Étiquette : Stéphane Juranics


  • Stéphane Juranics, Silence du temps


    SILENCE DU TEMPS  guidu
    Ph., G.AdC







    SILENCE DU TEMPS
    (extrait)






    et si l’on se demande parfois
    à quoi cela sert de parler
    lorsqu’innommable
    la violence de l’Histoire
    s’impacte dans les corps
    et dans les âmes
    c’est là justement
    qu’il faut noter
    ce qu’on n’ose prononcer

    la guerre des ombres
    l’exode des visages

    1915 Mouch
    jour après jour
    ces longues files effarées
    un peuple entier
    cherchant dans les montagnes
    une frêle dernière chance
    interminable chemin
    dans le désert
    où se grave son épitaphe

    1944 Céreste
    Roger Bernard gisant
    dans l’ombre d’un mûrier
    tournesol du maquis
    fauché avant l’heure
    coquelicot du Luberon
    enlevé à sa terre
    ses pétales jonchant la route
    gouttes de sang d’un partisan
    tombé pour nous

    1956 Budapest
    les chars faisant taire
    une révolution sans mots d’ordre
    sauf celui pour chacun
    de fourbir sa voix
    milliers d’antithèses
    ardentes à s’écrire
    versant l’acide
    de leur encre rebelle
    sur l’empierrante injonction
    des dogmes

    1991 Bagdad
    une nation interrompue
    par l’inintelligence des bombes
    au nom du prix du pétrole
    civilisation hébétée
    d’un tel contresens
    dunes d’adjectifs
    inhumés vifs
    sous l’impuissance verbale
    de la puissance du feu

    2002 Ramallah
    ce poids de ruines
    sur les paupières
    l’ombre arrachée
    aux forêts d’oliviers
    journalier l’héroïsme des lèvres
    sourdes au fracas des tanks
    qui rend sourd
    entre les barbelés
    perçant les tympans du ciel

    2013 Lampedusa
    l’eau qui se noie
    dans l’œil des réfugiés
    aux rêves échoués
    sur la grève
    aux noms écorchés
    sur les rochers
    leur âme restée au large
    et leurs visages
    flottant à jamais
    en surface de la mémoire

    2015 frontière hongroise
    d’heure en heure l’exil
    à travers champs
    la roue du sort voilée
    par les cahots des prés
    labourés de cohues
    innombrables sillons
    sans autres graines
    que les gouttes de sueur
    ensemençant la plaine

    et partout
    signes perceptibles des guerres
    la brisure des voix
    phrases écrasées
    sous les chenilles de l’Histoire
    les gestes nommant
    sans le dire
    la chair tuméfiée
    la tragédie du sang
    la terre enfouie
    obsidienne fichée
    dans le blanc des yeux

    ça et là
    sur la terre des chemins
    les pierres scintillant
    de rosée au soleil
    comme autant de larmes
    durcies dans l’herbe

    non
    rien de cela
    ne doit être
    passé sous silence

    […]



    Stéphane Juranics, Silence du temps, Poésie, éditions La passe du vent, 2020, pp. 23-28. Préface de Roger Dextre.






    Silence du temps




    STÉPHANE JURANICS


    S. Juranics © O. Alloyan
    Ph. © Olivia Alloyan
    Source





    ■ Voir aussi ▼


    le blog personnel de Stéphane Juranics
    → (sur le site des éditions La passe du vent)
    la fiche bio-bibliographique de l’éditeur sur Stéphane Juranics
    → (sur le site des éditions La passe du vent)
    la fiche de l’éditeur sur Silence du temps de Stéphane Juranics





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  • Violette Krikorian | [La scène et le rideau meurent lentement]




    [LA SCÈNE ET LE RIDEAU MEURENT LENTEMENT]




    La scène et le rideau meurent lentement
    (pourrai-je recommencer un jour ?)
    Je compte sur ma peau douce
    et mes seins encore fermes.
    Cœur et cheveux au vent,
    j’ai passé la journée à donner des baisers ;
    trois de mes amants sont morts
    — qui avaient juré de ne jamais me quitter.
    De toute manière, hélas, je ne serai jamais
    une grande aux yeux bleus ;
    si je devais revenir par ici,
    ce serait dans le corps — ou la carapace — d’une herbe.
    Mais je suis encore là, rampant
    dans cet espace confiné où j’étouffe ;
    mâchant du chewing-gum, obstinée, j’attends l’heure
    où, à défaut d’une porte, un volet au moins s’ouvrira.
    Vous seuls connaissez le mot de passe,
    arbrisseau, ruisseau, pavé, scarabée ;
    poussez-vous un peu, faites-moi de la place
    — que je reste avec vous, docile et résignée.
    Mon beau soleil, réchauffe-moi :
    de froides pluies m’ont trempée ;
    communauté des herbes, fais-moi la grâce
    de m’accepter en ton sein, comme l’une des tiennes.
    Mais je n’ai pas trouvé les mots justes
    pour qu’hommes et coquelicots me comprennent ;
    au lieu d’épuiser mon souffle,
    je mâcherai du chewing-gum jusqu’à ce que mon tour vienne.



    Violette Krikorian in Avis de recherche Une anthologie de la poésie arménienne contemporaine, version bilingue, Éditions Parenthèses, Collection Diasporales, Marseille, 2006, page 195. Traduction de Nounée Abrahamian et de Stéphane Juranics. Anthologie dirigée et coordonnée par Stéphane Juranics et Olivia Alloyan.






    Avis de recherche






    VIOLETTE KRIKORIAN


    Portrait_de_violette_krikrorian
    Image, G.AdC




    ■ Violette Krikorian
    sur Terres de femmes

    Autoconfirmation (+ une notice bio-bibliographique)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de Denis Donikian)
    Violette Krikorian : La poésie n’est pas à vendre
    → (sur le site du Marché de la Poésie de Bordeaux)
    une page sur Violette Krikorian
    → (sur le site du quotidien La Croix)
    Violet Grigoryan [Violette Krikorian], l’insoumise d’Erevan, par François d’Alançon







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