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  • Giuseppe Bonaviri | Le printemps



    LE PRINTEMPS




    […] Le plus grand représentant et spécialiste du printemps fut, pour ainsi dire, le maître artisan Ciccio Privitera — garibaldien* au temps de sa jeunesse —, qui habitait une des ruelles qui s’enchevêtrent derrière la dernière partie de Via Roma, près de l’église Santa Maria, où nidifient des centaines de pigeons gris. Maître Ciccio dormait, entre autres, avec son premier cercueil, ou tabbutu, sous son lit (sur ce fait, j’écrivis une nouvelle à l’âge de seize ans). Il avait l’habitude de dire : « L’homme doit être chaque jour fin prêt pour son départ, toujours douloureux, qui disperse les êtres dans le Vide où il n’est plus de lois géométriques. » De fait, lui, qui en mars emplissait son tabbutu de beaux feuillages, d’inflorescences et de cèdres phéniciens, nous expliquait comment chaque fleur avait une disposition spatiale particulière, véritablement donnée à l’avance et géométrisable, existant en essences de formes errantes, antérieurement à la naissance du monde. En outre, selon maître Ciccio, maître maçon, chacun pouvait utiliser un végétal, ou un buisson : le sacristain choisit l’armoise parce que, de ses touffes manches, il peut moucher les bougies dans l’église, afin que s’en répandent les arômes ; la bourrache, sous laquelle les scarabées déposent leurs œufs, est utile au vilain qui la mange en bouillie et assaisonnée d’huile, la menthe, non l’aqueuse du rivage des torrents, mais celle des montagnes, est utilisée par les vieilles femmes pour se rafraîchir l’odorat et leur esprit engourdi ; les herbes dites oiselles — les si fines — sont utiles aux oiseaux de la campagne, et, aux merles, les maquis ensoleillés ; le chat malade se soigne avec les feuilles caduques du soi-disant arbre d’or, etc.

    Une fois le printemps arrivé avec les fumées des chevriers, la chose qui piquait davantage notre curiosité, de nous autres les enfants, était le conseil donné par Privitera : aller laisser nos maladies aux vieilles gens qui, y étant habituées, s’en plaignaient peu. Il suffisait de frapper aux portes et de dire : « Prenez ma toux parce que je n’en veux pas ; que mes plaies apparaissent sur vous, parce que je n’en veux pas. » Je crois qu’il s’agissait d’une pensée archaïque médico-empirique, transportée en Sicile par les Latins : une véritable technique de transfert d’une maladie.

    Quand le soir arrivait avec la constellation du Bélier qui, bleuâtre, pouvait être entrevue depuis les cheminées, dans ces dédales de ruelles étroites, tout en nous la montrant, maître Ciccio nous invitait à nous agenouiller devant sa porte et à prier en attendant l’arrivée du Messie, comme il l’avait vu faire à New York aux juifs qui, des pains azymes à la m ain, marchaient à la queue leu-leu sur le rivage marin.




    Le printemps




    Sur les murs éclosent les câpres et la rose
    purpurine ;
    des femmes cueillent de la menthe le long d’un très blanc
    ruisseau
    parmi cinq cents beaux ventelets.
    Sur son œuf, chante l’alouette dans les blés.

    L’homme savant en ellébore
    noir
    écoute les enfants jouer de la harpe
    qui endort
    les vieilles gens sur leurs grabats, très fine
    dans la maie est la farine.

    Depuis le nôtre, lointain est le royaume du Bélier
    sans
    rue** très fleurie, sans ombres de canisses ;
    l’oreille
    dans les feuilles, saint François mesure les bleus clairs
    à travers les vacuités des cercles planétaires.




    Giuseppe Bonaviri, Les Commencements [L’incominciamento, Sellerio editore, Collana La memoria, Palermo, 1983], Éditions La Barque, 2018, pp. 52-55. Traduction de l’italien, postface & annotations Philippe Di Meo.



    _____________________________________________________
    *garibaldien : autrement dit, ayant participé à l’expédition des Mille (1860) de Giuseppe Garibaldi, ou l’ayant activement soutenue, synonyme de chemise rouge.
    **Rue, ou ruta graveolens : semi-arbrisseau qui possède des vertus aromatiques et médicinales.





    Giuseppe Bonaviri  Les Commencements





    GIUSEPPE BONAVIRI


    Giuseppe bonaviri
    Source




    ■ Giuseppe Bonaviri
    sur Terres de femmes

    Les Commencements (lecture d’AP)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur lemonde.fr)
    un article nécrologique sur Giuseppe Bonaviri, par René de Ceccatty
    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    un notice bio-bibliographique sur Giuseppe Bonaviri
    → (sur le site des éditions La Barque)
    la fiche de l’éditeur sur Les Commencements de Giuseppe Bonaviri





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  • Amelia Rosselli | [Filtre entre moi et toi dans la sous-marine une clarté]



    Laisse l’innocence et reviens à l’obscurité, laisse |  la rencontre et reviens à la lumière.
    Ph., G.AdC







    [FLUISCE TRA ME E TE NEL SUBACQUEO UN CHIARORE]



    Fluisce tra me e te nel subacqueo un chiarore
    che deforma, un chiarore che deforma ogni passata
    esperienza e la distorce in un fraseggiare mobile,
    distorto, inesperto, espertissimo linguaggio
    dell’ adolescenza! Difficilissima lingua del povero!
    rovente muro del solitario! strappanti intenti
    cannibaleschi, oh la serie delle divisioni fuori
    del tempo. Dissipa tu se tu vuoi questa debole
    vita che non si lagna. Che ci resta. Dissipa
    tu il pudore della mia verginità; dissipa tu
    la resa del corpo al nemico. Dissipa la mia effige,
    dissipa il remo che batte sul ramo in disparte.
    Dissipa tu se tu vuoi questa dissipata vita dissipa
    tu le mie cangianti ragioni, dissipa il numero
    troppo elevato di richieste che m’agonizzano:
    dissipa l’orrore, sposta l’orrore al bene. Dissipa
    tu se tu vuoi questa debole vita che si lagna,
    ma io non ti trovo e non so dissiparmi. Dissipa
    tu, se tu puoi, se tu sai, se ne hai il tempo
    e la voglia, se è il caso, se è possibile, se
    non debolmente ti lagni, questa mia vita che
    non si lagna. Dissipa tu la montagna che m’impedisce
    di vederti o di avanzare; nulla si può dissipare
    che già non sia sfiaccato. Dissipa tu se tu
    vuoi questa mia debole vita che s’incanta ad
    ogni passaggio di debole bellezza; dissipa tu
    se tu vuoi questo mio incantarsi, — dissipa tu
    se tu vuoi la mia eterna ricerca del bello e
    del buono e dei parassiti. Dissipa tu se tu puoi
    la mia fanciullaggine; dissipa tu se tu vuoi,
    o puoi, il mio incanto di te, che non è finito:
    il mio sogno di te che tu devi per forza assecondare,
    per diminuire . Dissipa se tu puoi la forza che
    mi congiunge a te: dissipa l’orrore che mi ritorna
    a te. Lascia che l’ardore si faccia misericordia,
    lascia che il coraggio si smonti in minuscole
    parti, lascia l’inverno stirarsi importante nelle
    sue celle, lascia la primavera portare via il
    seme dell’indolenza, lascia l’estate bruciare
    violenta e incauta; lascia l’inverno tornare
    disfatto e squillante, lascia tutto — ritorna
    a me; lascia l’inverno riposare sul suo letto
    di fiume secco; lascia tutto, e ritorna alla
    notte delicata delle mie mani. Lascia il sapore
    della gloria ad altri, lascia l’uragano sfogarsi.
    Lascia l’innocenza e ritorna al buio, lascia
    l’incontro e ritorna alla luce. Lascia le maniglie
    che coprono il sacramento, lascia il ritardo
    che rovina il pomeriggio. Lascia, ritorna, paga,
    disfa la luce, disfa la notte e l’incontro, lascia
    nidi di speranze, e ritorna al buio, lascia credere
    che la luce sia un eterno paragone.






    [FILTRE ENTRE TOI ET MOI DANS LA SOUS-MARINE UNE CLARTÉ]



    Filtre entre moi et toi dans la sous-marine une clarté
    qui déforme, une clarté qui déforme chaque expérience
    du passé et la distord en un phrasé mobile,
    distordu, inexpérimenté, expertissime langage
    de l’adolescence ! si difficile langue du pauvre !
    mur brûlant du solitaire ! arrachantes intentions
    cannibalesques, oh la série des divisions hors
    du temps. Toi dissipe si tu veux cette faible
    vie qui ne se plaint pas. Qui nous reste. Toi
    dissipe la pudeur de ma virginité ; toi dissipe
    la capitulation du corps à l’ennemi. Dissipe mon effigie,
    dissipe la rame qui bat sur le rameau en contrebas.
    Toi dissipe si tu veux cette vie dissipée dissipe
    toi mes changeantes raisons, dissipe le nombre
    trop élevé de requêtes qui m’agonisent :
    dissipe l’horreur, déplace l’horreur au bien. Toi
    dissipe si tu veux cette faible vie qui se plaint,
    car je ne te trouve pas, et je n’ose me dissiper. Toi
    dissipe, si tu peux, si tu sais, si tu en as le temps
    et l’envie, si c’est le moment, si c’est possible, si
    sans faiblir tu te plains, cette vie mienne qui ne
    se plaint pas. Toi dissipe la montagne qui m’empêche
    de te voir ou bien d’avancer ; rien ne se peut dissiper
    qui déjà ne se soit raffaissé. Toi dissipe si tu
    veux cette faible vie mienne enchantée à
    chaque passage de faible beauté ; toi dissipe
    si tu veux cet enchantement mien, — toi dissipe
    si tu veux mon éternelle recherche du beau et
    du bon et des parasites. Toi dissipe si tu peux
    mon enfantinage ; toi dissipe si tu veux,
    ou peux, mon enchantement de toi, qui n’est pas fini :
    mon rêve de toi que tu dois forcément seconder,
    pour diminuer. Dissipe si tu peux la force qui
    me conjoint à toi : dissipe l’horreur qui me revient
    vers toi. Laisse que l’ardeur se fasse miséricorde,
    laisse que le courage se délite en tout petits
    bouts, laisse l’hiver s’étirer important dans
    ses cellules, laisse le printemps emporter la
    graine de l’indolence, laisse l’été brûler
    violent et sans prudence ; laisse l’hiver revenir
    défait et carillonnant, laisse tout — reviens
    à moi ; laisse l’hiver reposer dans son lit
    de fleuve à sec ; laisse tout, et reviens à la
    nuit délicate de mes mains. Laisse la saveur
    de la gloire à d’autres, laisse l’ouragan se déchaîner.
    Laisse l’innocence et reviens à l’obscurité, laisse
    la rencontre et reviens à la lumière. Laisse les poignées
    qui recouvrent le sacrement, laisse le retard
    qui ruine l’après-midi. Laisse, reviens, paie,
    défais la lumière, défais la nuit et la rencontre, laisse
    des nids d’espoirs, et reviens à l’obscurité, laisse croire
    que la lumière est une éternelle comparaison.



    Amelia Rosselli, La Libellule [La libellula, Sellerio Editore, Milano, 1985 ; Garzanti Editore, Milano, 1997], Ypsilon Éditeur, 2014, pp. 38-39-40-41-42. Traduction et postface de Marie Fabre.




    ______________________________________
    NOTE d’AP : l’ouvrage dont est issu l’extrait ci-dessus (La Libellule d’Amelia Rosselli) est disponible en librairie depuis le 12 avril 2014.





    AMELIA ROSSELLI


    Amelia_rosselli
    Ph. © Dino Ignani – Tous droits réservés
    Source



    ■ Amelia Rosselli
    sur Terres de femmes

    Amelia Rosselli | Adolescenza (+ notice bio-bibliographique)
    [La tua debolezza è la mia vittoria] (poème extrait de Variazioni Belliche + traduction française par Marie Fabre)
    T’aimer et ne rien pouvoir faire d’autre que t’aimer (poème extrait de “Dialogo con i Poeti”, Serie Ospedaliera 1963-1965)
    11 février 1996 | Mort d’Amelia Rosselli (article de Marie Fabre + extraits de Variazioni Belliche, dans une traduction de Marie Fabre)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site des éditions Ypsilon)
    la page de l’éditeur sur La Libellule (+ un autre extrait)
    → (sur t-pas-net.com)
    une chronique de Jean-Nicolas Clamanges sur La Libellule d’Amelia Rosselli
    → (sur le site des éditions Ypsilon)
    un extrait du Dossier Amelia Rosselli de la Revue Europe (n° 996, avril 2012, pp. 197-201)[PDF]
    → (sur YouTube)
    Amelia Rosselli lisant en français trois des neuf poèmes d’Adolescence
    → (sur YouTube)
    Amelia Rosselli lisant un court extrait de La libellula
    → (sur Rai-TV Radioscrigno)
    d’exceptionnelles archives sonores, dont l’étonnante lecture d’un extrait de Sleep par Amelia Rosselli
    → (dans l’anthologie permanente de Poezibao)
    un extrait de Documento 1966-1973 d’Amelia Rosselli (traduction inédite d’Angèle Paoli)
    → (sur le site de l’Unità)
    « Amelia Rosselli, rivoluzionaria della poesia » par Lello Voce
    → (sur trickster)
    « La traduction chez Amelia Rosselli | Entre désappropriation et appropriation linguistique », par Sarah Ventimiglia





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