Étiquette : Stefan Zweig


  • 20 mai 1799 | Naissance d’Honoré de Balzac

    Éphéméride culturelle à rebours



        Le 20 mai 1799 naît à Tours Honoré de Balzac, fils de Bernard-François Balzac et de Anne-Charlotte-Laure Salambier.






    Rodin, étude pour la tête de Balzac
    Source







        Fasciné par l’auteur de La Comédie humaine, l’écrivain autrichien Stefan Zweig a consacré à Balzac une importante biographie : Balzac, Le roman de sa vie.



    EXTRAIT



        Sur les six années passées par Balzac au pensionnat des Oratoriens de Vendôme, un vrai bagne des esprits, nous avons deux témoignages divers, celui des registres scolaires dans sa sobriété officielle, et, dans sa splendeur poétique, Louis Lambert.
        Les autorités scolaires notent froidement :

        « N° 460. Honoré de Balzac, âgé de 8 ans et un mois a eu la variole sans dommages consécutifs. Caractère sanguin, s’échauffe aisément et est sujet parfois à de violents emportements. Entrée au pensionnat le 22 juin 1807. Sortie le 22 avril 1813. Adresser les lettres à M. Balzac père à Tours. »

         Ses camarades gardent seulement le souvenir « d’un gros garçon joufflu à la figure rouge. » Tout ce qu’ils trouvent à raconter se rapporte à son aspect extérieur ou à quelques anecdotes suspectes. Les pages biographiques de Louis Lambert n’en mettent que plus tragiquement en lumière le drame de la vie intérieure de ce garçon génial doublement torturé en raison de son génie.
        Pour retracer ses années de formation, Balzac a choisi le procédé du double portrait : il se peint sous les traits de deux camarades de classe, ceux du poète, Louis Lambert, et ceux de « Pythagore » le philosophe. Il a, comme le jeune Goethe dans les figures de Faust et de Méphistophélès, dédoublé sa personnalité. Il attribue à deux images distinctes les deux faces fondamentales de son génie : la puissance créatrice qui anime les figures de sa vie, et la puissance organisatrice qui veut faire apparaître les lois secrètes des grandes combinaisons de l’être. En réalité il est lui-même sous ces deux figures Louis Lambert, ou du moins les événements extérieurs vécus par ce personnage prétendu imaginaire sont ceux qu’il a vécus lui-même. Parmi les portraits qu’il a tracés de lui ― Raphaël dans La Peau de chagrin, d’Arthez dans Les Illusions perdues, le général Montereau dans l’Histoire des Treize ―, il n’en est pas de plus achevé, il n’en est pas de plus manifestement vécu que le destin de cet enfant relégué dans une école ecclésiastique sous une discipline spartiate […]


        Au cours de ces années Balzac n’est presque jamais venu à la maison et, pour accentuer encore la ressemblance avec son propre passé, il fait de Louis Lambert un orphelin sans père ni mère. La pension, qui ne comprend pas seulement la rétribution scolaire, mais aussi la nourriture et le vêtement, est relativement modique et on fait sur les enfants, de scandaleuses économies. Ceux dont les parents n’envoient pas de gants ni de sous-vêtements chauds ― et Balzac se trouve, grâce à l’indifférence de sa mère, parmi les moins favorisés ― traînent l’hiver dans l’établissement les mains gelées et des engelures aux pieds. Balzac-Lambert, particulièrement sensible dans son corps et dans son âme, souffre, dès le premier instant, plus que ses camarades paysans.


         « Accoutumé au grand air, à l’indépendance d’une éducation laissée au hasard, caressé par les tendres soins d’un vieillard qui le chérissait, habitué à penser sous le soleil, il lui fut bien difficile de se plier à la règle du collège, de marcher dans le rang, de vivre entre les quatre murs d’une salle où quatre-vingts jeunes gens étaient silencieux, assis sur un banc de bois, chacun devant son pupitre. Ses sens possédaient une perfection qui leur donnait une exquise délicatesse, et tout souffrit chez lui de cette vie en commun. Les exhalaisons par lesquelles l’air était corrompu, mêlées à la senteur d’une classe toujours sale et encombrée des débris de nos déjeuners ou de nos goûters, affectèrent son odorat ; ce sens qui, plus directement en rapport que les autres avec le système cérébral, doit causer par ses altérations d’invisibles ébranlements aux organes de la pensée. Outre ces causes de corruption atmosphérique, il se trouvait dans nos salles d’étude des baraques où chacun mettait son butin, les pigeons tués pour les jours de fête, ou les mets dérobés au réfectoire. Enfin, nos salles contenaient encore une pierre immense où restaient en tout temps deux seaux pleins d’eau, espèce d’abreuvoir où nous allions chaque matin nous débarbouiller le visage et nous laver les mains à tour de rôle en présence du maître. De là, nous passions à une table où des femmes nous peignaient et nous poudraient. Nettoyé une seule fois par jour, avant notre réveil, notre local demeurait toujours malpropre. Puis, malgré le nombre des fenêtres et la hauteur de la porte, l’air y était incessamment vicié par les émanations du lavoir, par la peignerie, par la baraque, par les mille industries de chaque écolier, sans compter nos quatre-vingts corps entassés. Cette espèce d’humus collégial, mêlé sans cesse à la boue que nous rapportions des cours, formait un fumier d’une insupportable puanteur. La privation de l’air pur et parfumé des campagnes dans lequel il avait jusqu’alors vécu, le changement de ses habitudes, la discipline, tout contrista Lambert. La tête toujours appuyée sur sa main gauche et le bras accoudé sur son pupitre, il passait les heures d’étude à regarder dans la cour le feuillage des arbres ou les nuages du ciel ; il semblait étudier ses leçons ; mais voyant sa plume immobile ou sa page restée blanche, le Régent lui criait : « Vous ne faites rien, Lambert » !


    Louis Lambert, X, pp. 371-372 [édition Conard, Paris, 1912]    




    Stefan Zweig, Balzac, Le roman de sa vie, Éditions Albin Michel, 1950 ; Le Livre de Poche, n° 13925, 1999, pp. 16-17-18. Traduit de l’allemand par Fernand Delmas.





    ■ Honoré de Balzac
    sur Terres de femmes

    4 octobre 1669 | Mort de Rembrandt (extrait du Colonel Chabert)



    ■ Stefan Zweig
    sur Terres de femmes

    27 octobre 1466 | Naissance d’Érasme (Extrait de Érasme, grandeur et décadence d’une idée, de Stefan Zweig)
    20 septembre 1519 | Départ du premier voyage de circumnavigation | Stefan Zweig, Magellan
    28 novembre 1881 | Naissance de Stefan Zweig
    22 février 1942 | Mort de Stefan Zweig
    Stefan Zweig | La folie malaise (note de lecture sur Amok ou le Fou de Malaisie)





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  • 20 septembre 1519 | Départ du premier voyage de circumnavigation | Stefan Zweig, Magellan

    Éphéméride culturelle à rebours





    Stefan_zweig

    Source








    CHAPITRE VI

    Le départ

    (20 septembre 1519)




        […] Magellan a passé attentivement la revue de ses hommes, les scrutant au plus profond d’eux-mêmes et se demandant à part lui qui, aux heures critiques, lui restera fidèle et qui le trahira. Sans qu’il s’en doute l’effort a mis des rides à son front. Mais voilà que tout à coup le masque se détend et qu’un sourire éclaire son visage. Mon Dieu ! Un peu plus il allait oublier l’homme qui à la dernière minute est venu à lui d’une façon si imprévue. C’est vraiment par un pur hasard que cet Antonio Pigafetta, jeune italien calme et modeste, fils d’une vieille famille noble de Vicence, est tombé tout à coup dans cette société bigarrée de marins et d’aventuriers. Venu à Barcelone avec la suite du protonotaire papal, à la cour de Charles Quint, le jeune chevalier de Rhodes a entendu parler d’une expédition mystérieuse, qui, par des voies tout à fait inconnues, doit se rendre dans des régions que nul n’a encore atteintes. Il est probable qu’il a lu le livre d’Améric Vespuce, publié en 1507 dans sa ville natale, sur les « paese novamente retrovati », et où l’auteur parle de sa joie « di andare e vedere parte del mondo e le sue meraviglie », et qu’il s’est enthousiasmé à la lecture du célèbre Itinerario de son compatriote Lodovico Varthema. Lui aussi il se sent tout à coup du désir ardent de voir de ses propres yeux une partie des « choses horribles et grandioses de l’océan ». Charles Quint, à qui il a fait part de son désir, le recommande à Magellan. Et c’est ainsi que surgit brusquement au milieu de tous ces navigateurs, chercheurs d’or et aventuriers, un étrange idéaliste, qui ne se lance pas dans l’aventure pour la gloire ou pour l’argent, mais par amour sincère du voyage, pour la simple joie de voir, d’apprendre et d’admirer.

        C’est précisément cet homme qui deviendra pour Magellan le membre le plus important de son expédition. Car qu’est-ce qu’une action qui n’est pas racontée ? Un exploit n’entre pas dans l’histoire du seul fait qu’il a été accompli, mais seulement parce qu’il a été transmis à la postérité. Ce que nous appelons l’histoire n’est nullement la somme des événements qui se sont déroulés dans le temps et dans l’espace, mais seulement la petite partie d’entre eux qui est passée dans l’œuvre des poètes et des savants. Que serait Achille sans Homère ? Sans l’historien qui les raconte ou l’artiste qui les recrée sur le plan de l’art les plus grandes figures resteraient à tout jamais ensevelies dans l’ombre et les prouesses les plus héroïques tomberaient irrévocablement dans la mer insondable de l’oubli. Nous ne saurions que très peu de choses sur Magellan et son expédition si nous n’avions que la Décade de Pierre Martyr, la courte lettre de Maximilien Transilvanus et les quelques sèches indications et livres de loch des différents pilotes. Seul ce petit chevalier de Rhodes, cet inutile en apparence, a fait connaître à la postérité l’exploit de Magellan.

        Assurément ce brave Pigafetta n’est pas un Tacite ou un Tite-Live. Dans l’art d’écrire tout comme dans l’aventure il n’est qu’un très sympathique dilettante. La connaissance des hommes n’est pas son fort, et c’est ainsi qu’il semble avoir complètement ignoré les conflits qui ont éclaté entre Magellan et ses capitaines. Mais précisément parce qu’il se soucie peu de l’ensemble, il observe avec la plus grande attention les détails et les mentionne avec la précision allègre d’un écolier racontant une excursion dominicale. Son témoignage n’est pas toujours très sûr, et plus d’une fois il avale les bourdes les plus énormes que lui racontent les vieux pilotes, qui reconnaissent tout de suite en lui le novice. Mais ces faiblesses Pigafetta les rachète amplement par le soin avec lequel il décrit les moindres faits, allant jusqu’à interroger les Patagons à la façon de la méthode Berlitz, ce qui lui a valu, sans qu’il s’en doutât, la gloire d’avoir ébauché le premier dictionnaire de vocables américains. Mais un honneur encore plus grand devait lui échoir : car c’est bien Shakespeare qui a utilisé pour sa Tempête une scène de voyages de Pigafetta. Que peut-il arriver de plus beau à un écrivain médiocre que de voir un génie utiliser pour son œuvre immortelle quelque chose de lui, l’emportant ainsi, dans son vol d’aigle, vers les sphères éternelles ? […]

        Maintenant qu’il s’est acquitté du dernier devoir qu’il lui restait à accomplir sur terre, l’heure du départ est venue pour Magellan. Sa femme, avec laquelle il a eu la première année heureuse de sa vie, est devant lui, tremblante. Elle tient dans ses bras le fils qu’elle lui a donné, les sanglots lui secouent le corps. Il l’embrasse une dernière fois, il donne une dernière poignée de main à Barbosa, dont il emmène avec lui le fils unique, puis, rapidement, pour ne pas se laisser attendrir par les larmes de sa femme, il monte dans le canot qui le conduira à San Lucar, où l’attend sa flotte. Une fois encore, après s’être confessé, Magellan communie avec tout l’équipage dans la petite église de San Lucar. À l’aube — ce mardi 20 septembre 1519 sera désormais une date historique — les bateaux lèvent l’ancre, les voiles flottent au vent, les canons tonnent, saluant la terre qui peu à peu disparaît dans le lointain : le plus long voyage de découvertes, l’aventure la plus hardie de l’histoire a commencé.



    Stefan Zweig, Magellan [1938], Éditions Bernard Grasset, Les Cahiers Rouges, 2001, pp. 124-125-126-130-131.







    Magellan
    Magellan, en vue de la Terre de Feu,
    découvre le détroit qui portera son nom (octobre 1520).

    Gravure de Jean-Théodore de Bry, vers 1590,
    Paris, Bibliothèque nationale de France.







         « Le 8 septembre 1522, la Victoria, un petit bâtiment de 85 tonneaux, commandée par Sebastian del Cano et portant à son bord dix-huit hommes, était de retour à Séville. C’étaient les seuls rescapés d’une expédition partie trois ans plus tôt avec quatre navires formant la flottille du Portugais Fernão de Magalhães, envoyé à la recherche de la route des Indes par l’ouest. Contournant le nouveau continent récemment découvert, celui que nous appelons Magellan franchit, à l’extrême sud de l’Amérique, le détroit auquel il donna son nom et, le 28 novembre 1520, pénétra dans le grand océan qu’il dénomma Pacifique. Naviguant toujours vers l’ouest, Magellan avait en effet atteint l’Extrême-Orient et débarqué aux Philippines. Il y mourut dans un combat, à Mactan, le 27 avril 1521.


    Jacques Brosse, « Les premiers voyages autour du monde », 1519-1764, in Les Tours du monde des explorateurs, Éditions Bordas, 1983, page 11. Préface de Fernand Braudel.





    STEFAN ZWEIG



    ■ Stefan Zweig
    sur Terres de femmes

    27 octobre 1466 | Naissance d’Érasme (Extrait de Érasme, grandeur et décadence d’une idée, de Stefan Zweig)
    20 mai 1799 | Naissance d’Honoré de Balzac (extrait de Balzac. Le roman de sa vie)
    28 novembre 1881 | Naissance de Stefan Zweig (autre extrait de Magellan)
    22 février 1942 | Mort de Stefan Zweig
    Stefan Zweig | La folie malaise (note de lecture sur Amok ou le Fou de Malaisie)





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  • 22 février 1942 | Mort de Stefan Zweig

    Éphéméride culturelle à rebours


        Le 22 février 1942 meurt à Petrópolis, au Brésil, Stefan Zweig. Le grand écrivain autrichien et sa femme Lotte se donnent la mort.






    STEFAN ZWEIG
    Source






    Dimanche 22 février 1942, midi.



        Ils ont congédié la gouvernante. Le jardinier a pris son dimanche. La maison est inondée de soleil. À travers les fenêtres entrouvertes dont les rideaux ondulent mollement, il entend le cri des oiseaux. Il fait une dernière fois le tour de l’appartement. Tout est dans un ordre parfait. Sur le petit bureau sont soigneusement disposés les lettres qu’il a écrites au long de la semaine. Et cela a été son unique travail, la journée du mercredi, jeudi, vendredi et samedi. Une lettre à Abrahão Koogan, une à Victor Wittkowski, une au frère de Lotte, une au frère de Friderike, une autre, la plus longue à son cher Jules Romains, et ce dimanche-là, une déclaration à l’attention de leurs hôtes brésiliens, et puis, voici une heure, l’ultime, à Friderike. Il a rédigé ses lettres avec autant d’application que s’il s’agissait de ses livres. Il a choisi les mots, de la façon la plus juste, de manière à ne pas blesser son destinataire, à lui faire ressentir combien il a compté dans son existence. Lui qui ne s’épanche pas a laissé passer entre les lignes l’intensité de ses sentiments, de son amitié, de son amour. Il a tenté de s’expliquer aussi, mais sans trop d’illusions. Qui comprendra son geste, qui accordera son pardon ? Seule Friderike, peut-être, saisira le sens de cet acte. Elle est la seule à avoir jamais percé les tourments de son âme.

         La veille au soir, ils ont veillé tard. Feder et son épouse sont venus dîner. Ce fut une soirée délicieuse. Ils ont parlé littérature, de Goethe, de son Wilhelm Meister dont il avait enfin achevé la lecture – et finalement, ce roman-là de Goethe lui a paru cotonneux, empesé, si éloigné du Werther. Ils sont tombés d’accord sur ce point. Avant de se quitter, il a proposé à Feder une partie d’échecs. Il a perdu, bien sûr. Il aura été un piètre joueur d’échecs. Il a lu la surprise dans les yeux de Feder lorsqu’il lui a remis les livres empruntés il y a peu.
         « Tu les as lus ? »
         Terminées les lectures, plus jamais le regard posé sur la page d’un livre. Plus jamais les yeux ouverts sur d’autres univers. Et l’étrange et lumineuse intimité avec l’auteur, l’impression d’être aspiré dans un monde, plus jamais le voyage imaginaire, la distorsion du temps. Et plus jamais l’ivresse d’écrire, les morceaux de bravoure et les passions grandioses, les féeries révélées et le jeu des transferts, oui, décidément, ce monde où vivre était supportable. Tourner ou écrire des pages aura été l’unique geste qu’il aura accompli avec légèreté. Avec les hommes, jamais il ne sera parvenu à la moindre insouciance. Heureusement, le rideau allait tomber. Il avait fini de jouer la comédie humaine, d’interpréter le rôle de Stefan Zweig.


    Laurent Seksik, Les Derniers Jours de Stefan Zweig, roman, Éditions Flammarion, Collection J’ai lu, 2010, pp. 175-176.





    STEFAN ZWEIG


    ■ Stefan Zweig
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  • 27 octobre 1466 | Naissance d’Érasme


    Éphéméride culturelle à rebours



        Dans la nuit du 27 au 28 octobre 1466 (ou 1467 ?) naît à Rotterdam, Érasme, fils illégitime de Gérard Praët et d’une mère prénommée Marguerite, qui était elle-même la fille d’un médecin de Sevenbergen.







    Erasme par Albrecht Dürer







    ÉRASME, GRANDEUR ET DÉCADENCE D’UNE IDÉE


        « Symbole incomparable que la naissance de ce génie qui appartient à l’humanité tout entière ! Érasme n’a ni patrie ni famille réelles ; il est sans origines, en quelque sorte. Ce nom d’Erasmus Rotterdamus appelé à une célébrité mondiale, il ne le tient ni d’un père ni d’un ancêtre, c’est un nom d’emprunt ; la langue qu’il parlera sa vie durant, ce n’est pas le hollandais, sa langue maternelle, mais le latin, une langue apprise. Le jour de sa naissance et les circonstances qui l’accompagnèrent sont entourés d’un profond mystère ; à peine est-on sûr qu’il soit né en 1466. Érasme est d’ailleurs en grande partie responsable de cette obscurité ; il n’aimait pas parler de sa naissance : c’était un enfant illégitime, et, chose plus fâcheuse encore, l’enfant d’un prêtre, ex illicito et ut timet incesto damnatoque coitu genitus ; le récit romanesque que Charles Reade nous fait de l’enfance d’Érasme dans son célèbre roman The cloister and the heart est pure imagination. Son père et sa mère meurent de bonne heure et, comme on le devine, les parents montrent la plus grande hâte à se débarrasser du bâtard. Par bonheur, l’église est toujours prête à attirer à elle un jeune garçon doué. À neuf ans, le petit Desiderius (il était plutôt indésiré) est envoyé à l’école capitulaire de Deventer, puis à Bois-le-Duc ; en 1487, il entre au cloître des Augustins de Steyn, non pas tant par vocation religieuse que parce que ce monastère possède la meilleure bibliothèque classique du pays ; c’est là qu’en 1488 il prononce ses vœux. Mais rien n’atteste qu’il fut d’une piété ardente pendant ces années de vie monastique ; il semble plutôt, d’après ses lettres, que ce soient les beaux-arts, la littérature latine et la peinture qui l’aient principalement occupé. En tout cas, en 1492, il est ordonné prêtre par l’évêque d’Utrecht.
        On ne vit Érasme dans ses vêtements sacerdotaux qu’en de rares occasions et il faut faire un certain effort pour se rappeler que cet homme à l’esprit libre et à la plume impartiale appartint réellement, jusqu’à son heure dernière, à l’état ecclésiastique. Mais Érasme possédait l’art de se débarrasser discrètement, sans attirer l’attention, de ce qui le gênait et de conserver son indépendance d’esprit en dépit de tout vêtement ou de toute contrainte. Sous les prétextes les plus habiles, il obtint de deux papes une dispense l’autorisant à ne plus porter la soutane ; quant à l’obligation de jeûner, il trouva moyen de s’y soustraire grâce à un certificat médical. Et malgré toutes les prières, les exhortations, voire les menaces de ses supérieurs, une fois sorti du couvent jamais plus on ne l’y revit.
        Ceci nous dévoile déjà un des principaux traits, le trait essentiel peut-être de son caractère : Érasme ne veut se lier à rien ni à personne. Il n’entend pas s’astreindre à servir fidèlement un maître, un prince, ni même Dieu ; sa nature éprouve un profond, un irrésistible besoin d’indépendance qui l’oblige à rester libre et à ne se soumettre à personne. En son for intérieur, il n’a jamais reconnu l’autorité d’un supérieur, il ne s’est jamais senti lié à une université, une charge, un couvent, une église ou une ville ; sa vie entière, il a défendu avec une muette et tenace obstination sa liberté morale autant que sa liberté spirituelle.
        À ce trait vient s’en ajouter un second : Érasme est bien un fanatique de l’indépendance, mais il n’est rien moins qu’un rebelle, un révolutionnaire. Au contraire, il abhorre tous les conflits ouverts ; en tacticien habile, il se garde bien d’opposer une résistance inutile aux puissants et aux puissances de ce monde. Il préfère pactiser avec eux que les fronder, il aime mieux se rendre libre par la ruse que par la lutte ; si son âme se sent à l’étroit dans son froc de moine, il ne fait pas comme Luther, il ne s’en dépouille pas d’un geste audacieux et dramatique ; non, il le retire sans bruit, après en avoir discrètement demandé la permission : en digne élève de son compatriote maître Renard, il évite avec adresse les pièges qu’on lui tend pour lui ravir sa liberté. Trop prudent pour jamais devenir un héros, il obtient par sa clairvoyance, par sa connaissance supérieure des faiblesses humaines tout ce dont a besoin le développement de sa personnalité ; sa victoire, dans la lutte incessante qu’il mène pour vivre comme il l’entend, il ne la doit pas à son courage mais à sa psychologie.


    Stefan Zweig, Érasme, grandeur et décadence d’une idée, Éditions Bernard Grasset, 1935 ; Collection Les Cahiers Rouges, 1990, pp. 39-40-41-42.




        En 1509, alors qu’il s’en revenait de son séjour en Italie ― où « il avait vu l’Église en pleine décadence et le pape Jules II » ― et traversait les Alpes, Érasme, installé sur le dos de son âne, invente une petite histoire réjouissante. Arrivé en Angleterre, « il jette sur le papier cette satire destinée à égayer ses amis ». En l’honneur de son ami Thomas More, il l’intitule Encomium moriae, Laus Stultitiae. Éloge de la Folie.





    Bosch_la_nef_des_fous
    Jheronymus Bosch van Aken, dit Bosch
    (v. 1450 – 1516)
    La Nef des fous, v. 1510 – 1515
    Huile sur bois, 58 x 33 cm
    Source






    ÉLOGE DE LA FOLIE, EXTRAITS, CHAPITRES VIII, IX, X.


    [8] VIII. ― Si vous demandez où je suis née, puisque aujourd’hui la noblesse dépend avant tout du lieu où l’on a poussé ses premiers vagissements, je vous dirai que ce ne fut ni dans l’errante Délos, ni dans la mer aux mille plis, ni dans des grottes azurées, mais dans les Iles Fortunées où les récoltes se font sans semailles ni labour. Travail, vieillesse et maladie y sont inconnus ; on ne voit aux champs ni asphodèles, ni mauves, ni scilles, lupins ou fèves, ni autres plantes communes; mais de tous côtés y réjouissent les yeux et les narines le moly, la panacée, le népenthès, la marjolaine, l’ambroisie, le lotus, la rose, la violette, l’hyacinthe, tout le jardin d’Adonis. Naissant dans de telles délices, je n’ai point salué la vie par des larmes, mais tout de suite j’ai ri à ma mère. Je n’envie point au puissant fils de Cronos sa chèvre nourricière, puisque je m’allaitai aux mamelles de deux nymphes très charmantes : l’Ivresse, fille de Bacchus, et l’Ignorance, fille de Pan. Reconnaissez-les ici, dans le groupe de mes compagnes. Je vais vous présenter celles-ci, mais, par ma foi, je ne les nommerai qu’en grec.

    [9] IX. ― Celle qui a les sourcils froncés, c’est Philautie (l’Amour-propre). Celle que vous voyez rire des yeux et applaudir des mains, c’est Colacie (la Flatterie). Celle qui semble dans un demi-sommeil, c’est Léthé (l’Oubli). Celle qui s’appuie sur les coudes et croise les mains, c’est Misoponie (la Paresse). Celle qui est couronnée de roses et ointe de parfums, c’est Hédonè (la Volupté). Celle dont les yeux errent sans se fixer, c’est Anoia (l’Étourderie). Celle qui est bien en chair et de teint fleuri, c’est Tryphè (la Mollesse). Et voici parmi ces jeunes femmes, deux dieux : celui de la Bonne Chère et celui du Profond Sommeil. Ce sont là tous mes serviteurs, qui m’aident fidèlement à garder le gouvernement du Monde et à régner, même sur les rois.

    [10] X. ― Vous connaissez mon origine, mon éducation, ma société. À présent, pour bien établir mes droits au titre divin, je vous révélerai quels avantages je procure aux Dieux et aux hommes, et jusqu’où s’étend mon empire. Ouvrez bien vos oreilles. On a écrit justement que le propre de la divinité est de soulager les hommes, et c’est à bon droit qu’en l’assemblée des Dieux sont admis ceux qui ont enseigné l’usage du vin, du blé, et les autres ressources de la vie. Pourquoi donc ne pas me reconnaître comme l’Alpha de tous les Dieux, moi qui prodigue tout à tous ?


    Érasme, Éloge de la Folie, Editions Garnier, 1964 ; GF-Flammarion, 1989, pp. 20-21. Traduction de Pierre de Nolhac.





    ■ Érasme
    sur Terres de femmes

    9 juin 1508 | Lettre d’Érasme à Thomas More





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