Étiquette : Soleil noir


  • Jean-Marie Berthier | Tamié




    Ne plus quitter les pierres
    « Ne plus quitter les pierres
    au retour de la forêt
    mais écouter longuement
    la cohorte des siècles »
    Ph., G.AdC







    TAMIÉ


    À François Cheng           




    Aller aux pierres qui chantent
    aller au dédale de leur voix pesante

    plus nus qu’elles ne le sont
    dans le silence qui les force à vivre

    Passer les couleurs de l’automne
    une à une les compter
    comme un chien lèche sa plaie

    et des lacets du chemin qui monte
    étrangler le vent d’avant novembre

    Se défaire peu à peu de son pas
    si l’on veut être à l’heure des pierres

    qui se rejoignent pour s’étreindre
    et se délivrer ensemble du vide

    De l’une d’elles peut-être
    le souffle d’un oiseau
    pétrifié d’amour et de peine

    portera l’espace d’un seul cri
    la voix d’un enfant
    de l’au-delà des mots

    Ne plus quitter les pierres
    au retour de la forêt
    mais écouter longuement
    la cohorte des siècles

    qui de l’une à l’autre chante la gloire
    des yeux clos d’étoiles et de neige

    Puis s’alléger du poids des pierres
    en leur accordant le droit d’asile



    Jean-Marie Berthier, Ne te retourne plus, Éditions Bruno Doucey, Collection « Soleil noir », 2017, pp. 78-79.







    Jean-Marie Berthier  Ne te retourne plus






    JEAN-MARIE BERTHIER


    Jean-Marie Berthier
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site du Scriptorium de Marseille)
    un hommage de Dominique Sorrente à Jean-Marie Berthier
    → (sur le site des éditions Bruno Doucey)
    la fiche de l’éditeur sur Ne te retourne plus de Jean-Marie Berthier





    Retour au répertoire du numéro de septembre 2017
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Claude Ber, Il y a des choses que non

    par Angèle Paoli

    Claude Ber, Il y a des choses que non,
    Éditions Bruno Doucey, Collection « Soleil noir », 2017.



    Lecture d’Angèle Paoli


    AU LOINTAIN D’EXISTER
    NOUS NOUS JOIGNONS





    De l’herbu de la langue émerge le NON. Trois lettres palindromes pour s’ériger contre. Pour dire la résistance. Un mot hérité de longue date depuis la lointaine enfance. Un NON qui résonne clair dans la mémoire et rejoint la phrase-clé qui irrigue de bout en bout le dernier recueil de Claude Ber : Il y a des choses que non.

    L’enfant d’alors ne comprenait pas toujours le sens de cette phrase lancée dans sa langue rugueuse par la grand-mère paysanne pour ponctuer son discours. L’enfant comprendrait plus tard. C’est ce que disait aussi l’aïeule à sa petite fille qui lui posait des questions.

    « — Ma fille, répond-elle, il y a des choses que non. Tu ne sauras peut-être pas toujours à quoi dire oui, mais sache à quoi dire non. »

    Résister donc. L’aïeule savait de quoi il retournait. Elle était entrée dans la Résistance, tout comme son fils René Issaurat et comme René Char le poète. Ainsi l’histoire personnelle de la poète rejoint-elle la grande Histoire. Et Claude Ber rend ici hommage à ceux qui se sont battu pendant la guerre pour défendre la liberté et lutter contre l’envahisseur. La poète dédie son recueil à « Louise Thaon, FFI n° 180537, paysanne anonyme, qui a dit non et à tous ceux et celles qui, partout, à chaque instant, continuent encore et toujours de dire non. »

    Ainsi, depuis l’enfance, où régnaient boucs chèvres et vaches des montagnes alpines, menées sous la houlette de la grand-mère Louise, le Non a-t-il fait son chemin et continue-t-il toujours de creuser sans relâche le sillon de la langue, ses tunnels, ses rivières, ses filons qui ne demandent qu’à refaire surface. La poète Claude Ber sait ce travail de forage qui la conduit en des lieux multiples et jusqu’au fin fond des mers pour exhumer dans sa pêche aux mots les noms de poissons oubliés de tous et ramener dans ses filets « Ophiura les bras grêles, Acanthopsis le long nez, Brachygobius belle abeille, Percula le clown, Pogonias le tambour, Ductor le pilote »… et tant d’autres qu’elle convie à rejoindre la troupe en lançant :

    « venez les noms c’est nous !

    Et de loger tous les univers à la même enseigne en écrivant :

    « La torche du langage brûle aussi sous les vagues. Dans le pétillement acide du désert, la bruyère des landes, la tiédeur des mangroves. Sous le lac d’où jaillit l’épée chevalière. Dans le tunnel qui nous relie au rien. Trou vacant du nom évacué. »

    La langue de la poète perce cheville fore sonde crache invective fulmine. Elle est

    « […] la langue

    résistante

    la langue consistante

    la substantifique langue de la moelle des mots et des morts

    où résiste la langue au mirador

    où résiste la langue à l’obscénité de transparence

    où résiste la langue à l’asservissement

    où résiste la langue à l’avilissement

    où résiste la langue sous la dent

    et tient ferme le poème en bouche dans la langue du bouc

    qui broute le chardon dur

    langue de bouc et de boue »

    Lorsqu’il s’agit d’évoquer les siens, leur histoire, leurs luttes, leurs conseils, la langue se fait fidèle, attentive à se saisir des parlers de sa famille :

    « — Fais attention ma fille. Il faudra faire marcher ta cervelle. Les choses ne sont jamais simples. Il faut être vigilant. Veiller bien. Et d’abord sur soi-même. »

    Ou encore : « J’ai combattu une idéologie non un peuple, fillette. Le pire peut naître en tous. En chacun de nous. Sois vigilante. Je te fais confiance. Veille bien. »

    Ou plus loin, dans « Je ne sais l’Algérie que d’oreille » :

    « — Fais attention, fillette. Les victimes peuvent aussi devenir des bourreaux. Et même de soi, il ne faut pas se vanter d’être sûr. »

    Elle se fait tendre, la langue, lorsqu’il s’agit de faire revivre les paysans, gestes et mœurs de jadis dans les montagnes, odeurs, parfums petits métiers d’antan à jamais disparus, objets de la vie courante, leurs reflets, leur mémoire. Ainsi la poète n’hésite-t-elle pas à rameuter dans de nombreux flash-back, les souvenirs qui l’ont forgée et nourrissent aujourd’hui la poésie engagée (et enragée) d’Il y a des choses que non.

    « On ne dit jamais qui nous sommes », écrit Claude Ber dans la section de « L’Inachevé de soi ». Sans doute. Mais il n’est pas pensable (du moins pour la lectrice que je suis) d’écrire un tel recueil sans dévoiler tant soit peu une part de soi-même.

    De section en section — sept au total —, Claude Ber maintient le lecteur hors d’haleine et le conduit à travers sa langue rebelle. Elle se penche et rassemble « le trésor éparpillé » qu’elle reconstitue dans une langue qu’elle fait saliver en bouche, depuis « Le livre la table la lampe », texte inaugural jusqu’à « Je marche », texte final, en passant par « Célébration de l’espèce »/ « Je ne sais l’Algérie que d’oreille »/« L’inachevé de soi »/ « Lisant Lucrèce »/« Tous tant que nous sommes ».

    Ce sont mots qui roulent s’abîment foisonnent se burinent se barattent. Faisant surgir au cœur d’une métaphore filée savoureuse qui prend ses racines dans le monde de l’enfance et du père, une définition personnelle de la poésie :

    « Il faut sac à dos pour un bivouac si précaire qu’est vivre. À ce déjeuner sur l’herbe d’une vie j’ai fait de poésie un plat de résistance qui peut sembler bourrative pitance, estouffa babi en patois alpin des Francs-Tireurs et que je traduis poésie égale maximum de sens sur minimum de surface
    ration de survie pour des temps de disette mentale. »

    Et un peu plus loin dans le même poème de la première section, rendant hommage aux deux René, René le poète et René le père, Claude Ber confie :

    « Je n’ai vu que le poème et le courage faire pièce au terrible. »

    La langue, si semblable souvent à un félin lâché en pleine savane, n’en est pas moins savante et rigoureuse. Ensorceleuse, aussi. Les six pages haletantes de « Célébration de l’espèce » en sont un parfait exemple. Texte performance qui tient en suspens dans une sorte de transe ou de cyclone, pour dire l’impuissance à se livrer à pareille célébration. Ce long poème interroge dans ses enroulements ophidiens l’espèce humaine. En proie à ses contradictions multiples, notre espèce choisit la mort par terreur de la mort et, partant, se livre continûment à l’extension généralisée des massacres.

    « Le cœur de mon espèce est le charnier métaphysique de la mort. »

    Le final de la section se clôt sur un tourbillon dense dans lequel le mot « espèce », répété trente fois – il ouvre et ferme chaque groupe énumératif construit sur des oppositions – emporte dans un maelstrom qui donne le vertige. Un morceau d’anthologie pour dénoncer les exactions commises par l’espèce dominante qu’est la nôtre. Espèce destructrice s’il en est et difficile à aimer « continûment » sans faillir.

    Après cette parenthèse sur l’Espèce humaine, Claude Ber reprend le chemin de l’Histoire avec « Je ne sais l’Algérie que d’oreille ». La troisième section du recueil renoue avec les souvenirs familiaux. La poète ici encore rend hommage aux siens qui affichaient ouvertement leur choix d’une Algérie algérienne. À nouveau, l’enfant se trouve confrontée à une complexité qui la dépasse et dont elle ne comprendra que plus tard les rouages et les enjeux.

    « C’était compliqué pour l’enfant. Il y avait ceux d’ici et ceux qui venaient de là-bas, dont les uns étaient Algériens, les autres Français, il y avait les Fellaghas, les Pieds-Noirs, les Harkis, des noms que j’entendais comme ceux des tribus indiennes de bandes dessinées au milieu d’autres Hurons, Iroquois, Cheyennes ou Apaches. »

    Et l’adulte de faire chanter, à travers une longue énumération, cette Algérie qu’elle « ne connaît que d’oreille », par le rythme intérieur hérité de l’enfance. Elle rend ainsi hommage à tous ceux et celles de ces ami(e)s, émaillant le poème de leurs noms et mêlant histoire personnelle à l’Histoire.

    Il y a tant d’histoires qu’il est impossible de les dire toutes. « Il y en a trop pour le si peu que je connais. »

    Cependant, pareil défi relève du tour de force. La poète, en proie à un sentiment de lassitude, confie toute la difficulté qu’il y a à vouloir rendre compte de l’Histoire. Elle se heurte au caractère vain d’une telle entreprise :

    « À me livrer à tous les embouts de la parole, je vis dans le silence médian qui la creuse.
    D’un même mouvement je dis et je tais, j’inscris et j’efface… »

    La poète rebondit. Et le lecteur retrouve la figure tutélaire de la grand-mère, son caractère haut en couleur, son franc-parler et ses idées sûres, dans la section « Nous tous tant que nous sommes ». C’est à Louise Thaon que Claude Ber doit cette expression qui scandait le discours de l’aïeule libertaire. Paysanne et Résistante, sachant dire Non aux injustices inégalités et tyrannies de son temps, la grand-mère sait aussi rire d’elle-même. Se moquer de son statut de « bonne-à-tout-faire » et « de bonne-à-rien ». Foncièrement rebelle, elle a conscience que rien jamais ne changera, que les pauvres toujours plus nombreux seront condamnés à le demeurer.

    Rien décidément ne change. Mais il y a toujours « des choses que Non » ! Dont on sent bien qu’elles taraudent la poète au plus profond ; un bouillonnement intérieur qui atteint le lecteur et l’emporte, en partage, dans une même colère.

    Les yeux rivés sur le bitume, la poète continue d’avancer. « Je marche ». Elle marche avec, chevillée au corps, la conviction que quelque chose s’est brisé, qui relègue le passé vers un inaccessible que les mots peinent à rejoindre. Tout ce qui a percuté notre monde est de l’ordre de l’impensable. Il s’est produit, écrit-elle dans la très intense section « L’inachevé de soi »

    « quelque chose de plus inquiet que moi qui me dépasse

    halètement anonyme s’essoufflant aussi dans ma poitrine. »

    Quelque chose comme « un déclin et une douleur »

    « La déroute de l’esprit. L’ennoiement de la terre. Et une misère de toutes sortes. Mutique et bavarde. Et bavarde la pire d’ici où je vis. Misère du dedans. Riche et lâche. Des débris de crevettes et de crabes crissent sous les semelles.

    À force de sel crisse aussi dans les yeux… »

    Comment affronter ce qui dépasse ? Comment surmonter ce qui imprime au corps et au cœur pareille douleur ?

    Relire Lucrèce et son De natura rerum. Retrouver à la lumière de sa sagesse ce dédain des dieux, ces rythmes qui scandaient la « délivrance,
    un comment être heureux au défi de la mort ».


    Lui emboiter le pas et écrire à sa suite pour dénoncer « l’inéquitable, barbare et pathétique » qui se vit dans un « ici maintenant » inhumain et brisé. Et se laisser porter par « l’obstination d’écrire ». Se fondre dans « l’intensité du détail » qui « apaise ».

    « Prends l’arrosoir pour que demain ne s’éteigne pas dans le noir si noir d’au-delà de la nuit. L’immensité se cueille au jardin comme les fleurs de courges. »

    Et même si « vivre n’est accordé que par intermittence », profiter de l’oubli bénéfique qui écarte momentanément la lassitude de vivre et se laisser bercer par la tendresse.

    « Je passe le bras sur ta nuque. Ta peau est légère. Tes cheveux parfumés.

    Est-ce un pressentiment d’éternité leur glissé entre mes doigts

    à te lever cette élégance

    et la voix résonnant pour nous seuls quand nous aimons.

    Au lointain d’exister

    nous nous joignons. »

    À cela qui est l’amour, la poète dit OUI.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Claude Ber  Il y a des choses que non





    CLAUDE BER


    Claude-BER  ©-Adrienne-Arth NB
    Ph.© Adrienne Arth
    Source




    ■ Claude Ber
    sur Terres de femmes


    [Toujours la langue veut dire] (extrait du recueil Il y a des choses que non)
    Épître Langue Louve (note de lecture d’AP)
    In memoriam (extrait d’Épître Langue Louve)
    La mort n’est jamais comme (note de lecture d’AP)
    Je dis mer (extrait de La mort n’est jamais comme)
    Les mots, le vent, les herbes racontent (extrait de Mues)
    Sinon la transparence (extrait du recueil Sinon la transparence)
    Vues de vaches (note de lecture d’AP)
    Claude Ber, Pierre Dubrunquez, L’Inachevé de soi (note de lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    le miel à la bouche



    ■ Voir aussi ▼

    le site de l’écrivain Claude Ber
    → (sur Recours au Poème)
    une lecture d’Il y a des choses que non, par Marie-Hélène Prouteau





    Retour au répertoire du numéro de février 2017
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »

    » Retour Incipit de Terres de femmes