Étiquette : Sebastianu Dalzeto


  • Pépé l’Anguille de Sebastianu Dalzeto

    (café littéraire à Aix-en-Provence)

    Chroniques de femmes – EDITO/SOMMAIRE

    CAFÉ LITTÉRAIRE
    19 mai 2010, 18h30
    Amicale corse d’Aix-en-Provence
    Sur Pépé l’Anguille

    Sebastianu Dalzeto, Pépé l'Anguille, éditions fédérop, 2010






    UN CHEMIN D’ACCÈS À LA LITTÉRATURE CORSE


    Chronique de Sylvie Saliceti



          La naissance de la traduction française du premier roman de la littérature corse, c’est d’abord une tendresse. Pesciu Anguilla, dans la traduction de François-Michel Durazzo, vient de paraître sous le titre de Pépé l’Anguille aux Éditions fédérop, quatre-vingts ans après la publication du roman bastiais de Sebastianu Dalzeto, de son vrai nom Sébastien Nicolaï (Bastia, 1875 – Barchetta, 1963).

         Une tendresse, disais-je, de celles qui vous embarquent, comme vous prend par la main le petit héros du livre, « Pépé l’Anguille », gosse né au mauvais endroit de la colline, décrite à l’image de la Bastia contrastée des années 1880/1890. Années d’enfance de l’auteur, restituées par focalisation interne de Pépé, où tout s’entremêle : riches, pauvres, ciel et Vieux-Port, attachement viscéral puis désir d’ailleurs. Enfin la langue, la langue toujours, qui monte de la terre juste avant ou juste après le silence.
        La langue dans la réalité bastiaise relatée par Dalzeto est plurielle, métissage, tressage de mots d’italien, de provençal, de corse. Pépé l’Anguille, il se fout de la pauvreté et du malheur qui ne pèsent pas sur lui, Pépé dont l’âme est si légère, dont la voix chante à longueur de journée, dont les mains farfouillent en quête de vieux mégots. Pépé qui nage au loin vers le bleu où l’on perd pied. Libre comme le vent, son enfance joue à cloche-pied par-dessus la misère, souriant, riant, libre, libre… Ce que nous apprend Pépé c’est que la pauvreté n’est rien.

         La naissance du premier roman corse en langue française vient aussi de la magie des rencontres dont l’ultime en notre présence, ce mercredi 19 mai 2010, à 18h30, dans les locaux de l’Amicale corse d’Aix-en-Provence, en présence de son président Pierre-Paul Calendini puis d’une assemblée réunie autour de trois intervenants : François-Xavier Renucci, François-Michel Durazzo, traducteur de l’ouvrage, et Bernadette Paringaux des Éditions fédérop. L’amitié est palpable ce soir-là, qu’un chant improvisé vient attester, rappelant qu’il a fallu d’autres rencontres pour précéder celle-ci, et que, comme souvent, il faut un fil d’Ariane pour nous approcher des berceaux, en l’occurrence celui de Pépé…

          La première en Italie, rencontre improbable, de l’aveu même de F.-M. Durazzo, ce jour de 1991 où à Florence, il tomba sur l’édition originale de Pesciu Anguilla. Livre abandonné ? Oublié ? Lu en tout cas par son futur traducteur d’un bout à l’autre, lui laissant une empreinte forte.
          Deuxième rencontre, quelques années plus tard, au Salon du Livre Insulaire d’Ouessant, quand F.-X. Renucci plaida la cause de Pépé devant Bernadette Paringaux représentant la petite maison d’édition continentale fédérop, spécialisée dans l’édition de langues minoritaires.
          Il n’en fallait pas plus, c’est chose faite et c’est tant mieux, car ce roman répond à notre besoin de repères, de piliers… de clous tels ceux que les Sumériens cachaient dans les fondations des maisons pour asseoir la solidité de l’ouvrage, clous qui définissent encore l’engagement dont est porteur tout langage.

         Il n’est pas anodin que Pesciu Anguilla soit un roman d’apprentissage, lui qui ouvre ce que nous appelons de nos vœux : un chemin vers une littérature corse. Or tout est contenu dans l’œuvre pour faire jouer la transmission bien au-delà d’elle-même : la description d’un lieu et d’un temps corses, la gouaille, la critique sociale sans démonstration, l’humanité restituée par la luxuriance et les personnages caricaturaux qui semblent sortir d’un bal de masques, les chants incessants, scandant la narration… tant et si bien que Pesciu Anguilla a été adapté en opéra-bouffe, mis en scène par Orlando Forioso en 2009.
         Tout y est oui, qui donne à ce livre une vocation de pérennité, justifiant le principe même de la traduction des textes écrits en corse. Comme le revendique B. Paringaux, n’est-ce pas confirmer son entier statut de langue que de traduire une langue minoritaire ? En l’occurrence, la langue corse, dont il fallait tout le bruissement pour restituer un monde aboli, est admirablement protégée par le traducteur. Quand bien même trouverait-on matière à discussion, quand le texte est grand, il doit s’en affranchir car « la page qui a une vocation d’immortalité peut traverser le feu des errata, des versions approximatives, des lectures distraites, des incompréhensions sans perdre son âme dans cette épreuve. » (J.-L. Borges).

          Pépé l’Anguille est un grand roman, aussi faut-il mesurer la chance d’avoir accompagné sa publication en français, tenant le nourrisson de papier dans les bras dès sa sortie.
         Ce soir, à l’Amicale d’Aix, la discussion autour de Pépé l’Anguille s’achève sur une question : « Un autre livre de littérature corse encore en souffrance ? ». F.-M. Durazzo évoque un titre comme une promesse : Filidatu è Filimonda, de Sebastianu Dalzeto.

         « Parle », a dit Dalzeto, pour évoquer le devoir de transmission de Pépé après que ce dernier eut réussi à réparer son destin propre. En écho, il me semble entendre « Écris ». Une littérature insulaire vient au monde sous nos yeux, laquelle, à l’instar de toute littérature, « pourrait après tout n’être qu’un soin. De l’âme et d’autrui, du langage et des vingt-six lettres de l’alphabet » (Jean-Michel Maulpoix).
         Il a raison le sgaiuffu bastiais : la pauvreté n’est rien. La mort non plus. Le drame, c’est l’amour empêché. Ce qui justifie le conseil ultime qui sera adressé à Pépé à l’issue de son initiation : « Ta mission est immense. Ne sois pas un prêtre de salon […] Parle, secours, fais du bien […] ».


    Sylvie Saliceti,
    Bois-Luzy, 21 mai 2010
    D.R. Texte Sylvie Saliceti
    pour Terres de femmes




         ■ Sebastianu Dalzeto
          sur Terres de femmes


    Pépé l’Anguille (note de lecture d’Angèle Paoli)
    Cattivu sughjettu ’ssu zitellu (extraits de Pesciu Anguilla et de Pépé l’Anguille)


         ■ Sylvie Saliceti
          sur Terres de femmes


    La grenade (anthologie poétique 2010)
    La danse de Sakuntala
    Le bâtelier
    Les pierres sauvages


        ■ Voir aussi ▼

    → le site de
    Sylvie Saliceti
    le blog de François-Xavier Renucci (Pour une littérature corse)


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  • Corse_3 Sebastianu Dalzeto/Cattivu sughjettu ’ssu zitellu


    Sebastianu Dalzeto, Pesciu Anguilla/Pépé l’Anguille,
    extraits



    Pêcheurs d'anguilles à Bigulia





    CATTIVU SUGHJETTU ’SSU ZITELLU


        « Pesciu Anguilla accumpagnava spessu a piccula clicca, principalmente i jorni d’elezione. Cun d’altri scarambulenti, ellu marchjava a u passu, cume quand’ellu currìa appressu a’ musica militare : Tutti facìanu coll’e fala par nant’a Traversa, cantendu :

                 On sonne la trompette,
                 On tire le canon.
                 C’est une grande fête.
                 Vive Napoléon !


        L’occhj eranu lucenti. I petti s’ingunfiavanu. Nudi e scalzi, ’ssi disgraziati purtavanu in elli una fede, una fede scema chi l’ajutava però a suppurtà a so’ miseria.
        « Sta notte venerai a piscà cun me », avìa dettu Furtunatu. Ma, a sera, fece un tempurale, e U Frédéric un surtì micca di portu. In seguitu, Faustina e u maritu ragiunonu.
        ― Sarebbe megliu a dalli un mistiere, disse ella.
        ― Cosa voli fà ? dumandò u babbu a Pesciu Anguilla.
        ― U « cirer » dicchjarò u zitellu.
        ― Ben pensatu ! rispose Furtunatu, sarai « cirer ».
        Cume l’avemu detta, Pépé amava a girandulà par i canti : a u mare, par ’ssa campagna, a un gran dannu di u so’ travagliu. « A chi dorme, un piglia pesci » dice u pruverbiu. Cusì, trascurendusi, Pesciu Anguilla guadagnava pochi e micca soldi. Arrivatu in casa, a mamma li dumandava :
        ― Hai fattu assai, oghje ?
        E quandu u zitellu un rispondìa, era segnu chi l’affari eranu magri. Faustina u rimpruverava :
        ― Sì statu a corre a u mare. A nutà, unn’è ?
        Un la pudìa negà. U mare era induv’ellu perdìa u so’ tempu, disfidendu i so’ cumpagni chi, per nutà, u ricuniscìanu per u so’ maestru.
        ― Hai da sente a Ellu ! dicìa a mamma.
        Ma qualchi volta, più assiduu (o più furtunatu) s’ellu purtava una bona jurnata, Faustina si rallegrava :
        ― Bravu, caru di mamma ! Cusì, si !… Vedi, quande tu voli, cume tu sì astutu ?
        E li pigliava i soldi, ricumandenduli di dì a u babbu ch’ellu n’avìa guadantu più pochi.
        Faustina imbiancava ancu l’archiprete Canone, curatu di San’ Ghjuvanni, prelatu chi ne impunìa cu a so’ bella prestanza. Canone, pienu di cumpiacenza per Faustina, evitava di parlà di Pépé. E quand’ell’un pudìa fanne di menu, un ne dicìa nè bè, nè male. A verità, ghjè chi u facìa scaccià di San’ Ghjuvanni da u svizzeru, dicenduli : « Cattivu sughjettu ’ssu zitellu. Nè pulizia, nè pulitezza. Entre in chjesa cume ind’una stalla. »
        Faustina passava u marcuri a lavà a u Fangu, Pépé venìa ad ajutalla a purtà a roba in casa. Sta roba era arrangiata ind’un tinazzone, sott’un solu di cennera. Quandu l’acqua bullìa a u focu, Pesciu Anguilla, a belle cazzarulate, a versava nant’u tinazzone. Era u so’ solu travagliu di a sera […] »


    Sebastianu Dalzeto, Pesciu Anguilla, Rumanzu bastiese [1930], La Marge édition, 1990, pp. 45-46-47.






    Lavandières à Bastia






    QUEL MAUVAIS SUJET, CET ENFANT !


        « Pépé l’Anguille accompagnait souvent la petite clique, surtout les jours d’élections. Avec d’autres vagabonds, il marchait au pas, comme lorsqu’il courait après la musique militaire. Tous montaient et descendaient la Traverse en chantant :

                 On sonne la trompette,
                  On sonne le canon,
                  C’est une grande fête.
                  Vive Napoléon !


        Les yeux brillaient. Les poitrines se gonflaient. Torse et pieds nus, ces malheureux plaçaient en eux une foi, une espérance folle qui les aidaient pourtant à supporter leur misère.
        ― Cette nuit tu vas pêcher avec moi, avait dit Furtunatu.
        Le soir, il y eut une tempête. Le Frédéric ne sortit pas du port. Ensuite, Faustina et son mari discutèrent.
        ― Il vaudrait mieux lui donner un métier, dit-elle.
        ― Que veux-tu faire ? demanda son père à Pépé.
        ― Cireur, déclara l’enfant.
        ― Bien pensé ! répondit Furtunatu, tu seras cireur.
        Nous l’avons dit, Pépé aimait, aux dépens de son travail, vadrouiller dans les moindres recoins, à la mer, à la campagne. « Qui s’endort sur le pont ne prend pas de poisson », dit le proverbe. Ainsi, au fil des jours, Pépé l’Anguille ne gagnait-il presque pas d’argent.
        Arrivé à la maison, sa mère lui demandait :
        ― Tu as fait assez, aujourd’hui ?
        Et quand l’enfant ne répondait pas, c’était signe que les affaires étaient mauvaises. Faustina le grondait.
        ― Tu es allé courir au bord de la mer. Nager, n’est-ce pas ?
        Il ne pouvait pas le nier. La mer était le lieu où il perdait son temps, défiant ses compagnons qui, à la nage, le considéraient comme leur maître.
        ― Tu vas l’entendre, lui ! disait sa mère.
        Mais parfois, plus assidu (ou plus chanceux) s’il rapportait une bonne journée, Faustina se réjouissait.
        ― Bravo, mon petit ! Ça, c’est bien !… Tu vois comme tu es malin, quand tu veux ?
        Elle prenait son argent en lui recommandant de dire à son père qu’il avait gagné moins.
        Faustina blanchissait aussi le linge de l’archiprêtre Canone, curé de Saint-Jean, un prélat qui en imposait par sa belle prestance. Canone, plein de complaisance envers Faustina, évitait de parler de Pépé. Et lorsqu’il ne pouvait pas faire autrement, il n’en disait ni bien ni mal. La vérité, c’est qu’il le faisait chasser de Saint-Jean par son bedeau, en lui disant : « Quel mauvais sujet, cet enfant ! Ni propreté ni politesse. Il entre dans l’église comme dans une écurie. »
        Faustina passait son mercredi à laver au Fango. Pépé venait l’aider à rapporter le linge à la maison. Ces vêtements étaient placés dans une grande cuve, sur un lit de cendres chaudes. Quand l’eau bouillait sur le feu, Pépé, la versait à grandes louchées dans la cuve. C’était son seul travail du soir […] »


    Sebastianu Dalzeto, Pépé l’Anguille, Éditions Fédérop, 2010, pp. 49-50-51. Traduction de François-Michel Durazzo.






    Terrasses à Bastia





        ■ Sebastianu Dalzeto
        sur Terres de femmes


    Pépé l’Anguille (note de lecture)
    Pépé l’Anguille (café littéraire à Aix-en-Provence)

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  • Corse_3 Sebastianu Dalzeto, Pépé l’Anguille


    Sebastianu Dalzeto, Pépé l’Anguille,
    fédérop, 2010.



    Cannicionni
    Léon-Charles Cannicioni
    (Ajaccio, 1879 – Courbevoie, 1957)
    Le Vieux-Port de Bastia
    Huile sur toile, 100 x 81 cm
    Collection privée
    Source








    Bastia Cannicionni.2
    Léon-Charles Cannicioni
    (Ajaccio, 1879 – Courbevoie, 1957)
    Le Vieux-Port de Bastia
    Huile sur toile, 84 x 112 cm
    Donation Ollandini 2007
    Département Peinture Corse, Salle Ollandini
    Palais Fesch, Musée des Beaux-Arts d’Ajaccio
    Source







    PESCIU ANGUILLA, RUMANZU BASTIESE


         Très attendue en ce printemps automnal, la traduction française par François-Michel Durazzo de Pesciu Anguilla vient de paraître en Dordogne aux éditions fédérop (24680 Gardonne), sous le titre de Pépé l’Anguille. Il aura fallu attendre quatre-vingt années, ― de 1930 à 2010 ― pour que le roman bastiais de Sebastianu Dalzeto (Bastia, 1875 – Barchetta, 1963) voie le jour en langue française et puisse ainsi être lu et apprécié d’un large public.

        Écrit en langue corse, ici le bastiais (parlatu di a Marana), le roman de Sebastianu Dalzeto (de son vrai nom Sébastien Nicolaï) s’inscrit dans le Bastia des années 1880 que son auteur s’emploie à « ressusciter » à travers le récit de son narrateur et les péripéties quotidiennes de son héros, Pépé l’Anguille [Pesciu Anguilla ou Pesciu Angui dans le texte original]. Roman de formation (rumanzu d’amparera), Pépé l’Anguille raconte, en huit chapitres, l’ascension sociale d’un gamin issu de la misère solaire de cette « ville étrange », « belle créature » couverte de « plaies lépreuses » qu’est le Bastia de cette époque.

        Appelé aussi Pépé, Pépé l’Anguille ― ainsi surnommé en raison de ses talents de nageur et de ses non moins remarquables capacités à se défiler ―, tente de gagner sa vie en faisant le cireur de chaussures. Un métier que le gamin apprécie pour la grande liberté qu’il lui procure, même s’il nourrit difficilement son homme. Pour venir en aide à sa famille, anéantie par l’ivrognerie de Furtunatu, le père, et répondre aux supplications de sa mère ― lavandière au Fango ―, Pépé Morsicalupa est contraint de s’engager comme mousse sur le Frédéric. Cependant Faustina, en dépit des malheurs qu’elle endure, nourrit d’autres ambitions pour son fils. Qu’elle tanne, secoue, poursuit et pousse. Et après l’épisode tragique du naufrage dont Pépé l’Anguille sort triomphant, Faustina confie son fils aux bons soins du Conseiller Morfini et de sa famille, qui le prennent en affection. De fil en aiguille, des leçons de catéchisme et de musique dispensées par mademoiselle Marie jusqu’au petit séminaire, puis du petit séminaire de Bastia au grand séminaire d’Ajaccio, Pépé, prenant exemple sur la figure très enviée du Père Canone, construit sa réussite. Patiemment, mais avec constance et sérieux. De va-nu-pieds miséreux que son père traite de mendiant, il devient un beau jeune homme à qui le savoir et l’éloquence permettent de se hisser jusqu’à la prêtrise. Pour le plus grand bonheur de sa mère qui n’aura pas cédé pour rien aux déclarations d’amour du bon Conseiller Morfini. Mais la réussite du jeune prélat, devenu curé de Saint-Jean, serait illusoire s’il ne découvrait, au chevet du Turco (U Turcò dans le texte original) ― compagnon des beuveries paternelles ― qui vient de mourir, sa véritable vocation. Qui est de venir en aide aux plus déshérités.

        « Retourne au peuple d’où tu es sorti. Parle, secours, fais du bien, sans rien attendre de la société, cette marâtre digne du gibet. »

        Il est vrai que, sous la plume de Sebastianu Dalzeto, la société bastiaise n’est pas épargnée. Bastia a ses hiérarchies. La ville a ses riches, elle a ses pauvres ; ceux qui vivent dans la lèpre du Pontetto, ceux qui vivent place Saint-Nicolas. Petites gens et notables se côtoient. Lavandières, marchandes des quatre saisons, servantes, femmes de mauvaise vie… et bourgeoises se croisent. Les riches ont besoin des pauvres pour faire le travail. Ils les exploitent, rechignant à leur payer leur dû. Les pauvres se résignent, bien heureux d’empocher les quelques pièces qui assurent leur survie. « Les uns connaissent la misère, d’autres vivent dans l’opulence ». Et le narrateur d’ajouter : « Si notre société, dont on vante tant la perfection, n’était pas dénuée de toute conscience, il est des choses indignes qu’on n’y verrait pas. »

        Mais pour Pépé l’Anguille, qui vit dans une sorte de résignation heureuse, la prise de conscience et la révolte ne viendront que tardivement. Et en 1896, époque à laquelle se clôt le roman, rien n’a changé ! Si Pépé l’Anguille a su tirer son épingle du jeu social, Bastia, elle, est restée fidèle à elle-même.

        « Bastia était toujours la même ville. Plus que jamais, les débits de vin faisaient recette ; les ouvriers y laissaient leur paie de la semaine. Même dans sa crasse, Bastia restait inchangée. Si, pourtant : la place Saint-Nicolas s’était élargie et le petit fleuve du Fango avait disparu. Pleurez, lavandières, vous n’irez plus y laver votre linge ! »

        Héroïne du roman, à l’égal de Pépé l’Anguille, Bastia est un théâtre. Mille pièces de rue s’y improvisent aux fenêtres, mille acteurs peuplent la place du marché, le troquet de la Mère Minighelli, l’église Saint-Jean, les quais du Vieux-Port. Chacun s’active et la ville bourdonne. De mille chants, rires et cris. Tous poussent la chansonnette. D’autres chantent les airs de La Traviata ou du Trovatore ! Furtunatu imite la guitare de ses lèvres. L’aveugle joue de l’accordéon. Hélène à sa fenêtre invite Pépé l’Anguille à entonner avec elle ritournelles et refrains (Viens, le soir brunit les chênes, Le moineau rit ; ce moqueur… [« ssu majale di Victor Hugo », La Légende des siècles]). La petite clique du Turco draine derrière elle toute une foule de garnements (scajuffi dans le texte original). La place du marché regorge de victuailles alléchantes, d’odeurs, de couleurs, de tapage, de vie.

        Dans ce contexte, la misère de Pépé et de ses semblables n’a pas la pesanteur de la misère d’un Rosso Malpelo. Cette misère-là n’a pas la noirceur que prend la misère des vaincus (I Vinti) dans les récits de Giovanni Verga. Même si les coups pleuvent, même si la mère se lamente, même si l’infortune sévit, le lecteur rit. Davantage peut-être dans le texte original, très enlevé, très savoureux, que dans la traduction. Il rit des facéties des uns et des bons mots des autres, des situations et des excès dans lesquels chacun tombe à son tour. Le lecteur rit de la folie des hommes et de lui-même. Car dans le théâtre miniature de cette ville qui est « comme un village », c’est bien le théâtre du monde qui se joue là. Et l’on se surprend à s’émouvoir du sort de chacun des personnages. Et presque à regretter cette époque haute en couleur, désormais irréversiblement disparue.

        Traduit avec la plus grande fidélité possible au texte original, le roman Pépé l’Anguille est complété par un paratexte important. À la préface de Marie-Jean Vinciguerra ― préface reprise à l’identique de celle qui figure dans la deuxième édition de Pesciu Anguilla, « rumanzu bastiese » (La Marge, 1990) ― vient s’ajouter la préface de l’édition originale de 1930 (Paris, éd. Notre Maquis), rédigée en langue corse par Sebastianu Dalzeto. Dans cette préface, l’auteur de Pesciu Anguilla, premier roman rédigé en langue corse, rend hommage à Santu Casanova, le « précurseur » qui a ouvert la voie aux futurs écrivains, dont il espère qu’ils sauront doter la langue d’une grammaire forte et « d’un dictionnaire aux règles desquels chacun sera tenu de se conformer ». Ce n’est qu’à ce prix, ajoute-t-il, que le « dialecte corse, si expressif, si plein de sel », pourra franchir ses propres limites et atteindre son véritable statut de langue, appelée à être apprise et parlée par tous les enfants de Corse « aux quatre coins du monde ». De son côté, dans la préface de 1990, Marie-Jean Vinciguerra fait l’éloge de la « langue métisse » sur laquelle est construit cet « opera bouffe » très rythmé qu’est le roman de Dalzeto. Un chef-d’œuvre que le roman polyphonique Pesciu Anguilla.

        Outre ces deux préfaces, toutes deux passionnantes ― parce qu’elles ouvrent sur de multiples pistes et questionnements ―, François-Michel Durazzo a rajouté une Note du traducteur dans laquelle ce dernier s’explique sur les choix qui ont été les siens concernant la traduction des toponymes, des noms et surnoms des personnages. Les chansons populaires, nombreuses, ont été maintenues dans leur langue originale ― français, provençal, italien, corse. Leur traduction est donnée à la fin de l’ouvrage dans les pages consacrées aux Notes.

        Un beau travail en réalité que celui de François-Michel Durazzo. Et un travail indispensable. Gageons que les lecteurs non corsophones prendront un vrai plaisir à découvrir, dans la traduction française, le Bastia de la fin du XIXe siècle à travers les péripéties vécues par le très attachant Pépé. Quant aux lecteurs à même de lire le texte en langue originale, leur curiosité ne peut qu’être titillée par ce superbe défi.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    PEPE L ANGUILLE





        ■ Sebastianu Dalzeto
        sur Terres de femmes

    Pépé l’Anguille (café littéraire à Aix-en-Provence)
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