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Étiquette : Sylvie Fabre G.
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Sylvie Fabre G. | [À l’orée]
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Sylvie Fabre G., Tombées des lèvres
par Isabelle RavioloSylvie Fabre G., Tombées des lèvres,
L’Escampette Éditions, 2015.
Lecture d’Isabelle Raviolo
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Sylvie Fabre G., Tombées des lèvres
par Angèle PaoliSylvie Fabre G., Tombées des lèvres,
L’Escampette Éditions, 2015.
Lecture d’Angèle Paoli
Ph., G.AdC
« LA CLAIRE PERFECTION » DE L’ENFANCE
Éternité de l’enfance, éternité première. Engendrée longtemps avant la naissance, en amont des origines. Quelle durée, la vie fragile de l’enfance ? Qui, mieux que la poète Sylvie Fabre G., saura dire la fragilité de ce temps accordé à la vie, « félicité obscure » prise entre sombre clarté et lumière ? Combien de temps ? interroge la poète dans Tombées des lèvres, recueil qu’elle consacre et dédie à ses petites filles, Anna Livia et Tosca ? Légèreté d’hirondelles, l’enfance, à quelle éternité promise ?
Égrenés au fil des pages, les poèmes, comme autant de notes tenues sur un fil pour retrouver, à travers l’enfance actuelle et vibrante des deux petites filles, toutes nos enfances, éternelles traversées d’oubli.
À travers l’observation d’Anna Livia et de Tosca, Sylvie Fabre G. explore, en trois étapes, trois volets — « Le trésor des oiseaux » | « Petites filles traversières » | « À mesure d’enfance » —, « la vie exacte » de la petite enfance.
Il faut remonter aux origines, rassemblées sous le titre tutélaire « Le trésor des oiseaux », pour renouer avec les mémoires d’enfance, celles que l’on a tues qui recèlent toujours leur part de secret, celles qui affleurent disséminées sous le millefeuille du je
— « Attentive derrière les motsta mémoire revient vers
le fils, dont le pays était l’enfancedont le pays n’est plus l’enfance » —
enfance du fils à jamais reçue pour donner naissance à d’autres enfances qui balbutient au ventre de la mère. Cheminement attente qui se précise au fil des jours, « du glissement du cœur vers / le corps en route » ; mystérieux cheminement qui se vit sous les regards des parents, se faufile sous les mots de la grand-mère pour dire l’avènement de l’indicible, l’énigme de la « vivante ».
Dès les abords de la vie, la langue balbutie qui commence par le cri, l’informulé l’inarticulé de l’angoisse qui accompagne la naissance. Mais le souffle est là, inspir/respir, qui préside à l’acte de vivre, éblouissement et « extension » de la mère à l’enfant ; zeugma qui renouvelle l’alliance des êtres avec le monde auquel ils appartiennent :
« Porter refonde patiemment l’origine,l’alliance de la fleur à la terre,de la neige au nuage, engendredeux hivers venus de deux printemps,père, mère, enfants […] »
La poésie de Sylvie Fabre G. interroge. Le moindre geste, la moindre manifestation prise entre « épines » de la famille et « pétales de papillon », « détresse » et « douceur » ; « angoisse de la séparation » et « joie originaire de la vie » qui préside à la mort (« le bébé rêveur sait-il déjà la mort ? »). Ainsi, si la naissance d’un enfant accroît le monde, si son apparition est agrandissement de la création, si habiter l’enfance est renouer avec le commencement qui nous lie à jamais au jadis, la venue nouvelle d’un être humain est toujours renouvellement du mystère de l’avant et du mystère de l’après :
« Une seule vie : devant les yeuxet derrière, le mystère. »
Cependant, l’enfance est là, promesse d’un don qui dépasse, d’une grandeur qui pousse vers le « goût d’aimer » ; promesse d’oiseaux dans leur langue, envol des voyelles qui s’élèvent entre le glissement des consonnes au creux des prénoms des petites filles. « Voyelles tombées des lèvres », qui se recomposent sous la magie du verbe pour donner une œuvre nouvelle. Nomination qui conduit au poème, du poème au recueil, de l’écriture à la vie. Nommer et donner vie. Nommer et donner à lire. Nommer et écrire. « Félicité obscure » que cette promesse, d’où naît aussi le sentiment de l’éphémère, puisqu’« il n’y a qu’un seul voyage ». Ainsi de la petite enfance qui ne dure que le temps d’un pépiement. Déjà il faut envisager l’envol des alouettes l’avenir les départs les soucis les chagrins les séparations. Avec l’énigme finale qui gît sous la lame du vers :
« il y a départ
et l’issue manque pour le retour ».
En dépit de la note sombre qui clôt la première section du recueil, la poète poursuit son voyage, observatrice vigilante des « petites filles traversières ». Elle compose pour elles, dans la belle langue de ses poèmes, des tableaux d’enfance heureuse. Ceux des rondes et des comptines, des jeux et des histoires, des chutes et des chagrins, des magies et des joies, des larmes et des baisers, des refus et des maux… Autant de regards qui ramènent sur la laisse de nos mémoires nos enfances oubliées, à croire qu’en dépit de la marche inexorable du temps, les temps de l’enfance se rejoignent, sans cesse réappropriés dans les mêmes gestes dans les mêmes attentes dans les mêmes cheminements. La poète admirative émue retrace ces étapes, accordant à ses petites filles toute l’attention que mérite chaque forme nouvelle sous le regard émerveillé de l’enfant. Ainsi, dans chaque expérience, « la claire perfection » de toute chose s’offre-t-elle au désir de l’enfant dans l’énigme d’une existence qui se change en découverte. Découverte d’un instant qui donne au temps toute sa mesure. Miracle que cette vie des petites filles éprises de curiosité insatiable. Leur talent de magiciennes fuse, propre à transcender le monde ses effrois ses injustices incompréhensibles et de les muer en « don d’amour ».
« Au tournant de la pageinlassablement elle suspend son gestesoucieuse des larmes de la baleine bleueque son doigt essuieet c’est à chaque fois la douleurde la créature qu’elle transmueen don d’amour ».
Rassemblées sous la voix de l’enfant, toutes les voix du monde glissent sous la langue enfantine. Ainsi tous les mystères des histoires patiemment lues ressassées entendues rendent-ils aux voix surgies de la page leur lallation de prières,
« car ouvrir sa voixaux mondes c’est aussi ouvrir le livre des prières ».
Mais la plus belle découverte, la plus saisissante, la plus admirable, n’est-elle pas, pour une grand-mère poète, celle de l’apprentissage du langage ? Ainsi Sylvie Fabre G. se met-elle à l’écoute du bruissement de la langue d’Anna Livia et de Tosca. Depuis les babils du tout petit enfant qui « trompe la solitude en suçotant sa voix » jusqu’au « butin de gouttes sonores » qui signent l’exploit
— « aujourd’hui les motsjaillissent et chantent pareils aux fontaines,réveillant le sentiment de jouvence d’une assoifféedans l’écoute soudain désaltérée à ce qui semble
couler de source pure… » —.
Jour après jour, le langage fraie son chemin à travers timbre / tessiture / écho / voix / intonations / rythme et sons. Et tant pis si « la langue trébuche ». D’autres voix aimantes sont là qui apportent leur aide et permettent que les mots retrouvent leur voie. Au-delà, le vent la forêt les étoiles la balançoire la flaque d’eau et « la baleine bleue » sont là pour donner à la vie sa saveur de sel et aux petites filles leur élan vers la lumière.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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Sylvie Fabre G. | [Plus forte que la forêt]
Collage-diptyque, G.AdC
[PLUS FORTE QUE LA FORÊT]
Plus forte que la forêt au Désert,
Anna Livia en sa lancinante mélopée
se fraie un passage dans l’énigme
de l’invisible : Loup, y es-tu ?
Sa demande pressante monte au faîte,
rythme de grands rais les sapins mais,
dessous, les mousses et les fougères
étouffent les mots dans la répétition.
Ils semblent s’éloigner pour mieux revenir :
Loup, y es-tu ? M’entends-tu ?
L’œil glaneur par aguets, la parole émotive
court le risque de l’incarnation, trouve
framboises comme alliées de secours
et la voix rouge de sa dévoration
l’hardie enfant étourdiment triomphe :
Loup y est pas, il nous mangera pas !
Quelle mère-grand démentirait son chaperon ?
Sylvie Fabre G., Tombées des lèvres, L’Escampette Éditions, 2015, page 52.
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Jean-Pierre Chambon, Tout venant
par Sylvie Fabre G.
Ph., G.AdC« …s’élancer en confiance
dans l’air
qui porte la lumière et les voix »
Le monde est toujours cet insaisissable que nous tentons de déchiffrer par l’aiguisement de tous les sens, la force de la pensée et de l’imagination, le don du langage, mais nous savons que nous ne parviendrons qu’à en avoir une connaissance limitée et que le secret qu’il contient nous demeurera en partie scellé comme nous est en partie scellé celui des vivants et des morts qui l’habitent. Quelle parole alors peut s’exercer à éclaircir l’opacité ou « à creuser encore dans l’obscur », tout en espérant parler « une langue transparente… / qui nous ferait traverser le miroir / et dirait enfin le secret des choses » et « le mystère des êtres » ? Peut-être celle du poète dont « le projet prodigieux », écrit Jean-Pierre Chambon, est « à partir de l’inaliénable singulier / éveiller des voix inouïes / qui donneront pouvoir / de parler au pluriel ». Et c’est bien ce que lui-même réussit dans son dernier recueil, Tout venant, paru à l’automne 2014 aux éditions Héros-Limite.
En une suite de poèmes courts, étonnamment profonds dans leur légèreté, le poète nous offre des instants de vie comme arrachés à la cécité ou à l’indifférence habituelle, bribes emmêlées de quotidien et de rêve, effleurements sensibles et verbaux de choses, de bêtes et de gens dont les gestes, les pensées et les sentiments, comme dérobés à la fuite du temps, sont rendus à une lumière. Nous invitant ainsi à ouvrir avec lui les yeux et les mots sur la réalité et ce qui la peuple, il nous en fait saisir finement les éclats précieux et éphémères, à travers par exemple l’évocation d’un arbre au printemps : « Le vieux cerisier au fond du jardin / a atteint aujourd’hui même / le degré extrême de la blancheur / attestant à nouveau l’oracle / énoncé par l’ermite zen Ryôkan / le monde / est devenu / un cerisier en fleurs », ou encore celle, récurrente et identificatrice dans sa poésie, d’un oiseau, le corbeau qui « soudain / apostrophe l’univers de sa voix gutturale / puis » qui « s’envole » et que « le ciel efface » pour enfin laisser place au « silence » qui « résorbe la plaie du temps ». Le regard de Jean-Pierre Chambon sur les règnes minéral, végétal, animal ou humain est d’abord attentif, souvent interrogatif mais toujours humble. Il attrape ensemble leur beauté rayonnante et leur obscurité, leurs fragilités et leurs souffrances. Passant, il ne prétend pas à l’interprétation définitive, il contemple surtout et écrit, espérant que le poème qui est « chance et patience » lèvera un voile, nous fera accéder à l’essentiel, car au cœur de sa toile n’a-t-il pas le pouvoir de retenir « ce qui viendra s’y prendre » et de tisser « le frêle réseau » qui nous réunit dans « la pénombre et le vent » ? Le peuplier qui époussète ses chaussures « du plumeau de son ombre », la femme dans la cuisine qui « renifle ses larmes en épluchant ses oignons / aux luisances de cuivre », l’homme que l’ambulance emporte dans le noir et qui « regarde défiler / les lumières de la ville », le poète ne nous donne pas les clefs de leur bienveillance, de leur chagrin ou de leur solitude mais il les capte avec humour ou compassion pour nous tendre un miroir et nous faire ressentir combien nous leur ressemblons, comme eux égarés « dans la forêt obscure » et pourtant avides de « miettes de lumière », de joie et de lien.
Circulation entre le dehors et le dedans, surgissement, flottement, effacement, intermittences du jour et de la nuit, la vision émerveillée et mélancolique de la vie que nous livre Jean-Pierre Chambon dans ce recueil, si elle est concrète en son enracinement terrestre, n’en souligne pas moins combien nous ne sommes jamais entièrement au monde mais toujours un peu « à l’orée », au seuil du vécu et du rêvé, aux frontières de la vie et de la mort. La quête du poète prend le chemin du vagabondage, du Tout venant. Son errance est celle des situations, des pensées, des sentiments. L’incertitude des réponses, le désir de l’envol, le savoir de l’intervalle le traversent de part en part. Les petites lucioles, témoignant des présences, sont « dans la vacillation ». Celui qui les consigne, avant qu’elles ne s’éteignent, est un « poète fantôme », un exilé, un dormeur éveillé et ses pages, tout comme nos corps, sont voués « à la dispersion et à la poussière ». Il est significatif d’ailleurs que les thèmes du train et de la montagne, lieux de transformation permanente, comme celui des variations atmosphériques, soient très fréquents dans les poèmes. « Le monde extérieur / rincé à grande eau », au soleil ou « à la lueur de la lune » conserve ses glissements, ses étrangetés et ses métamorphoses, nos âmes aussi. Les vers nous amènent de par leur rythme et la puissance des synesthésies, de par le jeu des contiguïtés et des juxtapositions vers un mélange des temps, des espaces et des éléments : « Entrevue comme derrière la vitre / d’un aquarium / d’une grotte sous-marine / une grappe de visages / au teint verdâtre / quasi cadavérique / baigne dans la lueur gluante / d’un téléviseur ». Le réel ainsi décrit a bien des aspects inquiétants, le chien prend « un faciès de poisson », le pigeon se fait « moitié oiseau moitié enfant » et la mère pour l’enfant est « réduite par la fièvre / à des proportions lilliputiennes ». Jean-Pierre Chambon n’hésite pas à parler de « mondes parallèles » au cœur du nôtre ni à longer « la frontière de l’inexistence » quand « engagé épaule contre épaule avec la paroi » il « regarde le vide sans le voir ». Certains poèmes croisent des figures spectrales telles « des sapins encapuchonnées d’ombre […] en une lente procession pénitentielle » ou « un infirmier flottant dans un kimono phosphorescent / de samouraï » qui tire « par les cheveux la tête ravinée / brûlante / d’Antonin Artaud / dont les lèvres continuaient à vociférer / des litanies d’imprécations ». Vivants et morts font partie d’une « chaîne immatérielle » que la mémoire, le songe et la poésie rendent soudain palpable.
Les 204 poèmes constituent pour moi une sorte de bréviaire où chacun peut trouver une nourriture sensible et méditative différente au fil des lectures et des jours. Le format du livre, et même l’illustration et la couleur de la couverture, qui jouent symboliquement sur la clôture et sur la ligne de fuite, sur le vide et sur le plein, nous y convient. Le glisser dans une poche, le poser sur un meuble, l’oublier et à un moment l’ouvrir ne peut manquer d’éclaircir notre quotidien. Car la parole de vie qui s’y entend prend en charge, je l’ai dit, l’amour et la douleur du monde, la conscience d’un mystère qui englobe tout. Elle est écrite à échelle d’hommes, d’animaux, d’éléments et de choses dont elle tente de rendre la diversité, voix et actes, bruits et couleurs. L’auteur n’oublie rien des limites de la langue, ni des injustices, des violences et de la finitude qu’elle ne peut guérir. Dans les poèmes, sous « le masque des mots », se rencontrent pourtant le mendiant, la victime des guerres, le malade et le mort, tout comme les vivants plus heureux ou plus nantis du présent ou du passé. La poésie de Jean-Pierre Chambon ne prétend à nul message, mais elle fait du bien au lecteur par son attention à tout ce qui existe. En tressant la beauté de la nature et celle de l’art comme dans les tableaux de Bonnard évoqués dans un des premiers poèmes, elle nous rappelle le merci.
Car le monde ne tient peut-être que par ces gestes qui sauvent, et comme « une femme tend le secours d’une brindille / à un papillon empêtré / dans le reflet des nuages », le poète nous tend le secours de ses mots pour nous rendre à nous-mêmes, à « la matière / flottante de nos vies imparfaites » et pourtant uniques, à leur vérité de pauvreté et de grandeur, « nœud du grand mystère » sur lequel se referme Tout venant.
Sylvie Fabre G.
D.R. Texte Sylvie Fabre G.
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» Retour Incipit de Terres de femmes -
Didier Pobel, Un beau soir l’avenir
par Sylvie Fabre G.Didier Pobel, Un beau soir l’avenir,
Éditions La Passe du vent, 2014.
Lecture de Sylvie Fabre G.
Ph., G.AdC
D’UNE RIVE À L’AUTRE DE LA VIE
« Ce soir, j’arrête. Ce soir,
je passe à autre chose. »
Didier Pobel
« J’ai tant rêvé, tout dit, dans mon pays / j’ai joué du feu, de l’air et de la lyre. » Ces deux vers de Charles Cros me reviennent en mémoire à l’instant de parler du dernier livre de Didier Pobel, Un beau soir l’avenir, paru ce printemps aux Éditions La Passe du vent. Drôle de jeu car le feu est celui auquel il s’est brûlé pendant trente ans en auscultant les événements majeurs et mineurs du monde en tant que journaliste dans un grand quotidien régional ; et en reste-t-il autre chose, se demande-t-il, que des cendres dispersées au vent de cette sorte de journal informel qui relate quelques mois de sa vie, de l’été 2010 à l’hiver 2013, après un départ à la retraite vécu comme « une échappée » plus ou moins volontaire ? Drôle de jeu, oui, car aussi celui de l’air et du passage pour l’homme qui arpente ses pays et paysages du dedans et du dehors, qui tente de défroisser les plis des jours, de repasser leurs feuilles pour retrouver le visage tremblé de sa vérité. Et du passé à l’avenir, du matin lointain au soir débutant de sa vie, il cherche « le sentier perdu » où « les mots roulent » au rythme des « coups feutrés de son cœur ». La vraie quête à mener n’est-elle pas en effet pour lui qui a tant rêvé, tout dit, la quête de « cette voix qui sans cesse parlait en lui » et qui est « comme un miroir brûlant », le son enfin accordé de sa lyre ? Pas étonnant alors que résonne aussi en moi, à l’heure où j’écris, la musique de ses vers, présents ou non dans son récit…
Quelle clef mettons-nous dans la serrure du temps et de la langue pour ouvrir la porte d’une vie ? Parfois un poème — de soi, d’un autre : C’est ma vie il faut que je la reconnaisse / C’est ma vie et c’est moi cette chanson faussée // Un beau soir l’avenir s’appelle le passé // c’est alors qu’on se tourne et qu’on voit sa jeunesse. Celui d’Aragon, placé en exergue de son récit autobiographique par Didier Pobel, lui donne à la fois son orientation, son ton et sa structure, chacun des vers étant l’intitulé d’une partie.
La première s’ouvre par un retour en arrière sur le « mercredi 30 juin », date à laquelle Didier Pobel a quitté définitivement « le Journal ». Il utilise, comme il le fera à de nombreuses reprises par la suite, des extraits en italiques des carnets qu’il a tenus à l’époque. Il y mentionnait et commentait ce qu’il vivait ou écrivait. Cette mise en abyme lui permet une plongée dans les sentiments qui l’habitaient lors de ce départ vécu dans une sorte de « torpeur ». Or il s’agit, quatre mois après, de ranimer, par delà cet instant, ce qui a fait la réalité, heureuse et malheureuse, d’une carrière professionnelle pensée d’abord comme « une vocation » puisqu’elle avait à voir avec le désir des mots qui le taraudait. Dans le Journal, ce sont ceux qui « informent, expliquent, mettent en perspective » jour après jour la marche souvent terrible du monde qu’il utilise. Didier Pobel analyse « l’étrange mission » du journaliste faite de jeunes espérances et de vieilles désillusions. Sur un mode humoristique, souvent à ses propres dépens, il s’emploie à en dénoncer les rouages ou les effets. Il cible « la mécanique à rhétorique » de la classe médiatique et politique, « le dérisoire des mots » qui mettent sur le même plan « l’annonce messianique » de l’hiver et celle banalisée de la menace terroriste, le « Grand pschitt » des « rendez-vous décisifs » avec le peuple ou les lecteurs. Grand-messe, pseudo-révélations, et désenchantement, rébellion de celui même qui y participe mais n’est pas dupe. Chez Didier Pobel, l’humour caustique, l’ironie sans méchanceté, est un effet de la sensibilité, une protection et un recul dans les situations difficiles. Assez fréquents dans sa poésie, qui s’apparente parfois à celle d’un Jules Laforgue, ils le sont encore davantage dans sa prose. J’ai ri à lire certains passages. Il y a quelque chose de salutaire dans cette capacité à donner à voir « la pièce » et à cerner les rôles. Ici dans le théâtre d’un métier menacé, comme beaucoup, par « les consultants et les banquiers », l’informatisation et le mensonge. Dérive de la société et des hommes qui la font, le monde tel qu’il va, nous murmure l’auteur, ne peut nous faire entendre qu’« une chanson faussée » dans laquelle chacun discerne aussi sa propre voix.
Et pourtant, rajoute-t-il, on peut sentir parfois « au visage un peu d’air » quand souffle le vent de la fraternité, de l’amour ou de la littérature. Car l’auteur tente, dans ce drôle de journal, de reconnaître et de retenir aussi l’essence positive de la vie en se plaçant « dans l’autre temps », non dépourvu d’attentes et d’angoisses, qui s’ouvre devant lui. Pour mieux se retourner sur le passé, vivre le présent et éclairer l’avenir à l’ombre portée de la mort, il faut encore « croire » aux hommes et aux mots, il faut « Écrire » en accueillant l’inconnu devant soi. Toute l’œuvre poétique de Didier Pobel est empreinte d’un sentiment métaphysique et d’une recherche de sens : « Le néant saute aux yeux lorsque le temps est clair », a-t-il écrit jadis dans Liaisons intérieures et autres lignes, un recueil paru chez Cheyne Éditeur en 1990… On retrouve la même lucidité dans son récit. À la retraite, fini ce qui parfois faisait écran : le brouillard dû au tourbillon des occupations quotidiennes, à l’insouciante jeunesse, à la fièvre de l’actualité permanente, à la rumeur assourdissante du monde. Il n’y a « plus de paroisse » où s’oublier. Le voilà face aux pages mal ou vite tournées de l’histoire publique ou privée et dans le souvenir ou le plaisir d’aigus bonheurs de voyages ou de lectures. Il les médite à la lumière du soir, dans la lenteur et le silence qui entrent en lui. Il « fait les comptes » et le compte de ce qui compte vraiment : la femme et les enfants à qui le livre est dédié, les parents, les amis, tel Charles Juliet, son voisin dans l’Ain, « les monuments » de livres qui l’aident à continuer ou à avancer, les noms des écrivains compagnons sur leurs couvertures, « les pays » et d’abord celui de l’enfance, charnel et mental, auquel on revient comme on revient à la source des mots et des images.
Si la fontaine des années coule autrement, Didier Pobel sait bien qu’elle va tarir, que son eau deviendra de plus en plus un filet. Alors il se penche pour y abreuver encore sa langue à la présence des aimés, vivants et morts, et aux délices de campagne drômoise ou de ville berlinoise ou vénitienne. Alchimie de poète, l’eau de parole et de mémoire devient une encre qu’il voudrait indélébile mais qui un jour s’effacera, laissant seulement « empreintes d’homme, on ose l’espérer ». Le récit entier n’est-il pas d’ailleurs une déambulation qui, dans ces quatre étapes, emmêle les époques, les âges et les registres, révélant ainsi les ressorts intimes d’une existence ? Critique, révolte et humour, nous l’avons dit, mais aussi ferveur, angoisse et mélancolie, le lot commun. L’auteur cherche peut-être dans l’écriture à résoudre l’éternelle question de l’apaisement chère à Marcel Arland, autre figure tutélaire du livre. Didier Pobel, qui le lit en même temps qu’il écrit son récit, ne retrouve-t-il pas, comme lui, ses racines et ses mots dans La Terre natale ? La Bresse des années 1950-60 et celle d’aujourd’hui sont revisitées à l’aune d’une éternité dont « il ne subsiste qu’un souffle » mais si puissant qu’il faut, vie et mort, l’habiter. À Bény, la maison familiale est à nouveau le lieu où être. Elle met la chambre d’écriture, où clignote maintenant un écran à côté des livres et des carnets, dans la proximité des bois, des étangs baignés de lune et des grands prés sous la brume. Si on écoute, on peut y entendre l’écho des voix proches ou lointaines butant sur le Mont Mion couvert de neige ou sur le mur illuminé d’un « tranquille cimetière ». Chants de père et de mère, de femme, d’enfants ou d’oiseaux, qu’importe la retraite venue ou l’ombre à venir si le chant est pur, on en vient alors à penser, dit Didier Pobel, que « l’avenir a encore de beaux soirs », et des poètes pour l’exprimer. D’une rive à l’autre « la vie s’en vient la vie est là ». Puis elle s’en va. Et l’épilogue nous rappelle que c’est larmes, miracle et énigme.
Sylvie Fabre G.
D.R. Sylvie Fabre G.
pour Terres de femmes
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Sylvie Fabre G. | La demande profonde
Poésie dédiée à Jean-Louis Giovannoni« Poésie d’un jour »
dédiée à Jean-Louis Giovannoni
En lisant Voyages à Saint-Maur et
la poésie de J.-L. G.
Source
LA DEMANDE PROFONDE
Du bout de l’horizon, du là-bas qui hante l’ici,
quand « la terre gagne », que s’abîment les morts
et que les temps s’emmêlent, le passé soulève
le présent, ouvrant d’autres vies dans ta vie.
Est-ce les mots alors qui viennent te chercher
répondant à ta demande profonde pour la vêtir ?
Tu oublies le cimetière et la maison déserte,
la langue en toi se met à parler, rapproche
ta voix des paysages intouchés,
du corps livré à la matière et aux vents.
À l’affût tu crois entendre l’enfance
qui la colore, sur fond de mère disparue
elle chantonne contre la peur, c’est l’heure,
il ne faut pas lâcher prise et écrire ce qui s’écrit
à la source de douleur, fragments ou fresque,
sa mosaïque est lieu d’amour désabrité,
il ne faut pas lâcher prise et envisager pour survivre
le temps enfui immobile, sa porte ouverte
sur ombres éphémères et étonnantes lumières,
devant derrière, là tu demeures.
En errances de possible et impossible passage,
vers, autour, à côté, jusqu’à, ta quête
qui se fait enquête, un moment tu crois en tenir la clé
qui ouvre à Saint-Maur le 23 rue Jean-Jaurès
mais la porte est à jamais close, et par le haut
ou par le bas toujours tu ne fais qu’approcher
son rêve et sa réalité. Malgré l’appel
ni la maison d’enfance, ni le visage de la mère
ne réapparaissent au grand jour, malgré l’appel
ils continuent leur danse dedans.
Les bruits, les odeurs, les saveurs nourris
des choses et des êtres habillent tes souvenirs
et seule la mémoire reconstitue le peu d’histoire :
vombrissants hannetons, tricots et chat, graines
parfum de mère et pétillante Vittelloise, paroles,
café banlieue, femmes et Dédé, idiot et monstres
sortis des murs ou du noir, otites et poliomyélite
le lait et les livres à boire, à l’école des fantômes
les voix et les images parlent en silence
d’années 1950, points d’ancrage et d’éloignement.
Il y a encore la Marne, sa passerelle et la barque,
une mère et son garçon. Et lointain un village corse.
Dans une disposition de résonances, la contemplation
se fait éperdue à travers la vitre d’un bus en marche
ou sur des photos sépia, l’aération est la même,
les saisons passent, et jamais hors, est-ce ton geste
d’écrire qui te les rend sans issue de retour
mais en parfait état de conservation ?
La barque pourtant est sous les eaux, la mère
sous terre, le village abandonné et l’enfant sur son vélo
n’est plus qu’un filet de voix dans ta voix,
pulsatile comme la présence,
et flou comme ses frontières.
Partir et revenir, loger et croître
pour supporter l’insupportable
pour décanter et faire circuler le souffle
sur les visages morts ou absents,
l’état du corps ou de l’âme n’y change rien
ni la question d’être ici ou là-bas,
tes mots, vivant, sont des oiseaux en vol.
Dans leur sillage ils délivrent le vide et le plein,
éclairent l’enfoui et les interstices,
ils donnent un instant au corps leur énergie,
une vibration qui tient en éveil ta voix
où ils ont élu domicile et compagnie.
De l’autre côté alors peuvent te revenir
les existences, rayonnement du feu
et montée de la fumée, ta tâche de poète
est d’agrandir pour nous le temps et l’espace
de l’inséparable où elles brûlent.
Sylvie Fabre G.
D.R. Texte Sylvie Fabre G.
pour Terres de femmes
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Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer
par Sylvie Fabre G.
Ph., G.AdC
UNE TRAVERSÉE DE HAUTE LUTTE ET DE GRAND VENT
Il y a des phénomènes naturels qui méritent toujours d’être vécus puis nommés parce qu’ils sont des manifestations qui s’adressent à nos sens et à nos cœurs et qu’ils ont ce pouvoir de les contenir, de les faire trembler, de les ranimer et de nous transformer. Ils nous rappellent que nous sommes éléments parmi les éléments, des plus fragiles. Corps soumis à leur puissance ou âme prise en charge, ils lèvent en nous des images, ouvrent un espace de vision et de langue que nous pouvons habiter mais qui nous déborde. Dans Passerelle, le dernier livre d’Erwann Rougé, paru aux Éditions L’Amourier fin 2013, l’auteur tient un journal de bord, un Carnet de mer, où la description de ses sorties en bateau ou de ses retours à terre le long des jours s’accompagne d’un bulletin sur l’état du ciel, de la mer et de l’être. Le notant, le poète entre dans une parole où les mots deviennent « phares, balises, feux brefs », cornes de brume, lames de fond et écume. Il nous invite à partager une traversée de haute lutte et de grand vent.
Les textes en prose poétique qui constituent l’ensemble sont regroupés en deux parties inégales et précédés chacun d’indications météorologiques ou de lieu, écrites en italiques, qui correspondent à une situation maritime ou terrestre et à un moment singulier. Ils ont tous une coloration différente mais aussi une homogénéité de ton et de style immédiatement reconnaissable, présente dès les premiers recueils d’Erwann Rougé (publiés aux Éditions Unes), la voix du poète demeurant bouleversante en son « ressac intérieur ». Douceur et mélancolie, délicatesse et simplicité des mots sont là, prégnantes, pour dire la densité du réel et le vide, la faille, le manque et la blessure, la bonté de l’amour. « Dire, écrit celui-ci, suppose que l’on voit et que l’on écoute », qu’on laisse en soi grandir les cris et les extases, que l’on s’éprenne du corps fondu à l’âme.
Page après page, sensations et sentiments s’entremêlent pour affronter en mer le « Temps couvert et à grains-mer forts, roulis modéré… », la « Visibilité moyenne, boucaille aux approches des côtes britanniques », ou se laisser gagner par la « fatigue générale du navire ». De même, à terre, retrouver Loc Meven, c’est autant accepter que tremblent les choses et les cœurs, que reconnaître l’inconnu comme appel. Erwann Rougé fait des allers-retours entre dehors et dedans, ne manquant pas de souligner qu’« écrire est un travail physique », tout comme naviguer et aimer.
Pour le poète, la vie n’est-elle pas « une recherche perpétuelle » de la « plage pacifiée » ? Que le poète se tienne sur la « passerelle », « en cabine », dans « la chambre » ou dans « le jardin », la pensée dialogue sans cesse avec les infinies variations de la lumière et des couleurs, avec les nuages, les vagues et les plantes, avec la chair de l’aimée et « l’espace blanc de la marge ». Tous apportent au narrateur une série de certitudes et d’incertitudes, des interrogations entre « mutisme et effusion ». Les textes font alterner le « je » du monologue intérieur, sa solitude en mer, et le « tu » adressé à la femme aimée restée à terre et qu’il retrouve après chaque navigation, un « tu » qui fait battre et le cœur et les mots. Il y a leur flux et reflux dans les phrases épousant le mouvement intérieur de l’homme. Agité ou serein selon le temps, il reste écorché toujours. Vivant en Bretagne, Erwann Rougé y marche et y navigue au large. Il observe au plus près l’activité sur les flots (le vocabulaire de la marine est très précis dans le recueil), il vit l’alliance des hommes, de l’eau et du ciel et aime le mouvement des marées. Sur les plages de la Manche, la beauté nue des galets, des rochers, la force brute des tempêtes, les hurlements du vent le retiennent, et ils sont présents dans toute son œuvre. On sent qu’il a expérimenté dans la vie et dans la poésie tous les tangages et leur apaisement. Le risque du naufrage aussi ne lui est pas étranger et les mots sont de frêles amarres.
Dans ces textes, il est question du monde visible et invisible comme il est question du corps charnel et spirituel du poète qui sait la douleur, le blanc, le manque et bien sûr le désir et la mort. « On tombe dedans », confie-t-il, et le corps qui « fait jaillir des hauteurs » est le même que celui qui se dérobe et produit « un lent noir, lent noir dans le cerveau ». Animé du souffle de vie, il est pourtant « un corps-mort ancré à la laisse de mer » qui parfois « se détache, dérade, perd prise ». La deuxième partie du livre, plus courte, est en effet la clef de l’ensemble : elle lui donne un autre éclairage. C’est la remémoration d’une lutte contre la chute « au moment où les jambes ne se tiennent plus », où « un éclat de foudre arrive derrière les tempes ». Le poète évoque ce qu’il a vécu lors d’une « ischémie du sang dans le cerveau ». Frappé durement, il a dû combattre l’absence, la perte, reconquérir les mots, parole et écriture. Les poèmes qui débutent par « Chambre blanche » montrent le séisme du traumatisme, et ses conséquences : la peur, l’aphasie, la perte, toute « cette obscure et lente violence » contre l’amour et le langage.
Car ce recueil célèbre l’amour et nous le montre plus fort que la mort. La figure de la femme y apparaît aimante, dispensatrice du désir, de la confiance et de la joie qui habitent Loc Meven, lieu d’ancrage pour le poète. Sa présence aide à combler tous les vides, à guérir les mots qui « ne suivent pas », à chasser les « mouches mortes », à repeupler avec « tendresse » et « extrême attention » les gestes quotidiens. La Passerelle sur laquelle se tient le poète est fragile, elle oscille quand le pas et la langue hésitent, mais elle est le « pont entre ». Dans le passage, « ce peu de terre, ce peu de chair, ce tout d’amour » qui nous constituent, nourrissent le poème, reconquis lui aussi sur la mort. Éclaircie provisoire, nous murmure Erwann Rougé, et éternel recommencement. Le lecteur referme le livre le cœur saisi par cette parole pudique et vraie qui, « en lignes tremblantes » et pleines de tendresse, le porte au loin et le ramène, tels la vague et l’oiseau, au sein du monde. Son chant fait entendre la beauté du vivant, toujours menacée.
Sylvie Fabre G.
D.R. Texte Sylvie Fabre G.
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Pierre Péju, L’État du ciel
par Sylvie Fabre G.Pierre Péju, L’État du ciel,
éditions Gallimard, Collection Blanche, 2013.
Lecture de Sylvie Fabre G.
Ph., G.AdC
ACCOMPLIR “L’INSTANT, PROVISOIREMENT REDRESSÉ”
« Tu vois, dit Nora, j’ai recommencé, mais cette fois la couleur est complètement libre. Le bleu, je le laisse s’étaler. Moi je ne m’occupe que de la ligne ». Ces paroles que prononce, en parlant de sa peinture, l’héroïne de L’État du ciel à la fin du dernier roman de Pierre Péju qui vient de paraître cet automne chez Gallimard, nous donnent peut-être une des clés de cette histoire initiatique où la ligne entre le ciel et la terre, les dieux et les hommes, la vie et la mort n’est plus seulement la ligne toute tracée des destins ni une ligne de séparation ou de clôture mais un chemin d’élargissement et un horizon ouvert. Les personnages, après avoir vécu la chute dans le malheur extrême, l’errance, la folie et le désamour, ne vivront-ils pas une lente remontée vers la lumière et ne pourront-ils pas laisser gagner « le bleu » d’un vécu et mystérieux recommencement ?
L’auteur inscrit cet espoir, d’Occident en Orient, de France en Grèce, dans une traversée menacée dont la trajectoire mène les protagonistes des bords ombreux du lac d’Annecy dans les Alpes jusqu’à l‘île de Sifnos à l’aube, « ultime terrasse sur la mer Egée», sorte de « bout du monde » et « avant-goût du paradis », comme si en ce lieu où origine et fin se confondent, où tous les éléments naturels, les couleurs et le langage entrent en dialogue, où les êtres célestes côtoient les humains, ses personnages pouvaient réintégrer l’ordre du cosmos dans une forme d’harmonie et accomplir « l’instant, provisoirement redressé », dans l’éternel présent de l’amour et de la beauté.
Mais avant ce moment suspendu dans l’espace et le temps, il y a le constat désenchanté de l’état du ciel et de la terre, dressé par l’ange Raphaël dès le début du roman en un long monologue, sorte d’envoi en italiques qui jette les bases de l’intrigue à venir. L’emploi de la première personne sera symboliquement le privilège de l’ange dont les observations et commentaires omniscients ponctueront régulièrement chapitres ou parties alors que le reste de la narration se fera à la troisième personne dans la multiplicité des points de vue humains.
Celui-ci donc, après avoir souligné la déréliction, l’impuissance, la mélancolie ou l’absence des dieux ou de Dieu, ainsi que l’instabilité, l’absurdité, la cruauté du monde terrestre, prend la décision d’instiller « une goutte de mieux dans la mer du pire » en faisant le choix, pari modeste, de descendre sur terre aider un couple à la dérive. Ce trio de personnages va permettre à Pierre Péju de varier les registres en mêlant le merveilleux et le réalisme, le tragique et le lyrique. Il fait ainsi de son roman un roman des sens et du sens, une fable à fonds mythologique et à portée philosophique et morale.
Le tableau de la planète et de la vie détruite de ses personnages que l’auteur brosse dans toute la première partie de sa narration a la tonalité âpre de celle que nous connaissons dans l’ensemble de son œuvre romanesque. Les malheurs singuliers et les malheurs collectifs, Pierre Péju nous les donne à voir, je l’ai dit, à travers le regard de l’ange Raphaël, mais aussi à travers celui des deux autres héros, Mathias, médecin humanitaire, gynécologue à Annecy mais exerçant différentes missions autour du globe, et sa femme Nora, fille d’un résistant grec à l’époque des Colonels, peintre reconnue et mère ravagée par la mort d’un enfant.
« Mortels, malheureux mortels », ces deux-là et tous les personnages secondaires qui les entourent portent leur croix (martyre d’un père et perte d’un fils et de son art pour Nora, solitude et incommunicabilité pour Mathias qui teste ses limites par la varappe, marginalité et mort violente pour Nikos leur enfant, misère psychologique et sociale pour Elsa sa compagne qui a du mal à être mère comme la Thérèse de la Petite Chartreuse, enfance ballotée et meurtrie pour leur fils…), mais la place donnée par l’auteur dans leur vie à la nature, à l’art, à la médecine, à la révolte ou à la relation à l’autre porte en germe la possibilité de recommencer la vie « par-delà le désespoir ». Pierre Péju dans ce roman est disciple de Camus. Comme lui, il met l’accent sur l’importance des forces naturelles et sur la puissance des mythes, comme lui il œuvre à maintenir une forme de fraternité et d’espoir mais sans nous bercer d’illusions sur l’homme et son ambivalence, ni sur les épreuves de sa condition. Le roman n’est nullement idéaliste, la folie, la destruction, la haine rôdent, le mal est là mais sa réalité n’empêche pas le désir d’absolu et l’ouverture au beau, au bien et au vrai. Raphaël l’ange semble attiré par cette humanité capable du pire mais aussi du meilleur quand elle revient à la source sacrée de la vie.
La présence de l’enfance tout au long du roman en est le signe le plus infrangible que nous donne l’auteur. Si nous savons le déchiffrer, il nous fait comprendre la profondeur de l’histoire racontée. Dès le cinquième chapitre, l’enfant de Nora, Nikos, apparaît comme « l’enfant talisman » dont le regard abrite « un vieux sage lui-même enfantin ». Sa venue au monde a permis à Nora d’apaiser les anciennes blessures et de changer les couleurs de sa palette en accordant « la maternité et sa vocation picturale ». L’enfant n’entrave donc pas sa création (et Pierre Péju, sans le dire, combat avec efficacité cette idée reçue) mais annonce au contraire que « la promesse de la lumière », qui est sa quête dans la peinture, un jour « sera tenue ». L’écrivain nous montre magnifiquement que, jusque dans les situations les plus extrêmes d’errance, de guerre ou de misère, l’enfant demeure ce pourvoyeur de clarté, « d’instant très pur ». Il crée d’ailleurs le personnage de Mathias à partir de cette expérience. Très jeune, celui-ci a découvert, sous « le visage irrité et sale » du bébé d’une SDF qu’il a tenté d’aider, l’absolu d’« une vie minuscule et secrète ». De ce moment est née sans doute sa vocation d’obstétricien engagé.
S’il est déjà signifiant que pour les deux héros l’enfance ait une telle amplitude dans leur destin, le miracle réalisé par l’ange en renforce l’aura. N’est-il pas étroitement en lien avec l’arrivée d’un nouvel enfant dans leur vie à un moment où elle se délite entièrement ? L’art du conte va, à partir de l’apparition du fils de Nikos, l’enfant de Nora assassiné, dérouler une série d’évènements et de métamorphoses qui touchent l’ensemble des personnages et bousculent leurs « trajectoires » linéaires, en faisant se croiser autrement leurs vies, les emboîtant les unes dans les autres par cercles successifs, jusqu’à ce centre, l’île grecque dont nous avons parlé, où ils vont retrouver unicité et unité.
C’est à ce moment du récit que Pierre Péju fait réapparaître le personnage d’Isis, « jeune fille au voile couleur d’arc en ciel », venue au début de l’histoire s’accouder près de Raphaël pour « jeter elle aussi un coup d’œil au monde d’en-bas ». « Frêle messagère céleste », n’est-elle pas la jeune déesse symbole de la maternité et protectrice des enfants et des morts ? Avec un autre intercesseur, le pope Georgios, à mi-chemin lui entre les hommes et Dieu, elle va présider aux retrouvailles des personnages et ouvrir la « magique profondeur du temps » en permettant aux deux mères meurtries, Nora et Elsa, d’emprunter à nouveau la voie de l’amour, y faisant entrer par là-même Mathias et l’enfant prénommé symboliquement par l’auteur Nikos lui aussi. Comme si la douleur vécue ne pouvait plus empêcher la joie de renaître dans le cycle infini de la vie où un enfant mort tient la main d’un enfant vivant. Pierre Péju nous renvoie ainsi au mythe de l’Éternel Retour mais en laisse ouverte l’énigme.
Le roman se clôt en effet sur le voyage où tous s’embarquent pour « l’île des morts » ou « l’île des amoureux », deux noms pour un même pays natal, dont on « espère seulement » ne jamais revenir. Son sens, convoyé par la lumière des « derniers rayons du jour », « l’écharpe au vent » d’Iris, « l’index levé vers le ciel » du pope et le vœu prononcé par Mathias, renvoie le lecteur, comme l’auteur, à ce qui nous dépasse, un inconnu qui peut-être « fixe enfin son chemin »1…
Sylvie Fabre G.
D.R. Texte Sylvie Fabre G.
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1. François Cheng, Cinq méditations sur la mort, Albin Michel, 2013.
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Fabrice Rebeyrolle, un peintre gardien du feu
par Sylvie Fabre G.Article de Sylvie Fabre G.
FABRICE REBEYROLLE
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→ Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer
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