Étiquette : Sylvie Fabre G.


  • Sylvie Fabre G. | [À l’orée]



    [À L’ORÉE]



    À  l’orée
    tu m’as donné à entendre ta voix
    au crépuscule
    je te donne à entendre la mienne

    Perchées dans le poème
    nos voix font écho et se joignent

    Leur tessiture a le même infini
    la même sourdine
    la même ombreuse splendeur

    pour poser la question sans réponse
    de la floraison au désert




    Sylvie Fabre G., L’Intouchable, pré # carré 93 / Hervé Bougel, collection poésie # carrée, décembre 2016, s.f.






    Fabre, L'Intouchable






    SYLVIE FABRE G.


    Sylvie Fabre G.
    Source



    ■ Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes

    L’Intouchable (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    L’Approche infinie (note de lecture d’AP)
    Sylvie Fabre G. par Sylvie Fabre G. (auto-anthologie poétique comprenant plusieurs extraits de L’Approche infinie)
    [C’est un matin doux et amer](poème issu du recueil L’Autre Lumière)
    Trouver le mot (autre poème issu du recueil L’Autre Lumière)
    Dans l’attente d’un prolongement qui se meurt (note de lecture d’AP sur Corps subtil)
    Corps subtil (poème issu du recueil Corps subtil)
    La demande profonde
    Frère humain (note de lecture d’AP)
    Frère humain (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    [La pensée va, et vient à ce qui revient] (poème issu du recueil Frère humain)
    Celle qui n’était pas à sa fenêtre (extrait issu du recueil Le Génie des rencontres)
    Lettre des neiges éternelles (extrait de La Maison sans vitres)
    Piero, l’arbre (autre extrait de La Maison sans vitres)
    Le rêveur d’espace [hommage à Claude Margat] (autre extrait de La Maison sans vitres)
    Pays perdu d’avance (note de lecture d’AP)
    Quelque chose, quelqu’un (note de lecture d’AP)
    Tombées des lèvres (note de lecture d’AP)
    Tombées des lèvres (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    [Plus forte que la forêt] (poème issu du recueil Tombées des lèvres)
    [Bien sûr le chant s’apaise dans le soir] (poème issu du recueil La Vie secrète)
    Maison en quête d’orient (poème issu du recueil Les Yeux levés)
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer, par Sylvie Fabre G.
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant, par Sylvie Fabre G.
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman, par Sylvie Fabre G.
    Pierre Dhainaut, Après, par Sylvie Fabre G.
    Alain Freixe, Vers les riveraines, par Sylvie Fabre G.
    Emmanuel Merle, Ici en exil, par Sylvie Fabre G.
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Pierre Péju, Enfance obscure, par Sylvie Fabre G.
    Pierre Péju, L’État du ciel, par Sylvie Fabre G.
    Fabrice Rebeyrolle, un peintre gardien du feu, par Sylvie Fabre G.
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer, par Sylvie Fabre G.
    Roselyne Sibille, Entre les braises, par Sylvie Fabre G.
    Jean-Marie de Crozals & Sylvie Fabre G. | [La montagne bascule]
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    L’au-dehors
    → (dans les Chroniques de femmes)
    L’Amourier | Le Jardin de l’éditeur par Sylvie Fabre G.
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Anne Slacik par Sylvie Fabre G. : Anne, la sourcière
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Ludovic Degroote | Retisser la trame déchirée, par Sylvie Fabre G.
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Une terre commune, deux voyages
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Sylvie Fabre G. (+ poème issu du recueil L’Approche infinie)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la Mél, Maison des écrivains et de la littérature) une
    fiche bio-bibliographique sur Sylvie Fabre G.






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  • Sylvie Fabre G., Tombées des lèvres

    par Isabelle Raviolo

    Sylvie Fabre G., Tombées des lèvres,
    L’Escampette Éditions, 2015.



    Lecture d’Isabelle Raviolo


    L’ŒUVRE DU VIVANT : UNE LUMIÈRE PRESSENTIE AU-DELÀ




    L’essentiel est l’infinie faiblesse



    Nous ne voyons plus dans la même lumière,

    Nous n’avons plus les mêmes yeux, les mêmes mains.

    L’arbre est plus proche et la voix des sources plus vive,

    Nos pas sont plus profonds, parmi les morts.

    Yves Bonnefoy, Pierre écrite.



    Dans ce très beau recueil dédié à ses petites filles, Tosca et Anna Livia, Sylvie Fabre G. ouvre l’espace d’un recueillement, d’une joie intérieure : le lecteur est invité à l’écoute attentive de la naissance, à l’émerveillement.

    La pureté des vers, leur sonorité aquatique, l’élan de leur douceur, sont autant d’appels à vivre avec l’enfant « une vérité inédite » où apparaît, discrètement, l’éclat d’un cri s’accordant à l’existence, exultant dans la lumière. Ici, la métrique répond à la mesure immense des visages naissants : un don d’amour sans cesse renouvelé où les syllabes se posent sur les notes – comme un battement de cils au sortir de la nuit.

    Les mots de Sylvie Fabre G. s’assemblent en une symphonie où le cœur est « en dialogue avec le monde et ses règnes ». Tombées des lèvres s’énonce comme une prière de louanges : une poésie de la grâce qui se fait tout entière ouverture et accueil. L’offrande qui nous est faite est celle de la fragilité même, de la présence éphémère qui se retire pour laisser place à plus grand qu’elle, à l’œuvre du vivant. L’exergue du recueil nous le rappelle en ces vers de Philippe Jaccottet :

    « Fragile est le trésor des oiseaux. Toutefois

    puisse-t-il scintiller toujours dans la lumière ! »

    La poésie délicate de Sylvie Fabre G. fraie ici « le passage où il n’y a pas de temps », et nous fait entendre l’inouï d’une voix au son d’innocence – creuset d’un immémorial où vibre l’informulé.

    « La perte, qu’en faire n’est plus la question,

    l’essentiel est l’infinie faiblesse,

    la douce pesanteur (l’une après l’autre)

    des corps des enfants. »

    La poésie, qui a pour objet la finitude, est là signifiée en ce qu’elle a de plus spécifique : « la joie originaire de la vie », celle qui chuchote « l’étrange et caressante tristesse de ce qui est là, va et vient, se dérobe, et déjà meurt. »

    La parole ne suffit plus. Elle doit se porter au-delà d’elle-même, s’intensifier en ce chant d’oiseaux qui traverse tout le recueil et qui excède toute parole. Elle se fraie un passage dans la nuit, vers l’autre rive – ce lieu poétique fondé sur l’ellipse et le manque, et qui recèle pourtant en lui le rêve pastoral, comme un noyau central, libérant la constellation du désir :

    « Au sortir de la nuit la cadette appelle, grisolle

    et bat des ailes, une insurrection qui tire la mère

    et le père vers le lit à la matinale appétence,

    les fait entrer dans le rayon sensuel de son sourire

    né d’une faim de lait et de baisers, de mots

    et de visages, un nid bourdonnant, bourgeonnant

    à même les membres, le tronc, la tête, le bec

    de la gentille alouette inventrice de gestes

    plumant de leur cœur l’amour, le mêlant

    au courant des lèvres qui en goûtent l’haleine

    à sa voix pour toujours cascade légère où

    le jour s’éclabousse de bruits d’oiseau. »

    L’intensité silencieuse du vécu n’est pas séparable du peu de mots qu’est la poésie. Le poète se tourne vers cette parole dont l’existence ne se distingue plus : une « parole d’enfant bergère dans une sagesse qui accorde sa bonté à l’instant. »





    Couler de source pure : la joie et l’angoisse irrésistible de vivre



    L’écoute attentive de ces poèmes qui « jaillissent et chantent pareils aux fontaines », requiert le silence, et un espace retiré et secret. Le lecteur vibre alors au son de cette corde intérieure, où la transparence d’une voix se fait entendre, dans l’écoute soudain désaltérée : instants fugitifs égrenés comme notes d’enfance où s’éveillent deux chants d’alouette pour dire la vie intacte.

    Sylvie Fabre G. invite à cette écoute subtile qui se relie au chant vivant d’une nouvelle éternité. Anna Livia et Tosca délivrent, en leur enfance fragile, l’incarnat de la vie, le temps d’un éclair. Cela coule de source pure comme dans l’ordre ébloui de la voix où la créature s’accorde au désir. Ce sont ces paroles que la poésie de Sylvie Fabre G. sait prononcer malgré la nuit et l’angoisse – des paroles que la poésie rend à leur densité comme à leur pureté : œuvre au noir où ce qui semble banal, insignifiant à nos oreilles blasées, devient voix inouïe dans le feu de poésie, cet « horizon intime où s’éternisent de brefs soupirs qui plongent dans l’ouvert ».

    Mais le plus pur est aussi le plus fragile, et ce qui nous est offert dans l’instant est appelé à disparaître. Cette précarité est-elle ignorée du nouveau-né ? (« le bébé rêveur sait-il déjà la mort ? »). La poète s’interroge et sa question devient prière de demande mais aussi acte de foi en la vie, en ce monde fini qui, comme le poème, n’en finit pas de requérir les nouvelles arrivées dans l’œuvre du vivant : il s’en dégage une communion à la Terre, un toucher mystérieux et délicat que la poète parvient à dire avec une grande sensibilité :

    « Au loin du parc où courent les petites jambes,

    la terre qui les connaît et qu’elles connaissent,

    comme les pins, le tilleul et le hêtre bruissant

    accueille la joie et l’angoisse irrésistible de vivre »

    L’épreuve de vivre s’inscrit dans cet élan confiant qui ne refuse ni la joie ni l’angoisse, qui accueille le clair et l’obscur dans l’instant présent pleinement aimé et reçu : « être là dans l’éternité aimante du regard » dit ce geste simple et exigeant de la présence qui ne s’approprie rien, et qui, dans sa désappropriation même, laisse passer la lumière.

    « Toute enfance a sa divination

    dans le sourd appel de son angoisse

    ce qui bruit est l’informulée

    blessure qui pressent

    (à corps défendant, âme vivante)

    la soustraction possible d’un départ.

    Dans le langage du baiser, nul salut

    qui puisse guérir jamais

    la violente solitude de vivre. »

    Si les fillettes ont le pouvoir d’éveiller un sentiment de jouvence dans la langue, de faire jaillir les mots comme des sources pures, elles pressentent aussi le réel et sa finitude. Elles ne s’y résignent cependant pas, et parviennent à habiter ce réel avec l’élan de leur confiance, à faire naître les couleurs dans le noir, à en révéler la lumière. Alors, « vivre – avec l’enfant, c’est toujours comme une vérité inédite. » Vérité inédite parce que seul l’enfant, dans sa grâce unique, en a le secret, un secret qui s’éprouve dans la charité discrète. Cette force de l’enfance naît de sa blessure, de sa fragilité même ; elle est la force même de l’abandon, de la confiance qui éclaire l’aïeule triste par ses gazouillements enjoués, qui a l’art des salves et des trilles : « les drôles de petites balles au canon de sa voix atteignent leur cible », nous dit Sylvie Fabre G. Quant à Tosca, l’intrépide, semblable à l’alouette, elle est celle qui parvient à ajouter au jour la vaste présence de son grand « oui » à la vie : l’immense promesse qui s’en dégage est celle qui ramène l’aïeule à la vie. Car la voix de l’enfant est celle du consentement, de l’abandon joyeux et lucide à l’existence présente, si bien que « le cœur vermeil rebat, oubliant un moment au coin noir des mots la mort du fils qui bat sous les nuées. » C’est elle, « l’intimide, Anna Livia au bouquet du poète », qui allume le feu intérieur, trace la voie de la liberté dans l’éternité aimante du regard confiant.

    C’est cette confiance orante qui touche tant dans ce recueil : une confiance que Sylvie Fabre G. sait adresser à « plus grand que soi », dans la vie qui s’en va et dans celle qui vient, comme en ce geste éphémère qui trace un dessin sur le sable mouillé. Nous sommes ici dans sa lumière : celle de l’enfance redécouverte sans niaiseries – une enfance dépouillée de ses oripeaux doucereux – et rendue à la lumière vibrante de la vie. Sous la plume de Sylvie Fabre G., le territoire de l’enfance devient envol d’oiseaux, chant qui monte des profondeurs de la Terre et qui se répand dans le ciel : « accord qui monte avec le vent, bleuit l’ardoise des lavandes et désoriente son geste de cueillir ». Elle en signifie la force candide par l’abandon, l’instant fragile dans le rire qui gagne l’apesanteur. Le jeu déploie alors sa lumière diaprée dans une vibrante remontée d’être, et « le bain dans le bleu qui coule de la montagne jusque dans la piscine prosternée » devient « salutation ». L’espace ludique s’énonce comme une vie consentie, l’expansion de l’âme dans l’ardent désir d’étreindre l’inconnu :

    « Par penchant de corps l’enfant cabriole,

    tant de nette énergie à dépenser

    entre les jets d’eau, le toboggan et la balançoire

    qui donne le la pour le jeu.

    Une course au bonheur sans compter,

    mille ans peut-être en quelques heures

    pour celle qui ne croit pas au temps

    sauf pour durer : encore, encore,

    […] »

    La présence vibrante de l’enfance s’exprime à travers la musique des vers, leur rythme, leur soupir et leur silence : la partition laisse passer l’éclair scintillant de la présence qui bat comme un cœur d’oisillon. Car ces petites filles n’ont pas encore le souci de mourir, elles sont tout entières dans le pur être-là, dans l’épaisseur de l’instant qu’elles habitent avec ardeur. Anna Livia et Tosca traversent le jour avec cette « sauvagerie d’aimer et d’être aimées ». Mais déjà elles connaissent

    « […] les ordres

    intraitables du temps, l’attente battante

    (oh la peur de l’abandon encombrée de larmes

    la jalousie qui fait flamber les yeux

    tanguer inexplicablement le corps délaissé) » […].

    Leurs jeux, leur questionnement, tout leur être dit la soif d’exister, d’embrasser la vie à pleines mains, d’exprimer leur amour avec leurs mots d’enfant. Sans le savoir, sans le vouloir souvent, Anna Livia et Tosca

    « s’essaient à entendre et à dire où va le vent,

    elles luttent en rires et en colères, s’insurgent,

    l’endroit sur la terre et sous le ciel l’envers,

    le blanc, le noir, leur voix stridulant dans l’azur. »

    Alors la joie s’ouvre au corps de l’enfant qui épouse la vie sans nulle capture. Semblables à la rose d’Angélus Silesius qui « ne demande pas si on la voit », qui « fleurit parce qu’elle fleurit », les petites filles sont là, présentes à un monde qui demande l’abandon du corps, dans la joie élargie aux dimensions d’un chant d’oiseau. Et cette joie est spacieuse parce qu’elle est fragile, parce qu’elle s’est rendue capable de recevoir, n’oppose ni barrage, ni mur. Parce qu’elle désarme l’apprivoisement, endigue la coulée du vide, et dépouille les visages pour en faire « ces étrangers qui creusent la brèche ».

    L’enfance fait basculer le monde de la nuit vers le jour, elle nous rappelle cette joie des profondeurs où naître donne sens, où naître ne s’inscrit dans nulle fixité, dans nulle norme, mais « dans l’incertitude du toujours à venir de sa marche ». Aussi, dans quelle mesure la rencontre de l’autre dépossède-t-elle le poète de toute volonté d’emprise, et lui redonne-t-elle conscience de « l’absolue nécessité de lâcher prise » ?

    L’enfance est ce miracle qui nous impose « un bonheur dans l’effroi de l’instant / où son corps (mailles lâches) / crée le chemin vers lequel il tend ». Ce chemin est parole née d’incarnation vécue, dans la joie de l’abandon. La présence est ce plein qui comble tout en laissant le vide intact et qui même le révèle, le fait briller : c’est de cette illumination du vide que Sylvie Fabre G. parle quand elle évoque « ces histoires où ferraillent le fort et le faible, / un calque – fond d’images et de mots qui atteignent / l’âme humaine d’Anna Livia avant de se refléter / dans ses yeux puis de se poser sur ses lèvres / qui les prononcent et infiniment leur donnent foi. » Pas de réservoir plus obscur, mais aussi plus transparent, que ces histoires, confie la poète, comme si le leurre d’une plénitude de jour brillait au creux du vase vide, de même qu’un reflet coloré du ciel fait miroiter l’éternité au sein noir de la flaque. Tracée sur le vide, ne reposant sur rien, la plénitude est le fruit d’une patience qui sait devenir confiance, amour, œil clairvoyant devant L’homme qui marche :

    « Au musée il y a l’eau derrière les grandes baies, les fauteuils

    où grimper et en face L’homme qui marche de Giacometti.

    Dans l’œil clairvoyant d’Anna Livia, il n’est pas un objet,

    mais une question qui trouve réponse dans le geste de sa main

    tendue pour voir […] ».





    Illumination de l’obscur : la rencontre de l’autre



    L’intime proximité de la présence et du néant trouve un symbole en l’image de l’eau, omniprésente dans la poésie de Sylvie Fabre G. L’eau intègre en elle vie et mort. Des eaux matricielles aux eaux de la mort, en passant par les eaux lustrales, l’eau favorise et alimente la présence : Tosca « regarde les gouttes de pluie, perles sur les vitres pareilles aux larmes qui coulent sur les joues et les baptisent ». La rencontre de l’autre est alors éclatement des contours de l’être, dilatation du monde, « élargissement » cosmique :

    « Les yeux et la gorge encore pleins de larmes,

    Anna Livia à la fenêtre de minuit regarde

    la lune et tend sa main vers le miracle de la clarté.

    Oubliant déjà la montée des ombres,

    elle veut aller dehors flotter dans l’infini

    avec les arbres d’argent et les fleurs étoilées,

    […] »

    Cette réalité des corps enfantins, de leur présence, agit sur les mots, bien qu’obliquement, invisiblement. Dans Tombées des lèvres se déchiffrent en effet les traces du passage de cette main qui touche les vocables et les transmue. Et c’est dans sa texture même que

    « la gravité des a tombe

    pour mieux résonner et faire glisser le s, le l

    et le v jusqu’au plus léger qui advient : trilles d’envol, i ou o

    voyellent prénoms de petites filles

    et autrement les modulent

    en langue d’oiseaux. »

    Cette langue est celle du chant poétique, de l’épiphanie du simple et du sens caché (le sens mystérieux de ce qui n’est que simple). La présence de l’autre libère la cellule des syllabes qui se transmue en langue d’oiseaux, unissant le ciel et la Terre. Anna Livia et Tosca offrent au poète de découvrir les choses « déjà » là avec un autre œil : elles sont cette lumière qui éclaire l’arbre, sa frondaison, le bleu du ciel et le chant de la Terre « enchantée des constellations ». La présence de Tosca et d’Anna Livia met au monde le « fruit », révèle le geste poétique, le geste qui accomplit le dévoilement du caché : l’élan oblatif du don. Elles offrent leur enfance comme ce geste simple de vivre au poète qui en retrouve la saveur. Il a fallu qu’elles viennent au monde, que le poète vienne à leur rencontre, pour qu’advienne cette enfance de l’écriture, cette poésie précaire où toujours le vers est prêt à se rompre, à se briser, dans la blessure pressentie d’un départ.

    En ce chant de l’enfance, en ce langage encore informulé, Sylvie Fabre G. redécouvre les formes justes qui respirent, « l’inconnue saison qui ondoie et appelle l’enfant à la plénitude ». Cette plénitude est celle de la simplicité, de l’abandon qui porte avec lui les couleurs et le rire, et la langue des oiseaux. Le geste simple de Tosca, le rire éclatant d’Anne Livia fusionnent avec l’eau du réel, participent de l’être du monde.

    « Déjà le monde ordonnance l’amour, sépare

    la prime naissance du proche grandissement

    et sa voix, au loin de langage assuré,

    ne nous laisse pour viatique qu’un doux zézaiement… »

    Les « riches heures » de l’enfance, ce trésor de vie et de joie, lèvent les clôtures et les pesanteurs, donnant à la langue la justesse et la beauté de la vie par on ne sait quel pouvoir de métamorphoses : ailes d’oiseaux déployées comme des vers dont l’envolée touche les profondeurs du sens, dont le chant inouï jaillit de source claire.

    « Sous l’arbre du pré, à hauteur de clartés et d’ombres,

    elle s’enivre d’une parole qu’elle lance vers toi qui la suis

    au paradis quotidien de sa voix, elle te confie un monde

    en tournures naïves qui déjà s’enhardissent de rythmes

    dont le bord de sa bouche fluide vocalise le sens,

    […] »

    Les thèmes de l’arbre, de l’oiseau, du fruit, de l’eau, de la fleur et de l’enfant, convergent tous ici pour célébrer l’éveil d’une parole renaissante, l’exigence d’un retour à l’origine qui se partage entre l’eau trouble d’un souvenir, la conscience d’une finitude et le désir d’un paradis perdu. C’est ce fruit ambigu qu’offre la poète, laissant entendre qu’il est lui-même fait de mots qui nous perdent (des mots porteurs de néant et d’absence) et d’une parole qui nous sauve (parce qu’elle restitue avec plus de présence le lieu même dont nous éloignent les mots). Et si la Terre apparaît transfigurée dans la parole d’Anna Livia et de Tosca, si les larmes sont des éclosions de vie, c’est par la grâce d’un consentement, « l’éternel présent d’une enfance qui a laissé ses traces et réclame insistante de refaire jour en perpétuant l’aventure. » L’aventure est celle du regard qui apprend à voir autrement grâce au regard de l’enfant. Par lui, le poète se fait « voyant » : il voit la beauté du simple, de l’ordinaire d’une existence oubliée.

    De près, le langage n’est fait que de mots stériles comme les pierres ou comme le sable. Mais vus sous une certaine lumière poétique qui les transfigure, certains mots se mettent parfois à miroiter comme de l’or (« oh ta sidération retrouvée dans l’effroi ! »), et les choses du quotidien, les êtres que l’on croise se révèlent sous une autre lumière :

    « La maison, le couloir ombreux, la chambre, le bureau

    dans la chambre deviennent des lieux de l’inapprivoisé.

    Et la plante de la mère, goûtée à même son pot, surgit

    aussi fabuleusement que sur l’étagère la photo du père

    à embrasser […]

    […] autant de petits riens

    qui commencent à exister pour propager le contentement

    et nous permettre de percevoir ce qu’on ne perçoit jamais »

    Ainsi, la parole, pour rester vive, doit sans cesse renaître des eaux. Ici, l’eau est faite de sel : ce sont les larmes des fillettes qui ouvrent le monde et apprennent à voir, parce qu’elles disent le lâcher-prise, l’abandon salvateur, et le retour au souffle :

    « Cœur d’une interrogation silencieuse où bat le pouls

    de l’autre et qui saisit une vérité diurne et nocturne aussi improbable

    que le noir dans le rouge désarmé du coquelicot : qui es-tu, toi ?

    Iris d’un regard à vif qui muettement exige, mais répondre

    fera-t-il entendre le secret dépôt du nom dans la voix,

    […] »

    Pour que la parole puisse avoir l’étoffe de ce qui est, il faut qu’un regard à vif l’anime.

    La vie reconquise en ce « cri de l’alouette au fond du ciel » apparaît dans la splendeur de sa précarité. L’enfance demeure l’inapprivoisé en nous, présence qui apparaît comme la dissipation du rêve, dans le vécu lui-même, dans cette « allure décidée et légère qui décale sa trajectoire et en fait dans l’instant une quête » : attitude en marge des mots ou plutôt en avant d’eux, dans l’ouvert d’un devenir qui échappe au texte clos, dans une naissance sans cesse reconduite à soi-même et à l’autre.

    Transfigurée par le regard de ses petites filles, Sylvie Fabre G. nous fait entrer dans la demeure du réel, dans ce cri de l’enfant où la présence s’affirme.

    « l’esprit aussi se désencombre, s’allège, prépare

    le vide qui appelle le lancer, haut, loin, et l’air

    crie victoire, bulle ouverte à l’espace, perméable

    à la voix de celle qui court dans un tangage plus fort

    que le sol vers l’illimité foyer où monte le ballon

    maintenant dansant dans la lumière qu’à son tour

    elle rejoint, moment de gloire pour la jeune héroïne

    en train tout simplement de lever la clôture de la terre. »

    La poésie de Sylvie Fabre G. dit cet événement de la rencontre qui ne trouve sa condition de possibilité que dans l’espace de la parole hospitalière, dans ce oui à la vie sensible, incarnée. Car si remercier, c’est aussi répondre, c’est peut-être en cela que la parole n’épuise pas le sens de ce qu’elle dit, et appelle nos voix de lecteurs afin de se poursuivre et de croître,

    « quand la ligne d’arrivée se fait la parfaite

    invention du corps et du cœur pour éprouver

    un lieu qui jamais ne se dérobe

    malgré et dans l’ivresse de la liberté,

    qu’importe si remue au fond des rires adultes

    la conscience d’une autre course ».

    Au-delà du poème, avec le poème, les frontières sont poreuses. Et nous ne devenons les hôtes de ce monde que si nous sommes assez clairvoyants, frémissants, semblables à ces mots que le poème a rendus complices, délivrés de notre opacité, sans rien posséder, dans l’insouciance du temps. La parole hospitalière est en son fond patiente, humble. Mais sa patience n’est pas passivité, elle signifie l’être en éveil : la parole se laisse alors parler par la poésie qui la précède et qui la nourrit. Et toujours le poète est en travail d’enfantement – car il n’est poète qu’en ce qu’il se laisse lui-même déborder et laisse la poésie le déborder, dire le poème lui-même « à mesure d’enfance » :

    « L’enfant ne sait pas qu’il n’est pas né pour rester

    enfant, il suit la flèche aiguë du temps

    et goûte son génie, manière d’étancher la soif

    d’un réel accepté bienfaisant ou terrible.

    Vivant le monde il se penche sur ses effilochures

    pour attraper les êtres et les choses à travers,

    et sans jamais opposer le centre et la circonférence,

    il s’emploie à saisir l’éclair dans l’orage,

    dans le fruit le noyau, les yeux dans le visage,

    lampes qui jours et nuits crépitent,

    teignant les mots et les voix proches

    de lointains qui appartiennent à l’innommé. »

    Acceptant de se décentrer, la parole poétique, rendue à l’enfance, se fait parole discrète, s’ouvrant à l’altérité. La voix intérieure s’énonce par une altération de l’intime constitutive de l’intériorité véritable. Écouter, c’est être au plus intime de soi ouvert à l’autre et par lui transformé, en permanence et par surprise, c’est être capable de teindre les mots et les voix proches de lointains qui appartiennent à l’innommé. L’intimité n’est donc ni refuge ni abri, mais lieu d’une exposition plus grande, lieu d’une blessure – espace intérieur où la ferveur se mêle à l’angoisse. Dans le secret du regard des fillettes, dans les voix enfantines de Tosca et d’Anna Livia, ce que Sylvie Fabre G. murmure à l’oreille du cœur, c’est cette parole qu’elle puise au tréfonds de petits êtres livrés à l’écoute – une parole qui ose se décentrer, une obéissance qui écoute, une attention hospitalière à l’enfance, « aux grands pas de la rumeur que fait la vie ». Il appartient donc à cette parole de ne pas savoir parler : dans son aveu de nescience, elle s’ouvre alors au milieu du silence, à l’abîme, au fond sans fond. Elle se reçoit de cette blessure même qui fonde son essentielle précarité. Car, si le poète ne parle que depuis la source qu’il n’est pas lui-même, cette source le requiert en sa voix humaine qui, pour autant qu’elle se retire elle-même, laisse passer la voix de fin silence comme ce murmure du chant du monde :

    « L’accueil, le déploiement et la métamorphose

    content l’histoire des commencements

    trait d’union entre les générations

    la montagne et l’eau, l’air et la lumière

    donnent un nom perpétuel à des visages éphémères :

    il n’y a qu’un seul voyage. »

    Ainsi, nous ne créons que dans la rencontre, nous faisons advenir. La tâche aura été menée à bien quand nous serons rendus le plus loin qu’il était permis à l’avant du poème, quand nous laisserons place à ce qui n’est plus à nous, comme un enfant qui sera nous en étant davantage que nous, la voix profonde épanouie, un grand « oui » à la vie.

    La poésie de Sylvie Fabre G. nous parle depuis ce « oui », depuis cette parole dessaisie de sa volonté impérieuse, une parole qui devient elle-même autre, parole-autre en tant qu’ouverte sur le monde dont elle se fait l’hôte humble et attentif.

    Celui qui sait écouter la voix inouïe qui habite les vers de Sylvie Fabre G., celui qui sait regarder, avec le troisième œil, l’éclat de leur lumière, la densité discrète de leur souffle, s’étonnera avec joie de cette enfance retrouvée, détournée de tout rêve et de toute image édulcorée : une enfance capable d’habiter la précarité, une enfance qui la transforme sans la fuir, qui ne fuit dans nul monde paradisiaque, mais qui révèle la lumière de ce monde présent.

    On le comprend ici, comme on l’avait compris avec Frère humain : rien, dans l’univers de Sylvie Fabre G., n’est jamais acquis. Tout est sans cesse à reconquérir. Il y a dans cette poésie sensuelle, si proche de la nature, des forêts, de la terre et de l’eau, une quête sans cesse reconduite, une demande qui nourrit et qui s’offre avec humilité au monde et aux autres – cette demande comme deux bras ouverts est ici figurée par la métaphore des bras qui traverse cette poésie :

    « Ses bras, entre espoir et effroi, demandent la commune

    présence, enlacés au cou du père dans une intimité

    sensible qui le ravage et l’oblige à ralentir un temps que

    l’injonction de l’heure tranche avec des dents de fauve […] ».

    On pourrait dire d’une certaine façon que, dans ce très beau recueil, Sylvie Fabre G. transgresse les rêves d’enfance, échappe aux représentations et aux constructions mentales de l’autre, pour ne recueillir dans le chant poétique que la quintessence de la présence, sa lumière et sa chaleur. La simplicité de l’enfance n’a rien de la facilité qu’on lui prête de prime abord : elle est exigence, vérité de parole pour la présence, contre l’imaginaire. L’enfance est donnée de haute lutte : une lutte en vue de la finitude, contre les abolitions, contre les clôtures. Ce grand « oui » offert par Anna Livia et Tosca, nous l’éprouvons en nous comme cette symphonie du vivre réitéré en son souffle profond et toujours novateur à qui sait l’accueillir dans le silence – un grand souffle qui fait de nous des danseurs au pied léger :

    « et c’est à chaque fois la douleur

    de la créature qu’elle transmute

    en don d’amour. »

    La poésie revêtue de son vêtement originel, de son enfance, est cette présence aimante qui s’ouvre, cette épreuve de la liberté où l’amour ne dit rien d’autre que ce qu’il est en sa précarité : nulle chimère ni naïveté, nulle illusion où se complaire, mais une vie qui vibre au rythme du réel qui se soustrait à nos prises, à nos emprises. À son plus haut, qu’on peut au moins pressentir, la poésie doit bien réussir à comprendre que ces images qui, absolutisées, auraient été mensonges, ne sont plus, dès lors qu’on les traverse, que les formes tout simplement naturelles de ce désir si originel, si insatiable qu’il est en nous l’humanité comme telle : et l’ayant refusé, elle l’accepte, en une sorte de cercle qui constitue son mystère, et d’où procède d’ailleurs sa qualité positive, son pouvoir de parler de tout :

    « Être-au monde : en ces herbiers sacrés

    visuels et sonores, l’enfant se tient

    sans se détourner de l’avènement,

    souverain d’une histoire impossédée. »

    En un mot, l’enfance énonce cette joie malgré la nuit, malgré la séparation, malgré l’angoisse. Car, à mesure d’enfance, rien de ce qui a fini ne finit d’être. Sous la plume de Sylvie Fabre G., l’enfance devient ce qu’elle est de toute éternité :

    « L’accueil, le déploiement et la métamorphose

    content l’histoire des commencements

    trait d’union entre les générations

    la montagne et l’eau, l’air et la lumière

    donnent un nom perpétuel à des visages éphémères :

    il n’y a qu’un seul voyage. »

    Ce que le rêve oppose à la vie, ce que les analystes du texte n’étudient que pour le dissoudre dans l’indifférence des signes, ce qu’une poésie plus superficielle eût déchiré avec rage, elle le dément mais l’écoute, elle le réintègre éclairé à l’unité de la vie.

    « Les enfants, petits ou grands, bougent

    dans sa lueur tremblante

    et mêlent au sel du temps

    le miel pur du Grand Pays. »

    Le « miel pur du Grand Pays » est l’enfance en sa quintessence même : une enfance ennemie de l’idolâtrie tout autant que de l’iconoclasme ; une enfance qui bat au bord de la vraie lumière, dans ce « peut-être » de la voix intarissable, celle que toute âme-chair retiendra.

    L’image de l’enfance se renonce en nous comme un fruit qui se déchire pour renaître au plus intime, dans la chambre secrète où s’effacent les idoles, dans ce que Sylvie Fabre G. appelle « un scintillement d’aube sur fond de nuit ». Comment ne pas penser à l’étoile de Marceline Desbordes-Valmore : « C’était loin, mais l’étoile allait, cherchait pour moi, / Et me frayait la terre où tu m’avais suivie ». Marceline, comme Sylvie, savent que le poète est ce nouveau roi mage, non pour les trésors qu’il apporte à l’enfant, mais parce qu’il y renonce, devant la beauté augurale de la vie qui point dans le monde.



    Isabelle Raviolo
    D.R. Isabelle Raviolo
    pour Terres de femmes

    juillet 2015






    Sylvie Fabre G., Tombées des lèvres






    SYLVIE FABRE G.


    Sylvie Fabre G.
    Source



    ■ Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes

    Tombées des lèvres (note de lecture d’AP)
    [Plus forte que la forêt] (poème issu du recueil Tombées des lèvres)
    [À l’orée] (poème issu du recueil L’Intouchable)
    L’Intouchable (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    Frère humain (note de lecture d’AP)
    Frère humain (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    [La pensée va, et vient à ce qui revient] (poème issu du recueil Frère humain)
    Sylvie Fabre G. par Sylvie Fabre G. (auto-anthologie poétique comprenant plusieurs extraits de L’Approche infinie)
    [C’est un matin doux et amer](poème issu du recueil L’Autre Lumière)
    Dans l’attente d’un prolongement qui se meurt (note de lecture d’AP sur Corps subtil)
    Corps subtil (poème issu du recueil Corps subtil)
    L’Approche infinie (note de lecture d’AP)
    Celle qui n’était pas à sa fenêtre (extrait issu du recueil Le Génie des rencontres)
    La demande profonde
    Lettre des neiges éternelles (extrait de La Maison sans vitres)
    Piero, l’arbre (autre extrait de La Maison sans vitres)
    Le rêveur d’espace [hommage à Claude Margat] (autre extrait de La Maison sans vitres)
    Pays perdu d’avance (note de lecture d’AP)
    [Bien sûr le chant s’apaise dans le soir] (poème issu du recueil La Vie secrète)
    Maison en quête d’orient (poème issu du recueil Les Yeux levés)
    Quelque chose, quelqu’un
    Trouver le mot (autre poème issu du recueil L’Autre Lumière)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Sylvie Fabre G. (+ poème issu du recueil L’Approche infinie)
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer, par Sylvie Fabre G.
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant, par Sylvie Fabre G.
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman, par Sylvie Fabre G.
    Pierre Dhainaut, Après, par Sylvie Fabre G.
    Alain Freixe, Vers les riveraines, par Sylvie Fabre G.
    Emmanuel Merle, Ici en exil, par Sylvie Fabre G.
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Pierre Péju, Enfance obscure, par Sylvie Fabre G.
    Pierre Péju, L’État du ciel, par Sylvie Fabre G.
    Fabrice Rebeyrolle, un peintre gardien du feu, par Sylvie Fabre G.
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer, par Sylvie Fabre G.
    Roselyne Sibille, Entre les braises, par Sylvie Fabre G.
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    L’au-dehors
    → (dans les Chroniques de femmes)
    L’Amourier | Le Jardin de l’éditeur par Sylvie Fabre G.
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Anne Slacik par Sylvie Fabre G. : Anne, la sourcière
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Ludovic Degroote | Retisser la trame déchirée, par Sylvie Fabre G.
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Une terre commune, deux voyages



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la Mél, Maison des écrivains et de la littérature) une
    fiche bio-bibliographique sur Sylvie Fabre G.




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  • Sylvie Fabre G., Tombées des lèvres

    par Angèle Paoli

    Sylvie Fabre G., Tombées des lèvres,
    L’Escampette Éditions, 2015.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Des tableaux
    Ph., G.AdC







    « LA CLAIRE PERFECTION » DE L’ENFANCE



    Éternité de l’enfance, éternité première. Engendrée longtemps avant la naissance, en amont des origines. Quelle durée, la vie fragile de l’enfance ? Qui, mieux que la poète Sylvie Fabre G., saura dire la fragilité de ce temps accordé à la vie, « félicité obscure » prise entre sombre clarté et lumière ? Combien de temps ? interroge la poète dans Tombées des lèvres, recueil qu’elle consacre et dédie à ses petites filles, Anna Livia et Tosca ? Légèreté d’hirondelles, l’enfance, à quelle éternité promise ?

    Égrenés au fil des pages, les poèmes, comme autant de notes tenues sur un fil pour retrouver, à travers l’enfance actuelle et vibrante des deux petites filles, toutes nos enfances, éternelles traversées d’oubli.

    À travers l’observation d’Anna Livia et de Tosca, Sylvie Fabre G. explore, en trois étapes, trois volets — « Le trésor des oiseaux » | « Petites filles traversières » | « À mesure d’enfance » —, « la vie exacte » de la petite enfance.

    Il faut remonter aux origines, rassemblées sous le titre tutélaire « Le trésor des oiseaux », pour renouer avec les mémoires d’enfance, celles que l’on a tues qui recèlent toujours leur part de secret, celles qui affleurent disséminées sous le millefeuille du je

    — « Attentive derrière les mots

    ta mémoire revient vers

    le fils, dont le pays était l’enfance

    dont le pays n’est plus l’enfance » —

    enfance du fils à jamais reçue pour donner naissance à d’autres enfances qui balbutient au ventre de la mère. Cheminement attente qui se précise au fil des jours, « du glissement du cœur vers / le corps en route » ; mystérieux cheminement qui se vit sous les regards des parents, se faufile sous les mots de la grand-mère pour dire l’avènement de l’indicible, l’énigme de la « vivante ».

    Dès les abords de la vie, la langue balbutie qui commence par le cri, l’informulé l’inarticulé de l’angoisse qui accompagne la naissance. Mais le souffle est là, inspir/respir, qui préside à l’acte de vivre, éblouissement et « extension » de la mère à l’enfant ; zeugma qui renouvelle l’alliance des êtres avec le monde auquel ils appartiennent :

    « Porter refonde patiemment l’origine,

    l’alliance de la fleur à la terre,

    de la neige au nuage, engendre

    deux hivers venus de deux printemps,

    père, mère, enfants […] »

    La poésie de Sylvie Fabre G. interroge. Le moindre geste, la moindre manifestation prise entre « épines » de la famille et « pétales de papillon », « détresse » et « douceur » ; « angoisse de la séparation » et « joie originaire de la vie » qui préside à la mort (« le bébé rêveur sait-il déjà la mort ? »). Ainsi, si la naissance d’un enfant accroît le monde, si son apparition est agrandissement de la création, si habiter l’enfance est renouer avec le commencement qui nous lie à jamais au jadis, la venue nouvelle d’un être humain est toujours renouvellement du mystère de l’avant et du mystère de l’après :

    « Une seule vie : devant les yeux

    et derrière, le mystère. »

    Cependant, l’enfance est là, promesse d’un don qui dépasse, d’une grandeur qui pousse vers le « goût d’aimer » ; promesse d’oiseaux dans leur langue, envol des voyelles qui s’élèvent entre le glissement des consonnes au creux des prénoms des petites filles. « Voyelles tombées des lèvres », qui se recomposent sous la magie du verbe pour donner une œuvre nouvelle. Nomination qui conduit au poème, du poème au recueil, de l’écriture à la vie. Nommer et donner vie. Nommer et donner à lire. Nommer et écrire. « Félicité obscure » que cette promesse, d’où naît aussi le sentiment de l’éphémère, puisqu’« il n’y a qu’un seul voyage ». Ainsi de la petite enfance qui ne dure que le temps d’un pépiement. Déjà il faut envisager l’envol des alouettes l’avenir les départs les soucis les chagrins les séparations. Avec l’énigme finale qui gît sous la lame du vers :

    « il y a départ

    et l’issue manque pour le retour ».

    En dépit de la note sombre qui clôt la première section du recueil, la poète poursuit son voyage, observatrice vigilante des « petites filles traversières ». Elle compose pour elles, dans la belle langue de ses poèmes, des tableaux d’enfance heureuse. Ceux des rondes et des comptines, des jeux et des histoires, des chutes et des chagrins, des magies et des joies, des larmes et des baisers, des refus et des maux… Autant de regards qui ramènent sur la laisse de nos mémoires nos enfances oubliées, à croire qu’en dépit de la marche inexorable du temps, les temps de l’enfance se rejoignent, sans cesse réappropriés dans les mêmes gestes dans les mêmes attentes dans les mêmes cheminements. La poète admirative émue retrace ces étapes, accordant à ses petites filles toute l’attention que mérite chaque forme nouvelle sous le regard émerveillé de l’enfant. Ainsi, dans chaque expérience, « la claire perfection » de toute chose s’offre-t-elle au désir de l’enfant dans l’énigme d’une existence qui se change en découverte. Découverte d’un instant qui donne au temps toute sa mesure. Miracle que cette vie des petites filles éprises de curiosité insatiable. Leur talent de magiciennes fuse, propre à transcender le monde ses effrois ses injustices incompréhensibles et de les muer en « don d’amour ».

    « Au tournant de la page

    inlassablement elle suspend son geste

    soucieuse des larmes de la baleine bleue

    que son doigt essuie

    et c’est à chaque fois la douleur

    de la créature qu’elle transmue

    en don d’amour ».

    Rassemblées sous la voix de l’enfant, toutes les voix du monde glissent sous la langue enfantine. Ainsi tous les mystères des histoires patiemment lues ressassées entendues rendent-ils aux voix surgies de la page leur lallation de prières,

    « car ouvrir sa voix

    aux mondes c’est aussi ouvrir le livre des prières ».

    Mais la plus belle découverte, la plus saisissante, la plus admirable, n’est-elle pas, pour une grand-mère poète, celle de l’apprentissage du langage ? Ainsi Sylvie Fabre G. se met-elle à l’écoute du bruissement de la langue d’Anna Livia et de Tosca. Depuis les babils du tout petit enfant qui « trompe la solitude en suçotant sa voix » jusqu’au « butin de gouttes sonores » qui signent l’exploit

    — « aujourd’hui les mots

    jaillissent et chantent pareils aux fontaines,

    réveillant le sentiment de jouvence d’une assoiffée

    dans l’écoute soudain désaltérée à ce qui semble

    couler de source pure… » —.

    Jour après jour, le langage fraie son chemin à travers timbre / tessiture / écho / voix / intonations / rythme et sons. Et tant pis si « la langue trébuche ». D’autres voix aimantes sont là qui apportent leur aide et permettent que les mots retrouvent leur voie. Au-delà, le vent la forêt les étoiles la balançoire la flaque d’eau et « la baleine bleue » sont là pour donner à la vie sa saveur de sel et aux petites filles leur élan vers la lumière.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Sylvie Fabre G., Tombées des lèvres






    SYLVIE FABRE G.


    Sylvie Fabre G.
    Source



    ■ Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes

    Tombées des lèvres (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    [Plus forte que la forêt] (poème issu du recueil Tombées des lèvres)
    [À l’orée] (poème issu du recueil L’Intouchable)
    L’Intouchable (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    Frère humain (note de lecture d’AP)
    Frère humain (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    [La pensée va, et vient à ce qui revient] (poème issu du recueil Frère humain)
    Sylvie Fabre G. par Sylvie Fabre G. (auto-anthologie poétique comprenant plusieurs extraits de L’Approche infinie)
    [C’est un matin doux et amer](poème issu du recueil L’Autre Lumière)
    Dans l’attente d’un prolongement qui se meurt (note de lecture d’AP sur Corps subtil)
    Corps subtil (poème issu du recueil Corps subtil)
    L’Approche infinie (note de lecture d’AP)
    Celle qui n’était pas à sa fenêtre (extrait issu du recueil Le Génie des rencontres)
    La demande profonde
    Lettre des neiges éternelles (extrait de La Maison sans vitres)
    Piero, l’arbre (autre extrait de La Maison sans vitres)
    Le rêveur d’espace [hommage à Claude Margat] (autre extrait de La Maison sans vitres)
    Pays perdu d’avance (note de lecture d’AP)
    Maison en quête d’orient (poème issu du recueil Les Yeux levés)
    [Bien sûr le chant s’apaise dans le soir] (poème issu du recueil La Vie secrète)
    Quelque chose, quelqu’un
    Trouver le mot (autre poème issu du recueil L’Autre Lumière)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Sylvie Fabre G. (+ poème issu du recueil L’Approche infinie)
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer, par Sylvie Fabre G.
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant, par Sylvie Fabre G.
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman, par Sylvie Fabre G.
    Pierre Dhainaut, Après, par Sylvie Fabre G.
    Alain Freixe, Vers les riveraines, par Sylvie Fabre G.
    Emmanuel Merle, Ici en exil, par Sylvie Fabre G.
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Pierre Péju, Enfance obscure, par Sylvie Fabre G.
    Pierre Péju, L’État du ciel, par Sylvie Fabre G.
    Fabrice Rebeyrolle, un peintre gardien du feu, par Sylvie Fabre G.
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer, par Sylvie Fabre G.
    Roselyne Sibille, Entre les braises, par Sylvie Fabre G.
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    L’au-dehors
    → (dans les Chroniques de femmes)
    L’Amourier | Le Jardin de l’éditeur par Sylvie Fabre G.
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Anne Slacik par Sylvie Fabre G. : Anne, la sourcière
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Ludovic Degroote | Retisser la trame déchirée, par Sylvie Fabre G.
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Une terre commune, deux voyages



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  • Sylvie Fabre G. | [Plus forte que la forêt]



    COLLAGE DIPTYQUE -  Loup, y es-tu  -
    Collage-diptyque, G.AdC






    [PLUS FORTE QUE LA FORÊT]




    Plus forte que la forêt au Désert,
    Anna Livia en sa lancinante mélopée
    se fraie un passage dans l’énigme
    de l’invisible : Loup, y es-tu ?
    Sa demande pressante monte au faîte,
    rythme de grands rais les sapins mais,
    dessous, les mousses et les fougères
    étouffent les mots dans la répétition.
    Ils semblent s’éloigner pour mieux revenir :
    Loup, y es-tu ? M’entends-tu ?
    L’œil glaneur par aguets, la parole émotive
    court le risque de l’incarnation, trouve
    framboises comme alliées de secours
    et la voix rouge de sa dévoration
    l’hardie enfant étourdiment triomphe :
    Loup y est pas, il nous mangera pas !


    Quelle mère-grand démentirait son chaperon ?




    Sylvie Fabre G., Tombées des lèvres, L’Escampette Éditions, 2015, page 52.






    Sylvie Fabre G., Tombées des lèvres






    SYLVIE FABRE G.


    Sylvie Fabre G.
    Source



    ■ Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes

    Tombées des lèvres (note de lecture d’AP)
    Tombées des lèvres (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    [À l’orée] (poème issu du recueil L’Intouchable)
    L’Intouchable (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    Frère humain (note de lecture d’AP)
    Frère humain (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    [La pensée va, et vient à ce qui revient] (poème issu du recueil Frère humain)
    Sylvie Fabre G. par Sylvie Fabre G. (auto-anthologie poétique comprenant plusieurs extraits de L’Approche infinie)
    [C’est un matin doux et amer](poème issu du recueil L’Autre Lumière)
    Dans l’attente d’un prolongement qui se meurt (note de lecture d’AP sur Corps subtil)
    Corps subtil (poème issu du recueil Corps subtil)
    L’Approche infinie (note de lecture d’AP)
    Celle qui n’était pas à sa fenêtre (extrait issu du recueil Le Génie des rencontres)
    La demande profonde
    Lettre des neiges éternelles (extrait de La Maison sans vitres)
    Piero, l’arbre (autre extrait de La Maison sans vitres)
    Maison en quête d’orient (poème issu du recueil Les Yeux levés)
    [Bien sûr le chant s’apaise dans le soir] (poème issu du recueil La Vie secrète)
    Quelque chose, quelqu’un
    Trouver le mot (autre poème issu du recueil L’Autre Lumière)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Sylvie Fabre G. (+ poème issu du recueil L’Approche infinie)
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer, par Sylvie Fabre G.
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant, par Sylvie Fabre G.
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman, par Sylvie Fabre G.
    Alain Freixe, Vers les riveraines, par Sylvie Fabre G.
    Emmanuel Merle, Ici en exil, par Sylvie Fabre G.
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Pierre Péju, Enfance obscure, par Sylvie Fabre G.
    Pierre Péju, L’État du ciel, par Sylvie Fabre G.
    Fabrice Rebeyrolle, un peintre gardien du feu, par Sylvie Fabre G.
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer, par Sylvie Fabre G.
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    L’au-dehors
    → (dans les Chroniques de femmes)
    L’Amourier | Le Jardin de l’éditeur par Sylvie Fabre G.
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Anne Slacik par Sylvie Fabre G. : Anne, la sourcière
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Ludovic Degroote | Retisser la trame déchirée, par Sylvie Fabre G.



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la Mél, Maison des écrivains et de la littérature) une
    fiche bio-bibliographique sur Sylvie Fabre G.




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  • Jean-Pierre Chambon, Tout venant

    par Sylvie Fabre G.

    Jean-Pierre Chambon, Tout venant
    éditions Héros-Limite, 2014.



    Lecture de Sylvie Fabre G.


    Le désir de l’envol
    Ph., G.AdC







    « …s’élancer en confiance
    dans l’air
    qui porte la lumière et les voix »




    Le monde est toujours cet insaisissable que nous tentons de déchiffrer par l’aiguisement de tous les sens, la force de la pensée et de l’imagination, le don du langage, mais nous savons que nous ne parviendrons qu’à en avoir une connaissance limitée et que le secret qu’il contient nous demeurera en partie scellé comme nous est en partie scellé celui des vivants et des morts qui l’habitent. Quelle parole alors peut s’exercer à éclaircir l’opacité ou « à creuser encore dans l’obscur », tout en espérant parler « une langue transparente… / qui nous ferait traverser le miroir / et dirait enfin le secret des choses » et « le mystère des êtres » ? Peut-être celle du poète dont « le projet prodigieux », écrit Jean-Pierre Chambon, est « à partir de l’inaliénable singulier / éveiller des voix inouïes / qui donneront pouvoir / de parler au pluriel ». Et c’est bien ce que lui-même réussit dans son dernier recueil, Tout venant, paru à l’automne 2014 aux éditions Héros-Limite.

    En une suite de poèmes courts, étonnamment profonds dans leur légèreté, le poète nous offre des instants de vie comme arrachés à la cécité ou à l’indifférence habituelle, bribes emmêlées de quotidien et de rêve, effleurements sensibles et verbaux de choses, de bêtes et de gens dont les gestes, les pensées et les sentiments, comme dérobés à la fuite du temps, sont rendus à une lumière. Nous invitant ainsi à ouvrir avec lui les yeux et les mots sur la réalité et ce qui la peuple, il nous en fait saisir finement les éclats précieux et éphémères, à travers par exemple l’évocation d’un arbre au printemps : « Le vieux cerisier au fond du jardin / a atteint aujourd’hui même / le degré extrême de la blancheur / attestant à nouveau l’oracle / énoncé par l’ermite zen Ryôkan / le monde / est devenu / un cerisier en fleurs », ou encore celle, récurrente et identificatrice dans sa poésie, d’un oiseau, le corbeau qui « soudain / apostrophe l’univers de sa voix gutturale / puis » qui « s’envole » et que « le ciel efface » pour enfin laisser place au « silence » qui « résorbe la plaie du temps ». Le regard de Jean-Pierre Chambon sur les règnes minéral, végétal, animal ou humain est d’abord attentif, souvent interrogatif mais toujours humble. Il attrape ensemble leur beauté rayonnante et leur obscurité, leurs fragilités et leurs souffrances. Passant, il ne prétend pas à l’interprétation définitive, il contemple surtout et écrit, espérant que le poème qui est « chance et patience » lèvera un voile, nous fera accéder à l’essentiel, car au cœur de sa toile n’a-t-il pas le pouvoir de retenir « ce qui viendra s’y prendre » et de tisser « le frêle réseau » qui nous réunit dans « la pénombre et le vent » ? Le peuplier qui époussète ses chaussures « du plumeau de son ombre », la femme dans la cuisine qui « renifle ses larmes en épluchant ses oignons / aux luisances de cuivre », l’homme que l’ambulance emporte dans le noir et qui « regarde défiler / les lumières de la ville », le poète ne nous donne pas les clefs de leur bienveillance, de leur chagrin ou de leur solitude mais il les capte avec humour ou compassion pour nous tendre un miroir et nous faire ressentir combien nous leur ressemblons, comme eux égarés « dans la forêt obscure » et pourtant avides de « miettes de lumière », de joie et de lien.

    Circulation entre le dehors et le dedans, surgissement, flottement, effacement, intermittences du jour et de la nuit, la vision émerveillée et mélancolique de la vie que nous livre Jean-Pierre Chambon dans ce recueil, si elle est concrète en son enracinement terrestre, n’en souligne pas moins combien nous ne sommes jamais entièrement au monde mais toujours un peu « à l’orée », au seuil du vécu et du rêvé, aux frontières de la vie et de la mort. La quête du poète prend le chemin du vagabondage, du Tout venant. Son errance est celle des situations, des pensées, des sentiments. L’incertitude des réponses, le désir de l’envol, le savoir de l’intervalle le traversent de part en part. Les petites lucioles, témoignant des présences, sont « dans la vacillation ». Celui qui les consigne, avant qu’elles ne s’éteignent, est un « poète fantôme », un exilé, un dormeur éveillé et ses pages, tout comme nos corps, sont voués « à la dispersion et à la poussière ». Il est significatif d’ailleurs que les thèmes du train et de la montagne, lieux de transformation permanente, comme celui des variations atmosphériques, soient très fréquents dans les poèmes. « Le monde extérieur / rincé à grande eau », au soleil ou « à la lueur de la lune » conserve ses glissements, ses étrangetés et ses métamorphoses, nos âmes aussi. Les vers nous amènent de par leur rythme et la puissance des synesthésies, de par le jeu des contiguïtés et des juxtapositions vers un mélange des temps, des espaces et des éléments : « Entrevue comme derrière la vitre / d’un aquarium / d’une grotte sous-marine / une grappe de visages / au teint verdâtre / quasi cadavérique / baigne dans la lueur gluante / d’un téléviseur ». Le réel ainsi décrit a bien des aspects inquiétants, le chien prend « un faciès de poisson », le pigeon se fait « moitié oiseau moitié enfant » et la mère pour l’enfant est « réduite par la fièvre / à des proportions lilliputiennes ». Jean-Pierre Chambon n’hésite pas à parler de « mondes parallèles » au cœur du nôtre ni à longer « la frontière de l’inexistence » quand « engagé épaule contre épaule avec la paroi » il « regarde le vide sans le voir ». Certains poèmes croisent des figures spectrales telles « des sapins encapuchonnées d’ombre […] en une lente procession pénitentielle » ou « un infirmier flottant dans un kimono phosphorescent / de samouraï » qui tire « par les cheveux la tête ravinée / brûlante / d’Antonin Artaud / dont les lèvres continuaient à vociférer / des litanies d’imprécations ». Vivants et morts font partie d’une « chaîne immatérielle » que la mémoire, le songe et la poésie rendent soudain palpable.

    Les 204 poèmes constituent pour moi une sorte de bréviaire où chacun peut trouver une nourriture sensible et méditative différente au fil des lectures et des jours. Le format du livre, et même l’illustration et la couleur de la couverture, qui jouent symboliquement sur la clôture et sur la ligne de fuite, sur le vide et sur le plein, nous y convient. Le glisser dans une poche, le poser sur un meuble, l’oublier et à un moment l’ouvrir ne peut manquer d’éclaircir notre quotidien. Car la parole de vie qui s’y entend prend en charge, je l’ai dit, l’amour et la douleur du monde, la conscience d’un mystère qui englobe tout. Elle est écrite à échelle d’hommes, d’animaux, d’éléments et de choses dont elle tente de rendre la diversité, voix et actes, bruits et couleurs. L’auteur n’oublie rien des limites de la langue, ni des injustices, des violences et de la finitude qu’elle ne peut guérir. Dans les poèmes, sous « le masque des mots », se rencontrent pourtant le mendiant, la victime des guerres, le malade et le mort, tout comme les vivants plus heureux ou plus nantis du présent ou du passé. La poésie de Jean-Pierre Chambon ne prétend à nul message, mais elle fait du bien au lecteur par son attention à tout ce qui existe. En tressant la beauté de la nature et celle de l’art comme dans les tableaux de Bonnard évoqués dans un des premiers poèmes, elle nous rappelle le merci.

    Car le monde ne tient peut-être que par ces gestes qui sauvent, et comme « une femme tend le secours d’une brindille / à un papillon empêtré / dans le reflet des nuages », le poète nous tend le secours de ses mots pour nous rendre à nous-mêmes, à « la matière / flottante de nos vies imparfaites » et pourtant uniques, à leur vérité de pauvreté et de grandeur, « nœud du grand mystère » sur lequel se referme Tout venant.


    Sylvie Fabre G.
    D.R. Texte Sylvie Fabre G.






    Jean-Pierre Chambon, Tout venant, Héros-Limite, 2014.





    JEAN-PIERRE CHAMBON


    Jean-Pierre Chambon  en vignette
    Source




    ■ Jean-Pierre Chambon
    sur Terres de femmes


    [À partir de l’inaliénable singulier] (extrait de Tout venant)
    Des lecteurs (extrait)
    Des lecteurs (lecture d’AP)
    L’Écorce terrestre (lecture de Cécile A. Holdban)
    L’Écorce terrestre (lecture d’AP)
    [Je touche le grain du silence] (extrait de L’Écorce terrestre)
    [Fleurs dans la fleur]
    Noir de mouches (extrait)
    Détour par la Chine intérieure (poème extrait du Petit Livre amer)
    Le Petit Livre amer (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Fragments d’un règne (poème extrait du Roi errant)
    [Sur le papier la lumière](extrait de Sur un poème d’André du Bouchet)
    Un écart de conscience, II (extrait)
    Zélia (lecture d’Isabelle Lévesque)
    L’invention de l’écriture (extrait de Zélia)
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (extraits)
    Jean-Pierre Chambon | Marc Negri, Fleuve sans bords (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Images de la poésie)
    une lecture de Tout venant par Laurent Albarracin
    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    une bio-bibliographie de Jean-Pierre Chambon




    ■ Autres lectures de Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes


    Caroline Boidé, Les Impurs
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman
    Pierre Dhainaut, Après
    Ludovic Degroote, Un petit viol, Un autre petit viol
    Alain Freixe, Vers les riveraines
    Luce Guilbaud, Demain l’instant du large
    Emmanuel Merle, Ici en exil
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation
    Angèle Paoli, Lauzes
    Pierre Péju, Enfance obscure
    Pierre Péju, L’État du ciel
    Pierre Péju, L’Œil de la nuit
    Didier Pobel, Un beau soir l’avenir
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer
    Fabio Scotto, La Peau de l’eau
    Roselyne Sibille, Entre les braises
    Une terre commune, deux voyages (Tourbe d’Emmanuel Merle et La Pierre à 3 visages de François Rannou)





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  • Didier Pobel, Un beau soir l’avenir

    par Sylvie Fabre G.

    Didier Pobel, Un beau soir l’avenir,
    Éditions La Passe du vent, 2014.



    Lecture de Sylvie Fabre G.




    Pobel
    Ph., G.AdC







    D’UNE RIVE À L’AUTRE DE LA VIE



    « Ce soir, j’arrête. Ce soir,
    je passe à autre chose. »

    Didier Pobel





    «  J’ai tant rêvé, tout dit, dans mon pays / j’ai joué du feu, de l’air et de la lyre. » Ces deux vers de Charles Cros me reviennent en mémoire à l’instant de parler du dernier livre de Didier Pobel, Un beau soir l’avenir, paru ce printemps aux Éditions La Passe du vent. Drôle de jeu car le feu est celui auquel il s’est brûlé pendant trente ans en auscultant les événements majeurs et mineurs du monde en tant que journaliste dans un grand quotidien régional ; et en reste-t-il autre chose, se demande-t-il, que des cendres dispersées au vent de cette sorte de journal informel qui relate quelques mois de sa vie, de l’été 2010 à l’hiver 2013, après un départ à la retraite vécu comme « une échappée » plus ou moins volontaire ? Drôle de jeu, oui, car aussi celui de l’air et du passage pour l’homme qui arpente ses pays et paysages du dedans et du dehors, qui tente de défroisser les plis des jours, de repasser leurs feuilles pour retrouver le visage tremblé de sa vérité. Et du passé à l’avenir, du matin lointain au soir débutant de sa vie, il cherche « le sentier perdu » où « les mots roulent » au rythme des « coups feutrés de son cœur ». La vraie quête à mener n’est-elle pas en effet pour lui qui a tant rêvé, tout dit, la quête de « cette voix qui sans cesse parlait en lui » et qui est « comme un miroir brûlant », le son enfin accordé de sa lyre ? Pas étonnant alors que résonne aussi en moi, à l’heure où j’écris, la musique de ses vers, présents ou non dans son récit…

    Quelle clef mettons-nous dans la serrure du temps et de la langue pour ouvrir la porte d’une vie ? Parfois un poème — de soi, d’un autre : C’est ma vie il faut que je la reconnaisse / C’est ma vie et c’est moi cette chanson faussée // Un beau soir l’avenir s’appelle le passé // c’est alors qu’on se tourne et qu’on voit sa jeunesse. Celui d’Aragon, placé en exergue de son récit autobiographique par Didier Pobel, lui donne à la fois son orientation, son ton et sa structure, chacun des vers étant l’intitulé d’une partie.

    La première s’ouvre par un retour en arrière sur le « mercredi 30 juin », date à laquelle Didier Pobel a quitté définitivement « le Journal ». Il utilise, comme il le fera à de nombreuses reprises par la suite, des extraits en italiques des carnets qu’il a tenus à l’époque. Il y mentionnait et commentait ce qu’il vivait ou écrivait. Cette mise en abyme lui permet une plongée dans les sentiments qui l’habitaient lors de ce départ vécu dans une sorte de « torpeur ». Or il s’agit, quatre mois après, de ranimer, par delà cet instant, ce qui a fait la réalité, heureuse et malheureuse, d’une carrière professionnelle pensée d’abord comme « une vocation » puisqu’elle avait à voir avec le désir des mots qui le taraudait. Dans le Journal, ce sont ceux qui « informent, expliquent, mettent en perspective » jour après jour la marche souvent terrible du monde qu’il utilise. Didier Pobel analyse « l’étrange mission » du journaliste faite de jeunes espérances et de vieilles désillusions. Sur un mode humoristique, souvent à ses propres dépens, il s’emploie à en dénoncer les rouages ou les effets. Il cible « la mécanique à rhétorique » de la classe médiatique et politique, « le dérisoire des mots » qui mettent sur le même plan « l’annonce messianique » de l’hiver et celle banalisée de la menace terroriste, le « Grand pschitt » des « rendez-vous décisifs » avec le peuple ou les lecteurs. Grand-messe, pseudo-révélations, et désenchantement, rébellion de celui même qui y participe mais n’est pas dupe. Chez Didier Pobel, l’humour caustique, l’ironie sans méchanceté, est un effet de la sensibilité, une protection et un recul dans les situations difficiles. Assez fréquents dans sa poésie, qui s’apparente parfois à celle d’un Jules Laforgue, ils le sont encore davantage dans sa prose. J’ai ri à lire certains passages. Il y a quelque chose de salutaire dans cette capacité à donner à voir « la pièce » et à cerner les rôles. Ici dans le théâtre d’un métier menacé, comme beaucoup, par « les consultants et les banquiers », l’informatisation et le mensonge. Dérive de la société et des hommes qui la font, le monde tel qu’il va, nous murmure l’auteur, ne peut nous faire entendre qu’« une chanson faussée » dans laquelle chacun discerne aussi sa propre voix.

    Et pourtant, rajoute-t-il, on peut sentir parfois « au visage un peu d’air » quand souffle le vent de la fraternité, de l’amour ou de la littérature. Car l’auteur tente, dans ce drôle de journal, de reconnaître et de retenir aussi l’essence positive de la vie en se plaçant « dans l’autre temps », non dépourvu d’attentes et d’angoisses, qui s’ouvre devant lui. Pour mieux se retourner sur le passé, vivre le présent et éclairer l’avenir à l’ombre portée de la mort, il faut encore « croire » aux hommes et aux mots, il faut « Écrire » en accueillant l’inconnu devant soi. Toute l’œuvre poétique de Didier Pobel est empreinte d’un sentiment métaphysique et d’une recherche de sens : « Le néant saute aux yeux lorsque le temps est clair », a-t-il écrit jadis dans Liaisons intérieures et autres lignes, un recueil paru chez Cheyne Éditeur en 1990… On retrouve la même lucidité dans son récit. À la retraite, fini ce qui parfois faisait écran : le brouillard dû au tourbillon des occupations quotidiennes, à l’insouciante jeunesse, à la fièvre de l’actualité permanente, à la rumeur assourdissante du monde. Il n’y a « plus de paroisse » où s’oublier. Le voilà face aux pages mal ou vite tournées de l’histoire publique ou privée et dans le souvenir ou le plaisir d’aigus bonheurs de voyages ou de lectures. Il les médite à la lumière du soir, dans la lenteur et le silence qui entrent en lui. Il « fait les comptes » et le compte de ce qui compte vraiment : la femme et les enfants à qui le livre est dédié, les parents, les amis, tel Charles Juliet, son voisin dans l’Ain, « les monuments » de livres qui l’aident à continuer ou à avancer, les noms des écrivains compagnons sur leurs couvertures, « les pays » et d’abord celui de l’enfance, charnel et mental, auquel on revient comme on revient à la source des mots et des images.

    Si la fontaine des années coule autrement, Didier Pobel sait bien qu’elle va tarir, que son eau deviendra de plus en plus un filet. Alors il se penche pour y abreuver encore sa langue à la présence des aimés, vivants et morts, et aux délices de campagne drômoise ou de ville berlinoise ou vénitienne. Alchimie de poète, l’eau de parole et de mémoire devient une encre qu’il voudrait indélébile mais qui un jour s’effacera, laissant seulement « empreintes d’homme, on ose l’espérer ». Le récit entier n’est-il pas d’ailleurs une déambulation qui, dans ces quatre étapes, emmêle les époques, les âges et les registres, révélant ainsi les ressorts intimes d’une existence ? Critique, révolte et humour, nous l’avons dit, mais aussi ferveur, angoisse et mélancolie, le lot commun. L’auteur cherche peut-être dans l’écriture à résoudre l’éternelle question de l’apaisement chère à Marcel Arland, autre figure tutélaire du livre. Didier Pobel, qui le lit en même temps qu’il écrit son récit, ne retrouve-t-il pas, comme lui, ses racines et ses mots dans La Terre natale ? La Bresse des années 1950-60 et celle d’aujourd’hui sont revisitées à l’aune d’une éternité dont « il ne subsiste qu’un souffle » mais si puissant qu’il faut, vie et mort, l’habiter. À Bény, la maison familiale est à nouveau le lieu où être. Elle met la chambre d’écriture, où clignote maintenant un écran à côté des livres et des carnets, dans la proximité des bois, des étangs baignés de lune et des grands prés sous la brume. Si on écoute, on peut y entendre l’écho des voix proches ou lointaines butant sur le Mont Mion couvert de neige ou sur le mur illuminé d’un « tranquille cimetière ». Chants de père et de mère, de femme, d’enfants ou d’oiseaux, qu’importe la retraite venue ou l’ombre à venir si le chant est pur, on en vient alors à penser, dit Didier Pobel, que « l’avenir a encore de beaux soirs », et des poètes pour l’exprimer. D’une rive à l’autre « la vie s’en vient la vie est là ». Puis elle s’en va. Et l’épilogue nous rappelle que c’est larmes, miracle et énigme.



    Sylvie Fabre G.
    D.R. Sylvie Fabre G.
    pour Terres de femmes







    Didier Pobel, Un beau soir l'avenir







    DIDIER POBEL


    Pobel




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site Auteurs en Rhône-Alpes)
    une fiche bio-bibliographique sur Didier Pobel
    → (sur le site Les vendangeurs littéraires)
    une lecture d’Un beau soir l’avenir par Bernard Revel



    ■ Autres lectures de Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes

    Caroline Boidé, Les Impurs
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman
    Ludovic Degroote, Un petit viol, Un autre petit viol
    Pierre Dhainaut, Après
    Alain Freixe, Vers les riveraines
    Luce Guilbaud, Demain l’instant du large
    Emmanuel Merle, Ici en exil
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation
    Angèle Paoli, Lauzes
    Pierre Péju, Enfance obscure
    Pierre Péju, L’État du ciel
    Pierre Péju, L’Œil de la nuit
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer
    Fabio Scotto, La Peau de l’eau
    Roselyne Sibille, Entre les braises
    Une terre commune, deux voyages (Tourbe d’Emmanuel Merle et La Pierre à 3 visages de François Rannou)






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  • Sylvie Fabre G. | La demande profonde

    Poésie dédiée à Jean-Louis Giovannoni


    «  Poésie d’un jour »
    dédiée à Jean-Louis Giovannoni



    En lisant Voyages à Saint-Maur et
    la poésie de J.-L. G.



    Et lointain un village corse.
    Source







    LA DEMANDE PROFONDE




    Du bout de l’horizon, du là-bas qui hante l’ici,
    quand « la terre gagne », que s’abîment les morts
    et que les temps s’emmêlent, le passé soulève
    le présent, ouvrant d’autres vies dans ta vie.
    Est-ce les mots alors qui viennent te chercher
    répondant à ta demande profonde pour la vêtir ?
    Tu oublies le cimetière et la maison déserte,
    la langue en toi se met à parler, rapproche
    ta voix des paysages intouchés,
    du corps livré à la matière et aux vents.


    À l’affût tu crois entendre l’enfance
    qui la colore, sur fond de mère disparue
    elle chantonne contre la peur, c’est l’heure,
    il ne faut pas lâcher prise et écrire ce qui s’écrit
    à la source de douleur, fragments ou fresque,
    sa mosaïque est lieu d’amour désabrité,
    il ne faut pas lâcher prise et envisager pour survivre
    le temps enfui immobile, sa porte ouverte
    sur ombres éphémères et étonnantes lumières,
    devant derrière, là tu demeures.


    En errances de possible et impossible passage,
    vers, autour, à côté, jusqu’à, ta quête
    qui se fait enquête, un moment tu crois en tenir la clé
    qui ouvre à Saint-Maur le 23 rue Jean-Jaurès
    mais la porte est à jamais close, et par le haut
    ou par le bas toujours tu ne fais qu’approcher
    son rêve et sa réalité. Malgré l’appel
    ni la maison d’enfance, ni le visage de la mère
    ne réapparaissent au grand jour, malgré l’appel
    ils continuent leur danse dedans.


    Les bruits, les odeurs, les saveurs nourris
    des choses et des êtres habillent tes souvenirs
    et seule la mémoire reconstitue le peu d’histoire :
    vombrissants hannetons, tricots et chat, graines
    parfum de mère et pétillante Vittelloise, paroles,
    café banlieue, femmes et Dédé, idiot et monstres
    sortis des murs ou du noir, otites et poliomyélite
    le lait et les livres à boire, à l’école des fantômes
    les voix et les images parlent en silence
    d’années 1950, points d’ancrage et d’éloignement.


    Il y a encore la Marne, sa passerelle et la barque,
    une mère et son garçon. Et lointain un village corse.
    Dans une disposition de résonances, la contemplation
    se fait éperdue à travers la vitre d’un bus en marche
    ou sur des photos sépia, l’aération est la même,
    les saisons passent, et jamais hors, est-ce ton geste
    d’écrire qui te les rend sans issue de retour
    mais en parfait état de conservation ?
    La barque pourtant est sous les eaux, la mère
    sous terre, le village abandonné et l’enfant sur son vélo


    n’est plus qu’un filet de voix dans ta voix,
    pulsatile comme la présence,
    et flou comme ses frontières.
    Partir et revenir, loger et croître
    pour supporter l’insupportable
    pour décanter et faire circuler le souffle
    sur les visages morts ou absents,
    l’état du corps ou de l’âme n’y change rien
    ni la question d’être ici ou là-bas,
    tes mots, vivant, sont des oiseaux en vol.


    Dans leur sillage ils délivrent le vide et le plein,
    éclairent l’enfoui et les interstices,
    ils donnent un instant au corps leur énergie,
    une vibration qui tient en éveil ta voix
    où ils ont élu domicile et compagnie.
    De l’autre côté alors peuvent te revenir
    les existences, rayonnement du feu
    et montée de la fumée, ta tâche de poète
    est d’agrandir pour nous le temps et l’espace
    de l’inséparable où elles brûlent.


    Sylvie Fabre G.
    D.R. Texte Sylvie Fabre G.
    pour Terres de femmes





    SYLVIE FABRE G.


    Sylvie Fabre G.
    Source



    ■ Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes

    Frère humain (note de lecture d’AP)
    Frère humain (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    [À l’orée] (poème issu du recueil L’Intouchable)
    L’Intouchable (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    Sylvie Fabre G. par Sylvie Fabre G. (auto-anthologie poétique comprenant plusieurs extraits de L’Approche infinie)
    [C’est un matin doux et amer](poème issu du recueil L’Autre Lumière)
    Dans l’attente d’un prolongement qui se meurt (note de lecture d’AP sur Corps subtil)
    Corps subtil (poème issu du recueil Corps subtil)
    L’Approche infinie (note de lecture d’AP)
    Celle qui n’était pas à sa fenêtre (extrait issu du recueil Le Génie des rencontres)
    Lettre des neiges éternelles (extrait de La Maison sans vitres)
    Piero, l’arbre (autre extrait de La Maison sans vitres)
    Le rêveur d’espace [hommage à Claude Margat] (autre extrait de La Maison sans vitres)
    Pays perdu d’avance (note de lecture d’AP)
    Maison en quête d’orient (poème issu du recueil Les Yeux levés)
    [La pensée va, et vient à ce qui revient] (poème issu du recueil Frère humain)
    [Plus forte que la forêt] (poème issu du recueil Tombées des lèvres)
    Tombées des lèvres (note de lecture d’AP)
    Tombées des lèvres (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    [Bien sûr le chant s’apaise dans le soir] (poème issu du recueil La Vie secrète)
    Quelque chose, quelqu’un
    Trouver le mot (autre poème issu du recueil L’Autre Lumière)
    Jean-Marie de Crozals & Sylvie Fabre G. | [La montagne bascule]
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Sylvie Fabre G. (+ poème issu du recueil L’Approche infinie)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    L’au-dehors
    → (dans les Chroniques de femmes)
    L’Amourier | Le Jardin de l’éditeur par Sylvie Fabre G.
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Anne Slacik par Sylvie Fabre G. : Anne, la sourcière
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Une terre commune, deux voyages



    ■ Lectures de Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes

    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman
    Ludovic Degroote, Un petit viol, Un autre petit viol
    Pierre Dhainaut, Après,
    Alain Freixe, Vers les riveraines
    Emmanuel Merle, Ici en exil
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation
    Pierre Péju, Enfance obscure
    Pierre Péju, L’État du ciel
    Didier Pobel, Un beau soir l’avenir
    Fabrice Rebeyrolle, un peintre gardien du feu, par Sylvie Fabre G.
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer
    Roselyne Sibille, Entre les braises, par Sylvie Fabre G.






    JEAN-LOUIS  GIOVANNONI


    Giovannoni 3
    Ph. © Phil Journé
    Source




    ■ Jean-Louis Giovannoni
    sur Terres de femmes

    Voyages à Saint-Maur (note de lecture d’AP)
    [Huitième voyage à Saint-Maur]
    Ce que l’immobile tient pour geste (extrait de Pastor, Les Apparitions de la matière)
    Envisager (note de lecture de Tristan Hordé)
    [Il faut si peu de chose] (extrait de Variations à partir d’une phrase de Friedrich Hölderlin)
    Issue de retour (note de lecture d’Isabelle Lévesque)
    Issue de retour (note de lecture d’AP)
    [Je ne sais pourquoi l’autruche me fascine autant] (extrait de Journal d’un veau)
    [Le jour se lève] (extrait de Sous le seuil)
    Mère (+ notice bio-bibliographique)
    [Notre voix] (extrait de Ce lieu que les pierres regardent)
    [Nous venons d’un pays qu’on ne peut plus toucher] (extrait de On naît et disparaît à même l’espace)
    [Pourras-tu encore témoigner…] (extrait des Mots sont des vêtements endormis)
    Sous le seuil (note de lecture d’AP)
    [toujours cette envie de t’ouvrir] (extrait de Derrière la vitre)
    [Tout se cicatrise] (extrait de Garder le mort)
    Jean-Louis Giovannoni | Stéphanie Ferrat, « Les Moches » (note de lecture d’AP)
    Jean-Louis Giovannoni | Marc Trivier, Ne bouge pas ! (note de lecture d’AP)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site des éditions Champ Vallon)
    la page de l’éditeur consacrée à Voyages à Saint-Maur
    → (sur Eden Livres)
    un autre extrait de Voyages à Saint-Maur






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  • Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer

    par Sylvie Fabre G.

    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer,
    Éditions L’Amourier, 2013.



    Lecture de Sylvie Fabre G.




    Le - pont entre-
    Ph., G.AdC







    UNE TRAVERSÉE DE HAUTE LUTTE ET DE GRAND VENT



    Il y a des phénomènes naturels qui méritent toujours d’être vécus puis nommés parce qu’ils sont des manifestations qui s’adressent à nos sens et à nos cœurs et qu’ils ont ce pouvoir de les contenir, de les faire trembler, de les ranimer et de nous transformer. Ils nous rappellent que nous sommes éléments parmi les éléments, des plus fragiles. Corps soumis à leur puissance ou âme prise en charge, ils lèvent en nous des images, ouvrent un espace de vision et de langue que nous pouvons habiter mais qui nous déborde. Dans Passerelle, le dernier livre d’Erwann Rougé, paru aux Éditions L’Amourier fin 2013, l’auteur tient un journal de bord, un Carnet de mer, où la description de ses sorties en bateau ou de ses retours à terre le long des jours s’accompagne d’un bulletin sur l’état du ciel, de la mer et de l’être. Le notant, le poète entre dans une parole où les mots deviennent « phares, balises, feux brefs », cornes de brume, lames de fond et écume. Il nous invite à partager une traversée de haute lutte et de grand vent.

    Les textes en prose poétique qui constituent l’ensemble sont regroupés en deux parties inégales et précédés chacun d’indications météorologiques ou de lieu, écrites en italiques, qui correspondent à une situation maritime ou terrestre et à un moment singulier. Ils ont tous une coloration différente mais aussi une homogénéité de ton et de style immédiatement reconnaissable, présente dès les premiers recueils d’Erwann Rougé (publiés aux Éditions Unes), la voix du poète demeurant bouleversante en son « ressac intérieur ». Douceur et mélancolie, délicatesse et simplicité des mots sont là, prégnantes, pour dire la densité du réel et le vide, la faille, le manque et la blessure, la bonté de l’amour. « Dire, écrit celui-ci, suppose que l’on voit et que l’on écoute », qu’on laisse en soi grandir les cris et les extases, que l’on s’éprenne du corps fondu à l’âme.

    Page après page, sensations et sentiments s’entremêlent pour affronter en mer le « Temps couvert et à grains-mer forts, roulis modéré… », la « Visibilité moyenne, boucaille aux approches des côtes britanniques », ou se laisser gagner par la « fatigue générale du navire ». De même, à terre, retrouver Loc Meven, c’est autant accepter que tremblent les choses et les cœurs, que reconnaître l’inconnu comme appel. Erwann Rougé fait des allers-retours entre dehors et dedans, ne manquant pas de souligner qu’« écrire est un travail physique », tout comme naviguer et aimer.

    Pour le poète, la vie n’est-elle pas « une recherche perpétuelle » de la « plage pacifiée » ? Que le poète se tienne sur la « passerelle », « en cabine », dans « la chambre » ou dans « le jardin », la pensée dialogue sans cesse avec les infinies variations de la lumière et des couleurs, avec les nuages, les vagues et les plantes, avec la chair de l’aimée et « l’espace blanc de la marge ». Tous apportent au narrateur une série de certitudes et d’incertitudes, des interrogations entre « mutisme et effusion ». Les textes font alterner le « je » du monologue intérieur, sa solitude en mer, et le « tu » adressé à la femme aimée restée à terre et qu’il retrouve après chaque navigation, un « tu » qui fait battre et le cœur et les mots. Il y a leur flux et reflux dans les phrases épousant le mouvement intérieur de l’homme. Agité ou serein selon le temps, il reste écorché toujours. Vivant en Bretagne, Erwann Rougé y marche et y navigue au large. Il observe au plus près l’activité sur les flots (le vocabulaire de la marine est très précis dans le recueil), il vit l’alliance des hommes, de l’eau et du ciel et aime le mouvement des marées. Sur les plages de la Manche, la beauté nue des galets, des rochers, la force brute des tempêtes, les hurlements du vent le retiennent, et ils sont présents dans toute son œuvre. On sent qu’il a expérimenté dans la vie et dans la poésie tous les tangages et leur apaisement. Le risque du naufrage aussi ne lui est pas étranger et les mots sont de frêles amarres.

    Dans ces textes, il est question du monde visible et invisible comme il est question du corps charnel et spirituel du poète qui sait la douleur, le blanc, le manque et bien sûr le désir et la mort. « On tombe dedans », confie-t-il, et le corps qui « fait jaillir des hauteurs » est le même que celui qui se dérobe et produit « un lent noir, lent noir dans le cerveau ». Animé du souffle de vie, il est pourtant « un corps-mort ancré à la laisse de mer » qui parfois « se détache, dérade, perd prise ». La deuxième partie du livre, plus courte, est en effet la clef de l’ensemble : elle lui donne un autre éclairage. C’est la remémoration d’une lutte contre la chute « au moment où les jambes ne se tiennent plus », où « un éclat de foudre arrive derrière les tempes ». Le poète évoque ce qu’il a vécu lors d’une «  ischémie du sang dans le cerveau ». Frappé durement, il a dû combattre l’absence, la perte, reconquérir les mots, parole et écriture. Les poèmes qui débutent par « Chambre blanche » montrent le séisme du traumatisme, et ses conséquences : la peur, l’aphasie, la perte, toute « cette obscure et lente violence » contre l’amour et le langage.

    Car ce recueil célèbre l’amour et nous le montre plus fort que la mort. La figure de la femme y apparaît aimante, dispensatrice du désir, de la confiance et de la joie qui habitent Loc Meven, lieu d’ancrage pour le poète. Sa présence aide à combler tous les vides, à guérir les mots qui « ne suivent pas », à chasser les « mouches mortes », à repeupler avec « tendresse » et « extrême attention » les gestes quotidiens. La Passerelle sur laquelle se tient le poète est fragile, elle oscille quand le pas et la langue hésitent, mais elle est le « pont entre ». Dans le passage, « ce peu de terre, ce peu de chair, ce tout d’amour » qui nous constituent, nourrissent le poème, reconquis lui aussi sur la mort. Éclaircie provisoire, nous murmure Erwann Rougé, et éternel recommencement. Le lecteur referme le livre le cœur saisi par cette parole pudique et vraie qui, « en lignes tremblantes » et pleines de tendresse, le porte au loin et le ramène, tels la vague et l’oiseau, au sein du monde. Son chant fait entendre la beauté du vivant, toujours menacée.


    Sylvie Fabre G.
    D.R. Texte Sylvie Fabre G.






    Passerelle 2




    ERWANN ROUGÉ


    Erwann Rougé
    Ph. Michel Durigneux
    Source





    ■ Erwann Rougé
    sur Terres de femmes


    [la brûlure a une odeur de fleuve] (extrait de L’Enclos du vent)
    Proëlla (lecture d’AP)
    [même si cela ne sert à rien] (extrait de Proëlla)
    [on ne fait qu’écrire] ((extrait de Voa, Voa)
    [quand le ciel est ainsi] (extrait d’Étais de Jean-François Agostini)




    ■ Voir aussi ▼

    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Erwann Rougé




    ■ Autres lectures de Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes


    Caroline Boidé, Les Impurs
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman
    Pierre Dhainaut, Après
    Ludovic Degroote, Un petit viol, Un autre petit viol
    Alain Freixe, Vers les riveraines
    Luce Guilbaud, Demain l’instant du large
    Emmanuel Merle, Ici en exil
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation
    Angèle Paoli, Lauzes
    Pierre Péju, Enfance obscure
    Pierre Péju, L’État du ciel
    Didier Pobel, Un beau soir l’avenir
    Fabio Scotto, La Peau de l’eau
    Roselyne Sibille, Entre les braises
    Une terre commune, deux voyages (Tourbe d’Emmanuel Merle et La Pierre à 3 visages de François Rannou)





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  • Pierre Péju, L’État du ciel

    par Sylvie Fabre G.

    Pierre Péju, L’État du ciel,
    éditions Gallimard, Collection Blanche, 2013.



    Lecture de Sylvie Fabre G.




    Le bleu
    Ph., G.AdC







    ACCOMPLIR “L’INSTANT, PROVISOIREMENT REDRESSÉ”



    « Tu vois, dit Nora, j’ai recommencé, mais cette fois la couleur est complètement libre. Le bleu, je le laisse s’étaler. Moi je ne m’occupe que de la ligne ». Ces paroles que prononce, en parlant de sa peinture, l’héroïne de L’État du ciel à la fin du dernier roman de Pierre Péju qui vient de paraître cet automne chez Gallimard, nous donnent peut-être une des clés de cette histoire initiatique où la ligne entre le ciel et la terre, les dieux et les hommes, la vie et la mort n’est plus seulement la ligne toute tracée des destins ni une ligne de séparation ou de clôture mais un chemin d’élargissement et un horizon ouvert. Les personnages, après avoir vécu la chute dans le malheur extrême, l’errance, la folie et le désamour, ne vivront-ils pas une lente remontée vers la lumière et ne pourront-ils pas laisser gagner « le bleu » d’un vécu et mystérieux recommencement ?

    L’auteur inscrit cet espoir, d’Occident en Orient, de France en Grèce, dans une traversée menacée dont la trajectoire mène les protagonistes des bords ombreux du lac d’Annecy dans les Alpes jusqu’à l‘île de Sifnos à l’aube, « ultime terrasse sur la mer Egée», sorte de « bout du monde » et « avant-goût du paradis », comme si en ce lieu où origine et fin se confondent, où tous les éléments naturels, les couleurs et le langage entrent en dialogue, où les êtres célestes côtoient les humains, ses personnages pouvaient réintégrer l’ordre du cosmos dans une forme d’harmonie et accomplir « l’instant, provisoirement redressé », dans l’éternel présent de l’amour et de la beauté.

    Mais avant ce moment suspendu dans l’espace et le temps, il y a le constat désenchanté de l’état du ciel et de la terre, dressé par l’ange Raphaël dès le début du roman en un long monologue, sorte d’envoi en italiques qui jette les bases de l’intrigue à venir. L’emploi de la première personne sera symboliquement le privilège de l’ange dont les observations et commentaires omniscients ponctueront régulièrement chapitres ou parties alors que le reste de la narration se fera à la troisième personne dans la multiplicité des points de vue humains.

    Celui-ci donc, après avoir souligné la déréliction, l’impuissance, la mélancolie ou l’absence des dieux ou de Dieu, ainsi que l’instabilité, l’absurdité, la cruauté du monde terrestre, prend la décision d’instiller « une goutte de mieux dans la mer du pire » en faisant le choix, pari modeste, de descendre sur terre aider un couple à la dérive. Ce trio de personnages va permettre à Pierre Péju de varier les registres en mêlant le merveilleux et le réalisme, le tragique et le lyrique. Il fait ainsi de son roman un roman des sens et du sens, une fable à fonds mythologique et à portée philosophique et morale.

    Le tableau de la planète et de la vie détruite de ses personnages que l’auteur brosse dans toute la première partie de sa narration a la tonalité âpre de celle que nous connaissons dans l’ensemble de son œuvre romanesque. Les malheurs singuliers et les malheurs collectifs, Pierre Péju nous les donne à voir, je l’ai dit, à travers le regard de l’ange Raphaël, mais aussi à travers celui des deux autres héros, Mathias, médecin humanitaire, gynécologue à Annecy mais exerçant différentes missions autour du globe, et sa femme Nora, fille d’un résistant grec à l’époque des Colonels, peintre reconnue et mère ravagée par la mort d’un enfant.

    « Mortels, malheureux mortels », ces deux-là et tous les personnages secondaires qui les entourent portent leur croix (martyre d’un père et perte d’un fils et de son art pour Nora, solitude et incommunicabilité pour Mathias qui teste ses limites par la varappe, marginalité et mort violente pour Nikos leur enfant, misère psychologique et sociale pour Elsa sa compagne qui a du mal à être mère comme la Thérèse de la Petite Chartreuse, enfance ballotée et meurtrie pour leur fils…), mais la place donnée par l’auteur dans leur vie à la nature, à l’art, à la médecine, à la révolte ou à la relation à l’autre porte en germe la possibilité de recommencer la vie « par-delà le désespoir ». Pierre Péju dans ce roman est disciple de Camus. Comme lui, il met l’accent sur l’importance des forces naturelles et sur la puissance des mythes, comme lui il œuvre à maintenir une forme de fraternité et d’espoir mais sans nous bercer d’illusions sur l’homme et son ambivalence, ni sur les épreuves de sa condition. Le roman n’est nullement idéaliste, la folie, la destruction, la haine rôdent, le mal est là mais sa réalité n’empêche pas le désir d’absolu et l’ouverture au beau, au bien et au vrai. Raphaël l’ange semble attiré par cette humanité capable du pire mais aussi du meilleur quand elle revient à la source sacrée de la vie.

    La présence de l’enfance tout au long du roman en est le signe le plus infrangible que nous donne l’auteur. Si nous savons le déchiffrer, il nous fait comprendre la profondeur de l’histoire racontée. Dès le cinquième chapitre, l’enfant de Nora, Nikos, apparaît comme « l’enfant talisman » dont le regard abrite « un vieux sage lui-même enfantin ». Sa venue au monde a permis à Nora d’apaiser les anciennes blessures et de changer les couleurs de sa palette en accordant « la maternité et sa vocation picturale ». L’enfant n’entrave donc pas sa création (et Pierre Péju, sans le dire, combat avec efficacité cette idée reçue) mais annonce au contraire que « la promesse de la lumière », qui est sa quête dans la peinture, un jour « sera tenue ». L’écrivain nous montre magnifiquement que, jusque dans les situations les plus extrêmes d’errance, de guerre ou de misère, l’enfant demeure ce pourvoyeur de clarté, « d’instant très pur ». Il crée d’ailleurs le personnage de Mathias à partir de cette expérience. Très jeune, celui-ci a découvert, sous « le visage irrité et sale » du bébé d’une SDF qu’il a tenté d’aider, l’absolu d’« une vie minuscule et secrète ». De ce moment est née sans doute sa vocation d’obstétricien engagé.

    S’il est déjà signifiant que pour les deux héros l’enfance ait une telle amplitude dans leur destin, le miracle réalisé par l’ange en renforce l’aura. N’est-il pas étroitement en lien avec l’arrivée d’un nouvel enfant dans leur vie à un moment où elle se délite entièrement ? L’art du conte va, à partir de l’apparition du fils de Nikos, l’enfant de Nora assassiné, dérouler une série d’évènements et de métamorphoses qui touchent l’ensemble des personnages et bousculent leurs « trajectoires » linéaires, en faisant se croiser autrement leurs vies, les emboîtant les unes dans les autres par cercles successifs, jusqu’à ce centre, l’île grecque dont nous avons parlé, où ils vont retrouver unicité et unité.

    C’est à ce moment du récit que Pierre Péju fait réapparaître le personnage d’Isis, « jeune fille au voile couleur d’arc en ciel », venue au début de l’histoire s’accouder près de Raphaël pour « jeter elle aussi un coup d’œil au monde d’en-bas ». « Frêle messagère céleste », n’est-elle pas la jeune déesse symbole de la maternité et protectrice des enfants et des morts ? Avec un autre intercesseur, le pope Georgios, à mi-chemin lui entre les hommes et Dieu, elle va présider aux retrouvailles des personnages et ouvrir la « magique profondeur du temps » en permettant aux deux mères meurtries, Nora et Elsa, d’emprunter à nouveau la voie de l’amour, y faisant entrer par là-même Mathias et l’enfant prénommé symboliquement par l’auteur Nikos lui aussi. Comme si la douleur vécue ne pouvait plus empêcher la joie de renaître dans le cycle infini de la vie où un enfant mort tient la main d’un enfant vivant. Pierre Péju nous renvoie ainsi au mythe de l’Éternel Retour mais en laisse ouverte l’énigme.

    Le roman se clôt en effet sur le voyage où tous s’embarquent pour « l’île des morts » ou « l’île des amoureux », deux noms pour un même pays natal, dont on « espère seulement » ne jamais revenir. Son sens, convoyé par la lumière des « derniers rayons du jour », « l’écharpe au vent » d’Iris, « l’index levé vers le ciel » du pope et le vœu prononcé par Mathias, renvoie le lecteur, comme l’auteur, à ce qui nous dépasse, un inconnu qui peut-être « fixe enfin son chemin »1


    Sylvie Fabre G.
    D.R. Texte Sylvie Fabre G.





    _________________________________________
    1. François Cheng, Cinq méditations sur la mort, Albin Michel, 2013.







    Pierre Péju, L'Etat du ciel
    feuilleter le livre





    PIERRE PÉJU


    ■ Pierre Péju
    sur Terres de femmes


    Enfance obscure (lecture de Sylvie Fabre G.)
    L’Œil de la nuit (lecture de Sylvie Fabre G.)
    [Un immense brasier] (extrait de L’Œil de la nuit)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur L’État du ciel




    ■ Autres lectures de Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes


    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman
    Pierre Dhainaut, Après
    Ludovic Degroote, Un petit viol, Un autre petit viol
    Alain Freixe, Vers les riveraines
    Luce Guilbaud, Demain l’instant du large
    Emmanuel Merle, Ici en exil
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation
    Angèle Paoli, Lauzes
    Pierre Péju, Enfance obscure
    Didier Pobel, Un beau soir l’avenir
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer
    Fabio Scotto, La Peau de l’eau
    Roselyne Sibille, Entre les braises
    Une terre commune, deux voyages (Tourbe d’Emmanuel Merle et La Pierre à 3 visages de François Rannou)






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  • Fabrice Rebeyrolle, un peintre gardien du feu

    par Sylvie Fabre G.

    Article de Sylvie Fabre G.



    De l'éternel Azur 161 x 140 cm 2010
    Fabrice Rebeyrolle, De l’éternel Azur,
    161 x 140 cm, 2010








    FABRICE REBEYROLLE, UN PEINTRE GARDIEN DU FEU


    Dans les milliards d’êtres qui s’inclinent
    vers la cendre, il en est à tout instant un
    qui est le gardien du feu.

    Jean Malrieu




    La source est de terre, d’air, d’eau et de feu, et aussi de langage. Dans l’œuvre de Fabrice Rebeyrolle, peintre né en 1955 et qui aime lire la poésie et travailler avec les poètes, nous vivons cette origine perpétuellement renaissante, dont parle Rousseau, qui unit dehors et dedans, fin et commencement, mots et silence, homme et Dieu en une relation intime et cosmique.

    Depuis les années 1980, sa peinture semble mystère du regard porté sur le monde et l’humain, quête de la lumière, celle jaillie aussi des ombres et de l’abîme, par lesquels la matière atteint sa vraie dimension physique et spirituelle. L’artiste utilise différents supports, toile, papier, carton ou bois dont le choix est déjà une décision de langage et différentes techniques, peinture, mais aussi gravure, collage, estampage, marouflage, livre-objet pour poursuivre, en un mouvement continu, un processus d’intériorisation et de transformation où le corps sujet du peintre dialogue avec le corps objet de l’œuvre. Lui-même n’a-t-il pas déclaré : je peins, je suis peint, comme si la chose retrouvait en lui genèse et pulsation, comme si la matière devenue chose, le tableau, en son expérience, devenait objet de sensation ?

    La première période, celle de l’abstraction pure, révèle déjà l’essence d’une œuvre élaborée à partir de l’émotion, dont elle est un prolongement, et où tout l’être, corps, âme, inconscient, est engagé. Les tableaux, Sans titre, jusqu’aux années 1990, jouent sur la frontalité, la planéité de la toile, la rencontre de l’épaisseur des pâtes avec la fluidité des glacis, et un chromatisme dominé par les bleus, les rouges, les ocres et les gris, tonalités colorées qui resteront premières jusque dans les plus récents. Ils mettent en scène la volonté de parvenir, par-delà chaos, intensité et bouillonnement, au sens et à l’harmonie. Vrai travail de création où ce qui est indifférencié et éternel va peu à peu prendre temps et forme. Ainsi vont apparaître, dans les toiles, des résurgences : signes puis titres et enfin figures qui sont autant de nouvelles approches d’un même but : Désenfouissements (1996), Corpus (1997), Passage (1999), En partance, Mutations (1999), et toute la série des Ptôma réintroduisent la figuration et la lient à l’interrogation métaphysique qui hante le créateur.







    2-Soleils noirs  152 x 138 cm 2009
    Fabrice Rebeyrolle, Soleils noirs,
    152 x 138 cm, 2009








    3- Gran corpas  137 x 76 cm    2005
    Fabrice Rebeyrolle, Gran corpas,
    137 x 76 cm, 2005







    Qui sommes-nous, d’où venons-nous, où allons-nous ? Autant de questions qui résonnent aussi dans les œuvres des années 2000 en matière pure, huile, cendres, suie, goudron, charbon et bien sûr pigments, tant la couleur est toujours véhicule des sens et de l’esprit dans l’œuvre de Fabrice Rebeyrolle. Sa peinture n’en épouse pas pour autant la discontinuité, comme il s’en est inquiété dans ses Notes d’atelier, mais la vérité unique du geste et l’avancée de la quête. L’élan qui l’anime travaille en surface et profondeur, révélant le proche et les confins, creusant le secret du réel, l’archaïque, les blessures, le désir et la mort. Peau d’homme, Morceaux pour l’éternité, Postura, Hors de portée, Hombre, Planète de la mélancolie interrogent inlassablement la peinture dans son lien au corps, comme squelette et peau, incarnation nomade, présence-absence, amour et disparition. Les sujets des tableaux expriment l’entièreté de la condition humaine et annoncent les dernières œuvres, ces Vanités de 2010 qui nous rappellent la vie périssable, la perte inéluctable. Une conscience qui a déjà engendré peut-être, en 2009, le surgissement de la figure du Christ, L’Homme de toutes les douleurs, ce visage parfait de l’humanité vu comme possible retournement, Défiguration, et peut-être rédemption et transfiguration.







    4- Défiguration  138 x 152 cm   2009
    Fabrice Rebeyrolle, Défiguration,
    138 x 152 cm, 2009







    Fabrice Rebeyrolle épouse le temps en le brûlant dans l’instant de grâce. Sa peinture rend visible l’invisible qui fond et meut la réalité. Elle nous offre l’austérité, la méditation et le silence et nous pose au bord du périssable pour rejoindre l’impérissable en œuvre. Elle mêle la fragilité des règnes en faisant bouger le miroir des eaux, se dresser les silhouettes d’arbres qui nous ressemblent À la lumière d’hiver. Rayonnante, rigoureuse, elle nous dévoile La Promesse des fleurs, Coquelicots ou Ancolies (2009), mais aussi tout l’éphémère du vivant marqué par la dévastation. Les titres des dernières toiles, Soleils noirs, Fleurs obscures, Fleurs du mal, disent dans un subtil jeu de couleurs la mélancolie du monde et son inachèvement. La suite des Corneilles et Les Chers Corbeaux délicieux (2010) au dessin précis font entendre le cri muet du noir. Immobiles comme la barque, Dérive (2009), ses oiseaux témoignent de l’entre-deux , du ciel si bleu et de la terre très nue, qui signe la séparation. Le peintre, face à ce qui se dérobe, rêve alors d’un Pays perdu d’avance, vaste espace de songe et de lumière, patrie de l’âme, ciels de terre où poussent d’Étranges fleurs que nul ne voit et où tombent Des neiges en blancs bouquets d’étoiles parfumées. Par ce don d’incertitude qu’il nous fait, nous recevons le miracle de la beauté.

    Dans la série des Ciels qu’il vient d’achever, il se tient derrière la grande verrière de l’atelier et regarde le paysage du ciel en ces infinies métamorphoses : formes, couleurs et lumière « où le silence respire à sa manière de nuages et de pensées flottantes ». Une vie à haute altitude qui nous ouvre « à une naissance ancienne et calme nos exils par les prodiges de la vision ».

    Comme la poésie, la peinture peut nous donner l’intelligibilité terrestre et, au-delà, l’intelligibilité de ce qui n’est pas de la terre. Celle de Fabrice Rebeyrolle qui allie idée et matière, forme, signes et couleurs, retourne à la source de la pensée, du langage et de la vie qu’elle renouvelle. Elle crée un monde matériel et spirituel où nous nous tenons avec lui, créateur et créature, dans la joie, le tourment et le mystère d’exister.


    Sylvie Fabre G.
    D.R. Texte Sylvie Fabre G.





    ______________________
    Note d’AP : une première version de l’article de Sylvie Fabre G. a paru dans la revue Nunc en octobre 2010.








    5-Madrigal           135 x 150 cm         2012
    Fabrice Rebeyrolle, Madrigal,
    135 x 150 cm, 2012









    FABRICE REBEYROLLE


    Faabrice Rebeyrolle NB
    Source



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    le site Fabrice Rebeyrolle



    ■ Lectures de Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes

    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman
    Pierre Dhainaut, Après
    Ludovic Degroote, Un petit viol, Un autre petit viol
    Alain Freixe, Vers les riveraines
    Luce Guilbaud, Demain l’instant du large
    Emmanuel Merle, Ici en exil
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation
    Pierre Péju, Enfance obscure
    Pierre Péju, L’État du ciel
    Didier Pobel, Un beau soir l’avenir
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer
    Roselyne Sibille, Entre les braises





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