Étiquette : septembre 2015


  • Amina Saïd | [de ce côté-ci du monde ou de l’autre]



    Je perçois dans les mots ombre et lumière
    Ph., G.AdC








    [DE CE CÔTÉ-CI DU MONDE ET DE L’AUTRE]





    de ce côté-ci du monde ou de l’autre
    je vois l’inconcevable réalité je vois l’invisible

    sans que n’en soit troublé l’ordre naturel
    des choses je suis entre deux mondes
    je n’ai plus ni temps ni lieu ni nom

    que le souffle m’habite
    et le paysage en moi fait signes

    je vois ce que de moi-même je ne verrais pas
    j’entends ce que de moi-même je n’entendrais pas

    je perçois dans les mots ombre et lumière
    et chacun exprime davantage que ce qu’il signifie

    ombre et lumière passé présent et avenir

    étrangère à tous seule quand donc suis-je
    au plus près d’être moi-même ?



    Amina Saïd, Clairvoyante dans la ville des aveugles, Dix-sept poèmes pour Cassandre, cahier d’arts et de littératures Chiendents, n°93, Éditions du Petit Véhicule, Nantes, septembre 2015, page 13.






    Chiendents 93




    AMINA SAÏD


    Amina Saïd
    Ph. Michel Durigneux
    Source





    ■ Amina Saïd
    sur Terres de femmes


    alors au pied d’un arbre (extrait de Tombeau pour sept frères)
    amour notre parole (extrait de De décembre à la mer)
    Du Vieillard de la mer et de la Source de vie (extrait du Corps noir du soleil)
    [écrire] (extrait de Dernier visage avant le noir)
    enfant moi seule (extrait d’Au présent du monde)
    Jusqu’aux lendemains de la vie (extrait de L’Absence l’inachevé)
    l’élan le souffle le silence (extrait de La Douleur des seuils) [+ une notice bio-bibliographique]
    Les Saisons d’Aden (note de lecture d’AP)
    [si long fut l’exil du jour](extrait de Chronique des matins hantés)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait d’Amina Saïd







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  • Guillaume Decourt, Les Heures grecques

    par Sanda Voïca

    Guillaume Decourt, Les Heures grecques,
    Éditions LansKine, septembre 2015.



    Lecture de Sanda Voïca


    CINQUANTE DIZAINS POUR L’ÉTERNITÉ



    Nouveau recueil de Guillaume Decourt. Nouvelle et même fraîcheur dans la saisie profonde de son être et du nôtre. Corps se traversant et traversant le monde. Dédicataire – Frédéric Musso – et exergues d’Odysseus Elytis et de René Char. Ce sont des pans de sa vie, pour ne pas dire la vie entière de l’auteur, qui est là, autrement saisie, comme des bouts d’étoiles de givre sur une vitre, qui rendent compte de tout le givre, voire de toute l’eau glacée sur terre.

    L’auteur : le poète, dont les audaces n’arrêtent pas de surprendre et de séduire. Cette fois-ci : 50 poèmes, 50 dizains dont la forme n’est pas aussi fixe qu’on s’y attendrait, car leur substance, faite des moments de sa vie passés en Grèce, est tout en mouvement. Jamais figé, le dizain, malgré les apparences et les prouesses techniques. Guillaume Decourt réussit, par des moyens qui lui sont si propres, à faire de chacun d’eux une immense vague, et du livre un grand fleuve ou la mer même. Le risque est donc grand d’être submergés, nous lecteurs, par les flots ! Démunis de barque ou de bateau, plongés dans la poésie de Guillaume Decourt, il faut savoir nager ou apprendre instantanément. Ou rester très longtemps en apnée, par moments – et ces moments (des vers époustouflants) ne sont pas rares. Vous voyez donc dans quel péril nous nous mettons en lisant pareil livre.

    Je ne m’attarderai pas sur la forme fixe du dizain, que Guillaume Decourt adopte et dépasse, car il la charge de son propre souffle. Mais j’insisterai sur ce souffle même, qui fait coïncider ses mots avec les faits ou les moments de vie évoqués : vie de couple, ou dans la famille de sa Vassiliki, dans la capitale grecque et ses alentours, dans ses tavernes ou marchés, sur la côte et dans la mer ; la Grèce donc, celle des visites ou présences au gré de son amour grec. Vie intime et sociale, solitude et passions – amour et écriture – sont fixées, pour lui et pour nous, dans ces vers qui n’arrêtent pas de bouger devant nos yeux, linge (enfin) propre, ou voiles de bateaux proches et à la fois lointains (silhouettes à peine visibles, mais persistantes).

    Pour revenir au souffle du livre : le poète fait même coïncider son corps avec notre corps, les limites entre le grand éloignement de l’écriture et le dedans intime ou extime du poète sont annihilées, et nous tombons dans une crevasse très profonde, mais du fond de laquelle nous pouvons lever le regard et voir le ciel, que nous ne prenions peut-être plus le temps de regarder. Ou du moins pas avec cette intensité.

    Cette coïncidence des mots et des choses laisse malgré tout une grande place au mystère, à l’énigmatique. Plages de silence, de rêve – au-delà et à travers les vers. Court-circuit de chacune des vies anonymes et célèbres, y compris celle de l’auteur :


    « La Grèce de Durrell ne vaut pas mieux            
    Que celle de Decourt soyons honnête »


    Et aussi :


    « La Grèce de Miller ne vaut pas mieux            
    Que celle de Decourt qui la pénètre
    Au sens propre tout comme figuré […] »


    500 nuances de silence.


    Mais ce qui dépasse, même le silence, c’est le bonheur : celui que nous lisons et sentons de bout en bout du livre. Le bonheur (passé) de l’auteur n’est jamais passé et devient vite le nôtre. Notre bonheur donc, devant et à travers le sien.

    Jamais de tristesse – même quand le réel en offre de bonnes occasions. Et surtout le rire : non pas la cocasserie – qui est quand même souvent sous-jacente –, mais le rire du non-souci, du dépassement de toute circonstance quotidienne, du paradis vécu et à portée de sa plume.

    Livre d’amour – chacun des dizains étant ce roc d’ambre dans lequel le sentiment, voire sa mémoire, sera à jamais pris(e) :


    « La maison blanche enserrée dans le roc            
    Est-elle soluble dans la mémoire ? »


    Livre donc de mémoire ou de résistance à l’oubli de l’amour :


    « Il est tard pour une mémoire neuve            
    Pauvre rustre tes souvenirs t’assèn-
    Eront des coups pour toujours ils se meuvent
    En toi comme ta résistance vaine »


    De et pour l’amour d’une femme, notamment de Vassiliki :


    « Je troque l’âme et tout son marcottage            
    Je m’ancre dur et renonce au mâtage »


    Que « le soleil large comme un pied d’homme » revienne comme image et formule – avec la conscience du poète qu’« on y revient faute de dire mieux », car on le retrouve dans d’autres recueils –, c’est la quintessence même du sentiment amoureux. Si, chez Dante, l’amour fait bouger le soleil et les autres étoiles, c’est aussi le cas chez Guillaume Decourt, car tout en vivant dans le soleil (de l’amour, en y prenant même son pied !), il ne reste pas la tête dans les étoiles. Il vit sur terre, pas terre à terre, mais


    « Préférant homme ou chose vivant à            
    L’aurige à l’ambroisie la Taverna
    Aux vieilles pierres les bouzoukis
    Des caves du quartier d’Exarchia »


    Le questionnement sur le rapport à la langue ne lui est pas étranger : comme nous disions plus haut, « on y (à la formule « le soleil large comme un pied d’homme ») revient faute de dire mieux », mais aussi :


    « Dans les halles du marché à la viande            
    […]
    Je songe à l’enseigne « Barbakio »
    Semble être à l’origine de « barbaque »
    Devons-nous au grec ancien notre argot ? »


    Et :


    « Il faudrait savoir parler de la joie            
    Même si ce n’est pas chose facile »


    Et ne pas oublier cette constante des recueils de Guillaume Decourt, celle d’être truffés de mots rares, obligeant même les plus avisés à consulter les dictionnaires, donc à se rapporter à la quintessence d’une langue, à son mètre étalon géant, à son moteur même, qu’on réactive avec chaque consultation : agame, belluaire, rogomme, meltemi, jusant, begléri, etc.

    La (fausse) paresse envers une langue étrangère, ici le grec, est compensée par l’étude de la langue de l’écriture – par la poésie donc ! –, dans la continuité même de Rimbaud, celui qui a écrit : « J’ai fait la magique étude / Du Bonheur, que nul n’élude. »

    Voilà donc la propre étude du bonheur que Guillaume Decourt nous livre ici :


    « À l’ombre du platane on extravague            
    Dans l’inépuisable on parle de crise
    D’agneau de panégyries on incise
    Le temps nous entendons le bruit des vagues
    Que le meltemi roule en contrebas ».


    Sa bonne paresse épouse celle de Vassiliki, ou Vicky, ou Vasso, ou Vassoula : il ne s’agit aucunement de renoncement. Pas de manque d’ambition (littéraire) chez l’auteur. Au contraire, la forme décadente du dizain ne doit pas être vue et prise comme un « endormissement » ou une mollesse. Il ne s’agit que de joie, à la fois tranquille et explosive. Mais que le lecteur ne s’alarme pas, ce recueil est loin de l’épouvante, il enchante :


    « Je paresse également beaucoup trop            
    Dans cette Grèce où je n’existe pas
    Où j’aime et je vis presque malgré moi »


    Le paradis est la demeure du poète, faite de soleil et de mer – son eau essayée à la nage, donc éprouvée par le corps même, et dans ses vagues ou dans ses profondeurs nous nous jetons nous aussi, lecteurs, toujours heureux :


    « Aujourd’hui je suis heureux j’ai nagé            
    Mon kilomètre et demi quotidien
    […]
    […] j’ai fumé quelques cigarettes
    Harponné le soleil en sa demeure »


    Humour, sagesse, joie – tout est compris dans la science de l’art poétique de Guillaume Decourt. Nous voilà charmés par ce recueil, qui donne du lustre à la jouissance, sur fond de paysage grec. Et le reste est silence.



    Sanda Voïca
    D.R. Texte Sanda Voïca
    pour Terres de femmes






    Guillaume Decourt 3




    GUILLAUME DECOURT


    Lanskine
    © Ph. Lydia Belostyk




    ■ Guillaume Decourt
    sur Terres de femmes


    L’endroit (extrait d’À 80 km de Monterey)
    Le Cargo de Rébétika (lecture d’AP)
    Île (poème extrait des Heures grecques)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions LansKine)
    la fiche de l’éditeur sur Les Heures grecques
    → (sur lelitteraire.com)
    un entretien avec Guillaume Decourt
    → (sur Recours au Poème)
    une notice bio-bibliographique sur Guillaume Decourt
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Guillaume Decourt






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  • Guillaume Decourt | Île




    Vicky
    Il se trouve que Vicky n’aime guère
    Qu’on tente de la saillir en plein air

    Ph., G.AdC






    ÎLE





    Je connais certaines plages désertes
    Où l’on peut s’ébattre nu sur le sable
    La femme timide y devient diserte
    Et l’amant le plus fougueux harassable
    Il se trouve que Vicky n’aime guère
    Qu’on tente de la saillir en plein air
    Mes criques ne nous sont d’aucun secours
    Au mieux je l’aimerai sur la kliné
    Mais après le symposion on encourt
    La peine d’une érection inclinée



    Guillaume Decourt, Les Heures grecques, Éditions LansKine, septembre 2015, page 47.





    Guillaume Decourt 3




    GUILLAUME DECOURT


    Guillaume Decourt 2
    Source




    ■ Guillaume Decourt
    sur Terres de femmes


    L’endroit (extrait d’À 80 km de Monterey)
    Le Cargo de Rébétika (lecture d’AP)
    Les Heures grecques (lecture de Sanda Voïca)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions LansKine)
    la fiche de l’éditeur sur Les Heures grecques
    → (sur lelitteraire.com)
    un entretien avec Guillaume Decourt
    → (sur lelitteraire.com)
    une lecture des Heures grecques par Jean-Paul Gavard-Perret
    → (sur Recours au Poème)
    une notice bio-bibliographique sur Guillaume Decourt
    → (sur Recours au Poème)
    sept poèmes de Guillaume Decourt
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Guillaume Decourt






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  • Marie Veluet, Cinq ans

    par Emmanuel Hiriart

    Marie Veluet, Cinq ans,
    Éditinter, Collection poésie, septembre 2015.



    Lecture d’Emmanuel Hiriart



    [POUR RETROUVER UN CHEMIN]



    « tu m’as posée sur le canapé.


    Parce que je suis ta chose.


    Ton instrument de plaisir.


    Je suis comme ces meubles

    apportés de ton passé qui


    te suivent comme des trophées.


    Je n’oppose plus de résistance.


    Comme le frigo


    je ronronne à vide en attendant que tu me

    remplisses


    le week-end ou quand tu veux. »(p. 74)

    Je suis partie, nous dit Marie Veluet. La prisonnière s’est évadée du frigo pour nous offrir son chemin de libération poétique. Comprenons-nous bien, il ne s’agit pas de s’évader dans la poésie, boudoir ou bonbonnière rose paradis pour Emma Bovary contemporaine, mais par la poésie ; de reprendre la parole pour renouer le fil de sa vie au sortir d’une passion destructrice, où elle a connu et accepté

    « les ravages de la drogue

    les dérives de tes pulsions morbides

    les douceurs de ta perversité » (p. 95)

    dans l’effondrement de toutes ses illusions. Marie Veluet utilise une langue orale, et sa poésie mérite d’être portée par la voix, mais il ne faudrait pas pourtant l’enfermer dans une spontanéité ou une fraîcheur réductrice : le texte qui nous est offert est le résultat d’un patient travail d’élagage et d’écoute musicienne (tendance rock, voire punk) qui permet à la violence des situations vécues de nous toucher dans la simplicité de la langue.

    « Ça cogne

    ça cogne fort

    au plafond un soleil

    noir des flammes

    dans tes yeux immenses

    des éclairs

    je t’entends respirer aspirer

    mon souffle je manque

    d’air

    tu souris. Tu

    me souris

    tes mains sont chaudes

    Et tu appuies

    Encore.

    Tu es l’ange de la mort

    je veux partir avec toi

    viens on y va

    maintenant

    oui maintenant

    me laisse pas comme ça

    finis

    moi. » (p. 78)

    Éclairant la trame du récit, un travail de distanciation se fait, par exemple par la constitution d’un réseau métaphorique de l’enfer et (beaucoup plus discrètement) du salut. En effet, le livre est une traversée de l’enfer, mais aussi le récit et l’instrument de la victoire de la vie sur les forces autodestructrices.

    « Et puis sentir au fond de moi

    une petite chaleur

    braise orpheline

    rescapée et bien cachée »(p. 96)

    C’est un premier recueil mais la poète n’est pas novice : on avait déjà pu la lire en revue il y a quelques années ; elle a aussi exercé des responsabilités dans l’équipe de Poésie/première. Cette fréquentation déjà ancienne de la création poétique explique sans doute la maturité dont cette auteure encore jeune fait preuve dès son premier opus. Son audace, consciente, n’en doutez pas, aussi : celle de donner à lire une poésie narrative et lyrique en temps de sécheresse verbale comme celle d’affirmer que la transgression, si utile et nécessaire qu’elle puisse être en certaines circonstances, n’est pas toujours la valeur suprême de la vie, même dans sa dimension artistique.

    Prenant à contrepied les complaisances sadiennes d’une part trop importante de notre culture (de la sienne aussi, donc) et notamment de la poésie contemporaine, elle nous invite à retrouver en nous ce qui vit très obstinément, cette vraie vie qui n’est pas ailleurs mais au cœur de l’ici, d’un ici ouvert, lieu de partage et d’amitié. Le poème que nous offre Marie Veluet est une porte entr’ouverte pour nous, vers nous, les gens, les sourires, pour retrouver un chemin parmi les mots pervertis de l’amour.



    Emmanuel Hiriart
    D.R. Emmanuel Hiriart
    pour Terres de femmes







    Marie Veluet, Cinq ans



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