Étiquette : Sereine Berlottier


  • Sereine Berlottier | Dans la lumière diffuse des bourgeons



    DANS LA LUMIÈRE DIFFUSE DES BOURGEONS
    (extrait)






    de l’autre côté des flammes
    le gris parfait de la cendre

    ce cri, on ne s’y dérobe pas

    cette bouche sans parole
    n’est pas sans pouvoir

    je te regarde
    comme on écrit la nuit dans le noir
    un rêve à ne pas oublier

    tu sauras des choses qui m’échapperont
    (je m’échapperai entièrement)

    braise cachée, souterraine
    témoin de ce qui est vu

    un rayon noir sous nos pupilles

    >entièrement vivante dans ce futur où
    je tombe, où je tomberai

    très peu de lumière ajuste les angles
    derrière les rideaux silencieux

    la recherche d’une force
    poings fermés
    pas plus grands qu’une noix

    sommeil
    dessine l’île battue de courants
    imprévisibles sous les paupières rouges

    un oiseau fait danser une branche
    il disparaît

    quelque chose a surgi dans l’ombre

    bouche très sombre
    affûte
    falaise d’encre où chanter




    Sereine Berlottier, « Dans la lumière diffuse des bourgeons », Ciels, visage, éditions LansKine, 2019, pp. 54-55. Dessin de couverture : Delphine Bretesché.





    Sereine Berlottier  Ciels  visage





    SEREINE  BERLOTTIER


    Sereine-Berlottier
    Source




    ■ Sereine Berlottier
    sur Terres de femmes

    Au bord (lecture d’AP)
    [plus jamais je ne rejoindrai | l’intérieur de mon visage] (extrait d’Au bord)
    Louis sous la terre (lecture d’AP)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions LansKine)
    la fiche de l’éditeur sur Ciels, visage
    → (sur le site de la Mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Sereine Berlottier





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  • Sereine Berlottier, Au bord

    par Angèle Paoli

    Sereine Berlottier, Au bord,
    Collection « Poéfilm »,
    éditions LansKine, 2017.



    Lecture d’Angèle Paoli


    « ET MAINTENANT, PEUT-ÊTRE QUE TU CROIS À L’AMOUR ? »




    Au bord, c’est ici même. Lieu de l’échange entre une mort imminente et une vie. Deux voix se croisent, en amont en aval entre celle qui se penche et celle qui attend. De l’une à l’autre, de l’une vers l’autre. Bord à bord. Comment dire cet entre-deux fait de silence dans un espace-temps qui se noue entre deux rencontres, deux « apnées ». C’est tout le questionnement que Sereine Berlottier poursuit tout au long de ce très beau et très émouvant recueil. Au bord. Un bord mouvant sur lequel la poète se penche pour tenter de saisir et de retenir l’expérience intime de la mort. Ce qu’elle fait avec une immense pudeur. Et une infinie tendresse.

    L’accompagnement se fait en quatre temps, quatre sections. Ta voix / Visage dans / Le récit / Midi l’épée. Un temps d’avant la mort ; un temps pour lui succéder.

    « Ta voix » ? Une ombre qui se lance dans les mots à dire qui ne sont peut-être que des accroches pour se pencher vers l’autre et pour se rassurer :

    « Ta voix, ombre

    Disant elle a l’air bien elle a l’air bien c’est toi qui le dis »

    Ainsi s’ouvre le recueil. Derrière la voix, la pensée. Dont on ne sait rien. Pas même si elle pense. Qu’il est impensable de cerner. En présence de l’autre dont la vie ne tient plus qu’à un fil, la pensée s’éclipse, se dérobe, qui pourtant enserre le corps épaules et dos jusqu’à

    « [c]rier derrière les yeux maintenant. »

    Il faut pourtant poursuivre. S’adapter, chercher et trouver les menus objets qui comptent encore, choisir la position du corps pour atteindre « l’angle de son cou » ; prendre le temps de lire les émotions qui affleurent, « voile de panique sur le visage » ; pour accueillir les souvenirs. Le visage est sans bord. Il ouvre pourtant sur des bords invisibles qui renvoient au passé.

    Affleurent alors toutes sortes d’images qui ne font que passer.

    « Quelquefois la porte s’ouvre

    au bord du train ».

    Très vite le monde de l’hôpital reprend ses droits, imposant ses « images captives », ses grimaces et suscitant d’autres questions. Les pensées autres font irruption, incongrues dans ce lieu que n’habitent que des malades provisoires qui n’ont d’autre attente que celle de leur disparition :

    « En hôpital de jour, de jour la nuit, chacun chez soi

    Non posée (ni question ni comparaison)

    S’enfuir n’est pas un programme, machine à café

    Ou alors : thé à la menthe ?

    La prose ne s’oppose pas au poème

    Continué vers son bord le plus net »

    La poète entrecroise. Les observations assorties à l’univers dans lequel elle se trouve, les remarques de ceux/celles qu’elle croise dans les couloirs ; les regards. L’univers est morcelé, fait de juxtapositions de morceaux qu’elle recolle bord à bord. Ainsi de l’espoir.

    « L’espoir de Nadedja, l’espoir d’Ossip, l’espoir d’Annette, dite Anne, l’espoir de la phrase qui parle d’espoir étant l’espoir même (continué vers son bord le plus net) ».

    D’autres questionnements, plus actuels, plus quotidiens, plus terre à terre surviennent, qui bousculent les précédents, pour faire contrepoids :

    « À quel bord les mains qui travaillent dans quel sens les pieds tirés par les blouses blanches… »

    Les chemins se frôlent. Celui de la narratrice celui des soignants celui des patients. À la recherche de signes. Dans les marges. « D’un bout à l’autre », dedans dehors. Tout s’active. Mais le visage, lui, « le visage est tout seul ».

    Le bord est omniprésent mais il est polymorphe et mouvant. « Au bord des yeux », difficile de le cerner. De le saisir. La vie continue que rien ne vient interrompre, pas même la mort imminente d’un être aimé. Elle continue et ramène les enfances, leurs lieux d’étincelles ; entre oubli et souvenirs, la pensée fugitive ramène, elle, toute une efflorescence d’images singulières, difficiles à appréhender et pourtant si évidentes :

    « Tu n’apparais nettement que de t’éloigner

    Non pas ensemble mais bord à bord »

    ou encore :

    « Il faudrait ne pas tant parler

    Mais personne ne ferme les yeux »

    Qui est cette autre ? Qui est-elle ?

    « Mère-vague et tempétueuse »

    ou encore :

    « mère de coton en pleine lumière »

    Mais aussi, quelques pages plus loin :

    « petite chèvre sauvage parmi les chardons ».

    Que reste-t-il du visage aimé ? Il reste une ombre, l’image d’un crâne scalpé, un crâne de pirate dont la perruque repose comme les vêtements, sur un fauteuil, quelques mètres plus loin :

    « nuage photographié

    sur le mur

    laineux et comestible »

    Le bord prend soudain toute sa force, toute sa valeur. Valeur de survie  :

    « Combien de fois au bord d’un geste

    Comme s’il y allait de ta vie, les yeux baissée ?

    Bien sûr il y va de ta vie au bord de cet unique geste »

    Chaque geste donné est un geste unique, le seul qui vaille d’être accompli. Une caresse sur les bras meurtris par les injections, la peau devenue si diaphane. Et les mots qui se cherchent

    « quels mots pour tous les pardons ».

    Le visage aussi est au centre, avec les superpositions et strates toujours qui se chevauchent images présent/passé. Entre ces deux extrêmes la vie dans les plis continue, verbes au présent (est-ce suffisant pour dire l’aujourd’hui ?), un présent qui date dès lors qu’il est engagé. Les choses qui entourent sont « datées », soleil et grilles, les arbres aussi. Puis l’imparfait fait intrusion dont l’intensité culmine avec cette question qui jette sur le regard un impossible avenir :

    « sans doute y avait-il ces jours-là

    le plaisir d’un peu de soleil

    sur nos visages, sur nos mains ? »

    La vie cependant s’obstine, faite de rencontres réitérées, de visites régulières qui apportent chaque jour leur lot de questions, d’intentions inabouties, de lettres d’inconnus. Tout le réel en vrac contenu dans une chambre d’hôpital se vit dans l’entre-deux de chaque rencontre. Et l’on parle de tout de rien surtout pas de… Suspens. Ne pas effleurer. Passé et présent conjuguent ensemble des temps qui se mêlent. Comment faire coïncider le corps de la malade avec l’image que l’on a gardée de lui ? Quelle pensée peut permettre d’aborder la pensée de ce corps ? Les images fusionnent qui n’appartiennent pas au même temps, les unes chassant les autres, images d’enfance sans doute qui viennent se superposer aux dernières images enregistrées. Ainsi se vit et s’écrit un bord-à-bord. Entre deux temporalités, entre deux corps, deux vies, deux entités. L’une et l’autre. Mais tout dans ce tête-à-tête est « dernier ». « L’orchidée desséchée », « ta dernière plante ». Dès lors le corps de l’autre peu à peu se dérobe. La vie glisse vers l’ailleurs. Surviennent les derniers mots échangés qui disent l’impossible :

    « là où tu vas tu dis

    ne me laisse pas et

    c’est impossible »

    Face à l’indicible le poème s’amenuise. Les mots se scindent, disjoints par des lignes obliques. D’autres refusent de s’éclipser, qui rejoignent les parenthèses, d’autres encore, en caractères minuscules, miment les apartés :

    « (tu demandes mais

    ils n’entendent pas) »

    Paroles entrecoupées par les sanglots sans doute, qui ne parviennent pas jusqu’à la phrase, formulations au coup par coup, pour dire l’écart, pour dire le bout. Les pensées continuent d’affluer, comme le sang, par touches imprévues. Elles imposent aussi leur cocasserie et leur justesse :

    « il manque

    un féminin

    à pirate »

    Le temps approche de la dernière séparation. Le bord-à-bord, ce qu’il en reste, « un frôlé », l’ultime, qui draine avec lui le peu qu’il reste de l’échange, à donner :

    « temps de merci très pauvre

    loin de l’unique fenêtre »

    Avec « Midi l’épée » s’ouvre le temps de l’après. Celui où remontent d’autres images, des photos qui racontent et qui figent le passé une fois pour toutes. Les poèmes sont plus denses mais toujours s’enchevêtrent en un fondu enchaîné très doux les moments d’hier et le temps d’aujourd’hui. Le temps d’aujourd’hui a perdu ses couleurs, a perdu sa vitalité. Quelque chose d’autre prend place, mais l’on ne sait pas quoi au juste. Le temps d’après la mort est celui de la recomposition des visages, de tous les visages de la défunte :

    « ce jour-là son visage était si

    simplement vivant (c’est comme un souvenir) »

    Le bord prend d’autres formes dans lesquelles l’écriture pourrait s’inscrire :

    « une chambre au bord de mer

    cherche un récit

    l’attente du corps »

    Les pensées continuent de vagabonder qui jamais ne se fixent et qui se poursuivent en dehors de la douleur

    « non pas l’oubli

    mais la tension modifiée de vivre

    le choix d’une forme

    son émiettement…»

    Survient alors cette molle torpeur qui enserre le vivant et qui « borde le vide ».

    Reste à la vivante « un cahier/aux pages jaunies » et le constat douloureux

    « que le vrai livre

    de sa vie se trouvera

    écrit avec des pages qui

    toutes, en un sens,

    lui auront été étrangères »

    Demeure dans la mémoire cette question qui tombe à l’improviste mais qui remet les choses à leur juste place, qui les rend à leur vraie dimension :

    « Et maintenant, peut-être que tu crois à l’amour ? »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Sereine Berlottier, Au bord






    SEREINE  BERLOTTIER


    Sereine Berlottier
    Source



    ■ Sereine Berlottier
    sur Terres de femmes

    [plus jamais je ne rejoindrai | l’intérieur de mon visage] (extrait d’Au bord)
    Dans la lumière diffuse des bourgeons (extrait de Ciels, visage)
    Louis sous la terre (lecture d’AP)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions LansKine)
    la fiche de l’éditeur sur Au bord
    → (sur le site Les Découvreurs)
    une lecture d’Au bord par Georges Guillain
    → (sur le site de la revue Secousse)
    une lecture d’Au bord par Gérard Cartier [PDF]
    → (sur le site de la Mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Sereine Berlottier





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  • Sereine Berlottier | [plus jamais je ne rejoindrai | l’intérieur de mon visage]



    [PLUS JAMAIS JE NE REJOINDRAI | L’INTÉRIEUR DE MON VISAGE]




    plus jamais je ne rejoindrai
    l’intérieur de mon visage
    […]
    quelque chose reste dans le fond du rêve
    qu’il faudrait enterrer peut-être
    les animaux intermittents de l’enfance
    de la caresse à la casserole
    une sorte de neige recompose le paysage
    disparitions inexpliquées
    tes enfants et toi sur la pellicule




    des copeaux
    de quelque chose en mots
    sur le bureau
    on ne sait plus quoi
    au jardin l’enfant marche
    s’entremaille dans son nom unique
    la forme d’une palpitation
    un centre pour la parole
    la diffraction d’un amour




    ce jour-là son visage était si
    simplement vivant (c’est comme un souvenir)
    nous étions couchées sur le lit (oreillers
    lourds) regardant la télévision
    et nous ne cherchions plus les mots ni
    ce que nous aurions pu avoir à nous dire
    avec l’enfant dans nos branches
    ses boucles tièdes sur nos épaules
    nous étions comme un très vieil arbre
    des feuilles pour hier et des feuilles pour demain
    et pourquoi aurait-il fallu
    détruire ce monde à coups de question ?



    Sereine Berlottier, Au bord, Éditions LansKine, Collection « Poéfilm », 2017, pp. 54-55-56.






    Sereine Berlottier, Au bord






    SEREINE  BERLOTTIER


    Sereine Berlottier
    Source




    ■ Sereine Berlottier
    sur Terres de femmes

    Au bord (lecture d’AP)
    Dans la lumière diffuse des bourgeons (extrait de Ciels, visage)
    Louis sous la terre (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼

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  • Sereine Berlottier, Louis sous la terre

    par Angèle Paoli

    Sereine Berlottier, Louis sous la terre,
    Argol éditions,  2015.



    Lecture d’Angèle Paoli



    Soutter
    Louis Soutter, Parvis, encre noire, 1937
    © galerie Karsten Greve, Cologne, Paris, Saint-Moritz
    Source








    LOUIS SOUTTER OU LE CRI INTÉRIEUR DU PEINTRE



    Cela commence comme une énigme. Un titre étrange, Louis sous la terre, et une illustration qui mange la presque intégralité de la première de couverture. Le mouvement des bras du personnage, le caractère figé du corps, immobilisé dans un statisme noir plein d’effroi, les taches de couleurs qui maculent le fond ocre, font un instant songer à une toile de Keith Haring. Mais non. Keith Haring est plus ludique, plus joyeux aussi. Ce n’est pas du Keith Haring. Qui donc alors ? Le lecteur triche un peu et trouve ce qu’il cherche dans le dernier cahier de l’ouvrage de Sereine Berlottier, un livre reçu il y a peu.

    « Illustration de couverture : Louis Soutter, Crépuscule du gangster, 1937-1942, encre et gouache sur papier (dessin aux doigts)… Marqué au verso : Crépuscule du gangster homme qui tue »…

    Cette légende d’identification ouvre sur d’autres énigmes — celle, notamment, du « dessin aux doigts ». Mais elle permet dans le même temps de saisir que c’est le nom du dessinateur qui a suggéré à l’écrivain l’intitulé de l’ouvrage, un titre construit, du moins en apparence, sur un jeu de mots. Il suffit dès lors d’ouvrir le livre et de dérouler les chapitres qui le composent pour partir à la découverte de Louis Soutter. Louis sous la terre.

    La vie de Louis sous la terre se lit en filigrane du dialogue que la narratrice tient avec le dessinateur suisse et avec certaines de ses œuvres. Elle interroge les dates. Celles des familiers de l’artiste, celles de sa vie, celles de ses œuvres. Elle lui parle, comme à un proche dont elle essaie de comprendre ce qui a pu se passer dans sa vie pour qu’un jour celle-ci bascule et devienne si sombre :

    « Et toi, Louis, à quoi penses-tu ce jour-là ? As-tu vu le dos des rieurs, leurs dents éclatantes ?
    Tu as trente-trois ans.
    Tu es maigre
    Tes yeux parfois, deux petites crottes de chèvre cachées sous le foin.
    Si tu as peur, on ne sait pas … »

    Elle commente ainsi une photo :

    « Sur cette photographie de 1899, foulard au cou, émacié, un effacement.
    Tu as vingt- huit ans.
    On ne voit rien de Colorado Springs sur l’image.
    Une ville qui a ton âge exactement… »

    Et la narratrice de conclure un peu plus loin :

    « Il ne reste de ton visage que ce bois flotté, indifférent. »

    Des dates ponctuent le récit : 1897 ; 1899 ; 1904 ; 1923 ; 1925 ; 1930 ; 1933 ; 1936 ; 1937 ; 1939 ; 1942 : mort de Louis Soutter ; ainsi que des titres : Deuil, œuvre détruite. Mortels magnanimes, Nus de l’aube, Fantasques. Royauté… Les dates dansent, qui rythment l’existence exacerbée de l’artiste, son regard halluciné sur les hommes.

    « Pourtant cela commence d’une manière calme, dans la douceur peut-être, l’application sûrement ».

    Le jeune homme est doué. Il peint et joue du violon. Il mène une vie studieuse. Abandonne soudain ses études d’ingénieur. Se consacre à la musique. C’est d’ailleurs au conservatoire de musique de Bruxelles qu’il fait la rencontre d’une jeune Américaine, dont il dessinera plus tard le portrait : « Ligne sombre qui mange la gorge, hachures vibrantes, griffures tendres aux joues et paupières lissées sous le doigt. » C’est peut-être avec l’entrée en scène de cette femme que tout bascule. Mariage, départ pour les États-Unis, divorce six ans plus tard, retour en Suisse, internement dans un asile de vieillards. Ainsi Louis revient-il mais c’est pour disparaître sous la terre froide. Louis exil, Louis asile de Ballaigues, Louis sous la terre, Louis dont « l’ombre s’éparpille sous les tapis sombres », Louis proche de la folie, Louis abandonné de tous, qui ne retrouve un tant soit peu de vie que lorsque sous ses doigts s’animent des silhouettes aussi étranges que leur créateur et maître. On dit beaucoup sur cet homme et pourtant l’on sait si peu de lui. Sa vie pourrait d’ailleurs se résumer à ces listes de mots et d’événements énoncés sous la forme énumérative et elliptique que Sereine Berlottier affectionne. Des balises peut-être, vidées de sens et d’images, que la narratrice comble à sa guise. Interrogeant les silences, elle écrit :

    « Est-ce septembre, octobre, le jour où tu franchis le seuil la première fois, une poussière dorée tremble au-dessus des meubles, la nuit n’est pas encore tombée sur les arbres qui bordent la route, tu ne dis rien, tu montes cet escalier puisqu’on te le demande, la nuit suspendue sur les arbres, imaginons que tu la respires. »

    Ainsi, l’écriture est là, qui tente de mettre du plein autour des creux, d’exhumer ce qu’il reste de la vie de cet homme que la narratrice affuble, par jeu, de noms divers ; d’explorer documents épars, partitions, photos jaunies, dessins. Elle se glisse entre les interstices laissés vacants. Imagine. Hésite se lance emplit le temps et l’espace joue avec les mots et les choses. Met aussi l’accent sur les doutes les mystères la part d’ombre immense laissée derrière lui par Louis Soutter :

    « On ne sait pas pourquoi, à peine franchi le seuil, tu te mets à dessiner sur des petits cahiers d’écolier. Des corps jaillissent d’une maille noire, serrée, certains de face, d’autres de dos, étendent des membres qui parfois renoncent à se définir, semblent rebrousser chemin au fond de la page, des silhouettes émergent du fond, que d’abord on n’avait pas vues. Des visages seuls, pensifs, à peine esquissés… »

    C’est là désormais, sur ces pages, que gît le mystère de cet artiste, absenté du monde et de lui-même, mais présent d’une présence autre, quasi visionnaire, qui met en scène tout un peuple d’êtres insaisissables, conduits aux abords de la mort.

    « Il n’y a pas beaucoup de ciels dans ton œuvre, pas beaucoup de nuages non plus, mais des naufrages et des hommes qui courent, nus et maigres comme des brindilles, et c’est bien avant le mot peuple, et ce qu’ils fuient on ne sait pas, et la force qui les mène ailleurs, seuls et mêlés, il faut tout imaginer chaque fois. »

    Et Sereine Berlottier d’imaginer, avec tendresse et humour, ce que furent ces longues années d’internement — entrecoupées de quelques visites mémorables (celle de Giono ou du cousin Le Corbusier) — et de création ininterrompue dans l’asile de Ballaigues. Une création géniale, semblable à aucune autre donnant vie à une œuvre inclassable, visionnaire, porteuse, derrière le regard de Louis Soutter, des désastres à venir :

    « 1er septembre 1939. C’est toi qui écris cette date au dos du dessin. Avant le massacre. Les bras sont levés. Le mot nuage n’est pas encore venu. C’est curieux. Pas le mot cendre non plus. On ne sait pas de quelle manière la nouvelle t’est parvenue… 1er septembre 1939. L’armée allemande envahit la Pologne. Un nid d’ardoise que la craie dévore. Mains en avant, doigts au désastre, formes engourdies de mauvais sommeil, titubantes. »

    « Un récit s’invente par l’écoute des images », peut-on lire en quatrième de couverture. Qu’est-ce qu’écrire ? sinon se glisser derrière le visage de celui qui a tant à dire sous ces regards vides de stupeur et sur ces bouches ouvertes sur le cri. Sereine Berlottier a ce talent-là. La vie de Louis Soutter prend chair sous ses doigts. Qui rendent perceptible le cri intérieur du peintre jusqu’au plus lointain de son silence.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Sereine Berlottier, Louis sous la terre





    SEREINE  BERLOTTIER


    Sereine Berlottier
    Source




    ■ Sereine Berlottier
    sur Terres de femmes

    Au bord (lecture d’AP)
    [plus jamais je ne rejoindrai | l’intérieur de mon visage] (extrait d’Au bord)
    Dans la lumière diffuse des bourgeons (extrait de Ciels, visage)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Argol)
    la fiche de l’éditeur sur Louis sous la terre
    → (sur le site de la Mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Sereine Berlottier



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