Étiquette : Sylvie Fabre


  • Milo De Angelis | Il morso che ti spezza



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    IL MORSO CHE TI SPEZZA



    Tutta la casa, all’angolo di un vicolo strettissimo,
    lascia presagire un mondo prodigioso, con quelle figure
    sulle pareti, il Matto, i Trionfi, il Buffone tormentato
    dai bambini, con quelle monete per terra,
    centinaia di monete, quelle scritte a caratteri amaranto,
    che sembrano di sangue ; il Ristagno, l’Oscuramento,
    la Preponderanza del Piccolo. Ma su una ti fermi,
    ti fermi per un intero minuto simile all’inferno
    e precipiti nel baratro dei gufi, odi una lontana melodia
    di amori contrastati, un assedio di tutti i volti persi,
    una voce rimasta sola che ripete il numero ventuno,
    il numero delle antiche partite, il numero felice
    che tuttavia può dare la morte, il numero della belva
    e dell’attacco improvviso, il Morso che ti spezza.





    Milo De Angelis, Linea intera, linea spezzata, Mondadori, Collezione Lo Specchio, gennaio 2021, pagina 16.







    Milo De Angelis







    LA MORSURE QUI TE DÉCHIRE



    La maison tout entière, à l’angle d’une ruelle très étroite,
    laisse présager un monde prodigieux, avec ces figures
    sur les murs, le Fou, les Triomphes, le Bouffon tourmenté
    par les enfants, avec ces pièces de monnaie par terre,
    des centaines de pièces, celles frappées en caractères amarante,
    qui semblent de sang : la Stagnation, l’Opacité,
    la Prédominance du Petit. Mais sur l’une d’elles tu t’arrêtes,
    tu t’arrêtes une minute entière semblable à l’enfer
    et tu tombes dans le gouffre des hiboux, tu entends une mélodie lointaine
    d’amours contrastées, une offensive de tous les visages perdus,
    une voix restée isolée qui répète le numéro vingt-et-un,
    le numéro des anciens matchs, le numéro heureux
    qui peut pourtant donner la mort, le numéro des fauves
    et de l’attaque imprévue, la Morsure qui te déchire.




    Milo De Angelis, Ligne continue, ligne brisée. Traduction inédite de Sylvie Fabre G. et d’Angèle Paoli.




    MILO DE ANGELIS


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    Photo © Viviana Nicodemo
    Source





    ■ Milo De Angelis
    sur Terres de femmes


    6 juin 1951 | Naissance de Milo De Angelis
    Mercoledì (poème extrait de Linea intera, linea spezzata)
    Sala Venezia (autre poème extrait de Linea intera, linea spezzata)
    [A volte, sull’orlo della notte] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP)
    [Era buio] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite de Sylvie Fabre G.)
    [Nessuno riposa] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 1]
    [Mi attendono nascosti] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 2]
    [È qui] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 3]
    [Ecco l’acrobata della notte] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 4]
    [Ho saputo, amica mia…] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 5]
    Milano lì davanti (poème extrait de « L’oceano intorno a Milano » in Biografia sommaria, 1999)
    L’oceano lì davanti (poème extrait de L’Océan autour de Milan)
    [Inquadratura](poème extrait d’Incontri e agguati)
    “T.S.”, II (extrait de Somiglianze)
    Thème de l’adieu (traduction d’extraits par AP ― février 2009 + notice de Martin Rueff)
    Thème de l’adieu (lecture de Tristan Hordé)
    Tutto era già in cammino (extraits du Thème de l’adieu, éditions NOUS, 2010)



    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur YouTube)
    un portrait vidéo de Milo De Angelis par Viviana Nicodemo
    → (sur le site de la revue Pangea)
    Dialogo con Milo De Angelis (4 février 2021)





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  • Pierre Péju, L’Œil de la nuit

    par Sylvie Fabre G.

    Pierre Péju, L’Œil de la nuit,
    éditions Gallimard, Collection Blanche, 2019.



    Lecture de Sylvie Fabre G.


    L’ŒIL DE LA NUIT


    « Pourquoi ne sommes-nous pas
    restés des enfants ? »



    Tout ce que nous écrivons a ses racines dans le sentiment de la vie qui nous habite. Il trouve sa source plus ou moins heureuse dans le passé et ses forces favorables ou contraires dans le présent. Le romancier qui illustre cette vérité donne à voir et à penser nos destins, singulier et collectif, à travers des visages, des lieux et des temps mais aussi des savoirs qui rencontrent ses obsessions personnelles et quelques-unes de nos interrogations communes. Ainsi le dernier livre de Pierre Péju, L’Œil de la nuit, paru en 2019 aux éditions Gallimard et repris en 2020 en bande dessinée, avec le dessinateur Lionel Richerand, chez Casterman, met-il en scène un personnage réel, Horace W. Frink, dont le parcours nous éclaire sur l’état de la société et de l’être à un moment de son histoire et peut-être aussi de la nôtre.

    C’est après des voyages aux États-Unis en effet que l’auteur a eu le désir de questionner la persistance « du rêve américain » et les effets de « son optimisme de principe ou de façade » confronté aux évolutions de la modernité et du capitalisme. L’arrivée, à l’aube du XXe siècle, de la psychanalyse en fait partie et a infléchi les manières de penser l’homme et sa liberté. Au cours de ses recherches, l’auteur découvre un de ses pionniers en Horace Frink, un adepte, confrère et patient de Freud, dont le rôle lui apparaît étrangement méconnu. N’a-t-il pas tenu une place certaine dans l’implantation de cette nouvelle science de par sa pratique personnelle de médecin et d’essayiste ? Ces éléments, joints à sa fin tragique et au mystère de son effacement dans l’histoire de la psychanalyse, poussent Pierre Péju à s’emparer de son histoire pour en faire une nouvelle figure romanesque : un héros, réinventé, proie de son inconscient et toujours en quête de lui-même dans un Nouveau Monde et un Ancien Monde, troublés par la guerre, ébranlés par les mutations techniques, sociales et humaines que chacun doit y affronter, ainsi que nous l’exposent les premières pages du roman : « L’Europe à feu et à sang. Là-bas sur le Vieux Continent, c’était la guerre ! […] Innombrables étaient ceux, de toutes origines, qui ne songeaient qu’à oublier un vieux monde qu’ils avaient quitté au prix de peines et de souffrances. » […] « Que se passait-il dans les corps et dans les têtes ? Malaises et malheurs. Espérances et naïvetés. Incertitudes et violences. Et voilà qu’on entreprenait de soigner les gens en les invitant à parler de leur sexualité et à reconstituer ce qui avait bien pu leur arriver de funeste, dans leur enfance. »

    L’histoire commence donc un soir de printemps 1915 dans le quartier où vit et exerce le « docteur Frink », psychiatre-psychanalyste reconnu. À trente-deux ans, sa réussite professionnelle et son mariage n’empêchent pas son déséquilibre intérieur perceptible : « Tandis qu’il errait dans Manhattan […] des bribes de phrases énigmatiques […] des images le hantaient. Des rêves faits par d’autres mais qui semblaient mystérieusement décalqués de ses propres rêves. ». L’espace extérieur – la ville de New York de nuit – semble en être contaminé car le narrateur omniscient adopte le point de vue interne pour nous entraîner dans son atmosphère ténébreuse. L’oppression causée par les tours, la fièvre agressive des rues et le visage hanté d’Horace seront habilement traduites dans la bande dessinée par les vignettes expressives, en noir et blanc, de Lionel Richerand. La coloration psychologique et les descriptions hallucinatoires de l’incipit donnent sa tonalité d’ensemble au roman, et mettent l’accent sur le caractère tourmenté du héros. L’auteur nous plonge dans ses errances insomniaques et nous révèle sa tendance à l’alcoolisme qu’expliquent ses conflits existentiels profonds. Le titre, L’Œil de la nuit, dont l’image demande interprétation, s’éclaire : Frink est d’abord celui qui, au sens propre, ne peut pas « fermer l’œil de la nuit » parce qu’il est assailli par des visions cauchemardesques : « la main réduite en cendres, le cheval qui sue du sang ». Les soliloques incessants du personnage tournent vertigineusement sous et dans « l’œil de la nuit », maelstrom de son angoisse et cœur de ses ressassements, comme le font sentir les mots de l’auteur et le crayon de l’artiste.

    Sujet d’une analyse en cours, Frink, qui soigne ses propres malades par l’hypnose et par la parole, semble paradoxalement travaillé de doutes sur sa discipline : « J’ai du mal à considérer la psychiatrie comme une spécialité médicale à part entière », avoue-t-il à son confident Nathan Ashmeyer, un cardiologue victime lui-même d’un mal-être solitaire qui finira par le conduire au suicide. Sorte de double silencieux du héros, celui-ci préfigure ses renoncements, sa défaite et sa mort précoce. Ces hommes jeunes, mais l’un et l’autre désespérés, sont peu convaincus que la cure analytique puisse « soigner les esprits malades à partir de souvenirs ou d’oublis », d’autant plus qu’elle apparaît déjà à Frink impuissante sur sa propre névrose. Victime dans l’enfance de la relation « ravageuse, incandescente » du couple parental, « créature bicéphale », Horace, écrasé par son père et mal aimé par sa mère, a subi une suite de traumatismes, dont plus tard une blessure à la main qui l’empêche d’être chirurgien tel son grand-père, figure tutélaire et aimée. Les parents ont en effet fini par l’abandonner aux grands-parents, pour recommencer seuls le « rêve américain » à l’Ouest, après l’incendie de leur entreprise. Ce drame, suggère l’auteur, où l’enfant a failli périr par oubli, exacerbé ensuite par leur disparition définitive, expliquent les instabilités du héros et sa phobie du feu dont la bande dessinée illustre concrètement les récurrences. Ces failles intérieures, Lionel Richerand, fidèle aux mots du romancier, les pointe à travers les expressions torturées de son visage, ses postures régressives, la consumation de son corps. Horace lui-même, malgré son narcissisme, prend vite conscience des séquelles d’une telle enfance et culpabilise sur son incapacité à aimer ou à s’intéresser véritablement aux autres, à Nathan notamment ou à ses propres enfants. Il sent en lui l’alternance de l’euphorie et de l’abattement, sa bipolarité. Ses relations sont celles d’un homme clivé, faible ou cruel sans l’assumer, en particulier dans l’amour qu’il fuit et qui le fuit : « Vivre selon ses sentiments, Horace aurait bien été incapable de dire en quoi cela consistait pour lui », et dans la reconnaissance de sa légitimité : « Il se sent perdu en tant que père, en tant qu’époux, […], en tant qu’analyste […]. En tant qu’homme ? », écrit Pierre Péju. Le seul moment où il semble en accord avec lui-même, et dans une forme de légèreté, est lorsqu’il se retrouve seul dans le milieu artistique des années vingt à Paris. « Véritable aimant », et lieu de « pur plaisir », le Montparnasse mythique surgit dans les vignettes cinématographiques du dessinateur. Mais ce bonheur n’existe que parce qu’il n’y est alors que de passage, sans attaches ni responsabilités.

    L’intrigue du roman, et ce n’est pas étonnant dans ce contexte, repose pourtant en partie sur la relation du héros à trois femmes. Oscillant entre besoin de reconnaissance, attirance et rejet, elle est l’illustration de ce que la psychanalyse révèle de l’inconscient masculin et féminin au miroir de la société patriarcale et capitaliste de l’époque. C’est à cause d’une emprise sexuelle plus qu’amoureuse que Frink va sombrer. Dans son univers familial bourgeois et puritain, l’apparition d’Angelica Bijur, d’une beauté sensuelle, « d’une indépendance et d’une liberté de conduite que seule son immense fortune, jointe à des manières de reine, rendait acceptables » possède une attraction à laquelle il ne peut résister. Elle devient sa maîtresse, sapant les fondations de son mariage raisonnable avec Doris, son amie d’enfance, et jusqu’à sa déontologie professionnelle. L’une et l’autre de ces deux femmes correspondent à des archétypes de la condition féminine dont l’auteur se plaît à jouer. L’épouse, parfaite et réservée, lui apporte un ancrage par un amour patient, protecteur et inconditionnel où il profite de la sécurité d’un foyer – stabilité qui, malgré ses échappées, le rassure. La seconde, femme fatale et maîtresse ardente, lui fait découvrir la volupté, les affres de la passion et un mode de vie luxueux, étranger à son milieu d’origine. Ensemble ils vont jusqu’à braver, l’un l’interdit du lien entre analyste et patient, l’autre l’autorité toute puissante d’un mari, symbole d’énergie et de réussite. Tous doivent affronter le scandale d’une relation adultère puis un divorce. La bande dessinée de Lionel Richerand, comme les descriptions métaphoriques ou analytiques de Pierre Péju, souligne l’opposition des deux femmes, leurs choix tranchés, leur apparence physique contrastée : visages, vêtements et maintiens symboliques de leurs personnalités. Le réalisme des lieux de fête pour l’une ou du quotidien pour l’autre insiste sur la différence de leurs milieux sociaux respectifs et fait songer à l’univers de Scott Fitzgerald dans Gatsby le Magnifique. Ces deux femmes pourtant vont être mal aimées et délaissées, ballottées entre le désir égoïste et les effondrements psychiques du personnage, ses dérobades et ses scrupules moraux intermittents. On ne peut dire d’ailleurs qu’Horace les ait vraiment choisies ni dans le mariage, ni dans l’adultère, ni dans le divorce. Soumis en quelque sorte à leur désir plus affirmé que le sien, il reste dans l’insatisfaction et l’échec. L’une et l’autre vont en payer le prix, mais Doris bien plus encore qu’Angelica dont l’argent est une aide indéniable. Son amour ne la conduit pas à la mort comme l’épouse mais au divertissement des voyages et des liaisons sans lendemain, et insiste surtout l’auteur, à une lucidité sans illusion sur les pouvoirs de l’analyse et sur le possible étroit qu’offre toute vie, même aux nantis. Quant à la troisième femme, Mary-Ann, dont le rôle est moins important, témoin inquièt(e) et dévoué(e) de son renoncement à toute sociabilité, ville, relation et métier de psychanalyste, elle ne parviendra pas non plus à le sauver. Les dernières images de la bande dessinée montrent un héros lunaire, choisissant l’état de nature. Son suicide solitaire, comme celui de son ami Nathan, le ramène à l’enfance et à Doris, dans la réminiscence des promesses – non tenues – de la vie.

    Le but de Pierre Péju, à travers le récit de la destinée tragique de ce médecin brillant, est de dépeindre une expérience singulière vécue au sein d’une condition humaine universelle et d’une aventure intellectuelle collective : celle de l’implantation en Europe et aux États-Unis de la psychanalyse et ce qu’elle bouscule dans nos vies, thème principal du roman. Il introduit ainsi les débats et les luttes qu’elle suscite dès sa naissance, non seulement dans la société de l’époque en Europe et en Amérique, mais à l’intérieur même de son cercle d’initiés. Et cela n’est pas sans nous ramener aux polémiques actuelles sur ses pouvoirs, leurs limites et leurs méfaits. La narration met en scène ses acteurs principaux, à commencer par Freud lui-même, entouré de Jung et de Ferenczi. Elle saisit Freud dans sa vie quotidienne, intime et professionnelle au cours de son séjour et chez lui à Vienne. Il y apparaît « humain, trop humain », pour certains qui reprochent à l’auteur d’« avoir déboulonné la statue », car sont mises en avant ses angoisses et ses exigences, ses superstitions et ses hantises personnelles. Mais les héros, plus encore que les dieux, ne sont-ils pas tous destinés à « tomber », comme le dit Pavese ? Si, dans la bande dessinée, le Maître fait l’ouverture du récit avec sa prestance et la dévotion qu’on lui porte, subordonnant ainsi la place de Frink devenu son « patient américain », les retours en arrière et l’ironie du narrateur dans le roman permettent de moduler cette image. C’est bien Frink le premier héros qui ouvre le labyrinthe du temps et de l’intériorité en explorant son cas avec Abraham Brill. Analyste et mentor, juif venu d’Europe, donc chargé d’histoire et de pensée, « représentant quasi officiel de Freud, et son traducteur », celui-ci semble même plus clairvoyant que Freud dont les séances d’analyse se soldent par l’échec. À l’origine de leur rencontre, c’est Brill qui annonce à Horace Frink « que le professeur Freud allait venir en personne en Amérique ! Un événement exceptionnel. À peine croyable. » Et qui le choisit pour l’accompagner dans ses déplacements. Plus tard il lui conseille son départ en Europe et son entrée en analyse avec Freud. Grand sceptique, il connaît les abîmes de l’âme humaine et il est persuadé de « manipuler une sorte de dynamite mentale » par sa pratique. Il met donc en garde Frink contre toute illusion de perfection des êtres, contre toute auto-flagellation. L’analyse faisant éclater « les conventions morales et professionnelles », la pureté étant un leurre, chacun, y compris Freud, a « son enfer portatif » dans cette société en mutation. Et si le voyage de Freud est l’occasion, pour le romancier autant que pour le dessinateur, de croquer les avancées techniques de l’époque (paquebot, train), il leur permet aussi de faire prendre conscience aux lecteurs des illusions du « rêve américain ».

    Pierre Péju en profite pour mettre l’accent sur les inégalités de prospérité entre les milieux et le rôle déterminant de l’argent dans le monde des affaires, de l’université et de la psychanalyse, tant en Europe qu’aux États-Unis. Le personnage d’Alexandre Bijur, caricaturé par Lionel Richerand comme un ogre face au maigre et chancelant Horace Frink, montre qui détient la puissance, au moins économique. La venue de Freud, comme plus tard les voyages de Frink puis d’Angelica à Vienne, dépendent de son bon vouloir. Et la faillite de leurs analyses donne raison à la mise en garde de Brill, écornant ainsi le mythe de Freud comparé à « une vieille araignée » : la toile qu’il tisse, « l’obscure clarté qu’il émet », sont parfois des effets de sa propre névrose ou de ses désirs inavouables, comme l’indiquent sa fascination pour Angelica ou son choix de Frink au poste de président de la Société américaine de psychanalyse. Celle-ci ne peut guérir l’homme, murmure l’auteur, au mieux « elle peut soulager parfois la souffrance » et adapter les existences à la réalité de la vie et des névroses qu’elle produit. Dans le cas d’Horace, son échec est total. À son retour, Doris est malade, Alexandre Bijur prépare une cabale contre Freud, « un gourou maléfique », « un charlatan » dont les idées menacent la société et ses valeurs. Et l’Amérique entière a rebasculé du côté de ses démons : prohibition, racisme, peine de mort et misère. « Le rêve américain » s’écroule et l’Europe prépare l’arrivée du nazisme. « La psychanalyse », ironise l’écrivain, « a de beaux jours devant elle. »

    La fin de ce roman et de sa bande dessinée, nous ramène à son commencement, comme Horace Frink, qui à l’heure de sa mort accomplit une remontée vers l’enfance et la jeunesse. L’auteur boucle ainsi dans l’écriture un cycle de vie qui mêle réalité et fiction pour nous livrer une vision du monde. Comme celle de ses deux héros, elle est empreinte d’un pessimisme tragique. Grâce à sa narration descriptive, lyrique et réflexive qui varie les registres, et à travers l’histoire foisonnante de deux personnages de psychanalystes mis en résonance, l’auteur a pu nous ouvrir à la difficulté infrangible des existences. Il a aussi montré le rôle décisif de cette science dans la transformation du regard sur l’homme, tout en embrassant les avancées, les problèmes et les errements d’une époque qui s’étend de la fin du XIXe siècle aux Années folles. Comme la nôtre, nous souffle Pierre Péju, celle-ci tangue funambule sur la passerelle d’un siècle à l’autre. Ce roman, qui s’apparente à une véritable fresque littéraire, sociale et humaine, déborde chronologie ou durée pour s’intéresser à l’humain universel. Son ambition, par-delà la peinture d’une époque et de ses enjeux, est peut-être d’abord de nous rappeler les complexités de toute psyché et le combat intérieur que chacun doit mener, parfois contre lui-même et souvent contre les autres, pour arriver à tenir debout en un monde de désordre, de souffrance et de mort. Comme le dévoilent pour nous le vécu du héros et la pensée du deuxième personnage important du récit, Sigmund Freud, ce combat, quels que soient les espoirs suscités par la psychanalyse, ou plus largement encore par ce que l’on appelle « le progrès », a sans doute plus de perdants que de gagnants. Nos déterminismes sociaux et psychologiques, nos incomplétudes morales et les violences du monde y pourvoient.


    Sylvie Fabre G.
    D.R. Texte Sylvie Fabre G.






    Pierre Péju  L'Oeil de la nuit
    feuilleter le livre




    PIERRE PÉJU


    Pierre-peju-ecrivain denim
    Source




    ■ Pierre Péju
    sur Terres de femmes



    [Un immense brasier] (extrait de L’Œil de la nuit)
    Enfance obscure (lecture de Sylvie Fabre G.)
    L’État du ciel (lecture de Sylvie Fabre G.)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur L’Œil de la nuit




    ■ Autres lectures de Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes


    Caroline Boidé, Les Impurs
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman
    Pierre Dhainaut, Après
    Ludovic Degroote, Un petit viol, Un autre petit viol
    Alain Freixe, Vers les riveraines
    Luce Guilbaud, Demain l’instant du large
    Emmanuel Merle, Ici en exil
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation
    Angèle Paoli, Lauzes
    Didier Pobel, Un beau soir l’avenir
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer
    Fabio Scotto, La Peau de l’eau
    Roselyne Sibille, Entre les braises
    Une terre commune, deux voyages (Tourbe d’Emmanuel Merle et La Pierre à 3 visages de François Rannou)





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  • Fabio Scotto, La Peau de l’eau

    par Sylvie Fabre G.

    Fabio Scotto, La Peau de l’eau,
    poèmes français (1989-2019),
    éditions La Passe du vent, 2020.



    Lecture de Sylvie Fabre G.




    DANS LE TREMBLÉ DE LA VIE ET DE L’AMOUR




    La poésie n’est-elle pas la voix d’une parole qui fait scintiller des mots-étoiles dans la nuit et le vent, sur l’eau profonde et au-dessus du vide, en éclairant une vie qui donne à voir les signaux inséparables de l’amour et de la séparation, et qui, par là-même, fait entendre l’inachevé de notre condition ? Dans l’ouvrage La Peau de l’eau, publié cet automne aux éditions La Passe du vent, Fabio Scotto, poète italien, fait résonner sa voix en un recueil anthologique qui réunit des poèmes écrits en français entre 1989 et 2019. Dans quatre des parties, ceux-ci sont présentés dans une version bilingue et, fait rare, traduits par ses soins du français en italien. Cette originalité témoigne de sa relation profonde aux deux langues qu’il pratique de façon constante et qui sont mises ici en écho, devenant ainsi des passerelles mélodiques et des passerelles de sens dans la traversée poétique. La fréquentation du français, et la connaissance qu’en a Fabio Scotto de par son travail de linguiste, d’essayiste et de traducteur émérite lui permettent d’établir une véritable résonance entre les deux langues. Le recueil, qui balaie plus d’une trentaine d’années de création, met aussi en lumière l’unité de son œuvre dans la durée. Cet éclairage dans le temps souligne l’élan d’une quête existentielle et poétique où se conjuguent, sous différentes formes, apparition et disparition, autour de l’axe principal du lien à soi, à l’autre et au monde.

    L’anthologie, construite chronologiquement, débute par des poèmes aux vers courts, aux strophes brèves, qui sonnent déjà comme un avertissement. Sur ce chemin dès l’abord ouvert musicalement, le poète (nous) murmure qu’on ne traverse pas impunément le temps, même avec « un cœur » d’« enfant » ou d’amant. Dans le passage d’une époque à l’autre, d’un poème à l’autre, d’une langue à l’autre, il nous rappelle ce que nous ne pouvons ignorer : la vie est partition d’inouïe lumière autant qu’« ombre infinie ». Le désir humain et l’intensité de la langue ne sont pas suffisants pour faire que la ligne droite ne devienne aussi ligne brisée. Fabio Scotto réduit la faille par une écriture comme lui vouée à des amours finies, à des pages tournées, à un chant inachevable.

    Dans la première partie du recueil, l’image fugitive des jeunes filles surgissant « collées à la nuit » au détour d’une rue de Florence, puis, quelques vers plus loin, l’évocation du poète qui « parcourt le jour » « vêtu d’un brin de sable », en sont les premières illustrations symboliques et orientent le lecteur. Ces métaphores, comme le titre de la première partie, L’Avis de la mort, l’alertent en effet sur la tonalité générale, élégiaque, de l’ensemble du livre, que renforcent les derniers vers du Cirque au bord du lac, mélange de dérision et de nostalgie.


    « Le cirque s’en va demain
    (Ungaretti, Volodine, Moravagine)
    Vers le nord ou vers la mer
    Triste défilé

    Sa trace en nous
    Qui dansons sur le vide
    Un rire aux larmes
    Intarissable, subit
    La glace fondue dégouline, tu sais
    C’aurait pu être la vie… ».


    Cahier préalpin, écrit presque dix ans après L’Avis de la mort, introduit d’autres apparitions en égrenant toute une série de lieux qui offrent leur intitulé aux poèmes de cette sixième partie. Leur nomination précise — Gavirate, Castiglione Olona, Varèse, Luino… —, crée un voyage sonore et intérieur qui fond le paysage des Lacs italiens et de ses protagonistes dans une terre habitée et dans l’histoire singulière et collective qu’elle contient. Cette appartenance renvoie le lecteur aux proses de Sur cette rive, paru en 2011 aux éditions L’Amourier (A riva, NEM, 2009), où le poète, comme dans La Peau de l’eau, navigue entre les deux âges initiatiques — enfance-adolescence —, et l’âge adulte où se vivent la confrontation avec la réalité et la perte des illusions. On verra d’ailleurs que cette anthologie personnelle, qui couvre une temporalité large, Fabio Scotto la termine dans la dernière partie inédite, « L’À-Venir », en abordant aux rivages où désormais il se tient : ceux d’un présent vieilli où le poète se retourne sur sa vie et semble dresser un bilan, plutôt amer, de ce qui a été et surtout de ce qui est :

    « Vie, qui t’en vas

    à chaque instant perdu

    […]

    vie qui es illusion,

    sale promesse

    tristesse bleue

    comme tes yeux qui l’avalent » .

    Dans tout le recueil, le traitement du temps entremêle donc écriture du maintenant et écriture de la mémoire. Les verbes y sont le plus souvent au présent, comme si le passé, inclus, continuait à s’y vivre, comme si le futur était rendu inaccessible :

    « Demain ne viendra pas

    demain il sera trop tard »,

    confie l’un des derniers poèmes tiré « D’une Terre » (V). C’est d’ailleurs avec l’anticipation de sa propre mort que le poète clôt le recueil in « L’À-Venir » :

    « Le jour de ma mort il fera beau

    Des amis suivront le cortège funèbre » (X).

    Dans les vers suivants, télescopage imagé de son espace intérieur, lui-même se vit agonisant, puis cadavre énucléé :

    « À l’heure où moi, je meurs seul

    à l’orée du bois

    Puis les corbeaux en criant

    m’arrachent les yeux ».

    Le registre dramatique, amplifié par cette âpre vision que soulignent les allitérations en [R], éclaire le fond obscur d’une douleur qui broie l’être entier. Mais ne traversons-nous pas tous en aveugles la vie et plusieurs morts avant l’ultime ? Ne nous sentons-nous pas nous aussi parfois des morts-vivants ou des survivants ? Les ténèbres extérieures et intérieures sont des thèmes récurrents dans l’œuvre de Fabio Scotto où l’homme poursuit une chasse au bonheur qui toujours se dérobe et le laisse face au néant.

    Pris dans la spirale du temps, le poète résiste en portant son attention sur les formes, les mouvements, les sons et les couleurs d’une réalité qu’il veut saisir et explorer dans l’ici. Sa captation (nous) invite au partage d’une expérience à la fois sensorielle, mentale et émotionnelle des lieux, des choses et des êtres. On y respire une douceur du monde qui n’est pas sans violence :

    « Silence

    Paix

    Mais ce printemps venteux

    arrache les fleurs aux balcons

    gèle le sang » (« Castiglione Olona », Cahier Préalpin)

    et une beauté qui n’est pas sans laideur :

    « Le soir on va au marais

    se salir dans la cannaie

    sur des ponts tremblants

    au-dessus des décharges industrielles » (« Angera », Cahier Préalpin).

    Pas d’utopie, quelle qu’elle soit, chez Fabio Scotto, qui sait reconnaître les maux néfastes de notre société. Dans les dernières parties du recueil, l’évocation de l’eau lève encore d’autres images, plus terribles, sur la vérité du monde. Car la parole de l’écrivain n’oublie ni l’insensé atemporel ni les maux contemporains : sa lucidité regarde une immanence où règne le mal absolu qu’il dénonce dans la « Lettre à Oradour » (Les Dieux étouffés, 1946) dédiée à Jean Tardieu. Barbarie, destruction, famine, « Exode » sont autant de mots qui font de « notre peau, une plaie » et de notre voix « un cri ». Ce cri résonne dans tout le recueil, il remonte des abysses de la Méditerranée, s’élève « du fond des ruines d’un pont de Gênes » ou plane sur le théâtre des guerres. Il est celui des migrants, « frères morts / noyés parmi les vagues » et de tous les corps-cœurs meurtris par l’indifférence, le désamour ou la haine sur cette terre. Dans la voix du poète, il devient le chant humain d’une souffrance déjà inscrite sur les visages peints par Munch ou par Bacon.

    Fabio Scotto cependant n’oublie jamais les grâces accordées par la vie, ni leurs objets. Et d’abord la « grâce du vu », sa magie. Les poèmes célèbrent aussi bien le « désert aquatique / où les nuages joignent / la traînée jaune de l’horizon » que « la joie de la pierre sculptée par le vent » ou l’arbre dont « les branches deviennent ses bras ». Reflet de l’état d’âme, beauté sensuelle du vivant, tissé de présences vibrantes et d’osmose accomplie, le monde est là, avec ses bords de lacs, ses campagnes océanes ou méditerranéennes, ses « aubes simples » et ses couchants au « Miroir du soir ». Le dehors, paysage naturel ou urbain, est très prégnant dans Voix de la vue (1952) et dans toutes les autres parties du recueil à travers des descriptions fondues à l’expression des sensations et des sentiments mais aussi à une méditation. On reconnaît là le traducteur de Bernard Noël dans l’importance donnée au regard par Fabio Scotto pour qui « voir est un acte ». Tous les sens sont évidemment sollicités dans sa poésie « écrite avec son corps » et qui joue sur les sonorités, la rythmique et la ponctuation autant que sur les images. La dimension picturale de certains poèmes relie souvent la poésie à l’art. Ainsi il n’est pas étonnant que deux parties du recueil correspondent à des livres d’artistes réalisés par Fabio Scotto avec Colette Deblé et Martine Chittofrati et que bien d’autres poèmes, au fil du recueil, évoquent la musique ou des tableaux. Dans Esquisses italiennes, par exemple, ouvrage paru en 2014, une suite rêveuse mais précise accompagne toute une série d’œuvres autour des hauts-lieux de Venise et de Rome. Elle témoigne de la sensibilité de l’auteur à « un visible » dont il faut soulever le voile pour accéder à l’invisible et à ses métamorphoses.

    « Qu’est-ce que le corps pour la lumière ?

    La vie jaillit d’or des eaux troubles

    Corde tendue sur l’abîme

    Elle se penche pieds nus

    l’air caresse ses jambes

    Et toi qui l’aperçois de loin

    de la fenêtre d’en face

    tu es de quel temps,

    de quelle galaxie,

    de quel vent ? » (« Église des Scalzi » in Esquisses italiennes).

    Ces quelques vers nous ramènent au thème principal du recueil et de l’ensemble de l’œuvre de l’auteur. C’est en effet la question de l’identité et de l’amour, compris aussi comme désamour, incommunicabilité et éloignement dont il est question et qui fait question.

    Chez Fabio Scotto, la quête inquiète, mais passionnée, de soi et de l’autre est à la source même de la vie et de l’écriture. Elle se heurte toujours à l’impossible qui se confond avec la perte, mais son possible se prolonge dans « un chant de disparition » comme dans la très belle septième partie, au titre évocateur, L’Ivre mort, publié en 2007. Ce chant emporte la barque de l’écriture, de rivière heureuse en fleuve des amers, avec son passager étreint par la même soif inapaisée et inapaisable de l’Un. Comment s’amarrer aux rives toujours fuyantes de l’amour et garder vifs le transport du corps et la plénitude de l’âme un jour vécus, si ce n’est en les posant dans « l’ivre livre » qui transcende la vie en une autre vie et donne à l’amour sa vraie lumière ? Pour le poète, la poésie est peut-être une tentative de réponse à l’énigme, une voie d’accès à cette « éternité » rêvée, « mer allée/avec le soleil » qu’évoquent Rimbaud et Le Livre de Mallarmé (Variations sur un sujet, 1895) mis en dialogue. Ainsi, au cours du recueil, nous assistons à une descente amoureuse et poétique qui est aussi une remontée, à des naissances qui sont aussi morts annonciatrices de renaissances. La séparation et la solitude, thèmes essentiels, y sont montrées natives car venant de la présence elle-même et retournant toujours à la présence. Cette présence rayonnante, souveraine, que la femme aimée, en ses multiples visages, dispense puis retire, renvoie l’homme à sa dépendance et au désespoir, avant que « le seuleil » et le « cercoeil », mots-valises du désastre, ne redeviennent simples vocables, seuil d’un nouveau soleil, à coup sûr celui de la langue.

    De la rencontre amoureuse, Fabio Scotto écrit avec lyrisme l’enchantement, l’ivresse des corps et la joie d’une fusion vécue à l’origine et réinventée, comme le fait la femme des lavis de Colette Deblé à qui Fabio Scotto donne voix dans les Haïkaï (Fragments du corps rouge) de 2007. La dimension érotique occupe une grande place dans ce recueil aux vers-blasons qui célèbrent la féminité et l’emportement du désir. « Les beaux yeux », « le paradis de chair » suscitent l’extase mais révèlent aussi une face sombre. À l’instar de Baudelaire et de certains surréalistes, le poète montre la femme capable de fausseté et d’adultère, pire encore, sujet de trahison et de cruauté. De l’adolescente « blonde aux yeux noirs », entrevue « un dimanche devant la gare », à la femme mûre « qui porte un secret dans ses viscères » et dont la danse est « sous les yeux des dieux », toutes, si elles font de l’amour charnel un zénith, si elles touchent « de leurs ailes » le cœur de l’homme et « émeuvent » son âme, se révèlent en même temps les figures du manque, de l’abandon et de « la chute ». Les amants, tour à tour « ange mortel » et « ange noir », finissent en « anges déchus ». Certes ils connaissent l’acmé mais, très vite aussi, le déchirement et l’absence. Le riche lexique autour du sang montre le poète martyrisé et agonisant, une fois l’aimée en allée et devenue inaccessible. Dans la dernière partie (L’À-venir), celle qui se cache derrière le « A. » de la dédicace « s’en va/sans tourner le dos » mais le laisse exsangue, « le froid aux os » et désespéré.

    L’« à-venir » serait-il désormais une béance, un vide à épouser pour celui, proie d’amours éphémères, qui ne tient dans ses mains que « le rien » ? L’amour, écrit Fabio Scotto, se réduit à « une chanson pour personne / et le reste est la cendre / que tu éteins sur la cendre » (« La douce blessure, La dolce feria » in Le Corps du sable, L’Amourier, 2006). La parole ne serait-elle alors que « le moyen de se multiplier dans le néant », comme l’écrit Paul Valéry (« Petite lettre sur les mythes », Variété II) cité par Fabio Scotto dans Le Corps écrivant. S’il n’y a pas de salut, et nulle consolation, l’homme perdu devient « le perdant », un naufragé sans identité et sans goût de vivre. Le « je » n’existe que dans le lien au « tu », au « on » ou au « nous » vécus dans le face-à-face intime et, nous l’avons vu aussi, dans le partage d’un destin collectif qui nous lie. Si, dans la relation, l’un est exclu ou nié, l’autre est renvoyé à une sorte de non-être. Le déroulé de regards, de sentiments et de pensées qu’offre le recueil dresse en filigrane un portrait du poète. Ainsi l’apparition de la silhouette de Guido Morselli, écrivain méconnu de Varèse, « traversant la place du Marché / déjà déserte / à six heures du soir », au début du recueil (« Varèse », Cahier préalpin), est suivie de l’identification ironique au cygne de Caldé qui meurt « du plomb dans l’aile ». Ces signes d’un état intérieur mettent à nu une déréliction exprimée aussi par la finale verlainienne de « Luino » (Cahier préalpin) :

    « La vie est manque

    j’aime son absence

    J’attends la pluie ».

    Et cette dernière, à la mélancolie assumée, arrive même à « effacer » jusqu’aux mots du poète emportés par « le vent ».

    La vie, ce réel auquel chacun se confronte, nous déborde toujours, telle est la leçon du recueil. La voix qui y chante nous apprend son mystère indépassable et notre exil : dans l’amour, le plus proche est toujours déjà le plus lointain, mais sa rencontre nous constitue. Après la joie, la disparition laisse au sillage des jours l’a-joie, sa plaie jamais cicatrisée. Le temps s’acharne, c’est vrai, à nous dépouiller, multipliant les défaites et les deuils. En emportant les aimés, il laisse dans un silence où chacun se tient seul comme devant la mort. La félicité « que je croyais atteindre » reste insaisissable, écrit Chateaubriand dans ses Mémoires d’outre-tombe, et Fabio Scotto ne le démentirait pas. La séparation, comme l’adieu, est le lot de chacun, qui doit trouver en soi les ressources pour continuer. Le poète de La Peau de l’eau, ami de Tardieu, de Bonnefoy, de Noël et de tant d’autres, pose dans ce recueil les pourquoi et les comment qui nous taraudent. Au bord de l’abîme, lui-même rongé de révoltes, de chagrins et de doutes, assiégé par la désespérance, il ne livre pas de réponse. Mais il garde encore, par-delà ses morts et la mort, le geste d’écrire qui donne son tremblé à la vie. Au terme de cette traversée, le dernier poème du recueil apaise sans la nier la blessure inguérissable avec le mot de « pitié » dont a tant besoin l’humain. Et l’arbre contre lequel s’adosse celui qui prononce ce mot, debout entre terre et ciel, transfuse en sa voix la sève : le poème est bien « l’amour réalisé du désir demeuré désir » (René Char, Fureur et mystère, 1948).



    Sylvie Fabre G.
    D.R. Texte Sylvie Fabre G.
    pour Terres de femmes







    Fabio Scotto  La peau de l'eau





    FABIO SCOTTO


    Fabio Scotto





    ■ Fabio Scotto
    sur Terres de femmes


    Venezia — San Giorgio-Angelo (extrait de La Peau de l’eau)
    A riva | Sur cette rive (lecture d’AP)
    Regard sombre (extrait de A riva | Sur cette rive)
    Le Corps du sable (lecture d’AP)
    Je t’embrasse les yeux fermés (poème issu du recueil Le Corps du sable)
    Ces paroles échangées (poème issu du recueil L’intoccabile)
    China sull’acqua… (traductions croisées)
    Tra le vene del mondo (extrait de La Grecia è morta e altre poesie)
    “Musée Thyssen Bornemisza Madrid”, Jacob Isaacksz Van Ruisdael
    Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid (onze « poèmes peints » traduits par AP)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site des éditions La passe du vent)
    la fiche de l’éditeur sur La Peau de l’eau
    → (sur Lyrikline)
    Fabio Scotto disant dix de ses poèmes




    ■ Autres lectures de Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes


    Caroline Boidé, Les Impurs
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman
    Ludovic Degroote, Un petit viol, Un autre petit viol
    Pierre Dhainaut, Après
    Alain Freixe, Vers les riveraines
    Luce Guilbaud, Demain l’instant du large
    Emmanuel Merle, Ici en exil
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation
    Angèle Paoli, Lauzes
    Pierre Péju, Enfance obscure
    Didier Pobel, Un beau soir l’avenir
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer
    Roselyne Sibille, Entre les braises
    Une terre commune, deux voyages (Tourbe d’Emmanuel Merle et La Pierre à 3 visages de François Rannou)






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  • Fabio Scotto | Venezia — San Giorgio-Angelo


    VENEZIA — SAN GIORGIO-ANGELO




    Si dice che siano « custodi »
    che ascoltino i nostri pianti
    Innàlzati pure
    Vola via da me
    Tuo il cielo
    Le sue grandi nubi
    Mia la terra
    il suo nero fango che fuggi
    che prosciughi
    Ora che sento l’odore del prato
    dopo la pioggia
    E sono in piedi nella mia vita
    Esisto e resisto







    VENISE — SAN GIORGIO-ANGE




    On les dit « gardiens »
    à l’écoute de nos pleurs
    Alors lève-toi
    Envole-toi loin de moi
    À toi le ciel
    Ses grands nuages
    À moi la terre
    sa boue noire que tu fuis
    que tu assèches
    Maintenant je sens le parfum du pré
    après la pluie
    Et je suis debout dans ma vie
    J’existe et résiste





    Fabio Scotto, La Peau de l’eau, poèmes français (1989-2019), éditions La Passe du vent, 2020, pp. 128-129. Poème traduit de l’italien par l’auteur en collaboration avec Sylvie Fabre G.






    Fabio Scotto  La peau de l'eau





    FABIO SCOTTO


    Fabio Scotto





    ■ Fabio Scotto
    sur Terres de femmes


    La Peau de l’eau (lecture de Sylvie Fabre G.)
    A riva | Sur cette rive (lecture d’AP)
    Regard sombre (extrait de A riva | Sur cette rive)
    Le Corps du sable (lecture d’AP)
    Je t’embrasse les yeux fermés (poème issu du recueil Le Corps du sable)
    Ces paroles échangées (poème issu du recueil L’intoccabile)
    China sull’acqua… (traductions croisées)
    Tra le vene del mondo (extrait de La Grecia è morta e altre poesie)
    “Musée Thyssen Bornemisza Madrid”, Jacob Isaacksz Van Ruisdael
    Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid (onze « poèmes peints » traduits par AP)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site des éditions La passe du vent)
    la fiche de l’éditeur sur La Peau de l’eau
    → (sur Lyrikline)
    Fabio Scotto disant dix de ses poèmes





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  • Sylvie Fabre G. | Retournement du chant [hommage à Maurice Benhamou]



    Maurice Benhamou
    Maurice Benhamou (1929-2019) dans l’atelier de Charles Pollock.
    Ph. DR : Galerie ETC (28, rue Saint-Claude 75003 Paris)
    Source








    RETOURNEMENT DU CHANT
    (extrait)




    Tréfonds du temps et autres poèmes

    de Maurice Benhamou [éditions Unes, 2013]



    Les mots bien sûr ne peuvent suffire au corps,
    à l’âme errant entre l’impermanence des choses,
    la fragilité des êtres et la constance des horreurs.
    Folie, détresse sont les épines affilées de la poésie,
    il y a une lacération muette dans la langue.

    La voix qui dans la douleur s’intériorise trouve
    l’extension, et sa parole palpite jusque dans le sel
    et le sable. Elle n’habite pas seulement l’arbre nu.
    Dispersée aux quatre vents de l’ici et de l’ailleurs,
    du passé et de l’avenir, elle forge un commun espace
    pour le présent. Le désert a mille lieux d’espoir et
    de désespoir, ses pistes sont entées de voix.
    Celle de l’aimée y laisse des traces, lettres calcinées,
    éclats de consonnes filantes, voyelles ardentes
    qui du poème abreuvent ou assèchent les puits.

    Vos mots en sa quête ont des trouées, des échappées
    qui vous débordent et parfois l’éclairent, apaisant
    le cœur de son tremblement. Ses pas aussi, s’appuyant
    sur ce qui ne s’appuie pas,
    s’en raffermissent.
    Liés à la vivante promesse, ils affrontent son obscurité.

    N’avez-vous pas ainsi tenté de psalmodier l’alphabet
    de l’aleph jusqu’au tav,
    essayé de déchiffrer le vol
    émouvant des oiseaux quand leurs ailes creusent le vide
    mais enterrent le néant ? Au commencement et à la fin,
    n’avez-vous pas demandé si c’est l’essor de mourir ?

    Du tréfonds du temps vous arrive la voix antique
    capable d’attirer les ombres, et tel un Orphée égaré
    vous vous tenez sur la rive, cherchant parmi elles
    Eurydice effacée, et l’enfant, et les intimes de jadis,
    tous emportés par le vent vers les étoiles muettes.


    […]




    Sylvie Fabre G., La Maison sans vitres, La Passe du vent, 2018, pp. 123- 124. Postface d’Angèle Paoli.




    ___________________________
    NOTE d’AP : l’historien de l’art et poète Maurice Benhamou (né le 15 janvier 1929 à Casablanca) est décédé le 11 décembre 2019 à l’âge de 90 ans.






    Sylvie Fabre G.  La Maison sans vitres 2





    SYLVIE FABRE G.




    Sylvie Fabre G.
    Source




    ■ Voir aussi ▼


    Le rêveur d’espace [hommage à Claude Margat] (autre extrait de La Maison sans vitres)
    Lettre des neiges éternelles (autre extrait de La Maison sans vitres)
    Piero, l’arbre (autre extrait de La Maison sans vitres)




    ■ Maurice Benhamou
    sur Terres de femmes

    [Des déserts engourdis] (extrait de Tréfonds du temps)




    ■ Voir encore ▼

    → (sur le site de France Culture)
    deux émissions (« L’art en partage ») consacrées à Maurice Benhamou (Les Passagers de la nuit, 25/26 avril 2011)





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  • Pierre Dhainaut, Après

    par Sylvie Fabre G.

    Pierre Dhainaut, Après,
    éditions L’herbe qui tremble, 2019.
    Aquarelles de Caroline François-Rubino.



    Lecture de Sylvie Fabre G.




    FEUILLETS AUX VENTS DE LA VIE ET DE LA MORT




    Il est des lieux qui nous ramènent entier à notre condition humaine. L’hôpital en est un. Nous y voilà soudain comme dessaisis du monde, de toutes ses promesses et de tous ses divertissements, nus au cœur d’un réel que nous avons parfois tendance à occulter dans l’état de santé. Le dernier livre de Pierre Dhainaut, Après, paru ce printemps aux éditions L’herbe qui tremble, évoque ce moment où la vie bascule dans la douleur physique, la souffrance morale et un silence où s’affronte seul le risque de mourir.

    Après revient sur cette expérience récemment vécue par le poète, montre les traces ineffaçables qu’elle a laissées en lui, soulevant par là-même des interrogations taraudantes. Pour pouvoir à nouveau habiter la vie mais aussi le poème, l’auteur a dû tenter de saisir par la mémoire et dans les mots la substance de ces instants de lutte, d’angoisse et de perte, cerner ce qui a été ébranlé de son être dans la proximité extrême avec la mort pour pouvoir se reconnaître, mais transformé par l’épreuve, et continuer.

    Le livre est donc un cheminement construit en quatre parties, plus une postface et des ajouts qui en éclairent le contexte et les enjeux, vitaux. Il s’agit pour le poète de trouver un sens qui unifie la traversée, l’avant et l’après de cet événement.

    L’aquarelle de la première de couverture, réalisée par Caroline François-Rubino, dans sa sensibilité en trace et colore la résonance. L’écriture en vers — notes ou poèmes, hésite Pierre Dhainaut — semble relever d’un défi qui met en jeu l’ensemble des choix de l’homme et du poète. Sa volonté est de « revivre avec le langage l’épreuve » passée mais aussi d’accepter « la place qu’a occupée la poésie » durant cette longue période d’hospitalisation et de convalescence pour qu’« à nouveau elle soit possible ». Car, écrit-il : « Pourquoi accorder tant d’importance à la poésie si dans les circonstances les plus rudes elle n’offre aucune aide ou pire, si l’on ne songe pas à lui en réclamer une ? ». Répondre à ce questionnement est la condition pour lui de se garder vivant en recouvrant sa foi en l’acte d’écrire.

    « Voir de face » : le titre de la première partie souligne donc la nécessité de ne rien occulter de ce qui a été perçu, senti, pensé à l’heure du péril, en ces heures où

    « dès que

    l’on pénètre en ces chambres, on est seul,

    à la nuit ajoutant de la nuit ».

    Les sept poèmes initiaux en effet saisissent au présent les premières heures passées aux urgences avant l’opération du cœur que le narrateur a subie. Le sentiment aigu de l’enfermement est traduit par l’évocation des murs, les affres du froid et de la lumière artificielle, le « fatras » d’une pensée soumise aux « visions noires » et aux « lèvres scellées ». La dépossession de soi, le sentiment de la séparation qui l‘accompagne, sont aussi symbolisés par le dépouillement du corps malade de tout objet personnel, vêtements et alliance. Pierre Dhainaut arrive à cerner tout ce qui fait l’effroi de ce type d’expérience d’une façon saisissante. Ainsi l’évocation de la descente sur un chariot au bloc opératoire s’apparente-t-elle à une descente aux Enfers :

    « il fait froid

    de plus en plus, de plus en plus bas

    on descend, des couloirs se succèdent… ».

    La deuxième aquarelle de Caroline François-Rubino, masse de gris foncé trouée fugitivement de blanc, renvoie autant au poids d’angoisse qu’à l’éclaircie produite par une parole humaine avant l’anesthésie. Le sommeil prolonge le sentiment de l’inconnu devant soi, éprouvé à l’entrée dans la salle d’opération, un après de « généreuse ignorance ». Lié à l’image de la neige « brillante, fondante » sous un regard d’enfant, il suggère pour le poète une remontée vers la source qui ramène à une lumière où fin et commencement se confondent.

    Les quatorze poèmes suivants, qui forment la seconde et la troisième partie, sont une retombée dans la dure réalité post-opératoire. Intitulées « Cela (I) » et « Cela (II) », elles décrivent cet entre-deux où la conscience revient en un difficile réveil. La salle de réanimation est un hors-lieu où les repères habituels d’espace et de temps deviennent opaques de par l’absence d’ouverture, une durée vague et l’état même du malade, proie du mal-être et de la douleur. En quête des contours de son corps et de sa propre identité, l’homme redevient cet être dépendant qu’il a été à la naissance, et la présence à son poignet du bracelet qui l’identifie, en témoigne. À travers les sensations tactiles et auditives qu’il ressent, — « spasme », « frôlement » sur la peau, « bribes » de bruits, voix lointaines —, le narrateur tente désespérément de se réapproprier un nom et une place :

    « Qui es-tu ? non,

    mieux vaut que tu demandes

    où tu te trouves… ».

    Se savoir soi-même exister, nous montre Pierre Dhainaut, ne se fait que dans le lien et par le langage. L’injonction qu’il s’adresse,

    « réponds-lui,

    son visage

    te rendra un visage »,

    clôt symboliquement cette partie comme un déjà premier retour à la vie.

    La troisième aquarelle, la peintre l’a donc voulue aérée et ses couleurs gris-bleu, plus claires, entérinent cette avancée. Les sept poèmes de « Cela (II) » qui suivent, insistent davantage sur les manifestations d’une souffrance, marqueurs d’une lucidité retrouvée : sur fond de soins, les insomnies, les plaintes, les « larmes » sont autant d’« appels au secours » car, nous dit le poète, « toutes les douleurs // sont d’enfants » et demandent consolation et présence. Les rêves revenus d’éléments naturels comme l’arbre, le vent, la neige, « cendre allégée », se déclinent certes encore au conditionnel mais sont signes d’une renaissance comme le bel arbre de la dernière aquarelle de Caroline François-Rubino dont le tronc bleuté s’élance vers le ciel pour la frondaison.

    « Dire ensemble » — titre éloquent de la quatrième partie du livre — s’ouvre d’ailleurs sur l’évocation de « roses trémières », fleurs de la convalescence du corps mais aussi de la langue. Pendant l’épreuve, la « promesse d’une source // impérissable, les mots n’ont pas su la tenir » certes, mais le poète peu à peu se rend compte que celle-ci n’en demeurait pas moins là, souterraine. Il en reconnaît maintenant le manque car « la passion de dire » se confond avec la passion de vivre et ne peut se perdre. Il ouvre donc à nouveau la porte des mots restée jusqu’alors close et fait revenir ce qui, derrière, même « au plus noir des phrases », continue à remuer : les couleurs heureuses des adjectifs, les noms communs de la transfiguration, tels « âme » ou « larme », et cette parole qui prend en charge « les pertes, les résurgences et les augures ». Le poème, « gardien de la route silencieuse » dont parle Isabelle Lévesque citée en exergue de la postface, est promesse qui ne nie pas les contraires d’ombre et de lumière. Il englobe « la haie vive et le mur de briques », les « belles heures » et le vent mauvais, comme la vie englobe la mort. À nous d’entrer avec lui dans la circulation des souffles.

    Avec Après, Pierre Dhainaut nous offre un livre d’une grande humanité car il nous ramène à l’essentiel : chacun fait l’expérience, tôt ou tard, de la maladie, de la douleur, de la mort. Lorsque le corps souffre trop, la vie entière vacille, tous les visages et les mots du bonheur s’enfuient. Si l’épreuve s’éloigne pour un moment (car nous savons qu’elle reviendra), alors nous pouvons en sortir grandis, malgré notre désarroi de mortels, en sachant mieux nos fragilités et nos espérances. Il y a dans ce livre de grandes ténèbres, l’intense clarté d’une résurrection, une vie renouvelée qui n’ignore rien de l’amour, de la poésie et de la mort.


    Sylvie Fabre G.
    D.R. Texte Sylvie Fabre G.
    pour Terres de femmes







    Pierre Dhainaut  Après




    PIERRE DHAINAUT




    Pierre dhainaut profil 3






    ■ Pierre Dhainaut
    sur Terres de femmes

    Après (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Voir de face (poème extrait d’Après)
    Ici (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Que respirent avant tout les mots] (poème extrait d’Ici)
    [Ce qu’est devenue la couleur] (poème extrait de Progrès d’une éclaircie)
    [Dès le seuil remercie] (poème extrait de Voix entre voix)
    Horizons, fontanelles… (poème extrait de Vocation de l’esquisse)
    [Nous étions seuls, de trop, dans nos miroirs] (poème extrait de De jour comme de nuit)
    [Ne nous en prenons pas à l’invisible] (poème extrait d’État présent du peut-être)
    [Sortir sous l’averse] (poème extrait d’Et même le versant nord)
    [Orage, tempête, séisme] (poème extrait de La Nuit, la nuit entière)
    [Où que tu ailles] (poème extrait de Rudiments de lumière)
    Passerelles
    Printemps dédié (poème extrait de L’Autre Nom du vent)
    Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Soudain la tête se redresse] (autre poème extrait de La Nuit, la nuit entière)
    Pour voix et flûte (lecture de Sabine Dewulf)
    D’abord et toujours, 4 (poème extrait de Pour voix et flûte)
    Rituel d’adoration (poème extrait de Transferts de souffles)
    Vocation de l’esquisse (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Voix entre voix (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Pierre Dhainaut | Caroline François-Rubino, Paysage de genèse, 10
    Pierre Dhainaut | Caroline François-Rubino | [Laissons les mots sourdre d’eux-mêmes] (autre extrait de Paysage de genèse)
    Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque, La Grande Année (lecture d’AP)
    Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque | L’origine de l’écriture | [Si léger… tu cours] (extraits de La Grande Année)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terre à ciel)
    Sept questions d’Isabelle Lévesque à Pierre Dhainaut
    → (sur Ce qui reste)
    Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque, Portraits de l’air




    ■ Autres lectures de Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes

    Caroline Boidé, Les Impurs
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman
    Ludovic Degroote, Un petit viol, Un autre petit viol
    Alain Freixe, Vers les riveraines
    Luce Guilbaud, Demain l’instant du large
    Emmanuel Merle, Ici en exil
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation
    Angèle Paoli, Lauzes
    Pierre Péju, Enfance obscure
    Pierre Péju, L’État du ciel
    Pierre Péju, L’Œil de la nuit
    Didier Pobel, Un beau soir l’avenir
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer
    Fabio Scotto, La Peau de l’eau
    Roselyne Sibille, Entre les braises
    Une terre commune, deux voyages (Tourbe d’Emmanuel Merle et La Pierre à 3 visages de François Rannou)





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  • Sylvie Fabre G., Pays perdu d’avance

    par Angèle Paoli

    Sylvie Fabre G., Pays perdu d’avance,
    éditions L’herbe qui tremble, 2019.
    Peintures de Fabrice Rebeyrolle.



    Lecture d’Angèle Paoli




    L’ODE ET LE LAMENTO




    La mère, la montagne, « la vieille enfant ». Tel est le « trio » premier, pilier de la mémoire et de l’affect, sur lequel la poète Sylvie Fabre G. semble avoir fondé sa vie. Trio premier qui contient en son centre le couple indissociable de la vie et de la mort. Premier et vital, car chacun de ces piliers conduit à l’écriture poétique et porte en lui les germes de cette écriture, les engendre et les ravive. « La vieille enfant » d’aujourd’hui, « orpheline de sa mère », porte en elle les forces vives de la mère, son monde et son amour, demeurés intacts par-delà la séparation ultime. La mort n’a rien effacé de ce qu’a transmis la mère par sa présence aimante. Mais ce qu’elle a emporté avec elle dans la tombe est sans retour. Avec elle s’en est allée l’enfance de la « vieille enfant ». L’enfance a sombré, enclose sous la dalle. Définitivement perdue. À croire que l’enfant, la seconde du trio « blond brunes », portait déjà inscrite en sa jeune conscience le sentiment aigu d’un « pays perdu d’avance ». Or il y a l’écriture. Semblable à Énée portant son vieux père sur ses épaules pour éviter de le voir sombrer dans Troie en flammes, Sylvie Fabre G. porte sa mère « sur les épaules de l’écriture. » Par l’écriture de son dernier recueil, Pays perdu d’avance, la poète parvient à redonner vie à ce passé défunt. À redonner sens à un « pays perdu ». Ce pays où l’on n’arrive jamais. Le Grand Pays,

    « Quand la lumière tombe,

    la mère que tu portes sur les épaules

    de l’écriture pour toucher de sa présence

    le ciel garde sa réserve spirituelle,

    le bonheur des jours créés ensemble. »

    Par-delà, avec l’envol, l’enfant fera l’apprentissage de l’exil.

    Pays perdu d’avance de Sylvie Fabre G. est organisé tout entier autour de la figure tutélaire et sanctifiée de la mère. Éliane, au nom de prophète, née pour tisser et nouer autour d’elle les liens solides, indispensables, pour construire une vie. Liens avec les siens, ceux de son enfance à elle, ces vieux que « la vieille enfant » n’a guère connus, sinon à travers les récits maternels et sa présence chaleureuse ; le trio enfantin que la mère nourrit de ses mots, histoires de neige l’hiver et d’alpage l’été ; l’Oisans, « miroir indivisible de la mémoire | et de la geste familiale », pays d’origine de la mère, et ses falaises abruptes, qui vous forgent les caractères jusque dans les contrastes et dissemblances qu’elles font naître :

    « La masse de la montagne n’était-elle pas

    le contrepoint à l’aérien délicat de la mère ? »

    La mère, une figure idéale, équanime, même au plus fort des malheurs. Profondément croyante ; cultivée et sage. « La vieille enfant », ainsi que sa sœur aînée ou le petit frère, suivent la mère dans ses gestes, partagent entre eux la même fascination pour sa langue et pour ses récits. Plus en retrait, le père, homme du Sud, avec son vécu d’immigré italien, sa personnalité construite sur le travail, sur le sens du devoir, sur l’économie des mots. Deux êtres. Un père une mère, en de nombreux points dissemblables, dont on pressent qu’ils ne sont pas vraiment assortis dans leur quête du bonheur ; qui cependant vivent ensemble, se conformant au choix initial du mariage. Chacun porteur de sa propre histoire. Il faudra du temps à la poète pour reconstituer le pays manquant et pour s’approprier l’autre langue. Tout cela fait partie de la matière/manière poétique de Sylvie Fabre G., dans la langue talentueuse et fluide qui est la sienne.

    Pays perdu d’avance porte déjà en son titre la marque implicite d’une nostalgie, sinon d’une douleur inconsolable, d’une fêlure liée à la perte. Cela n’a pas échappé à Fabrice Rebeyrolle dans les peintures qui accompagnent la parole poétique de Sylvie Fabre G. : des compositions abstraites d’une grande force tellurique, strates, taches, carrés sombres, trouées de jaune dans l’opacité des masses. Des peintures où cependant la couleur prédomine. Sept si l’on inclut dans la totalité des peintures la première de couverture, d’un bleu dense et soutenu où s’enfuient des ocres en errance.

    Les mots, ceux de la poésie avant tout, ont-ils un pouvoir de résilience pour la poète ? Il me semble pouvoir répondre que oui. Même si la quête, qui se lit d’un poème à l’autre, s’avère difficile, voire improbable. Ainsi dans cette strophe où la poète évoque sa démarche :

    « Orpheline aujourd’hui de mon rêve et de sa réalité,

    j’en rassemble autour de moi les brins épars

    pour retrouver dans le poème ses paysages

    sans raison, ses visages aux éclipses insensées,

    et je fouille tenace la réserve du sans oubli

    dans le fol espoir d’une palingénésie. »

    Ou encore, quelques pages plus loin, dans cette interrogation lucide et quelque peu inquiétante, et dans la réponse philosophique qui en émane :

    « […] N’ai-je fait que

    transmuer la vie en poème pour y garder

    tous les aimés puis lâcher prise ? Le perdu

    comme l’amour et la mort est sans rémission. »

    À lire ces quelques vers cueillis au hasard, on acquiert l’assurance que la poète chemine. Non seulement dans sa mémoire – porteuse de souvenirs qui nourrissent l’écriture et l’ordonnancent –, mais aussi au tréfonds d’elle-même. Les mots irradient d’un pouvoir secret, d’une magie rare et précieuse, qui agissent comme les eaux souterraines de torrents charriant images de mort et de vie, indissociablement soudées l’une à l’autre. Ainsi de tant d’autres appariements qui ponctuent ses vers. « L’ici et là-bas » | « le vécu-rêvé » | « livrée », « délivrée » | « l’ode et le lamento », « espoirs », « désespoirs »… « à vivre et à mourir »… C’est sans doute cette réflexion continue sur la mort et sur son double impossible, l’amour, qui assure à la poésie de Sylvie Fabre G. sa force de haut lyrisme. Fidèle à elle-même et à son vécu de la poésie, la poète offre au lecteur un recueil d’une densité rare, d’une émotion authentique, née d’une réflexion intime qui s’interroge sur les raisons de sa propre existence et se nourrit du dialogue suivi qu’elle entretient avec elle-même. Avec la vie, avec la mort. Dialogue aussi avec la mère :

    « Ma place ici et dans le cosmos me restait

    incertaine. Qui étais-je ? Où était ma pensée ?

    Où mon être entier ?

    Les yeux de la mère

    coloraient d’un azur inaltéré mon exil qui tintait

    haut dans l’étude la marche ou l’amitié

    mais leur mélancolie s’effrayait de tout abandon. »

    En contrepoint, dès l’exergue, les mots du poète François Cheng ouvrent la voie à la confiance retrouvée ; et peut-être même, grâce au médium de la poésie, à une forme de résurrection à laquelle la poète aspire malgré les doutes qui la tenaillent. Chez François Cheng, vie et rêve se conjuguent ainsi, dans la continuité du passé et du futur, qui assurent à la vie son possible renouveau :

    « Mais ce qui a été vécu

    sera rêvé

    et ce qui a été rêvé

    revécu ».

    Pays perdu d’avance, tel qu’agencé par Sylvie Fabre G., est d’une puissante beauté. Un recueil qui s’inscrit dans une tradition tant littéraire que musicale, perceptible dans l’ordonnancement même de l’ouvrage. Un triptyque construit sur une ascendance. Mort et résurrection. La richesse du champ lexical, emprunté aux domaines culturels que la poète affectionne, nous conforte dans notre approche. Litanie / lamento / fuga / chant / envoi / finale / romance / aria / ode…

    Sous la plume de la poète, la « romance » de la mère se transmue en ode à la mère, volet initial et volet final de l’ouvrage se répondant en écho : « Quand la lumière tombe » | « Quand rayonne la nuit ». Deux sections portant un sous-titre identique : Litanies de la vieille enfant. Compositions en quintils (24/23), et en italiques, encadrant la partie centrale du tableau : « L’oiseau avec sa romance », sous-titré « chant ». Introduit par un « envoi » constitué de quintils, le chant central étant suivi d’un « finale ». À l’intérieur, le chant central déroule ses douze sizains. Un ensemble placé sous l’égide de Pier Paolo Pasolini, comme en attestent ces vers en épigraphe :

    Oh, quand les hirondelles volent,

    elles montent si haut crier sur les toits…

    L’hirondelle ouvre la voie, figure aérienne qui apparie mère et fille :

    « Dans l’infusion continuelle de sa lumière | je devenais la virevoltante hirondelle », les termes « romance » et « litanies » conférant à l’ensemble de l’ouvrage sa double tonalité. Relié aux récits de la mère, le terme « romance » évoque le monde tel que narré par la mère à ses enfants. Cousu de mythologies rêvées et vécues, il renvoie à la narration idéalisée de l’enfance, son Grand Pays, ses bonheurs partagés, ses figures anciennes croisées avec celle de la « jeune mère ». C’est dans cette « romance » que se vit la relation fusionnelle mère/fille/hirondelle, ancrée dans un passé mythique, désormais inaccessible. Le terme « litanie » imprimant à l’ensemble de l’œuvre sa tonalité élégiaque. Le retour d’une note plaintive dessinant tout au long des quintils une frise mélancolique. C’est que chaque strophe prend appui sur le premier vers (reprise de l’intitulé de chacun des volets) :

    « Quand la lumière tombe » | « Quand rayonne la nuit » (on remarque au passage la structure subtile du chiasme qui joue sur un double contraste : « lumière » | « nuit » ; « tombe » | « rayonne »).

    Quant au panneau central de la « romance », il est rythmé par le retour récurrent des mots entre parenthèses (Je me souviens). Souvenir probable du titre éponyme de Georges Perec. Encarté dans le panneau central, le cinquième chant est lui tout entier consacré au poème « Dans la bibliothèque de ma mère », un ensemble de huit sizains, scandé par le retour anaphorique du vers initial.

    À l’évidence, la vocation lyrique de Sylvie Fabre G. est inspirée et portée par toute une stratification culturelle, acquise de longue date. Forgée à même les mots et les récits de la mère. Renforcée plus tard par les lectures puisées « dans la bibliothèque de la mère ». Puis élargie par les études et par le travail de l’écriture. La poète est bien de longue date une poète de l’écrit, dispensatrice de sens. En atteste sa langue fluide qui coule au long des vers sans rupture ni écueils.

    D’aucuns pourraient penser que la poète se complaît dans la souffrance qui est sienne — exil et perte —, inguérissable. Ce qui serait sans doute vrai si la mère n’avait pris garde de protéger « la vieille enfant » de cette tentation désespérée :

    « Quand la lumière tombe,

    dis non aux fausses consolations du vide,

    choisis l’empreinte, et consens avec elle

    au départ au legs joyeusement insensé

    de la vie à d’autres vies.

    « Quand la lumière tombe,

    ta mère, même morte, te demande la lune :

    « Continue à faire briller pour moi la lampe

    de la vie, brillante comme les lucioles jadis

    au cœur des choses vues, et à réinventer. « »

    Sur les pas de la mère, ou en écho spirituel avec elle, François Cheng, le maître aimé, aurait-il conduit la poète jusque dans sa vérité ?

    « Quand rayonne la nuit,

    n’est-ce pas elle ta morte, nouvelle Eurydice,

    qui a donné ce souffle orphique à ta main pour écrire

    l’aria de l’apparition dans la disparition ?

    « Tout est perdu, oui et tout est retrouvé. » »

    Il y aurait certes encore beaucoup à dire de cet ouvrage et de l’alliance étroite qui s’y noue entre l’ode et le lamento. Mort et résurrection. Mais, parvenue à cette étape de ma lecture, je reste sans voix tant la beauté de ce poème m’étreint. Je m’efface et cède à d’autres le soin de poursuivre le dialogue avec la poète.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Pays perdu d'avance 2





    SYLVIE FABRE G.



    Sylvie Fabre Portrait
    D.R. Ph. Joseph Caprio
    Source





    ■ Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes


    L’Approche infinie (lecture d’AP)
    Sylvie Fabre G. par Sylvie Fabre G. (auto-anthologie poétique comprenant plusieurs extraits de L’Approche infinie)
    [C’est un matin doux et amer](poème issu du recueil L’Autre Lumière)
    Trouver le mot (autre poème issu du recueil L’Autre Lumière)
    Dans l’attente d’un prolongement qui se meurt (lecture d’AP sur Corps subtil)
    Corps subtil (poème issu du recueil Corps subtil)
    La demande profonde
    Frère humain (lecture d’AP)
    Frère humain (lecture d’Isabelle Raviolo)
    [La pensée va, et vient à ce qui revient] (poème issu du recueil Frère humain)
    Celle qui n’était pas à sa fenêtre (extrait issu du recueil Le Génie des rencontres)
    L’Intouchable (lecture d’Isabelle Raviolo)
    [À l’orée] (poème issu du recueil L’Intouchable)
    Lettre des neiges éternelles (extrait de La Maison sans vitres)
    Piero, l’arbre (autre extrait de La Maison sans vitres)
    Le rêveur d’espace [hommage à Claude Margat] (autre extrait de La Maison sans vitres)
    Quelque chose, quelqu’un (lecture d’AP)
    Tombées des lèvres (lecture d’AP)
    Tombées des lèvres (lecture d’Isabelle Raviolo)
    [Plus forte que la forêt] (poème issu du recueil Tombées des lèvres)
    [Bien sûr le chant s’apaise dans le soir] (poème issu du recueil La Vie secrète)
    Maison en quête d’orient (poème issu du recueil Les Yeux levés)
    Jean-Marie de Crozals & Sylvie Fabre G. | [La montagne bascule]
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    L’au-dehors
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Sylvie Fabre G. (+ poème issu du recueil L’Approche infinie)




    ■ Lectures et chroniques de Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes


    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman
    Alain Freixe, Vers les riveraines
    Emmanuel Merle, Ici en exil
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation
    Pierre Péju, Enfance obscure
    Pierre Péju, L’État du ciel
    Fabrice Rebeyrolle, un peintre gardien du feu
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer
    Roselyne Sibille, Entre les braises
    → (dans les Chroniques de femmes)
    L’Amourier | Le Jardin de l’éditeur
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Ludovic Degroote | Retisser la trame déchirée
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Anne Slacik : Anne, la sourcière
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Une terre commune, deux voyages





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  • Roselyne Sibille, Entre les braises

    par Sylvie Fabre G.

    Roselyne Sibille, Entre les braises,
    éditions La Boucherie littéraire,
    Collection « La feuille et le fusil », 2018.



    Lecture de Sylvie Fabre G.




    UNE CLARTÉ QUE L’OMBRE NE POURRA ABOLIR


    À Roselyne qui nous rappelle
    que la vie ne nous préserve de rien.



    Il y a des signes qui sont comme des apparitions. Et aux moments les plus bouleversants de notre vie, ceux qui touchent à la naissance et à la mort, à l’amour et à l’adieu, d’abord nous foudroient, puis rayonnent à l’intérieur de nous pour nous permettre d’associer à leur silence la parole où tressaillent puis se propagent les ondes de la joie ou de la douleur. Leur enfance jouxte alors leur éternité. Le signe cerné peut être une voix, un regard, la ligne d’un paysage ou d’un livre, une clarté que l’ombre jamais ne pourra abolir.

    Dans le dernier recueil de Roselyne Sibille, Entre les braises, qui vient de paraître aux éditions La Boucherie littéraire, ce signe définitif est une précieuse touche de couleur, le vert émeraude d’un regard, ce « vert d’eau », ce « vert-lumière que donne le soleil à la transparence des feuilles ». Il revient, leitmotiv au long du poème, et toujours inédit, pour y évoquer la présence, l’absence et la présence absente d’un enfant qui a choisi de se donner la mort. La choisissant, il a fait basculer la vie de sa mère dans une autre vie, incertaine et fuyante, dont elle ne sait si elle existe vraiment et où en « est la suite ». Car son être entier de mère étant atteint, elle vit désormais « les mains lasses/les doigts/le cœur trop loin/la tête à l’abri de rien ». Au début du texte en témoigne le basculement des pronoms qui la désignent : le je devient un on, comme si elle avait perdu toute conscience de soi et ne pouvait plus que laisser un moi quotidien, indéterminé, agir à sa place : « on marchera sans les jambes, on remplira la bouilloire, on versera, on servira l’infusion », séries d’actions mécaniques des premiers jours du deuil, non reliées à la chair, à l’esprit de la vivante. La mort en elle semble d’abord gagner, un incendie qui dévore tout et consume jusqu’à l’amour de jadis « devenu un inconnu ». Le vocabulaire récurrent du feu (ou aussi de la glace car en même temps, face à l’incompréhensible, « on a froid partout », écrit-elle) souligne le bouleversement de tous les sentiments ou sensations qui font la vie ordinaire. À la place se sont installées « les insécurités définitives » dont parle Juarroz cité en exergue. Roselyne Sibille montre, jusque dans la typographie du texte, la sobriété le resserrement ou la dispersion des mots au fil des pages, la manière dont la mère et la poète en elle tentent de faire face au deuil insoutenable. Atteinte dans ses fondations les plus profondes, « toute stabilité emportée par la tornade fondamentale », lui restent la révolte, le désespoir, la ruine.

    Car quelle perte peut être pire tragédie que la perte d’un enfant dans de telles conditions, et comment y faire face pour que la mort ne gagne pas aussi en soi et sur tout ? Roselyne Sibille y répond en éclairant la nécessité d’une lutte intime et le pouvoir résilient de la parole. Quand les mots eux-mêmes nous fuient, nous rappelle Entre les braises, c’est la vie qui se tarit. Cette désertion des mots d’abord « engloutis dans un gouffre », le recueil en déroule la reconquête menée au cours des mois et des années qui suivent le drame. En son cœur, la douleur infrangible et la lente montée d’un « oui ». Après « le temps des mots hannetons à la patte cassée », le retour progressif de ceux qui vont lui permettre de rester debout. Car ce sont les mots, vers ou prose (qu’importe le genre dans ce livre mêlant aussi les registres), qui lui permettent « de ne pas se laisser glisser jusqu’à plus rien ». Grâce à leur fil sur la corde d’un dramatique et d’un lyrisme économes, la narratrice va pouvoir affronter l’événement inimaginable, et les déflagrations qui en résultent, au passé présent futur. La construction du livre est à l’image de la reconstruction de la vie. Du magma initial des mots la narratrice va faire un foyer de lumière, en se frayant pas à pas un chemin hors du labyrinthe pour retrouver la juste distance, « pour que le regard vert-lumière soit tissé à sa vie, subtilement, sans la brûlure ».

    Des pages rouge vermillon* de cette brûlure, narratives, interrogatives ou méditatives, à celles ocres*, rares et brèves, du monologue intérieur au présent, se poursuit l’avancée des progrès de la mère vers la vie et l’écriture (du « plomb » du corps au « trop des mots », du « braille » du ciel aux « émeraudes » du regard), est tracé le parcours vers un consentement sans oubli et porté par une source inépuisable d’amour. La voix résonne, et dans son questionnement sans réponse sur ce fils désormais intactile cherche l’ailleurs insaisissable qu’il habite : « Trouverai-je un jour une certitude ? Nulle carte n’existe de cet ailleurs », nous confie la poète. Le tracé bien sûr n’est pas linéaire, les retours en arrière, les doutes, les effondrements sont multiples. L’avancée pourtant est inexorable. « La sonnerie du téléphone, beaucoup trop tôt le matin » la strie encore mais le poème du fils mort et de sa mère vivante s’écrit, « debout face au vide », dans la vérité du plus jamais et de l’invisible présence sur cette Terre.

    Les dernières pages, blanches*, inscrites comme les toutes premières dans le temps de l’écriture et dans la réalisation concrète du recueil, fruit désormais prêt à être livré, reviennent sur l’expérience vécue en une signifiante énumération qui rétablit définitivement le lien entre « mon fils, mon élan, mon souffle, mes mots ». Celle-ci met ainsi en lumière la matière et l’esprit, la langue et l’âme de sa traversée. Du plus intime au plus universel, en mère courageuse et poète d’une grande humanité, Roselyne Sibille la termine par un acte de foi, une ouverture offerte à elle-même et au lecteur : « l’écriture comme un fil de vie », l’écriture qui « saute le feu », nous garde, vivants et morts, nous assure-t-elle, ensemble dans son éternité.



    _____________________
    * L’alternance des couleurs de pages est une idée qui relève du choix exclusif de l’éditeur.



    Sylvie Fabre G.
    D.R. Texte Sylvie Fabre G.
    pour Terres de femmes







    Roselyne Sibille  Entre les braises





    ROSELYNE SIBILLE

    Roselyne Sibille
    Source




    ■ Roselyne Sibille
    sur Terres de femmes


    Entre les braises (lecture d’AP)
    Les Langages infinis (extrait)
    [Pose ton visage dans une brèche] (extrait de Lisières des saisons)
    Lisières des saisons (lecture de Florence Saint-Roch)
    Ombre monde (lecture de Marie Ginet)
    Roselyne Sibille | Liliane-Ève Brendel, Lumière froissée (lecture d’AP)
    Nuit ou montagne (poème extrait de Lumière froissée)
    [L’ombre est une ligne de crête] (poème extrait d’Ombre monde)
    La tendresse me racine (poème extrait du recueil Versants)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Le souffle des mondes
    Sabine Huynh | Roselyne Sibille, La Migration des papillons (extrait)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions La Boucherie littéraire)
    la page de l’éditeur sur Entre les braises




    ■ Autres lectures de Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes


    Caroline Boidé, Les Impurs
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman
    Ludovic Degroote, Un petit viol, Un autre petit viol
    Pierre Dhainaut, Après
    Alain Freixe, Vers les riveraines
    Luce Guilbaud, Demain l’instant du large
    Emmanuel Merle, Ici en exil
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation
    Angèle Paoli, Lauzes
    Pierre Péju, Enfance obscure
    Pierre Péju, L’Œil de la nuit, par Sylvie Fabre G.
    Didier Pobel, Un beau soir l’avenir
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer
    Fabio Scotto, La Peau de l’eau
    Une terre commune, deux voyages (Tourbe d’Emmanuel Merle et La Pierre à 3 visages de François Rannou)






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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Alain Freixe, Vers les riveraines

    par Sylvie Fabre G.

    Alain Freixe, Vers les riveraines,
    Éditions L’Amourier, Collection Fonds Poésie, 2013.



    Lecture de Sylvie Fabre G.



    Sur un fil de mots tendu entre lumière et nuit
    Ph., G.AdC







    CE QUELQUE CHOSE QUI APPELLE



    Si le langage échoue toujours à nommer ce quelque chose qui appelle par-dessus « les murs » du monde, il nous aide pourtant à mieux approcher ce que le regard nous en accorde et à toucher sa part d’inconnu. Car ce quelque chose, qui vient du monde et y retourne, parfois un bref instant nous en écarte. Et pour le dire, nulle voix autre que la nôtre qui reste une promesse à tenir. Vers les riveraines, le dernier livre d’Alain Freixe, paru aux Éditions L’Amourier cet automne 2013, le tente en frayant, en quatre étapes successives, un véritable parcours initiatique pour habiter le monde en ce « cœur d’absence » et dans les « merveilles » qu’il nous offre de la présence. Comme Rimbaud, le poète avance sur un fil de mots tendu entre lumière et nuit et, comme Perceval, il s’immobilise sur « l’autre versant » où s’oublier est « ne pas dire adieu ».

    Mais avant d’y parvenir, le chemin pour sortir du labyrinthe reste à accomplir. Dans le texte en prose liminaire, la personne employée par l’auteur est le « nous » réunissant significativement celui qui écrit et celui qui lit dans une même quête. « Quand le monde fait la roue entre torpeur et hypnose dans la nuit du sens », « que peuvent les mots ? », se (et nous) demande Alain Freixe, au seuil de son entreprise. La réponse est déjà une manière d’orientation. Les mots, assure-t-il, nous accordent une avancée « en enjambées risquées, courses poudreuses, écarts et pas » et « des échappées réfractaires ». Malgré leurs limites et nos incertitudes, ils peuvent donc nous aider à condition que nous soyons prêts à accomplir une traversée et à habiter l’intervalle. Pour aller avec eux « vers ces riveraines » que nous annonce le titre, deux nouvelles questions restent à se poser. Elles ferment l’invitation et ouvrent la voie à suivre. Elles sont cette fois-ci adressées au lecteur sur le ton de l’interpellation comme si le poète voulait l’entraîner à prendre conscience individuellement de son rapport au temps, et plus largement à celui de la vie et de la mort : « Comment portez-vous le temps qui vous porte ?// Comment parlez-vous des morts ? ».

    Ce « vous » nous convie donc au dialogue silencieux, impulsé par la parole poétique qui va suivre dans son alternance de proses ou de vers. Le retour sur soi rejette tout divertissement et abruptement nous confronte à la vérité de notre condition humaine. Le poète va s’employer lui-même dans les deux premières parties du livre à se placer face à l’énigme de l’homme en ce monde, en n’accordant aucune concession à la transcendance. Si ses mots « cherchent la brèche » et « traversent parfois », s’ils font passer « dans le vent implacable/d’un regard d’encre/parfum et musique/ », ils nous ramènent toujours à une expérience ancrée ici et ne nous promettent nulle autre demeure que le chant du poème, tel celui de l’oiseau « passereau de l’âme ». Ce chant, source d’un appel, est le fruit d’une habitation.

    Dans Parler des morts, première partie autobiographique, Alain Freixe effectue une remontée dans son propre passé à partir d’un pays natal, le pays catalan où il a vécu son enfance, où vit encore en partie sa famille et où leurs morts sont enterrés. Cette visite sur leurs traces se fait dans le souffle des vents, les « veines du noir », le bruit de la mer et sur fond de paysage à « l’olivier de Bohême » et de maisons éboulées. Lui-même est, comme tous les autres, « l’homme qui passe » « au nom envolé ». Il marche « parmi des os » et « des paroles lointaines » et écrit la « fiction d’oubli » dont il vient. De l’enfance, il ne reste à l’âge mûr déjà « envoûté d’hiver » que l’ombre et la solitude, que des cendres et « des paroles-gravats ». Le poète refuse la nostalgie pour penser les cœurs pétrifiés, la misère, le malheur ou décrire les figures tutélaires comme « Marie la noire /aux émois », toutes les femmes qui saignent, sorcières ou mères. Le long poème lyrique, Qui appeler, construit sur une série d’images et d’anaphores, se termine sur le constat du vide, et l’ensemble de la seconde partie sur celui de « personne n’est là ». Il faut bien alors seul « porter le temps » et espérer comme Apollinaire « que tombe la neige » et la misère, et que vienne, « perdue derrière ses cheveux noirs, une femme » ou « quelque chose » pour que s’arrête la chute. Retrouver un visage, marcher pour rencontrer l’inconnu devant soi, même si nous sommes sûrs de la perte. Il n’y a « pas de paradis », nous dit le poète, mais il y a peut-être une « passerelle de lumière au-dessus du vide » et sûrement « un homme qui-cherche-à-voir » et écrire.

    De cet espoir et de sa soif, mais aussi de la blessure et de la fente, de l’espace désencombré de l’enfance et des morts, du voyage entrepris dans la vie « disjointe », la troisième et la quatrième partie du recueil nous montrent ce qui naît : un pari pour « la dorveille ». Après Le baiser du noir, c’est contempler et accueillir, donner une place à ce qui surgit de la présence et dans la présence. C’est entrer dans la couleur « ni rouge ni blanche » mais « rose, couleur nouvelle » et, à la manière de Perceval, ouvrir un instant la clôture du temps pour pénétrer le perdu. Les deux grands poèmes qui constituent la troisième partie, en vers libres, au présent, au futur et au conditionnel, unissent, dans cette expérience, le passé au devenir, mêlent le vécu et le rêvé dans un même élan lyrique.

    L’hymne à la nuit de la dernière partie, Vers les jours noirs, est le point d’orgue où la voix du « on » résonne avec le « nous » du texte liminaire. Élargissant le singulier à l’universel, reliant le silence à la parole, elle va rejoindre le chant. Ce chant, qui a pour nom Poésie, redonne un nom à « l’homme au nom envolé ». Et, avec lui, à tous ceux qui l’accompagnent dans l’écriture du passage.


    Sylvie Fabre G.
    D.R. Texte Sylvie Fabre G.







    Vers les riveraines







    ALAIN FREIXE


    Alain Freixe par Marc Monticelli





    ■ Alain Freixe
    sur Terres de femmes


    Vers les riveraines (lecture d’AP)
    À l’étrangère (extrait de Vers les riveraines)
    [on serait à couvert sous les arbres] (autre extrait de Vers les riveraines)
    Bleu plié au noir
    Contre le désert (lecture de Michel Diaz)
    Contre le désert (lecture d’AP)
    Septième pas (extrait de Comme des pas qui s’éloignent)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de L’Amourier éditions)
    une page sur Vers les riveraines
    → (sur Terres de femmes)
    Alain Freixe & Raphaël Monticelli | Chère
    P/oésie, le blog d’Alain Freixe : La poésie et ses entours
    → (sur Terres de femmes)
    Serge Bonnery et Alain Freixe, Les Blessures de Joë Bousquet, 1918-1939 (lecture d’AP)




    ■ Autres lectures de Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes


    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman
    Pierre Dhainaut, Après
    Ludovic Degroote, Un petit viol, Un autre petit viol
    Luce Guilbaud, Demain l’instant du large
    Emmanuel Merle, Ici en exil
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation
    Angèle Paoli, Lauzes
    Pierre Péju, Enfance obscure
    Pierre Péju, L’État du ciel
    Didier Pobel, Un beau soir l’avenir
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer
    Fabio Scotto, La Peau de l’eau
    Roselyne Sibille, Entre les braises
    Une terre commune, deux voyages (Tourbe d’Emmanuel Merle et La Pierre à 3 visages de François Rannou)





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  • Pierre Péju, L’État du ciel

    par Sylvie Fabre G.

    Pierre Péju, L’État du ciel,
    éditions Gallimard, Collection Blanche, 2013.



    Lecture de Sylvie Fabre G.




    Le bleu
    Ph., G.AdC







    ACCOMPLIR “L’INSTANT, PROVISOIREMENT REDRESSÉ”



    « Tu vois, dit Nora, j’ai recommencé, mais cette fois la couleur est complètement libre. Le bleu, je le laisse s’étaler. Moi je ne m’occupe que de la ligne ». Ces paroles que prononce, en parlant de sa peinture, l’héroïne de L’État du ciel à la fin du dernier roman de Pierre Péju qui vient de paraître cet automne chez Gallimard, nous donnent peut-être une des clés de cette histoire initiatique où la ligne entre le ciel et la terre, les dieux et les hommes, la vie et la mort n’est plus seulement la ligne toute tracée des destins ni une ligne de séparation ou de clôture mais un chemin d’élargissement et un horizon ouvert. Les personnages, après avoir vécu la chute dans le malheur extrême, l’errance, la folie et le désamour, ne vivront-ils pas une lente remontée vers la lumière et ne pourront-ils pas laisser gagner « le bleu » d’un vécu et mystérieux recommencement ?

    L’auteur inscrit cet espoir, d’Occident en Orient, de France en Grèce, dans une traversée menacée dont la trajectoire mène les protagonistes des bords ombreux du lac d’Annecy dans les Alpes jusqu’à l‘île de Sifnos à l’aube, « ultime terrasse sur la mer Egée», sorte de « bout du monde » et « avant-goût du paradis », comme si en ce lieu où origine et fin se confondent, où tous les éléments naturels, les couleurs et le langage entrent en dialogue, où les êtres célestes côtoient les humains, ses personnages pouvaient réintégrer l’ordre du cosmos dans une forme d’harmonie et accomplir « l’instant, provisoirement redressé », dans l’éternel présent de l’amour et de la beauté.

    Mais avant ce moment suspendu dans l’espace et le temps, il y a le constat désenchanté de l’état du ciel et de la terre, dressé par l’ange Raphaël dès le début du roman en un long monologue, sorte d’envoi en italiques qui jette les bases de l’intrigue à venir. L’emploi de la première personne sera symboliquement le privilège de l’ange dont les observations et commentaires omniscients ponctueront régulièrement chapitres ou parties alors que le reste de la narration se fera à la troisième personne dans la multiplicité des points de vue humains.

    Celui-ci donc, après avoir souligné la déréliction, l’impuissance, la mélancolie ou l’absence des dieux ou de Dieu, ainsi que l’instabilité, l’absurdité, la cruauté du monde terrestre, prend la décision d’instiller « une goutte de mieux dans la mer du pire » en faisant le choix, pari modeste, de descendre sur terre aider un couple à la dérive. Ce trio de personnages va permettre à Pierre Péju de varier les registres en mêlant le merveilleux et le réalisme, le tragique et le lyrique. Il fait ainsi de son roman un roman des sens et du sens, une fable à fonds mythologique et à portée philosophique et morale.

    Le tableau de la planète et de la vie détruite de ses personnages que l’auteur brosse dans toute la première partie de sa narration a la tonalité âpre de celle que nous connaissons dans l’ensemble de son œuvre romanesque. Les malheurs singuliers et les malheurs collectifs, Pierre Péju nous les donne à voir, je l’ai dit, à travers le regard de l’ange Raphaël, mais aussi à travers celui des deux autres héros, Mathias, médecin humanitaire, gynécologue à Annecy mais exerçant différentes missions autour du globe, et sa femme Nora, fille d’un résistant grec à l’époque des Colonels, peintre reconnue et mère ravagée par la mort d’un enfant.

    « Mortels, malheureux mortels », ces deux-là et tous les personnages secondaires qui les entourent portent leur croix (martyre d’un père et perte d’un fils et de son art pour Nora, solitude et incommunicabilité pour Mathias qui teste ses limites par la varappe, marginalité et mort violente pour Nikos leur enfant, misère psychologique et sociale pour Elsa sa compagne qui a du mal à être mère comme la Thérèse de la Petite Chartreuse, enfance ballotée et meurtrie pour leur fils…), mais la place donnée par l’auteur dans leur vie à la nature, à l’art, à la médecine, à la révolte ou à la relation à l’autre porte en germe la possibilité de recommencer la vie « par-delà le désespoir ». Pierre Péju dans ce roman est disciple de Camus. Comme lui, il met l’accent sur l’importance des forces naturelles et sur la puissance des mythes, comme lui il œuvre à maintenir une forme de fraternité et d’espoir mais sans nous bercer d’illusions sur l’homme et son ambivalence, ni sur les épreuves de sa condition. Le roman n’est nullement idéaliste, la folie, la destruction, la haine rôdent, le mal est là mais sa réalité n’empêche pas le désir d’absolu et l’ouverture au beau, au bien et au vrai. Raphaël l’ange semble attiré par cette humanité capable du pire mais aussi du meilleur quand elle revient à la source sacrée de la vie.

    La présence de l’enfance tout au long du roman en est le signe le plus infrangible que nous donne l’auteur. Si nous savons le déchiffrer, il nous fait comprendre la profondeur de l’histoire racontée. Dès le cinquième chapitre, l’enfant de Nora, Nikos, apparaît comme « l’enfant talisman » dont le regard abrite « un vieux sage lui-même enfantin ». Sa venue au monde a permis à Nora d’apaiser les anciennes blessures et de changer les couleurs de sa palette en accordant « la maternité et sa vocation picturale ». L’enfant n’entrave donc pas sa création (et Pierre Péju, sans le dire, combat avec efficacité cette idée reçue) mais annonce au contraire que « la promesse de la lumière », qui est sa quête dans la peinture, un jour « sera tenue ». L’écrivain nous montre magnifiquement que, jusque dans les situations les plus extrêmes d’errance, de guerre ou de misère, l’enfant demeure ce pourvoyeur de clarté, « d’instant très pur ». Il crée d’ailleurs le personnage de Mathias à partir de cette expérience. Très jeune, celui-ci a découvert, sous « le visage irrité et sale » du bébé d’une SDF qu’il a tenté d’aider, l’absolu d’« une vie minuscule et secrète ». De ce moment est née sans doute sa vocation d’obstétricien engagé.

    S’il est déjà signifiant que pour les deux héros l’enfance ait une telle amplitude dans leur destin, le miracle réalisé par l’ange en renforce l’aura. N’est-il pas étroitement en lien avec l’arrivée d’un nouvel enfant dans leur vie à un moment où elle se délite entièrement ? L’art du conte va, à partir de l’apparition du fils de Nikos, l’enfant de Nora assassiné, dérouler une série d’évènements et de métamorphoses qui touchent l’ensemble des personnages et bousculent leurs « trajectoires » linéaires, en faisant se croiser autrement leurs vies, les emboîtant les unes dans les autres par cercles successifs, jusqu’à ce centre, l’île grecque dont nous avons parlé, où ils vont retrouver unicité et unité.

    C’est à ce moment du récit que Pierre Péju fait réapparaître le personnage d’Isis, « jeune fille au voile couleur d’arc en ciel », venue au début de l’histoire s’accouder près de Raphaël pour « jeter elle aussi un coup d’œil au monde d’en-bas ». « Frêle messagère céleste », n’est-elle pas la jeune déesse symbole de la maternité et protectrice des enfants et des morts ? Avec un autre intercesseur, le pope Georgios, à mi-chemin lui entre les hommes et Dieu, elle va présider aux retrouvailles des personnages et ouvrir la « magique profondeur du temps » en permettant aux deux mères meurtries, Nora et Elsa, d’emprunter à nouveau la voie de l’amour, y faisant entrer par là-même Mathias et l’enfant prénommé symboliquement par l’auteur Nikos lui aussi. Comme si la douleur vécue ne pouvait plus empêcher la joie de renaître dans le cycle infini de la vie où un enfant mort tient la main d’un enfant vivant. Pierre Péju nous renvoie ainsi au mythe de l’Éternel Retour mais en laisse ouverte l’énigme.

    Le roman se clôt en effet sur le voyage où tous s’embarquent pour « l’île des morts » ou « l’île des amoureux », deux noms pour un même pays natal, dont on « espère seulement » ne jamais revenir. Son sens, convoyé par la lumière des « derniers rayons du jour », « l’écharpe au vent » d’Iris, « l’index levé vers le ciel » du pope et le vœu prononcé par Mathias, renvoie le lecteur, comme l’auteur, à ce qui nous dépasse, un inconnu qui peut-être « fixe enfin son chemin »1


    Sylvie Fabre G.
    D.R. Texte Sylvie Fabre G.





    _________________________________________
    1. François Cheng, Cinq méditations sur la mort, Albin Michel, 2013.







    Pierre Péju, L'Etat du ciel
    feuilleter le livre





    PIERRE PÉJU


    ■ Pierre Péju
    sur Terres de femmes


    Enfance obscure (lecture de Sylvie Fabre G.)
    L’Œil de la nuit (lecture de Sylvie Fabre G.)
    [Un immense brasier] (extrait de L’Œil de la nuit)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur L’État du ciel




    ■ Autres lectures de Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes


    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman
    Pierre Dhainaut, Après
    Ludovic Degroote, Un petit viol, Un autre petit viol
    Alain Freixe, Vers les riveraines
    Luce Guilbaud, Demain l’instant du large
    Emmanuel Merle, Ici en exil
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation
    Angèle Paoli, Lauzes
    Pierre Péju, Enfance obscure
    Didier Pobel, Un beau soir l’avenir
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer
    Fabio Scotto, La Peau de l’eau
    Roselyne Sibille, Entre les braises
    Une terre commune, deux voyages (Tourbe d’Emmanuel Merle et La Pierre à 3 visages de François Rannou)






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