Étiquette : Susan Sontag


  • 26 juillet 1971 | Mort de Diane Arbus

    Éphéméride culturelle à rebours



         Le 26 juillet 1971 meurt dans son appartement de Greenwich Village à New York la photographe Diane Arbus. Elle est retrouvée morte deux jours plus tard par le peintre et graphiste Marvin Israel. Dépressive, Diane Arbus s’est donné la mort en avalant des barbituriques et en se tailladant les veines.







    Stephen Frank Diane Arbus
    Stephen Frank, Diane Arbus
    pendant un cours à la Rhode Island School of Design,
    1970
    Source







    DIANE ARBUS SELON SUSAN SONTAG



         Les deux années importantes de l’œuvre d’Arbus coïncident avec les années soixante et en sont très caractéristiques : ce sont les années où les phénomènes sont devenus chose publique et, pour l’art, un sujet accepté, une sorte de lieu commun. Un sujet traité sur un mode angoissé dans les années trente, comme dans Miss Lonely-hearts et The Day of the Locust (L’Incendie de Los Angeles), serait traité sans un froncement de sourcils, voire avec une véritable délectation, dans les années soixante (dans les films de Fellini, Arrabal, Jodorowsky, dans les bandes dessinées underground, dans les spectacles rock). […]


         Qui aurait su apprécier la vérité de ces marginaux mieux qu’Arbus qui, de son métier, était photographe de mode, concourant donc à fabriquer le fard mensonger qui masque les inégalités incontournables de la naissance, de la classe sociale et de l’apparence physique ? Mais à l’inverse de Wahrol, qui fut dessinateur publicitaire pendant plusieurs années, Arbus ne construisit pas son œuvre sur la promotion et la parodie d’esthétique de séduction à laquelle elle avait été formée : elle lui tourna complètement le dos. L’œuvre d’Arbus est en réaction : réaction contre le bon ton, réaction contre ce qui a reçu l’agrément général. C’était sa façon de dire merde à Vogue, merde à la mode, merde à ce qui est joli. Ce défi prend deux formes qui ne sont pas totalement compatibles. L’une est une révolte contre l’hypertrophie de la sensibilité morale juive. L’autre révolte, elle aussi imprégnée de moralisme, se porte contre le monde de la réussite. Le moraliste propose, de façon subversive, la définition de la vie comme échec, pour servir d’antidote à la vie comme réussite. L’esthète, dans une subversion que les années soixante allaient s’approprier comme une de leurs caractéristiques, propose la définition de la vie comme parade monstrueuse pour servir d’antidote à la vie comme ennui.


         L’essentiel de l’œuvre d’Arbus se situe à l’intérieur de l’esthétique warholienne, c’est-à-dire qu’elle se définit par relation au couple jumeau ennui-monstruosité ; mais elle n’a pas le style de Warhol. Elle n’avait ni son narcissisme et son génie de la publicité, ni l’attitude de neutralité qu’il adopte pour s’isoler du monstrueux, ni son sentimentalisme. Il est peu probable que Warhol, issu d’une famille ouvrière, ait jamais rien ressenti de l’attitude ambivalente à l’égard de la réussite dont étaient affligés les enfants de la bourgeoisie juive dans les années soixante. Pour quelqu’un qui a été élevé dans le catholicisme, comme Warhol et la quasi-totalité des membres de sa bande, la fascination du mal est une attitude bien plus authentique que pour qui vient d’un milieu juif. Comparée à lui, Arbus paraît extraordinairement vulnérable, innocente, ― et certainement plus pessimiste. Sa vision dantesque de la ville (et de la banlieue) est sans recours ironique. Bien que le matériau d’Arbus soit dans une grande mesure identique à celui que dépeint, par exemple, Chelsea girls de Warhol (1966), ses photos ne jouent jamais avec l’horreur pour en tirer des rires ; elles n’offrent pas d’ouverture à la moquerie, ni de possibilité de s’attendrir sur les marginaux comme c’est le cas dans les films de Warhol et Paul Morrissey. Pour Arbus, les marginaux et les Américains moyens étaient aussi exotiques les uns que les autres : un garçon défilant dans une manifestation belliciste et une ménagère de Levittown appartient à un monde aussi étranger qu’un nain ou un travesti ; une banlieue petite-bourgeoise était aussi lointaine que Times Square, les asiles d’aliénés et les bars homosexuels. L’œuvre d’Arbus exprimait son opposition à tout ce qu’elle éprouvait comme public, à tout ce qui était conventionnel, sûr, rassurant… et ennuyeux, et son attrait pour ce qui était privé, caché, laid, dangereux et fascinant. Ces contrastes, aujourd’hui, ont quelque chose de vieillot. L’imagerie collective n’est plus monopolisée par la sécurité. Le monstrueux n’est plus un domaine réservé, difficile d’accès. C’est tous les jours qu’on voit dans les kiosques à journaux, à la télévision, dans le métro, des êtres bizarres, des réprouvés sexuels, des gens apathiques. L’homme de Hobbes court les rues, au vu de tous, des paillettes dans les cheveux.


    Susan Sontag, Sur la photographie, Christian Bourgois Éditeur, Collection « Choix-Essais », 2000, pp. 61-62-63-64. Traduit de l’anglais par Philippe Blanchard en collaboration avec l’auteur.





    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur diane-arbus-photography.com)
    The Photography of Diane Arbus
    → (sur YouTube)
    Masters of photography – Diane Arbus (documentary, 1972)
    → (sur Terres de femmes)
    29 avril 1909 | 13e Salon international de la photographie à Paris (d’autres extraits de Sur la photographie de Susan Sontag)





    Retour au répertoire du numéro de juillet 2012
    Retour à l’ index de l’éphéméride culturelle
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • 28 décembre 2004 | Mort de Susan Sontag

    Éphéméride culturelle à rebours




    Le 28 décembre 2004 meurt à New York Susan Sontag (née Susan Sarah Rosenblatt). Elle décède des suites d’un cancer, une maladie sur laquelle elle s’était particulièrement interrogée, tout comme sur la tuberculose. « La maladie est la zone d’ombre de la vie, un territoire auquel il coûte cher d’appartenir », écrit-elle dans La Maladie comme métaphore.

    Passionnée de photographie, Susan Sontag est aussi l’auteure d’un remarquable essai intitulé Sur la photographie.






    Sontag_1
    Susan Sontag
    Image, G.AdC





    SUR LA PHOTOGRAPHIE

    (extrait)



    Les photographes américains, comme les écrivains, posent l’existence de quelque chose d’ineffable dans la réalité nationale : quelque chose, peut-être, qui n’a jamais été vu auparavant. Voici comment Jack Kerouac commence son introduction au livre de Robert Franck, The Americans : « Ce sentiment fou que l’on ressent en Amérique quand le soleil brûle les rues et que la musique parvient d’un juke-box ou d’un enterrement qui passe à côté, voilà ce que Robert Franck a réussi à saisir tandis qu’il sillonnait les routes de près de quarante-huit États à bord d’une vieille voiture d’occasion (et grâce à une bourse de la fondation Guggenheim) et qu’avec l’agilité, le mystère, le génie, la tristesse et l’étrange discrétion d’une ombre, il photographiait des scènes qu’on n’avait jamais vues sur pellicule… Après avoir vu ces photos, on finit par ne plus savoir si un juke-box est plus triste qu’un cercueil. » Tout inventaire de l’Amérique est inévitablement anti-scientifique, pêle-mêle délirant et « abracadabrant » d’objets, dans lequel le juke-box ressemble au cercueil. Du moins James réussissait-il à énoncer, non sans aigreur, que « cet effet particulier de l’échelle des choses est le seul qui, d’un bout à l’autre du pays, ne soit pas directement contraire à la joie ». Pour Kerouac, pour la grande tradition de la photographie américaine, le climat dominant est la tristesse. Bien que les photographes prétendent, de façon rituelle, qu’ils laissent aller leur regard au petit bonheur, sans idée préconçue, qu’ils tombent sur leurs sujets par hasard, qu’ils les fixent sans émotion, il y a derrière cette façade une funèbre vision de perte.

    Pour exprimer cette perte avec efficacité, la photographie doit continuellement ajouter de nouvelles images à l’iconographie familière du mystère, de la condition mortelle, de la contingence. Ce sont des fantômes plus traditionnels qui sont convoqués par certains photographes américains des générations précédentes, comme Clarence John Laughlin qui se déclarait partisan du « romantisme extrême » et qui commença au milieu des années trente à photographier des maisons de planteurs en ruine dans le sud du Mississipi, des monuments funéraires dans les cimetières marécageux de la Louisiane, des intérieurs victoriens de Milwaukee et de Chicago ; mais la méthode fonctionne tout aussi bien avec des sujets qui ne sont pas aussi conventionnellement passéistes, comme c’est le cas avec une photo intitulée « Le Spectre de Coca-Cola », qu’il fit en 1962. Outre la vision romantique (extrême ou pas) qu’elle offre du passé, la photographie offre en plus une vision romantique instantanée du présent. En Amérique, le photographe n’est pas seulement celui qui fixe le passé, c’est aussi celui qui l’invente. Selon les termes de Berenice Abbott, « le photographe est l’être contemporain par excellence, à travers son regard, le maintenant devient du passé. »



    Susan Sontag, Objets mélancoliques in Sur la photographie, Christian Bourgois Éditeur, 2000, pp. 88-89.





    ■ Susan Sontag
    sur Terres de femmes

    29 avril 1909 | 13e Salon international de la photographie à Paris (d’autres extraits de Sur la photographie)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    La Maladie comme métaphore (extrait)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terres de femmes)
    26 juillet 1971 | Mort de Diane Arbus (un autre extrait de Sur la photographie de Susan Sontag)






    Retour au répertoire du numéro de décembre 2010
    Retour à l’ index de l’éphéméride culturelle
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes