poésie américaine et d’engagements poétiques, la belle personnalité de Sabine Huynh. Comment rester indifférent(e) à ce qui lie la poète d’aujourd’hui au poète d’hier ? Comment ne pas se laisser happer par ce tressage habile où la sensibilité de l’un éclaire celle de l’autre ? À part égale. Car la générosité qui guide la poète est du même ordre que celle qu’elle a rencontrée chez le poète américain. De l’ordre du don. Et la lettre qu’elle adresse, depuis Tel Aviv, à Ginsberg, le 1er juillet 2014, est aussi de cet ordre.

    Ce qui emporte d’emblée l’adhésion et qui séduit, c’est ce tressage serré et continu que l’épistolière tisse avec celui qui a marqué son existence en libérant son écriture. Il semble même que « la profusion verbale, le jaillissement jazzique, le souffle long »* qui caractérisent l’écriture du poète américain, ait gagné en profondeur l’écriture de Sabine Huynh. On ne peut imaginer empathie plus authentique. Plus surprenante. Plus totale.

    C’est donc une lettre de remerciements que Sabine Huynh nous invite à lire. Le mot « merci » apparaît d’ailleurs à plusieurs reprises dans les différents chapitres qui composent ce livre. Il en est, dès l’incipit, le mot emblématique :

    « Merci d’avoir écrit. »

    Ces mots, le lecteur les retrouve presque à l’identique dans l’excipit. Dans une forme un peu plus appuyée, preuve que Sabine Huynh se reconnaît totalement dans les pages qu’elle a consacrées au poète ; preuve aussi qu’elle est toujours en accord avec son projet d’écriture et avec elle-même :

    « Merci, oui, merci encore, d’avoir écrit ».

    Les raisons de ces remerciements sont multiples, qui relèvent de l’intelligence secrète. De l’adéquation intuitive. De l’intime conviction. Les points de rencontre sont nombreux. Historiques. Politiques. Ethnologiques. Poétiques. Ils concernent avant tout l’écriture. Par la force de son œuvre, par la vitalité tonitruante de sa voix, par la grande liberté d’expression qu’il s’est toujours autorisée, Allen Ginsberg a ouvert la voie à nombre d’autres voix ; dont celle de Sabine Huynh. Sans Allen Ginsberg en effet, sans la lecture assidue de son œuvre, lecture jamais épuisée, Sabine Huynh serait-elle parvenue à lever les inhibitions qui étaient les siennes depuis sa plus tendre enfance, pour ne pas dire depuis sa naissance ? Aurait-elle réussi à se débarrasser des réticences qui la tenaient entravée face à son désir d’écriture ? Serait-elle parvenue à cet échange de qualité avec celui qu’elle considère comme son maître, tout en le tenant pour le plus grand poète d’Amérique du Nord du XXe siècle ? Avec Walt Whitman, le grand mage de l’Amérique. Qu’en serait-il du ton naturel avec lequel elle s’adresse à l’auteur de Howl (Hurlements), de sa sincérité, de sa fantaisie, de sa fraîcheur, de son enthousiasme, voire de sa naïveté ? Sans Allen Ginsberg, sans les recueils lus et relus de Howl, de Kaddish et de tant d’autres qui ont jalonné une vie entière, il est probable qu’elle n’aurait trouvé ni le courage ni l’audace de se dire poète, et de s’affirmer comme telle. Or, au fil des pages, s’affirme la volonté de la poète de se définir, fidèle en cela à l’image du « chantre de la psyché secrète », comme poète de l’intime ; poète de la défense de l’expérience privée. Sans pour autant que ce parti pris d’une poésie personnelle l’empêche de dénoncer les violences imposées aux hommes par d’autres hommes. Cette implication dans l’écriture de tout l’être, c’est à Allen Ginsberg qu’elle le doit et elle lui en est reconnaissante :

    « Merci de nous avoir ouvert la voie vers une poésie qui laisse sa place au moi, une poésie qui a le droit d’être confessionnelle, intimiste, et de s’attacher à des expériences vécues, une poésie libérée, libre… »

    C’est aussi Ginsberg qui lui a permis de grandir et de s’affirmer :

    « Savez-vous que vos textes m’ont appris à marcher, en légitimant mon entêtement à n’écrire que sur ce que j’avais vécu ? », confie-t-elle.

    Contre vents et marées, contre la bien-pensance poétique, contre les régisseurs de la poésie, universitaires et théoriciens, Sabine Huynh oppose la vision beaucoup plus large et beaucoup plus généreuse d’Allen Ginsberg. Pour tout cela, elle le remercie.

    Comment, dès lors, ne pas se laisser emporter / émouvoir par la grande admiration que Sabine Huynh porte au poème Kaddish, écrit par Allen Ginsberg à la mort de Naomi Ginsberg, sa mère malade et tant aimée ? Soumise aux psychotropes et aux électrochocs. Le poète écrit pour elle Kaddish, long « poème, récit, cantique, lamentation, litanie et fugue » dans lequel se mêlent l’intime de la « folie de sa mère » et « la chute de l’Amérique ». Destructrice Amérique. Broyeuse d’hommes. Rongée par la paranoïa. Quant à l’épistolière, elle écrit à propos de Kaddish :

    « Avec Kaddish, vous m’avez fait comprendre que l’on peut écrire quelque chose de terrible sur ses parents tout en continuant à les aimer, et qu’exposer la laideur pouvait aussi signifier essayer de la comprendre. » Et, un peu plus loin, rétablissant le parallèle avec sa propre expérience et la mettant en regard avec celle du poète :

    « Votre mère était à l’origine de votre souffrance et l’écriture de Kaddish vous a permis d’en examiner l’étendue, vous libérant de cette souffrance par la même occasion. J’ai connu cela en écrivant La Mer et l’Enfant. »

    Avec Kaddish, cet « immense hymne d’amour et de douleur, joyau de compassion et de consolation », la poète accède à une force de conviction qui l’habite tout entière :

    « Monsieur Ginsberg, vous m’avez appris que l’amour pouvait et devait vaincre, parce qu’il était pardon et paix, paix avec le passé, avec la vérité. Votre poésie réclame l’amour […] ; elle est Amour. »

    Ailleurs, elle interroge le vieil ami, lui confiant ses peurs ses hantises ses obsessions de la guerre.

    « Je me demande ce que vous auriez pensé des événements qui se sont déroulés ici cet été, et si vous penseriez encore que le conflit israélo-palestinien ne peut que rester sans issue, “tant que les peuples n’auront pas oublié leurs différences et leurs identités ― chose que ni les Juifs ni les Arabes ne sont capables de faire” », écrit Allen Ginsberg dans une lettre adressée à son père, le poète Louis Ginsberg.

    D’une époque à l’autre, les guerres se superposent aux guerres. Les enfers succèdent aux enfers. Ainsi, l’évocation du poème d’« Angkor Wat » ramène-t-elle la poète à la seconde Intifada de Jérusalem qui la ramène elle, une fois encore, à Saïgon. « Le présent de Jérusalem me projetait dans le passé de Saïgon », écrit-elle. Le monstre Moloch veille, qui se nourrit de nos angoisses et tient le monde sous l’emprise du mal. Se pose alors la question de la relation entre poésie et protestation.

    « Je ne sais pas si les manifestations influent beaucoup sur le cours de l’histoire (même si votre première manifestation de 1963 établit sans doute un terreau fertile pour les protestations contre la guerre qui s’ensuivirent aux États-Unis, dans les années 1960 et 1970), mais je pense que la poésie et l’écriture peuvent porter l’étendard de la révolte d’une manière efficace parce que sensible. Et vous aviez compris qu’allier poésie et protestation était la voie à suivre pour faire entendre une voix pacifique. »

    Elle remercie le poète d’avoir libéré la poésie des entraves que d’aucuns lui ont imposées, l’enfermant dans une inaccessibilité qui la maintient hors de portée du grand nombre. Lecteurs et poètes. Ainsi l’auteure de la Lettre au poète Allen Ginsberg poursuit-elle, bien des années plus tard, la conversation qu’elle a eue un jour avec lui. C’était en 1993, soit trente ans après la guerre du Vietnam ― 1963 ―, et les prises de position pacifistes de Ginsberg. C’était dans une librairie lyonnaise aujourd’hui disparue. Et Sabine Huynh avait 20 ans. De ce moment décisif, la poète garde un souvenir ému, et sa reconnaissance est grande. Elle peut aujourd’hui confier au poète contestataire, alors même qu’elle est devenue écrivain et poète, ces mots emplis de gratitude :

    « Je réalise en vous écrivant que nous avons peut-être plus de choses en commun qu’on ne le croirait au premier abord, d’où sans doute cette reconnaissance (dans tous les sens du terme) que j’ai ressentie en vous lisant, reconnaissance qui n’a fait que se fortifier avec le temps. Votre main, que vous m’aviez donnée et que j’avais serrée le jour où je vous ai rencontré, j’ai l’impression qu’elle n’a jamais lâché la mienne depuis. Merci. »

    Reprenant à son compte les convictions d’Allen Ginsberg en matière de poésie, Sabine Huynh écrit :

    « La poésie peut être politique autant qu’elle est personnelle, “confessionnelle”, et elle peut vaincre l’obscurantisme et le marasme culturel. »

    Puisse-t-elle avoir raison. Et pour ce très beau miroir à deux faces, qu’elle soit remerciée. Du fond du cœur.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli




    _________________________
    * Allen Ginsberg, Poèmes, Christian Bourgois éditeur, 2012, page 7.






    Ginsberg Huynh
    Source








    SABINE HUYNH


    Sabine Huynh 2
    Ph. Anne Collongues
    Source



    ■ Sabine Huynh
    sur Terres de femmes

    Les Colibris à reculons (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Les Colibris à reculons (lecture de Sabine Péglion)
    La Mer et l’Enfant (lecture d’AP) [+ Notice bio-bibliographique sur Sabine Huynh]
    Lettre à Tieri Briet (chronique)
    Parler peau (lecture d’AP)
    [sans attaches] (extrait de Parler peau)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Là où elle naît
    Sabine Huynh | Roselyne Sibille, La Migration des papillons (extrait)



    ■ Allen Ginsberg
    sur Terres de femmes

    3 juin 1926 | Naissance d’Allen Ginsberg
    Kenji Myazawa
    11 octobre 1961 | Allan Ginsberg, Journal 1952-1962



    ■ Voir aussi ▼

    presque dire (le site de Sabine Huynh)
    → (sur Recours au poème éditeurs)
    la page de l’éditeur sur Avec vous ce jour-là / Lettre au poète Allen Ginsberg de Sabine Huynh





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  • Lettre à Tieri Briet

    [après lecture du livre qu’il a adressé à sa fille :
    Fixer le ciel au mur]

    par Sabine Huynh

    Chroniques de femmes – EDITO





    LETTRE À TIERI BRIET

    [APRÈS LECTURE DU LIVRE QU’IL A ADRESSÉ À SA FILLE :
    FIXER LE CIEL AU MUR]





    Tieri Briet, compagnon de route bienveillant de beaucoup d’entre nous ces dernières années : tu nous as enfin livré l’opus sur lequel tu as travaillé si longtemps, ton récit Fixer le ciel au mur (éditions Le Rouergue, collection La brune au rouergue, 2014). Je dis « opus » parce que c’est de musique qu’il s’agit, de la musique des vies. Ton ouvrage, soutenu par un échafaudage de chansons qui t’ont nourri, est une déclaration d’amour à la vie, à son chant, à l’insoumission et à la littérature engagée. Ces mots de Joseph Brodsky à propos de la poésie de Mandelstam, pour toi : « Un chant est une forme d’insoumission linguistique, et son écho jette le discrédit sur bien autre chose que sur un système politique donné : il remet en question l’ordre existentiel tout entier. » (Brodsky, « L’enfant de la civilisation » [1977], in Loin de Byzance, Paris, Fayard, 1988, pp. 108-125).

    Fixer le ciel au mur ne ressemble à aucun des livres que j’ai pu lire. Il a trouvé son chemin jusqu’à mon cœur, où il a frappé, fort. J’avais peur mais j’ai ouvert le livre, après beaucoup d’hésitation, et j’ai bien fait. Au départ, ce texte, que tu lis maintenant, devait constituer une chronique de ton livre, et c’en est une, sans doute, puisqu’il lui est consacré, mais cette chronique est un peu particulière, car elle a endossé malgré moi la forme d’une lettre adressée à son auteur, une lettre qui t’avoue ma reconnaissance, à la fois pour et dans ton texte – une communion d’esprits, de vies. Tes propos dans Fixer le ciel au mur sont tellement personnels qu’on ne peut, à mon avis, leur rendre justice autrement que par une chronique écrite sur le mode de l’intime. Ceci, en fait, est la moindre des choses, puisque toi, en te confiant au lecteur, tu lui as donné la parole en retour, en le poussant à se confier lui-même, et c’est le plus beau cadeau qu’un être humain puisse faire à son semblable. Pour te remercier, voici un commentaire un peu bancal, mais sincère, qui tient de la confession, et montre que ce qu’il y a de plus personnel peut nous propulser vers l’universel, en instaurant une compréhension mutuelle et immédiate entre les êtres (enfin je l’espère).

    Les chansons que tu nous donnes à entendre dans ton livre sont celles qui ont traversé l’existence de tous ceux qui ont grandi en France ou qui y ont vécu assez longtemps pour s’en imprégner, pour en reconnaître l’air et pour savoir en fredonner les refrains. Même une apatride comme moi les a (re)connues, mais il est vrai que je suis francophone avant tout, ayant grandi dans la banlieue lyonnaise. « Les chansons sont partout dans nos vies », nous dis-tu, oui, elles nous ont accompagnés dans les moments les plus intenses, difficiles ou heureux. Sais-tu que j’ai aimé, chez mon père, sa passion pour les chansons grand public ? Peut-être que, comme sa fille, il se fredonnait constamment un air dans la tête, histoire d’en bannir les chagrins. Lui, il était porté par des chansons anglophones. La radio des soldats américains au Viêtnam diffusait les voix qui l’ont accompagné (et qui en sont venues à nous accompagner par la suite, mes trois frères et moi) : celles de Diana Ross, d’Otis Redding, d’Elvis Presley, de Bob Marley, de David Bowie… Tu dis très justement que « les chansons peuvent servir d’antidote au malheur et aux deuils ». Sais-tu que quand j’étais petite, je ne vivais pratiquement que pour arriver à mon lit le soir, car m’attendaient sous la couette une lampe de poche verte, un livre emprunté à la bibliothèque municipale et une petite radio portable à piles en forme de bouteille d’Orangina que mon père m’avait rapportée de l’usine où il travaillait comme ouvrier spécialisé (lui qui, au Viêtnam avant la guerre, avait été directeur des ressources humaines dans une grosse boîte américaine) ? Je me souviens qu’une nuit, sur la radio NRJ, j’ai écouté ainsi et en direct un concert d’Étienne Daho. J’en pleurais de joie, tellement j’avais conscience du miracle qui se produisait alors : « j’assistais » au concert d’un chanteur qui faisait alors partie de mes préférés et je réagissais totalement, physiquement, à sa musique, à sa voix, à sa poésie. J’en avais la chair de poule, je sanglotais, je riais d’extase. J’ai compris cette nuit-là l’immense pouvoir à la fois rédempteur et salvateur de l’art, des mots, de la musique. Puis il y eut ce mange-disque blanc qu’un jour mon père m’a offert, une pure merveille. Chaque samedi, nous allions chercher le dernier tube du Top-50 au supermarché. Faute de moyens, nous mangions mal – combien de fois avons-nous partagé une petite boîte de sardines à cinq, avec un peu de pain ? –, nous ne nous soignions pas, nous n’avions pas d’argent pour les fournitures et les sorties scolaires, mais le dimanche venu, la platine distillait des chansons sur lesquelles nous dansions et chantions à tue-tête. Ces souvenirs heureux, un peu fous, je les dois à mon père. Sans eux, je crois que je ne serais plus là aujourd’hui. Comme toi, « je crois qu’avec des chansons, on peut bâtir un nid à son enfant », c’est ce qu’a tenté de faire mon père, avec les moyens du bord (est-il encore temps de le remercier pour cela ?).

    Ton livre, Fixer le ciel au mur, s’ouvre donc sur une chanson : « Le Sud », de Nino Ferrer. J’ai su d’emblée qu’en le lisant j’allais être enveloppée de ce « quelque chose » que j’ai cherché toute ma vie en France et dont je n’ai pu saisir que fugacement le goût, ce « quelque chose » qu’au fond de soi chacun connaît bien, sans pourtant parvenir à s’en souvenir ; ce « quelque chose » pour lequel la langue française n’a pas de mot, ce « quelque chose » qui est peut-être de l’ordre de cette consolation qu’apportent les chansons qu’on aime, car elles ont les mots directs, les mots vrais, les mots pour dire ce que seul le corps peut dire mieux, quand la bouche, asséchée ou ensanglantée, ne peut plus parler ; « les mots bleus », ceux des chansons sur lesquelles on danse le dimanche même quand on a faim. Nous sommes probablement, comme tu le soulignes, « de la même matière que les chansons d’amour, un mélange d’aveuglement et de souffrances indélébiles. »

    « L’histoire commence maintenant », nous apprend ton livre : le jour où Leán, ta fille, a décidé de guérir. Parce que Leán était malade, son corps de jeune fille, en refusant tout aliment, ne voulait plus… s’endormir. Ici j’aimerais ouvrir une parenthèse, pour te raconter une histoire. Elle n’est pas de moi, je l’ai lue quelque part, il y a longtemps, je ne l’ai plus oubliée, malgré ma mémoire fort défaillante.

    Un jour, on a dit à l’enfant de cinq ans qui voulait savoir ce qu’était la mort, qu’on s’endormait pour ne plus jamais se réveiller. Alors l’enfant n’a pas dormi pendant plusieurs nuits d’affilée : il ne voulait pas quitter ses parents bien aimés. On a essayé de rectifier le tir, en lui disant que s’endormir n’était pas mourir, que seul dormir pour toujours était mourir, mais que dormir un peu, quand on se sentait fatigué… « C’est mourir un peu ? », a demandé l’enfant, en ouvrant grand ses yeux. Et ses parents ont secoué la tête, ne sachant plus comment faire sortir de la tête de leur petit ange si perspicace cette image mentale terrible.

    Je crois que le corps de Leán – comme celui de tant de jeunes filles, ou de personnes plus âgées, peu importe leur âge et leur sexe (des personnes souffrant d’anorexie, j’en ai connu de tout âge) – voulait en réalité rester leste, elfique, libre et libéré de toute emprise ; et puis ce trop-plein de légèreté vous monte à la tête, aiguisant vos pensées, votre lucidité, votre créativité. Il a fallu désintoxiquer Leán de cet opium d’immatérialité ; le cœur, fragile, pouvant lâcher. Aux différentes époques de ma vie où j’ai souffert du même mal mortel que Leán, je me répétais constamment ce mantra dans la tête : « l’esprit est plus fort que le corps, l’esprit est plus fort que le corps ». On aurait pu me prendre et me rompre comme une éprouvette, mais mon apparence de roseau malade abritait une volonté d’acier. Paradoxalement, c’est peut-être elle qui m’a maintenue en vie, je ne sais pas.

    Cette maladie, c’est la maladie de ceux qui viennent d’ailleurs et se sont toujours sentis étrangers, la maladie du décalage, de l’impossibilité de se reconnaître dans l’environnement qui nous entoure. C’est la maladie du corps étranger, de la greffe qui ne prend pas, celle que le « parasite cosmopolite » s’impose (rappelons-nous les grèves de la faim des dissidents en URSS, et ailleurs, au Viêtnam…). Tu en as déduit que « l’image des corps n’est plus qu’une chose mentale qu’on laisse en soi imposer sa froideur », oui sans doute puisque, même anorexique, j’avais été engagée comme modèle pour peintres et photographes, comme mannequin aussi (je n’ai jamais compris comment un corps amaigri pouvait faire rêver… le fantasme des corps de filles à peine pubères…). Mon corps, je ne le voyais plus qu’avec les yeux des autres, c’est-à-dire que je n’avais plus vraiment conscience qu’il était mien. J’en sortais, je m’en détachais, on pouvait s’en saisir, le manipuler, l’entacher, je ne le sentais plus, je ne ressentais plus rien par rapport à cette enveloppe, peu m’importait ce qu’on en faisait. Heureusement, je travaillais dans de bonnes conditions et personne n’a jamais essayé de m’avilir ou de me violenter.

    Je l’ai connue, donc, cette maladie de l’étranger, du vivre et du manger, qui est aussi la maladie du désir fougueux de fuite, celle qui nous confère cet « instinct d’une perpétuelle évadée » dont tu parles au sujet de Hannah Arendt. Cette maladie qui fait que l’on veut à la fois disparaître corporellement et vivre plus intensément spirituellement (il arrive que le corps gêne). « L’âme est ce qui refuse le corps », a dit le philosophe Alain. Je crois que jusqu’à aujourd’hui, Tieri, hormis l’homme avec qui je vis depuis dix-sept ans et l’un de mes frères (sûrement parce qu’il est le seul à m’avoir confié sa dépendance à la drogue et sa volonté d’y échapper), je n’ai jamais confié à personne que j’ai souffert d’anorexie mentale, même si cela se voyait (« Sabine, faim ? Tu lui donnes un noyau d’olive et elle est rassasiée rien qu’en le regardant », ha ha). J’ai été tentée de t’en parler, à toi, qui as eu assez confiance en moi pour me confier d’abord que tu écrivais sur ce sujet difficile, puis pour m’envoyer le manuscrit de ton livre. Mais je me suis rétractée, parce que ce que j’avais à en dire ne correspondait pas vraiment à ce que j’avais lu ou entendu dessus, dans la mesure où je me suis « soignée » toute seule (d’où m’est venue la force ?). J’ai vécu ce mal à l’écart, en solitaire, comme beaucoup d’autres choses d’ailleurs, comme l’écriture. C’était mon secret, mon inconnue, il était donc normal que j’eusse peu de choses à dire dessus. Je suis une enfant du silence, une enfant du mutisme et du secret, c’est enfoncée dans le silence que je me meurs et retrouve mes forces, tout à la fois. L’éloignement (géographique, de la source des maux – un leurre de taille, oui, mais parfois les placebos marchent), la solitude, m’ont sauvée plus d’une fois, m’ayant aidée à me reconstruire. Tu nous rappelles l’histoire de Victor, l’enfant sauvage sourd-muet de l’Aveyron, que j’ai lue enfant, grâce à la bibliothèque municipale ou à un instituteur. Sa vie fut misérable, surtout aux mains des hommes, sauf peut-être ces dix-sept années vécues auprès de Mme Guérin. Tu sais, je n’ai pu m’empêcher d’avoir été impressionnée par sa survie, car survivre quarante ans au silence causé par l’abandon d’une mère, ce n’est pas rien, et j’en sais quelque chose.

    Pour en revenir à l’anorexie, durant certaines périodes de ma vie, je me suis à peine nourrie, mais cela ne me « dérangeait » (dans tous les sens du terme) pas tant que ça, car j’avais grandi maigre et sous-alimentée, et puis j’avais mon mantra puissant. Absorber une quantité infinitésimale de nourriture était de l’ordre du familier. L’appétit ne m’accompagnait pas, tout simplement. Avoir faim ou envie de quelque chose, n’est-ce pas pouvoir en prédire la saveur, en avoir déjà le goût dans la bouche ? Or, mon palais avait oublié depuis longtemps le goût des bonnes choses de la vie, faute d’avoir pu y goûter assez souvent. C’est vrai qu’il y eut ces tartes aux pommes, dont je vais te parler. À ces mots, mes narines frémissent, croyant en sentir le fumet dans la pièce. Je n’avais peut-être plus envie que de ça, d’une part de tarte aux pommes bien sucrée, luisante de beurre fondu, mais où en trouver alors, si ce n’est dans les livres ?…

    En lisant ton récit, Tieri, j’ai eu envie, pour la première fois de ma vie, d’essayer d’écrire sur ma relation avec mon corps et avec la nourriture. Ce qu’il y a d’à la fois merveilleux et terrible avec Fixer le ciel au mur, c’est qu’il te pousse à la confidence : c’est merveilleux parce que ça instaure le désir de partage et de dialogue, mais terrible aussi parce que ça remue tellement, et réveille tant de démons endormis. Écrire, c’est ça pour moi, un mal merveilleux, nécessaire, consenti. Tes mots ont réactivé en moi une mémoire sourde, une douleur tellement constante que j’en étais venue à l’oublier. Se souvenir ne fait pas toujours du bien. Mais tu nous racontes ta vie imbriquée à celle de ta fille avec une voix tellement douce qu’on ne peut qu’avancer avec confiance dans ton livre. Dans Fixer le ciel au mur, les choses essentielles sur l’amour d’un père pour sa fille sont dites, simplement, clairement, et la sincérité qui porte tes paroles remplies de silences qui doutent est bouleversante, car elle ne peut que nous parler (à nous, parents soucieux). Tu sais, mes propres troubles de l’alimentation, je les ai traversés sans aide parentale, sans aide tout court en fait, c’est pourquoi dans certaines des histoires que je raconte ici et là, on retrouve souvent un enfant en souffrance que ses parents effondrés confient à un hôpital. Réinventer le monde m’aide à y vivre. Je sais que mon père serait touché par ton livre s’il le lisait, parce que le jour où j’ai failli mourir d’une crise d’asthme que je m’étais provoquée (et je ne pesais déjà pas lourd alors, j’étais faite d’air, et même l’air à un moment je n’en ai plus voulu), il s’est effondré en larmes et m’a fait promettre de prendre soin de moi (il m’aimait donc).

    Fixer le ciel au mur ressemble à la lettre que j’ai toujours rêvé que mon père m’écrive. Mon père ne m’a jamais écrit. Par contre, mon grand-père, son père, m’a envoyé deux ou trois lettres peu de temps avant sa mort, alors que je vivais en Angleterre, en réponse aux miennes. Je crois que je les ai égarées, dans les déménagements successifs, sûrement parce que je les avais trop bien rangées. J’en revois encore l’écriture aux lettres droites mais tremblantes me disant la fierté qu’il avait éprouvée en apprenant que j’avais été admise à l’université de Cambridge. Tu sais, j’ai « eu » des parents, des grands-parents, mais je ne suis pas en mesure de dire d’où je viens. Leán sait d’où elle vient, elle sait pourquoi elle porte les prénoms qu’elle porte, parce que tu as veillé sur son destin depuis la minute où elle a été annoncée. J’ignore pourquoi je porte le prénom de Sabine. La légende familiale dit que c’est mon grand-père, Augustin, le père de mon père, qui me l’a donné. Je me suis plu à imaginer qu’il avait aimé une femme portant ce prénom, mais il se peut tout simplement qu’il l’ait choisi parce que la Sainte Sabine se fête le 29 août, le lendemain de la Saint Augustin. Mon grand-père, un ancien colonel, était une figure autoritaire dans la famille. Ne supportant pas d’être contredit, il lui arrivait de gifler ses fils déjà adultes et pères de famille, lors d’altercations durant des repas de fêtes. Je crois que mon lien avec lui a été fort, j’ai toujours voulu être sa petite-fille préférée, être la préférée de quelqu’un. Mes efforts soutenus pour rester la première de la classe durant ma scolarité provenaient de ce souhait, lié au manque d’amour maternel.

    Ton récit touchant, Tieri, est tissé d’histoires de vie, de musiques de vies : la tienne, celle de ta fille, celles de tes proches, celle de vos amis tsiganes, mais aussi celles de Hannah Arendt (1906-1975) et de Musine Kokalari (1917-1983) – Musine écrivit, d’Albanie, à Hannah, à New York, des lettres restées sans réponse, faute d’adresse : ce détail m’a bouleversée –, la musique des vies de tous les membres de ta famille recomposée, dont les histoires n’ont pas cessé « de se charger jusqu’à la gueule d’exils et de prisons ». Musine Kokalari avait été condamnée par les communistes albanais à balayer jusqu’à ce qu’elle en crève. L’un de mes oncles a été incarcéré pendant deux ans dans un camp de « rééducation » du Viêtnam communiste d’après-guerre. Et, sans vouloir passer du coq à l’âne, je dois te dire qu’à la lecture des Misérables, j’ai sangloté, ayant reconnu dans l’existence navrante de Cosette la mienne. La faim, les brimades, les insultes, les coups, le travail forcé du matin au soir durant les périodes de vacances scolaires (ma mère était couturière au noir pour un employeur chinois)… J’ai écrit dans mon journal intime : « Cosette, c’est moi », et j’ai compris que la littérature pouvait sublimer les plus affreux cauchemars, et que lire et écrire seraient mes armes à moi pour survivre. J’ai aimé Hugo de façon inconditionnelle. En classe de seconde, on avait étudié sa pièce Ruy Blas, un chef-d’œuvre à mes yeux. Je ne m’en souviens plus aujourd’hui, à part la musique des vers et ces magnifiques mots : « vers de terre amoureux d’une étoile », que j’ai cités dans un poème d’adolescence.

    Tieri Briet, tu es un écrivain à l’affût de vies à la fois fragiles, brisées, et presque invincibles : des vies de rescapés. Je crois que je partage cette lubie-là également. Nous cherchons à savoir, à mettre la main, ou des mots, sur ce qui sauve une personne du malheur, sur ce qui fait qu’on se relève, qu’on continue malgré tout. Nous cherchons la source, les sources, les puits d’espoir, de la vie en somme. Où se niche la lumière chez les êtres que la vie a tenté de briser sans y parvenir tout à fait ? Telle est la question qui nous taraude et nous fait écrire. Tu expliques que « le récit d’une vie entière peut nous servir à s’inventer une autre vie » : oui, l’écriture et l’acte de créer peuvent sauver, j’en ai presque la conviction. « Quand je cherche à démêler le cheminement d’une existence, à mesurer le courage et la ruse à l’intérieur d’une autre vie que la mienne, je crois pouvoir toucher du doigt l’absolue volonté, l’obstination qu’il faut pour écrire et demeurer encore vivant. C’est bien plus fort que tous les raisonnements imaginables. De toute façon je n’arrive pas à faire autrement, cette volonté m’aveugle et je voudrais apprendre à la décrire. » Moi aussi, Tieri. Hannah Arendt et Musine Kokalari, leur «  histoire de solitudes démesurées » que tu nous livres avec générosité dans Fixer le ciel au mur, « deux femmes qui ont passé leur vie à écrire, c’est-à-dire à se battre », à coups de mots. Leán aussi écrit, nous révèles-tu, désire devenir écrivain, et je prends cela comme une évidence : elle l’est. Je te confie ces mots de Marina Tsvetaeva pour elle : « J’avance, tout en me demandant avec angoisse si c’est le bon chemin, alors qu’il n’y en a qu’un » (Vivre dans le feu, Confessions, Éditions Robert Laffont, 2005). Les carnets dans lesquels Leán prend ses notes ne dépassent pas la largeur de sa paume, comme celui, tu t’en souviendras, de mon ami écrivain Uri Orlev, rescapé du camp de concentration de Bergen-Belsen, ce fameux Taschenbuch (« carnet de poche ») dans lequel il a écrit des poèmes d’une extrême poignance et maturité durant ses années de captivité, à l’âge de douze-treize ans (relire les Poèmes écrits à Bergen-Belsen en 1944 en sa treizième année, d’Uri Orlev, publiés à Paris aux éditions de l’éclat, en 2011).

    « Mon obsession, oui, c’est avant tout ces deux vies de femmes, la philosophe et la captive. La juive apatride et l’albanaise cadenassée à vie. Je veux au moins comprendre la façon dont leurs pensées ont pu s’éprouver malgré l’épaisseur du rideau de fer qui les séparait. Leurs destinées d’exilées que j’essaie juste de ramener dans la lumière où tu es venue vivre aujourd’hui, dans l’année de tes seize dix-sept ans. J’écris leurs noms devant toi, sur le papier bleu du marché, leurs noms de femmes et d’écrivains, Musine Kokalari et Hannah Arendt. Tracées à l’encre bleue, les douze lettres de leurs prénoms sont encore sous tes yeux quand tu viens étudier à ma table. » (Fixer le ciel au mur)

    Tu as cité une phrase de Hannah Arendt à laquelle je me suis accrochée toutes ces années : « Ce que je veux c’est comprendre ». Je connais encore très mal ses écrits, mais je me souviens de cette phrase-là, lue pour la première fois en anglais, « What I want is to understand », dans le livre de Julia Kristeva, Hannah Arendt: Life is a narrative : « For this is what the life of the mind is for Hannah Arendt: living while always thinking, understanding. Her single passion remains: « What I want is to understand. » » Quand tu parles de faire de ces mots un mot d’ordre à l’origine de tous les livres de la philosophe, je te suis, car j’en comprends la portée. « Cette phrase lui ressemble à un tel point qu’elle aurait pu l’avoir écrite chaque matin de sa vie, à Tel Aviv ou à New York », et le fait que tu aies écrit noir sur blanc le nom de la ville où je vis m’a fait chaud au cœur. Il arrive au lecteur de prendre comme un clin d’œil personnel des propos qu’il lit, c’est ce qui fait la magie de la littérature. Ainsi, j’ai cru reconnaître des mots que je t’avais envoyés un jour dans ceux d’un SMS provenant de Leán : « Trop de choses à lire, à écrire, à vivre ». C’est te dire combien je me suis reconnue dans l’histoire de ta fille. Je ne te remercierai jamais assez d’avoir « légitimé » nos expériences de vie.

    La deuxième chanson de ton livre, « Ta douleur », de Camille, inaugure son deuxième chapitre, et il en va ainsi tout le long de l’ouvrage : une chanson, un chapitre. Faute de temps, je ne m’arrêterai pas sur chacune d’entre elles dans ce texte, même si je les aime toutes. « Ta douleur » évoque la souffrance nichée dans le ventre. J’apprends dans ce chapitre que tu as grandi dans une cité, dans la banlieue sud de Paris. Nos enfances se rejoignent peut-être sur ces terrains vagues et parkings : un certain dénuement, un désarroi à vaincre, un espace à conquérir, mais aussi beaucoup de confusion, de malaise, de délaissement, de détresse, de violence intériorisée : ce foutu mal au ventre qui faisait que je passais parfois mes nuits en sueur, à me tordre dans mon lit, persuadée que j’allais crever d’un ulcère. Et Le Pavillon des enfants fous de Valérie Valère, que tu évoques avec affection (« grande sœur que je n’avais pas eue »), a illustré le mal de vivre des jeunes que nous avons été. Je crois que pas un jeune révolté des années 1980 et après ne l’a pas lu. Bien sûr, ce qu’elle a vécu avec ses parents est aux antipodes de ce que nous nous efforçons toi et moi de construire avec nos enfants. Puissions-nous ne pas trop nous tromper. Notre grande sœur Valérie Valère est morte de son violent désir d’anti-conformisme. « Tu es une rescapée », dis-tu à ta fille Leán, et tu sais de quoi tu parles, puisque toi aussi, tu en es un. Leán, toi et moi nous sommes des rescapés, et c’est incroyable. À quoi avons-nous survécu ? À tant de vie ! Quelles catastrophes ont eu la clémence de nous recracher plus ou moins indemnes, du moins en apparence ? Quelles épreuves nous ont portés et nous ont apporté la force dont nous avions besoin pour continuer à faire ce que nous avons à faire ? Qu’est-ce qui nous a sauvés ? Qu’avons-nous dans le ventre, qui nous rend parfois sourds à la peur et à la douleur ? Qu’est-ce qui nourrit notre feu ? Je me dis que nous sommes frère et sœur donnant la main au chant et partageant les mêmes secrets, ceux que les livres nous ont légués, des éléments de sagesse et de folie mêlées, nos seules armes dans la vie. Ce qui équivaut non pas à nous battre contre des moulins, mais avec des moulins, en brandissant des moulins. Pas simple, mais ça marche, « dans l’expérience de ces années passées à affronter », comme tu le dis si bien.

    La troisième chanson de Fixer le ciel au mur est une chanson d’amoureux rebelle que père et fille écoutent à fond dans la voiture, après la piscine. Comment te dire combien ce petit exorde m’a touchée ? Il fut un temps – fort bref cependant, une éclaircie durant de sombres années – où nous revenions aussi de la piscine, avec mon père au volant, le dimanche en fin de matinée. Sur la plage arrière de l’Audi grise, l’odeur sucrée d’une tarte aux pommes tout juste sortie du four de la boulangère nous remplissait d’expectation. Et depuis, l’amour de l’eau, je le partage avec toi et Leán, parce que non seulement l’eau (de la piscine, pas de la mer, que je ne connaissais pas), faisait partie des offrandes du dimanche, avec la tarte aux pommes et les quarante-cinq tours, mais elle constituait aussi une victoire immense : vaincre l’asthme, soit vaincre le corps, vaincre la mort, découvrir une liberté, un nouveau langage aussi, une fluidité, et ce que c’est que d’être bercée, d’être tenue, sans peur d’être lâchée.

    Tieri, j’ai passé la journée à t’écrire, que dis-je, je t’ai écrit pendant des mois, mais je viens de passer la journée à remettre en forme ce que j’avais déjà rédigé (sans manger ! C’est là mon seul défaut !), et je pourrais continuer à t’écrire encore demain et après-demain, te dire encore combien ton livre compte pour moi, te raconter d’autres expériences de vie, te parler par exemple de celle où j’ai travaillé comme jeune fille au pair dans les montagnes suisses (expérience qui m’est revenue à l’esprit en te lisant au sujet d’Alina, ton ancienne jeune fille au pair à Bruxelles), discuter avec toi de Duras et de Woolf, que toi aussi tu aimes tant… mais je dois y retourner, à ma vie, à ma fille, à l’entretien du feu sacré, et du chant.

    Sache que, grâce à toi, je me sens fière de moi aujourd’hui. « La fierté, je crois, ne s’apprend pas d’un autre que soi », m’as-tu appris et je t’en remercie. Je suis fière car cette lettre existe maintenant, pour te dire ma profonde gratitude pour les histoires de vie que tu nous as contées avec Fixer le ciel au mur, dans un style bien à toi, à la fois humble, passionné, intimiste, grave et léger, qui (re)donne confiance et pousse à se raconter à son tour. Sache également que la prose autobiographique fait partie de mes lectures préférées (j’ai entamé Vivre dans le feu, les confessions de Marina Tsvetaeva, et je suis éblouie – la préface de Tzvetan Todorov est admirable aussi). Comme toi, je trouve l’écriture des histoires de vie captivante, peut-être parce qu’en elle s’opère la magie de la transformation d’une vie considérée comme banale par celui ou celle qui la vit, en destin, en conte, en tragédie ou miracle, bref, en littérature. Le pouvoir sacré des histoires est de nous faire comprendre que toute vie est fascinante et doit être racontée, simplement parce que le fait que chacun de nous soit en vie tient du miracle (cela est peut-être plus vrai pour certaines personnes que pour d’autres, je ne sais pas). Chaque vie est à chanter, chaque vie est un chant.

    Terminons sur tes mots, qui évoquent Musine Kokalari et Hannah Arendt, et que tu adresses affectueusement à ta fille Leán, des phrases que je connais presque par cœur : « Tu vois, Leán, ce livre ne raconte rien d’autre que leurs deux vies, dans les violences et la tourmente du siècle où tu es venue naître à ton tour. Ces deux femmes sont nos ancêtres, grands-mères occultes dont les écrits nous irradient […]. Demeurent encore leurs deux totems, impossibles à abattre dans mes pensées ; deux voix un peu anciennes que rien n’a pu bâillonner. »


    (Tel Aviv, le 1er juillet 2014)



    Sabine Huynh
    D.R. Sabine Huynh
    pour Terres de femmes





    SABINE HUYNH


    Sabine Huynh 2
    Ph. Anne Collongues
    Source



    ■ Sabine Huynh
    sur Terres de femmes

    Avec vous ce jour-là / Lettre au poète Allen Ginsberg (lecture d’AP)
    Les Colibris à reculons (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Les Colibris à reculons (lecture de Sabine Péglion)
    Kvar lo (note de lecture d’Isabelle Lévesque)
    Kvar lo (lecture d’AP)
    [Au fond de ta gorge] (extrait de Kvar lo)
    La Mer et l’Enfant (lecture d’AP) [+ Notice bio-bibliographique sur Sabine Huynh]
    Parler peau (lecture d’AP)
    [sans attaches] (extrait de Parler peau)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Là où elle naît
    Sabine Huynh | Roselyne Sibille, La Migration des papillons (extrait)



    ■ Voir aussi ▼

    presque dire (le site de Sabine Huynh)





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  • Sabine Huynh, Les Colibris à reculons

    par Isabelle Lévesque

    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons,
    Éditions Voix d’encre, 2013.
    Craies noires de Christine Delbecq.



    Lecture d’Isabelle Lévesque



    Saïgon devenue Ho-Chi-Minh-Ville
    Image, G.AdC







    Aux prémices de l’aube
    la foi assourdissante des oiseaux
    en l’avenir le prouve

    voler sous terre
    et creuser les cieux
    sans boussole est possible

    même sans ailes
    sans eux


    tant qu’il y aura des fleurs.




    Les racines deviennent-elles des oiseaux ? Peut-on nouer le cyprès au ciel par le vol gracieux des colibris ?

    Les Colibris à reculons : cheminement du tourment, un être cherche dans son exil une source. Dans cette exploration, six mouvements, six dominantes, autant de sections pour un parcours qui part de la quête de « Sérénité » vers « Le cri de naître », ou renaître. Le poème est placé sous la protection d’aînés choisis1, poètes ayant tracé sillon.

    Depuis le lieu de naissance, voler en traversant d’autres terres alors que l’écart grandit entre le passé et le présent. Les craies noires (ineffaçables ?) de Christine Delbecq donnent au texte un corps léger pour l’accompagner, les espaces blancs – libres – laissent respirer les mots, accroches fragiles sur la feuille, nuance noir et blanc d’un destin en quête d’apaisement… Trouver une assise d’arbre cependant que l’essor confie au ciel l’écho du « gong » ou le reflet d’oiseaux porteurs de dessins changeants et légers comme une calligraphie d’Asie dictée par le vent.

    Tel voyage « [d]’aurore en aurore », immobile parfois, requiert la pensée du vol, celle d’une tentative pour fixer les traces sans demeurer sur un point fixe. Viêt Nam traversé par le son d’un vieux tambour de bronze ou les « sourires pensifs » de bonzes, le pays natal s’enracine dans la mémoire par le geste des femmes aux « dents noires » (le bétel mâché) ou la matérialité du riz nourricier, gluant « dans les feuilles de bananier ». Sabine Huynh évoque son « pays de naissance », le Viêt Nam d’avant la chute de Saïgon, en avril 1975, la rue du Général-Chanson, et puis le Cap Saint-Jacques, station balnéaire fréquentée où l’auteur se revoit, peut-être sur une photo, un samedi, dans les bras de sa grand-mère, la mère prenant des « poses coquettes ». De cette petite enfance subsistent des images et une langue maternelle qui se fixe parmi d’autres, comme le français par exemple : poète inventant des mots nouveaux,


    « [s]eule dès qu’un pied touche

    la terre-mère mouvhantée

    elle lutte contre les draps-mues

    du lit qui coule nuit après nuit ».


    Des mots manquent qu’il faut inventer pour vivre et construire l’identité nourrie des traversées : « la vie anapodraste », n’est-ce pas celle qui marche à reculons, comme les colibris – tel l’antipodiste marchant sur les mains ? Pareillement la musique accompagne ce vol et ces mouvements d’une langue qui se cherche :


    « Lasse tu répètes

    les vieux opéras

    de ton sud natal

    drames de séparation »


    Répétitions et néologismes, simultanément, le murmure des vers, la voix, le charme de poèmes que l’exil a forgés.

    Sabine Huynh se tourne aussi vers d’autres écrivains exilés, communauté silencieuse des êtres qui choisissent d’écrire le destin du vol et des ailes brisées : Shan Sa, née à Pékin en 1972, l’année de naissance de Sabine Huynh, Marguerite Duras, née à Gia Dinh, près de Saïgon, en 1914, Linda Lê, née en 1963 à Da Lat, au Nord-Vietnam, dont la famille s’est installée à Saïgon en 1969 et a quitté le Viêt Nam pour la France en 1977. Toutes trois écrivent en français. L’exilé(e) hésite entre sa langue « de naissance » et sa langue d’ailleurs :


    « Shan Sa est partie pour renaître

    mais renaît-on jamais ?

    Duras a écrit pour apprendre à écrire

    c’est comme apprendre à marcher

    avec le mal de mère »

    « Écrire c’est s’exiler

    a dit Linda Lê

    c’est partir c’est fuir ? »


    L’écriture peut-elle ajouter à la douleur de l’exil si l’on renonce à une langue, celle du pays de naissance ? Écrire en français, est-ce fuir le Viêt Nam ? Parlant des fleurs à son enfant, la mère, qui écrit en français, en anglais, en hébreu… ne choisit pas :


    « je te les nomme en plusieurs langues

    ton extase

    à chaque nouveau son

    ma renaissance »


    La transmission résout le dilemme, les langues coexistent dans leur oralité et dans l’évocation écrite qui fait surgir les mots du passé dans la langue qu’inventent les poèmes.

    La craie noire suit ces mouvements, autant d’accroches et de signes que le poème garde, pour fonder une identité comme une berceuse requiert une douce voix pour transmettre la sérénité. Dès lors l’oscillation (le vacillement ?) entre l’ici et l’ailleurs se calque sur les « chuchotements » du rêve, avant le sommeil, ou plutôt entre veille et sieste, dans la torpeur d’une « [n]atte et grand-mère / endormie », songe voisin du souvenir pour que l’exil ne nous perde pas (le « moi » chante dans le poème ouvrant la porte de la remémoration) :


    « Dans les mémoires

    en ruines la ville de naissance

    on a donné son nom à Saïgon ».


    Ville dont le nom change : Saïgon devenue Ho-Chi-Minh-Ville. Sabine Huynh y est née trois ans avant ce changement.

    Départ précipité. Avion porteur, il dépose la sœur et le frère qui ne lâche pas un « petit couteau à bout rond » pour toute défense, enfance enroulée dedans, « avec le mal de mère ».

    Alors les poèmes se réduisent aux nuits et à leurs connotations monstrueuses : insomnie douloureuse, en quel lieu (jour) se fixer ? « Pays nulle part ».

    Menus objets revenus dans le présent mais


    « [u]n jour

    le passé ne revient plus ».


    On se laisse guider pourtant par ces souvenirs cristallisés, le passé « qui n’est pas une solitude ». Même « à reculons », de signe en signe, la mémoire les a laissé entrer dans le livre, oiseaux migrateurs dont le vol voisine le ciel et demain :


    « Et si la source de mon être

    était ailleurs

    que dans l’effarement

    de l’arrachement ? »


    C’est ce vol et ces ailes alors qu’elles sont passées par le bris de l’élan : « je possède des ailes ». L’exil fonde un autre essor qui se nourrit des traversées et du point fixe du passé, il conditionne une appropriation de l’espace. Terrecielpage. Attacher les mots, encorder les bribes pour que le corps et le cœur en unité deviennent « tournesol », capteur de lumière. L’écriture la restituera dans ce mouvement qui secoue l’espace (« dans tous les sens »). Les italiques semblent cristalliser des leçons de vie, chacune engage l’être à poursuivre sa quête verticale et infinie « tant qu’il y aura des fleurs ». Et pour trouver la chance, rappeler la tradition du pays où, à l’occasion de la fête du Têt (Nouvel An lunaire), on libère des oiseaux : leur liberté gagne celui qui ouvre la cage en lui soufflant bonheur, en gage, pour trouver sa route, l’amer (cyprès, acacia, arbre du Ténéré, marronnier…).


    « Vite, un arbre, pour me dire où je suis. »


    L’Arbre du Ténéré, acacia solitaire – pas un congénère à moins de 400 km –, était un repère pour les caravanes qui traversaient le désert.


    « [L]’acacia ne renonce pas

    ses racines plongent

    de la solitude aux siens

    trois cents ans.

    Rescapé sans terre

    échappé de villes sans vent

    tes cheveux blanchissent

    sans avoir rien semé

    tu envies l’arbre du Ténéré

    […]

    tu voudrais être planté là

    comme le substitut en métal

    mais sous tes pieds

    l’abîme »


    L’arbre du Ténéré est maintenant lui aussi en exil, dans un musée. Sans vie, comme la sculpture qui prit sa place dans le désert après qu’il fut renversé en 1973 par un camionneur. Il subsiste comme un mythe. Rescapé.

    Aux racines et aux ailes, l’être se fie comme au pays natal, entre l’oubli et l’écriture.



    Isabelle Lévesque
    D.R. Texte Isabelle Lévesque,
    mars 2014





    _________________________________________
    1. Aaron Shabtaï, Yves Bonnefoy, Munyòm, Ko Un, Franz Kafka, Eugène Guillevic, Roger Giroux, Claude Vigée.







    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons








    SABINE HUYNH


    Sabine Huynh 2
    Ph. Anne Collongues
    Source



    ■ Sabine Huynh
    sur Terres de femmes

    [Au fond de ta gorge] (extrait de Kvar lo)
    Avec vous ce jour-là / Lettre au poète Allen Ginsberg (lecture d’AP)
    Les Colibris à reculons (lecture de Sabine Péglion)
    Kvar lo (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Kvar lo (lecture d’AP)
    La Mer et l’Enfant (lecture d’AP) [+ Notice bio-bibliographique sur Sabine Huynh]
    Lettre à Tieri Briet (chronique)
    [Pourquoi toujours ma voix se brise avec ces mots] (extrait de Tu amarres les mots)
    Parler peau (lecture d’AP)
    [sans attaches] (extrait de Parler peau)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Là où elle naît
    Sabine Huynh | Roselyne Sibille, La Migration des papillons (extrait)



    ■ Voir aussi ▼

    la fiche des éditions Voix d’encre sur Les Colibris à reculons
    presque dire (le site de Sabine Huynh)
    le site de Christine Delbecq
    → (sur le site de CCP)
    une recension des Colibris à reculons par Ludovic Degroote



    ■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Mélanie Leblanc, Des falaises
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris





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  • Sabine Huynh, Les Colibris à reculons

    par Sabine Péglion

    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons,
    Éditions Voix d’encre, 2013.
    Craies noires de Christine Delbecq.



    Lecture de Sabine Péglion


    [MOTS VOLÉS… MOTS ENVOLÉS… MOTS VAGABONDS]




    Mots volés… Mots envolés… Mots vagabonds


    « De haut en bas en bandes

    ou en zigzags solitaires »


    Ces mots en poèmes, rassemblés dans ce recueil de Sabine Huynh, ponctué des superbes et déchirantes craies noires de Christine Delbecq, « migrent », « tombent », « semant des cicatrices-ratures / de batailles amours familles », nous entraînent, nous retiennent. Ils nous parlent de l’être, ce qui le fonde, ce qui l’ancre au monde, du lien, de l’attachement, de la re / co / naissance.

    Filiation dans un lien, dans un lieu, où les odeurs, les saveurs, les sons, les couleurs vont laisser leurs empreintes. Ces riens impalpables qui nous fondent « cet arôme de riz gluant », « son or entre les dents noires », ce « thé aux pétales de lotus », ces « conciliabules des ombres », un jour disparaissent.
    L’exil, le déracinement, prennent place.


    Mais comment construire, avancer, grandir quand la perte ronge, quand « l’oisillon se perd / les signaux s’égarent / les souvenirs s’estompent », quand la saveur de vivre vous quitte, « éventail imprimé (déchiré) », quand la seule terre que l’on porte en soi, seul bagage contre l’oubli, « ce Viêt-Nam de timbres-poste » devient mortifère ou disparaît ?


    « un jour

    le passé ne revient plus »

    […]

    « ces images naïves

    leur seul trésor celé

    la tristesse même »


    Il faut affronter la rupture, l’après,

    « la nuit inquiète / sans repos / de l’exil », l’affronter dans « l’immensité » de la découverte, des « mots pour dire » :


    « comme un colibri

    je vole dans tous les sens

    sans répit

    portée par le souffle

    de nouveaux chants »


    Répondre dès lors à l’appel du monde, l’ailleurs pour un ici perdu, trouver l’ouverture pour combler les blessures.


    « avec abandon tendons les bras

    vers les heures assoiffées de l’été »


    L’oiseau peut retrouver un souffle, « vite, un arbre, pour me dire où je suis », apaiser son vol, se poser sur la terre d’une page, explorer le territoire des mots, « voler sous terre et creuser les cieux ». L’écriture apparaît, dès lors, comme une terre à défricher, à désirer, à conquérir. Explorer le désert, la « zone à part ».


    « Perdant pied dans ton ombre

    j’écris

    comme si ma vie en dépendait »


    Il faudra traverser encore la nuit, sortir du gouffre,


    « Avaler le passé

    de ce vieux tableau

    pendu dans le salon sombre »


    pour parvenir au jour.


    Le futur peut s’installer dans langue,


    « demain

    écrit après demain ».


    L’assonance en [i] domine le dernier poème,

    « Rien sauf le temps

    à lire ce soir

    hier à grains

    lisse aujourd’hui

    écrit après-demain


    Rien sauf le vent

    à dire ce soir

    hier en fuite

    aujourd’hui dévidé

    demain tissé

    dans le temps liquide


    Rien que le vent

    et mon cœur qui bat. »


    En elle s’inscrit « le cri » d’une vie nouvelle, celle donnée, celle d’une « renaissance ». Le recueil de Sabine Huynh, plus qu’une « topologie de l’exil », nous offre un chant d’espoir.



    Sabine Péglion
    9 octobre 2013
    D.R. Texte Sabine Péglion
    pour Terres de femmes







    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons





    SABINE HUYNH


    Sabine Huynh 2
    Ph. Anne Collongues
    Source



    ■ Sabine Huynh
    sur Terres de femmes

    Avec vous ce jour-là / Lettre au poète Allen Ginsberg (lecture d’AP)
    Les Colibris à reculons (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Kvar lo (note de lecture d’Isabelle Lévesque)
    Kvar lo (lecture d’AP)
    [Au fond de ta gorge] (extrait de Kvar lo)
    La Mer et l’Enfant (lecture d’AP) [+ Notice bio-bibliographique sur Sabine Huynh]
    [Pourquoi toujours ma voix se brise avec ces mots] (extrait de Tu amarres les mots)
    Parler peau (lecture d’AP)
    [sans attaches] (extrait de Parler peau)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Là où elle naît
    Sabine Huynh | Roselyne Sibille, La Migration des papillons (extrait)



    ■ Voir aussi ▼

    la fiche des éditions Voix d’encre sur Les Colibris à reculons
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  • Romain Verger, Fissions

    par Sabine Huynh

    Romain Verger, Fissions,
    Le Vampire Actif, Collection Les Séditions, 2013.



    Lecture de Sabine Huynh




    Hommage à Andy Warhol
    Richard Strong, Las Momias en Colores Vivos
    Homage to Andy Warhol

    airbrush & photomontage on paper
    Source







    FISSIONS EST UNE FICTION



           Un homme (le narrateur) écrit. Remémoration ? On ne sait si son texte, surréaliste, où le sang affleure presque à chaque page, est de l’ordre de la confession, du délire, ou du récit onirique. L’effervescence des questions suscitées par la lecture n’a d’égale que l’émotion éprouvée — forcément violente, tant est troublant le dernier roman de Romain Verger : Fissions.


    Je prends les choses comme elles reviennent, dans le plus grand désordre, les attrapant à la gorge quand elles percent de ma camisole chimique. Ce sont tes cris, Noëline, le visage fêlé de tes sœurs ou la fosse emplie de nuit et de silence, les vœux du prêtre, pluies de riz et giboulées de roses, d’interminables routes entaillées dans le vide où j’avance sans garde-corps, rasades de vodka, éclaboussures de sang, l’éblouissant crépuscule que dévorent les crevasses.


    Extraordinairement dense et captivant, Fissions happe son lecteur et l’entraîne au fond de la profonde crevasse du chaos, où se désintègre cet homme qui raconte sa nuit de noces dionysiaque : une farce qui s’ouvre sur un massacre, se poursuit en mascarade macabre, et se clôt sur un meurtre. Dans la foulée, le narrateur livre les détails crus de cauchemars impensables, dont un terrible holocauste, théâtralisé (dans une ultime tentative de dédramatisation ?).


    LISE: Bruce avait enfoui son mégot dans la terre.
    GINA : Et ?
    LISE : Les racines se sont consumées.
    […]
    LISE : Les oiseaux se consumaient en vol.
    GINA : Et retombaient en plumeaux ardents.
    LISE : C’était horrible !
    GINA : HORRIBLE !!
    LISE : Et la maison ?
    GINA : Les trois, soufflées.


    Fissions se lit la bouche ouverte. On la referme avec effroi au moment de voir les infâmes « portraits » de la galerie de photos de la famille de Noëline : bouches écartelées, rictus sanguinolents…


    la prolifération des humanités anomales

    Et tout se mélangeait dans ma tête : les visages de Noëline et Madeline, leurs cris, bouches et cicatrices, les becs de lièvre des poupons pendus à la poutre du grenier, les têtes en celluloïd de Lise et Gina et les gueules du bouc et d’Antoine fondues sous les flammes…


    Bouche vierge de l’énigmatique Noëline, dite « au sourire de Sphynx », sur laquelle le narrateur fantasme, car jamais offerte à la sienne. Cette « énigme sortie des mâchoires sauvages d’une vierge » évoquée par le poète lyrique Pindare se révèle être un cri déchirant de bête qu’on assassine et qui résonnera durant toute la nuit de noces.


    C’était le cri de Noëline. Ce cri primal que rien ne pouvait taire.


    Fissions conte et laisse deviner des histoires épouvantables de sacrifices, de destruction, d’annihilation. On les lit en écarquillant les yeux, qu’on ferme subitement en comprenant que le narrateur a bel et bien crevé les siens. De Rochecreuse, nom de la propriété familiale où se déroule le drame nuptial, à orbites creux, il n’y a, en effet, que quelques syllabes. Rochecreuse, de prime abord si bucolique…


    J’aurais voulu fixer le soleil et m’y brûler les yeux, effacer ce pays de ma vue, le rayer de ma vie et rentrer au bercail. Je n’avais que ça en tête. De temps en temps, un avion de ligne incisait le ciel et me déchirait la cornée, mais le paysage réapparaissait toujours, identique, âpre et brûlant.


    Les phrases que Romain Verger nous offre, aussi finement exécutées que les tortures les plus perverses auxquelles il soumet ses personnages et son lecteur, sont un miel exquis et empoisonné : leur beauté fait « délectablement » mal. Le face-à-face d’une langue baroque et d’événements inénarrables garde le lecteur constamment en éveil et n’est pas sans rappeler le style du marquis de Sade.

    Bien que l’on sache que Fissions est une fiction, on ne peut s’empêcher de se demander où l’auteur est allé chercher les horreurs qu’il dépeint minutieusement, et auxquelles il donne pour toile de fond notre monde « moderne » (internet, téléphonie portable). Ce genre de questions, qui nous tourmentera indéfiniment – « comment quelque chose d’aussi atroce a-t-il pu se passer à notre époque ? » – ne peut naître que des cendres laissées par les pires tragédies historiques et humaines (pensez Russie durant la Première Guerre mondiale, pensez Cambodge, pensez Vietnam, pensez Goulags, pensez Shoah…).


    Peut-on mieux dévoiler l’amour en taillant dans la chair et brisant l’os iliaque, dans le vif des deux, en dédoublant le mal, en répliquant la nuit ?


    On se dit alors, bien naïvement certes, qu’il doit y avoir une cause aux insupportables malheurs du narrateur  – comme si chaque crime, chaque mort, pouvait avoir une cause « rationnelle ». On n’y peut rien, on est humain, on est faible, à l’image de ce narrateur qui, la nuit, écrit, et qui, le jour, travaille dans une déchèterie, fouillant inlassablement le magma d’ordures avec une immense pince. « Épouvantable magma » qu’il compare à ses propres âme et existence, de « la merde », comme il l’écrit.


    Avec le temps, cette pince était devenue le prolongement de mon corps.

    De tout là-haut je voyais impassible le vaste merdier pétrifié qu’était devenu ce pays et la terre tout entière, où les cinglés du monde entier, comme des hyènes aux pattes engluées dans la bouse sèche viendraient se soulager jusqu’à la fin des temps.


    En tant qu’être humain doué pour la science, on ne peut généralement concevoir que quelque chose relève de l’ordre de l’inexplicable. Totalement éberlué par ce qu’on lit dans ce roman contemporain teinté de fatalisme et abondant de références à la mythologie grecque, on s’efforce de comprendre le pourquoi de tant de souffrance humaine.

    Vers la fin du livre, on est porté à croire qu’un crime impardonnable, peut-être commis par le narrateur, est à l’origine du chaos décrit. Crime qui aurait engendré des fissions dans son univers et dans celui de ses proches, libérant une énergie destructrice digne de la furie vengeresse des Érinyes. Crime qui doit donc être puni pendant la vie de son auteur. D’ailleurs, ne sont-elles pas trois sœurs à Rochecreuse, à la fois attirantes et hideuses, Noëline, Émeline et Madeline, pleines de haine, de vengeance et de violence dissimulées ? Et ne sommes-nous pas, tout compte fait, à travers cette Rochecreuse perchée dans la montagne, retournés en Arcadie, ce pays primitif qui abritait des sanctuaires consacrés aux Érinyes mêmes ? Et n’a-t-on pas ouvert la noce en sacrifiant un bouc, rituel rappelant le sacrifice de moutons noirs offert aux trois persécutrices ? Ce bouc représente les mariés, sacrifiés sur l’autel de la malédiction.


    Abandonné aux braises mourantes, le bouc se laissait noircir la carcasse, joues et orbites creuses et dents découvertes jusqu’aux racines.

    Du bouc, il me restait un morceau entre les dents : un goût de mort dans la bouche qui m’enflammait la gencive.


    Car sinon, pourquoi, depuis sa nuit de noces, le narrateur serait-il ainsi contraint à traverser le Styx ? Il est vrai qu’en épousant Noëline l’inconsolable, cette Polyxène sacrifiée, brûlée vive, il s’est uni sans le savoir aux ténèbres, à la nuit et aux enfers, personnifiés par la jeune mariée et son affreuse famille. Mais son chemin de croix n’a-t-il pas commencé bien avant cette nuit-là, lors d’une autre nuit fatidique, nuit qui expliquerait tout ? On finit par s’en convaincre, car où d’autre, à part dans la fiction (et encore), est-on amené à trouver des explications pour tout…


    La dernière fois que je t’ai vue, Noëline, c’était dans cette chambre, la chambre de ton père, la chambre de ton mal. Et tu n’en es jamais ressortie. En t’épousant, je me suis uni à la nuit ; et moi je t’ai laissée là, fuyant lâchement par cette route aveugle, suivant la ligne de partage des peines. Je ne peux t’imaginer ailleurs, revenue au jour sans moi. Alors j’ai fait de toi un cas d’auto-combustion, ta silhouette de cendres empreinte dans le lit, ta forme noire épousant le matelas et fusionnant avec ma cécité. Noëline évanouie à toi-même, consumée par le martyre et mon amour pyrogravé.


    Affreusement malmené par les Furies, le narrateur sombre dans la folie. Il est tout à la fois Achille – aux lèvres brûlées –, Œdipe – aux yeux crevés –, et Oreste – tourmenté par les trois sœurs, durant une nuit de noces que l’on peut comparer à un tribunal grotesque, même si à aucun moment le narrateur n’exprime de remords. On apprend finalement que ce martyr nous écrit du « pavillon des fous furieux » de l’hôpital psychiatrique où il croupit.


    Calme partout, un calme étrange et lourd. La vie se meurt ici à petit feu, un coussin sur la tête.


    Fissions, un roman superbement douloureux et déroutant, s’achève sur une énigme insondable, celle de la pire souffrance alliée à la volupté la plus élevée. Dans cette extase sadique, la fiction rejoint la réalité d’un monde sans Dieu.



    Sabine Huynh
    D.R. Texte Sabine Huynh
    pour Terres de femmes







    Romain Verger



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  • Sabine Huynh, La Mer et l’Enfant

    par Angèle Paoli

    Sabine Huynh, La Mer et l’Enfant,
    Galaade éditions, 2013.



    Lecture d’Angèle Paoli




    Privée du visage aimant d’une mère
    Ph., G.AdC







    « IL NE ME RESTAIT PLUS QUE LA MER »



    Pourquoi écrire et pour qui ? Si l’écriture est au cœur de La Mer et l’Enfant, c’est qu’il y a urgence pour Sabine Huynh, auteure de ce premier roman, à provoquer la question obsédante de la filiation. Et si le désamour maternel se transmettait de mère en fille comme se transmettent d’une génération à l’autre le poids de l’Histoire et les malheurs, les fantômes qui hantent les fibres et charrient avec eux le dégout de la vie ? Privée du visage aimant d’une mère, de son sourire, de sa tendresse rassurante, une femme ne peut qu’être impuissante à donner à son enfant ce qu’elle n’a pas jadis reçu de sa propre mère. L’aveu de cette impuissance nourrit le journal que Magdalena, la narratrice de ces pages, adresse, trente ans plus tard, à sa fille qu’elle ne connaît pas : Estelle, un leurre de papier, à qui confier l’histoire qui les lie l’une à l’autre et à jamais les sépare.

    De quelle mère absente et de quel désamour La Mer et l’Enfant est-il l’aveu ? À caractère onirique, le titre ne laisse rien filtrer de ce questionnement. En revanche, la photographie choisie pour la première de couverture interroge. Si la mer annoncée par le titre est là, au bout de la plage brune, l’enfant, lui, est absent de la page glacée. À sa place, vue de dos, la silhouette d’une jeune femme fait face à l’horizon. Qu’est-il arrivé à l’enfant ? S’agit-il d’une disparition ? A-t-il été emporté par les flots ? Ces questions affleurent d’emblée l’esprit, aussitôt relayées par d’autres, qui émergent dans leur sillage. Et s’il fallait lire la « mère » sous la « mer » ? L’enfant serait alors cette jeune femme dont la photographie nous offre la silhouette. Et La Mer et l’Enfant serait imbrication d’histoires – celle de la narratrice tressée à celle de l’auteure –, récit de filiations et d’héritages qui se réitèrent ou se répercutent sans fin, emprisonnant dans ses mailles rigides tous les membres d’une descendance.

    Constitué de fragments qui s’étirent sur dix-huit jours, le cahier de Magda est d’abord confession de ce que fut la vie de ses parents. Côté paternel, Magdalena porte sur ses épaules la chape de cendre de la Shoah ; de sa grand-mère, Magdalena Radziwoniuk, gazée en 1942 dans le camp d’extermination de Chelmno, elle endosse le nom et la tragédie de l’impossible réconciliation avec Dieu et avec les hommes ; côté maternel, elle est marquée par le désamour d’une mère détruite par ses propres monstres.

    « Ma mère m’en a toujours voulu d’être née de sexe féminin. Elle n’a jamais pu m’aimer pour cette raison, ou du moins c’est ce qu’elle disait ».

    Prisonnière d’un passé qui l’obsède tout en n’étant pas le sien, elle est dépossédée de son présent par la naissance d’un enfant – une fille – qu’elle n’a pas désirée.

    « Ton existence est une erreur, une tache dans la mienne, aussi énorme qu’une montagne de conformité contre laquelle j’ai buté depuis plus de trente ans ».

    Privée de même d’un avenir qui ne lui appartient pas – celui de sa fille –, Magda confie à son journal les luttes qu’elle a menées dans la violence et dans la révolte, jusqu’aux abords de la folie ; jusqu’à l’internement. Se posent les questions du désir/du non-désir de maternité :

    « C’est quoi l’amour maternel, l’instinct maternel ? Jusqu’à aujourd’hui, je ne peux répondre à cette question. Tout ce que je sais c’est que ce n’est pas inné. »

    Se posent aussi les questions du désir d’infanticide et du désir de suicide, provisoirement résolus par l’écriture salvatrice.

    À lire cette « confession », on pourrait songer à un récit autofictionnel, tant les sentiments décrits sont portés à leur incandescence. Seule l’expérience de la folie, vécue de l’intérieur, peut parvenir à trouver les mots pour dire le déchirement, la souffrance extrême, l’incompréhension, et le rejet qui l’accompagne. Pourtant Magda – comme l’auteure tour à tour mannequin et traductrice –, opposant l’histoire cauchemardesque que son père a réellement vécue à celle, terrible, qu’elle est en train d’écrire (et qui relève de la fiction), nous dissuade de cette interprétation. En amont, dans l’incipit du samedi, Magda avait déjà formulé pareille assertion. Faisant allusion à la fragilité des souvenirs, la scriptrice écrit :

    « Je ne me souviens de rien en réalité, j’invente tout. Fantasme d’écriture, écriture du fantasme, je n’en sais rien, c’est sans doute la même chose. »

    Dès lors, quelle crédibilité accorder à la démarche de Magda ? L’histoire liée à l’enfant a-t-elle réellement existé ? Et qu’en est-il de l’enfant elle-même ? Comment parler à sa fille si son existence même n’est que pure invention ? Si elle n’est que la forme manifeste d’une absence ? Un fantôme ? Et si l’enfant n’a pas existé, pourquoi ce sentiment désespéré de disparition chez Magda ?

    Tiraillé par ces multiples tensions contradictoires, le lecteur oscille sans cesse entre écriture romanesque (et donc mensongère) et écriture d’apparence autobiographique, forcément teintée et déguisée de fiction. Au-delà, si l’on en revient à la souffrance de Magda, les mots, comme elle le souligne, sont impuissants à cerner la réalité et à rendre compte du poids des choses. L’écriture est là, cependant, qui s’impose comme la seule démarche possible pour dénoncer et pour supporter un monde tissé de solitude, de désarroi et d’abandon.

    « Dix jours déjà que j’écris ce journal », confie Magda à sa fille. « Tu ne peux pas savoir comme cela me fait du bien. Ce cahier est actuellement ma bouée de sauvetage. »

    C’est un mardi, le second mardi du journal, que Magda revient à nouveau sur le séjour qu’elle a passé à Saint-Clair, station balnéaire écœurante de conformisme et d’ennui. L’écriture fait faire à la narratrice un retour arrière de trente années et ramène avec elle les flashes d’un vécu qui marque une rupture dans sa vie. Seule avec son bébé âgé d’un an, Magda attend, en vain, que son mari vienne la rejoindre. C’est à Saint-Clair aussi que se montre à elle, « assis devant sa fenêtre ouverte », le fantôme effrayant du vieillard en pyjama rayé. À partir de ce jour, la jeune femme vit dans le noir, à volets clos. « À quoi cet homme avait-il succombé ? », s’interroge-t-elle. Son mal de vivre peu à peu s’accentue, amplifié par l’accident survenu à son bébé (il est tombé de sa poussette). L’image dégradée et cruelle de sa mère s’empare d’elle, les voix multiples qui habitent en elle et la persécutent, l’éloignent de sa propre voix ; les spectres de la filiation lui imposent leur présence. Face à l’insoutenable, le suicide apparaît comme « la seule issue possible, la seule manière d’échapper à la honte » qui l’accable. C’est à Saint-Clair enfin que prend forme peu à peu le désir de faire disparaître l’enfant :

    « Je n’ai pas pu me résoudre à le faire alors que tu dormais, cela aurait été comme frapper quelqu’un par derrière… Je me suis juré de le faire le lendemain, parce que sinon j’allais sombrer dans le sillon des jours atones. C’était une question de vie ou de mort, la mienne. »

    Si tous les jours de la semaine sont représentés dans le journal – certains à plusieurs reprises, parfois séparés par des blancs dus aux aléas de la vie ou à la prise de tranquillisants qui prolongent le sommeil –, le vendredi est le seul jour à n’être présent qu’une seule fois. Victime d’une crise de paranoïa – « Je sens que quelque chose se trame contre moi / quelque chose se trame contre moi dans ce quartier de malheur » –, la narratrice souffre de n’exister pour personne et de se sentir dépossédée. « Il ne me restait plus que la mer », confie-t-elle. Puis vient l’aveu : « C’est ce jour-là que je l’ai fait. »

    « Pour exister », écrit Magda, « l’être humain a besoin de raconter, de se raconter, de se réinventer ». Écrire alors, car « exister revient à habiter l’espace de la page, et mourir se fera quand tous les blancs seront remplis. »

    Le livre se referme sur l’impossibilité pour Magda de continuer à vivre. Et pour l’auteure Sabine Huynh ? La question persiste, qui taraude le lecteur. Les blancs ont-ils été remplis ?

    De ce premier roman, dont l’écriture n’hésite pas, dans sa violence, à mettre au grand jour tous les rouages sous-jacents, le poids de l’Histoire et des histoires sert de ferment et de levier. Tous deux impossibles à congédier définitivement.

    « Ma réalité intime, secrète, est mon pire ennemi, elle me ronge comme un acide », avoue Magda. Mais, derrière la narratrice de papier, deux êtres de lumière existent pour l’auteure, présents dès la dédicace : « D. et O. – mes lumières ».




    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Sabine Huynh, La Mer et l'Enfant





    SABINE HUYNH


    Sabine Huynh 2
    Ph. Anne Collongues
    Source



    Sabine Huynh, poète, écrivain et traductrice littéraire, est née à Saigon le 3 septembre 1972 et a grandi à Lyon, avant de partir vivre en Angleterre, aux États-Unis, en Israël et au Canada. Elle vit aujourd’hui à Tel Aviv. Elle a toujours écrit, mais ce n’est qu’après avoir enseigné les langues (français, anglais, espagnol) en école maternelle, collège et lycée, et la littérature française à l’université, et obtenu un doctorat en linguistique (Université Hébraïque de Jérusalem, 2007) et fait de la recherche (post-doctorat en sociolinguistique, Université d’Ottawa, 2008-2009 ; ADARR – Université de Tel Aviv, 2010-2012), qu’elle décide de se consacrer principalement à l’écriture et à la traduction littéraire (traduction de poésie et de récits de vie surtout, portant sur la Shoah).

    Depuis l’an 2000, son travail (poèmes et textes courts, en français et en anglais, mais parfois aussi en hébreu et en espagnol) a été publié dans diverses revues, et notamment, en Europe (Soul Feathers, Dogs singing, Dissonances, Diptyque, d’ici là, Terre à ciel, Remue.net), aux États-Unis (The Dudley Review, Poetica Magazine, Danse Macabre, El Tecolote), au Canada (Zinc, Virages, Art Le Sabord), et au Moyen-Orient (The Jerusalem Post, Cyclamens and Swords, Voices, Continuum, Helicon). Elle a collaboré à L’Enfant et le génocide (Robert Laffont, 2007) et aux revues littéraires et/ou de traduction Retors, The International Literary Quarterly, Temporel, Traduzionetradizione et The Ilanot Review. Elle a aussi été coordinatrice et co-auteure de l’anthologie poétique pas d’ici, pas d’ailleurs (avec Andrée Lacelle, Angèle Paoli et Aurélie Tourniaire, et en partenariat avec Terres de femmes, éd. Voix d’encre, 2012).

    Les années 2013-2019 voient la publication de son roman La Mer et l’enfant (Galaade éditions), du recueil de poèmes Les Colibris à reculons (contribution graphique : Christine Delbecq, éd. Voix d’encre), d’un recueil de poèmes à deux voix (avec Roselyne Sibille), La Migration des papillons (éd. La Porte), d’ouvrages en collaboration avec des artistes, notamment pour les éditions Publie.net (avec les photographes Louise Imagine et Anne Collongues), et Voltije (avec l’artiste plasticien André Jolivet), d’Avec vous ce jour-là / Lettre au poète Allen Ginsberg (Recours au poème éditeurs, 2014 ; rééd. MaelstrÖm reEvolution, Bruxelles, 2016), de Tu amarres les vagues (Jacques Flament Éditions, 2016. Photos de Louise Imagine), de Kvar lo (encres de Caroline François-Rubino, éditions Æncrages & Co, 2016) et de Parler peau (dessins de Philippe Agostini, éditions Æncrages & Co, 2019).

    Sabine Huynh collabore régulièrement à la revue de poésie contemporaine Terre à ciel (dirigée par Cécile Guivarch), à la revue de création littéraire numérique d’ici là, à la revue d’art contemporain Inferno, pour laquelle elle est en charge de la rubrique “Carnets de Tel Aviv”, en tant que correspondante étrangère (arts et spectacles), mais aussi (depuis 2015) à La Nouvelle Quinzaine littéraire et (depuis 2016) au magazine culturel Diacritik.




    ■ Sabine Huynh
    sur Terres de femmes

    Avec vous ce jour-là / Lettre au poète Allen Ginsberg (lecture d’AP)
    Les Colibris à reculons (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Les Colibris à reculons (lecture de Sabine Péglion)
    Kvar lo (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Kvar lo (lecture d’AP)
    [Au fond de ta gorge] (extrait de Kvar lo)
    [Pourquoi toujours ma voix se brise avec ces mots] (extrait de Tu amarres les mots)
    Parler peau (lecture d’AP)
    [sans attaches] (extrait de Parler peau)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Là où elle naît
    Sabine Huynh | Roselyne Sibille, La Migration des papillons (extrait)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Galaade)
    une fiche sur La Mer et l’Enfant
    presque dire (le site de Sabine Huynh)



    ■ Notes de lecture de Sabine Huynh
    sur Terres de femmes

    Matthieu Baumier, Le Silence des pierres
    Blandine Longre, Clarities
    Sylvie-E. Saliceti, Je compte les écorces de mes mots
    Romain Verger, Fissions





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  • Sabine Huynh | Roselyne Sibille, La Migration des papillons (extrait)



    Braque
    Source






    LA MIGRATION DES PAPILLONS (extrait)



    Tout ce qu’on a en nous
    est avec nous
    et le silence
    pour évidence


    le moiré de nos joies
    par-dessus les mots


    nos voix dans l’ouragan
    les nuages sous la gorge
    quoi de plus dans ce rêve subtil


    Chaque venue pourtant
    comme une fleur sauvage
    même si effleurer
    pleure la peau




    Sabine Huynh | Roselyne Sibille, La Migration des papillons, La Porte, 02000 Laon, 2013, s.f.






    La migration des papillons
    Ph. : Sabine Huynh



    Les deux (1)




    ■ Sabine Huynh
    sur Terres de femmes

    Avec vous ce jour-là / Lettre au poète Allen Ginsberg (lecture d’AP)
    Les Colibris à reculons (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Les Colibris à reculons (lecture de Sabine Péglion)
    Kvar lo (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Au fond de ta gorge] (extrait de Kvar lo)
    La Mer et l’Enfant (lecture d’AP)
    Lettre à Tieri Briet (chronique)
    [Pourquoi toujours ma voix se brise avec ces mots] (extrait de Tu amarres les mots)
    Parler peau (lecture d’AP)
    [sans attaches] (extrait de Parler peau)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Là où elle naît
    une notice bio-bibliographique sur Sabine Huynh




    ■ Notes de lecture de Sabine Huynh
    sur Terres de femmes


    Matthieu Baumier, Le Silence des pierres
    Blandine Longre, Clarities
    Sylvie-E. Saliceti, Je compte les écorces de mes mots
    Romain Verger, Fissions




    ■ Roselyne Sibille
    sur Terres de femmes


    [Pose ton visage dans une brèche] (poème extrait de Lisières des saisons)
    Les Langages infinis (extrait)
    Lisières des saisons (lecture de Florence Saint-Roch)
    Roselyne Sibille/Liliane-Ève Brendel, Lumière froissée (note de lecture)
    La tendresse me racine (poème extrait du recueil Versants)
    Nuit ou montagne
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Le souffle des mondes




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Terre à ciel)
    une page sur les éditions La Porte






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  • Richard Berengarten | Nada : hope or nothing

    « Poésie d’un jour »
    choisie par Sabine Huynh



    NADA : HOPE OR NOTHING




    Like a windblown seed, not yet rooted
    or petal from an impossible moonflower, shimmering,
    unplucked, perfect, in a clear night sky,


    like a rainbow without rain, like the invisible
    hand of a god stretching out of nowhere
    to shower joy brimful from Plenty’s horn,


    like a greeting from a child, unborn, unconceived,
    like an angel, bearing a gift, a ring, a promise,
    like a visitation from a twice redeemed soul,


    like a silent song sung by the ghost of nobody
    to an unknown, sweet and melodious instrument
    buried ages in the deepest cave of being,


    like a word only half heard, half remembered,
    not yet fully learned, from a stranger’s language,
    the sad heart longs for, to unlock its deepest cells,


    a blue butterfly takes my hand and writes
    in invisible ink across its page of air
    Nada, Elpidha, Nadezhda, Esperanza, Hoffnung.




    Richard Berengarten, The Blue Butterfly in The Balkan Trilogy, Selected writings 3, Part 1, Salt Publishing, 2006 & 2008 ; Shearsman Books, 2011, page 9.







    Richard Berengarten, The Blue Butterfly







    NADA : L’ESPOIR OU RIEN



    Comme une graine portée par le vent, pas encore semée
    ou un pétale détaché d’une fleur lunaire improbable, scintillante,
    non effeuillée, parfaite, dans un ciel nocturne clair,


    comme un arc-en-ciel sans pluie, comme la main invisible
    d’un dieu, surgie de nulle part
    pour répandre la joie débordant d’une corne d’abondance,


    comme l’appel d’un enfant, pas encore né ni conçu,
    comme un ange, porteur de présents, une bague, une promesse,
    comme la visite d’une âme par deux fois rachetée,


    comme un chant silencieux psalmodié par le fantôme de personne
    à un instrument inconnu, doux et mélodieux
    enfoui depuis une éternité au plus profond de la caverne de vie,


    comme un mot à moitié entendu seulement, à moitié évoqué,
    pas encore tout à fait appris, de la langue d’un étranger, dont le cœur
    désolé, dans le désir de libérer ses cellules les plus intimes, se languit,


    un papillon bleu prend ma main et écrit
    à l’encre invisible à travers sa page d’air
    Nada, Elpidha, Nadezhda, Esperanza, Hoffnung.


    Traduction inédite de Sabine Huynh





    RICHARD BERENGARTEN


    Richard Berengarten
    Source



    (notice bio-bibliographique et note éditoriale établies par Sabine Huynh)

    Descendant d’une famille de musiciens, Richard Berengarten (connu antérieurement sous le nom de Richard Burns) est né à Londres en 1943. Il a vécu en Italie, en Grèce, aux États-Unis et en ex-Yougoslavie. Il vit aujourd’hui à Cambridge (Angleterre), où il enseigne à l’université et où il a fondé en 1975 le Cambridge Poetry Festival. Davantage que poète britannique, il se revendique comme poète européen écrivant en anglais. Ses poèmes ont été traduits en une trentaine de langues (publiés soit sous le patronyme de Berengarten, soit sous celui de Burns).


    The Blue Butterfly (« Le Papillon bleu ») fait partie d’un ensemble de cinq volumes. Il en constitue le troisième volume, publié en 2006 & 2008 dans la série des Textes choisis de Richard Berengarten (Selected Writings, Salt Publishing). Il est aussi le premier volet de sa Trilogie des Balkans (Balkan Trilogy), suivie de In a Time of Drought et d’Under Balkan Light. The Blue Butterfly s’inspire en premier lieu du massacre perpétré à Šumarice, aux abords de la ville de Kragujevac, en octobre 1941, mais aussi de la rencontre entre l’auteur et un papillon bleu, au même endroit, en mai 1985. Les poèmes sont accompagnés de documents, de photographies, d’une postface et d’un ensemble de notes, qui informent le lecteur sur le contexte, les dates et les lieux de rédaction du recueil. En octobre 2007, l’auteur a reçu le Veliki skolski čas prize lors de la commémoration annuelle du massacre de Kragujevac, et le poème « Le Papillon bleu » a servi de fil conducteur pour l’oratorio de la cérémonie en plein air de commémoration des victimes.


    Le site officiel de Richard Berengarten => http://www.berengarten.com/site/





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  • pas d’ici, pas d’ailleurs


    VIENT DE PARAÎTRE





    Pas d'ici pas d'ailleurs






    Anthologie poétique francophone de voix féminines contemporaines


    Présentation et choix de Sabine Huynh, Andrée Lacelle, Angèle Paoli et Aurélie Tourniaire
    Préface de Déborah Heissler


    Une anthologie réalisée en partenariat avec Terres de femmes


    VIENT DE PARAÎTRE chez VOIX d’ENCRE


    Pour en savoir plus, cliquer ICI (site de l’éditeur)




    NOTE d’AP : l’ouvrage sera officiellement commercialisé en octobre prochain.
    Il est toutefois possible de le commander sur lelibraire.com à partir du site des éditions Voix d’encre.
    Les frais de port s’élèvent à 2€ pour toute commande inférieure à 32€.
    Gratuité des frais de port pour toute commande supérieure à 32€.






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