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  • Sylvie-E. Saliceti | [Dans la mer et le corps]




    [DANS LA MER ET LE CORPS]




    Dans la mer et le corps, il y a l’eau, le minéral, le fer. Les muscles durs de la fatigue, du charbon et de l’or. Quelques fièvres, des froidures, des volcans. Il y a du temps juste pour le plaisir, du temps à perdre et à mourir, le dur désir de durer et les horloges internes, les heures de feu, les instants de glace prête à rompre.

    À l’intérieur du corps tremblent les formes du cri de la soie, à l’endroit où la soif nous dénude, et laisse pour seul vêtement la peau des feuilles de mûrier blanc.

    Sciences de la mer, dites-moi les mers courtes et longues, les cyclones, les grands frais de mers froides, répondez-moi : est-ce que la mort est une lueur bleue ? Est-ce qu’elle blanchit comme nos cheveux  ?

    Le corps secoué, tendu à l’endroit de ses masques, s’écartèle entre rythmes contraires, énergies premières et magie du double.


    L’appui, l’élan, le point d’appel : tout se réduit à un geste unique.

    Est-ce ici l’origine de la nage, de la danse, des éclats de lecture ?

    Ici le brandon ? Ici où la première voix brûle ?




    Sylvie-E. Saliceti, La Voix de l’eau, I, Éditions de l’Aire, Collection métaphores, Vevey, 2017, pp. 32-33.






    Sylvie-E. Saliceti  La Voix de l'eau








    SYLVIE-E. SALICETI




    ■ Sylvie-E. Saliceti
    sur Terres de femmes

    Le batelier
    [Ces fresques sur les murs] (extrait de Couteau de lumière)
    Couteau de lumière (lecture d’AP)
    La danse de Sakuntala
    Je compte les écorces de mes mots (lecture de Sabine Huynh)
    → (dans l’anthologie Terres de femmes)
    La grenade



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terre à ciel)
    une lecture de La Voix de l’eau par Jean Palomba
    → (sur La Pierre et le Sel)
    d’autres extraits de La Voix de l’eau
    le site des éditions de l’Aire





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  • Sylvie-E. Saliceti, Je compte les écorces de mes mots

    par Sabine Huynh

    Sylvie-E. Saliceti, Je compte les écorces de mes mots,
    Éditions Rougerie, 2013.
    Avant-propos de Sylvie-E. Saliceti.
    Postface de Bruno Doucey.



    Lecture de Sabine Huynh



    Foret 1
    Ph., G.AdC







    JE COMPTE LES ÉCORCES DE MES MOTS :
    DES POÈMES-SÉPULTURES À LIRE AVEC RECUEILLEMENT




    D’un sommeil torride
    je me suis réveillée
    Je compte les étoiles
    de mes mots
    et me consacre
    à la nuit

    (Rose Ausländer, Je compte les étoiles de mes mots)


    L’arbre resterait à célébrer, si le désert n’était partout.
    (Edmond Jabès)




    Par son titre, Je compte les écorces de mes mots de Sylvie-E. Saliceti (Rougerie, 2013) se place dans la lignée de la littérature de la Shoah et de la poésie de Rose Ausländer, la poète juive d’origine ukrainienne dont les textes sont marqués par l’Holocauste et l’exil. Le recueil de S.-E. Saliceti s’enracine en effet dans l’extermination des Juifs d’Europe et plus précisément des Juifs d’Ukraine. Il est dédié « Au petit garçon de la forêt qui jouait / à renvoyer les poignées de terre / À toutes les victimes, imprononcées, / de Lissinitchi ». Ces mots annoncent des textes où se répondent la beauté de la vie et la tragédie incommensurable : « La vie. La voix. La mémoire » (S.-E. Saliceti, avant-propos).


    Tout comme chez Rose Ausländer, la poésie de S.-E. Saliceti est ici concise et lucide, alternant longs poèmes et tercets aux vers brefs et porteurs d’une densité émotionnelle tangible, sous-tendus par une grande complexité historique et philosophique. J’entends une poésie engagée, ancrée dans l’histoire et les témoignages, que S.-E. Saliceti a consultés (comme elle le précise) « soit aux archives soviétiques de la ville de Lvov, soit au […] Centre Européen pour la Recherche et l’Enseignement sur la Shoah à l’Est, soit […] auprès de témoins sur place, lors d’un voyage d’études en Pologne et en Ukraine en février 2011 ». Poésie de circonstance, oui, mais aussi et surtout, nous allons le voir, poésie qui ouvre les yeux ; poésie de lumière, qui fait voir et entendre intensément ; poésie de l’éternel, comme le magnifique « texte-sépulture » qu’elle est.



    ce que je vous relate est arrivé

    dans ma mémoire recomposée

    (« Les imprononcés », Je compte les écorces de mes mots)




    Ces poèmes, teintés d’un lyrisme mesuré, sont énonciation de réalité, car la poète, devenue « exhumatrice » et gardienne de l’indicible, nous fait part de la douleur inconsolable éprouvée en foulant le sol de la forêt de Lissinitchi, dont les racines des chênes plantés par les nazis pour dissimuler les fosses communes s’entremêlent avec les corps de deux cent mille victimes. Les témoignages qui glacent le sang, placés en exergues de certains poèmes par S.-E. Saliceti, rappellent que le génocide n’a pas été seulement commis au sein de l’espace concentrationnaire : la Shoah par balles a aussi joué un rôle terrible dans l’extermination des juifs d’Europe orientale, puisqu’il s’avère qu’entre 1941 et 1944, plus d’un million et demi de personnes ont été assassinées au fusil et à la mitraillette par des commandos de SS. La Forêt sur les Juifs est le nom donné « après » au lieu-dit La Sablière de Lissinitchi.



    Aux Sablières qui a planté

    des branches dans la chair des enfants ?


    l’homme et son poème continu

    martèlent cette question : qui

    donc a eu l’idée de crucifier l’étoile dans

    le sable ?

    (« Lieu-dit La Sablière », Je compte les écorces de mes mots)




    Bruno Doucey nous signale dans sa remarquable postface à l’ouvrage que, « dans un livre dont le titre fait écho à celui de Sylvie-E. Saliceti, Écorces, l’historien Georges Didi-Huberman signale qu’à Birkenau “le lessivage des pluies a fait remonter d’innombrables esquilles et fragments d’os à la surface des sols” et qu’il n’est, curieusement, pas venu à l’idée des nazis de détruire ces sols ». Soulignons l’importance de la postface de Bruno Doucey, fine et riche, dont je citerai encore des extraits dans cette chronique.

    Il dit
    Je suis monté sur l’arbre. Les fosses étaient déjà creusées, dans la forêt juste à côté. Les corps ont brûlé toute la journée et toute la nuit pendant six mois.


    (S.-E. Saliceti, exergue au poème « Une voix », Je compte les écorces de mes mots)





    Foret 2
    Ph., G.AdC







    La Forêt sur les Juifs est une forêt de chênes. Je me demande si les nazis savaient que certains linguistes s’accordent pour dire que le mot chêne vient du judéo-français chasne, chaisne, chesne et que les premières traces de ce mot remontent aux textes de l’exégète juif Rachi… Que ce mot est associé à la lettre hébraïque dalet, qui symbolise le passage, puisqu’il renvoie à la notion de porte (le mot délèt en hébreu, « porte »), une porte qui peut s’ouvrir vers l’espoir, la lumière (comme elle peut rester fermée). Que cette lettre, lorsqu’elle est écrite à la main, en cursive, représente un homme courbé, humble… Que cet arbre, symbole de force, de pérennité, d’élévation, était mentionné dans la Genèse, sous l’appellation de « térébinthe de Moré » (Gn. XII, 6) et révéré par les Hébreux (Yhwh serait apparu à Abraham près de ce chêne, que même le feu ne pouvait dénaturer ni spolier)… Sans oublier, dans la mythologie grecque, le sanctuaire de divination de Dodone, où les oracles et les vérités étaient prononcés par un chêne, à travers le bruissement de ses feuilles dans le vent… Ainsi, le langage triomphe de la perversion nazie et défait la logique implacable des génocidaires.



    par-dessous le branchage je vis

    une ombre une silhouette

    courbée recueillie dans l’aurore

    une ombre

    une révérence

    qui était cette écorce ? une autre,

    ployée puis une nouvelle encore

    (« Les imprononcés », Je compte les écorces de mes mots)




    Bruno Doucey, toujours au sujet des bouleaux du camp de Birkenau, précise que « l’écorce de bouleau est un résidu plus riche qu’on ne le croit. Par sa surface fine et pérenne, comparable à celle du papyrus, il fut utilisé comme support d’écriture bien avant l’invention du papier. Les nazis savaient-ils qu’une abondante littérature, essentiellement en Russie, était consignée sur l’écorce de bouleau ? Que des hommes et des femmes déportés dans les camps de la mort se serviraient de ces écorces pour laisser trace de leur passage ? »


    « Parfois, un arbre parle » (Rose Ausländer) ; la forêt tressaillit aux sons que font les oiseaux, les abeilles, la pluie ; S.-E. Saliceti sait écouter et saisir la beauté de tous ces chants de vie.



    alors je me tournais d’un seul espoir

    vers le langage de

    l’oiseau

    Tsipor

    l’oiseau de Lissinitchi dont la bouche

    chantait

    à l’intérieur du rocher et

    comme Rose Ausländer

    j’ai compté les étoiles des mots –

    elles étaient enveloppées d’écorces

    et gisaient par terre

    dans le bois

    (« Les imprononcés », Je compte les écorces de mes mots)




    Les poèmes de S.-E. Saliceti – grande poésie, poésie du courage par excellence – œuvrent contre la gangrène du silence et du négationnisme. La poète n’a pas peur de prendre les faits et les témoignages à bras-le-corps et, même si elle constate, dans l’avant-propos du livre, l’effrayante carapace de silence enveloppant l’horreur, sa parole choisit de ne pas reculer devant lui, quitte à s’enfoncer dans sa forêt, à plonger dans ses racines, à la recherche de voix qui n’attendent que de sourdre. L’une d’elles est bien sûr la sienne, sa propre voix de poète porteuse des voix tu(é)es.

    Je recule partout. Devant l’indicible. Entre les fleurs. Un retrait par simple peur d’un glissement du pied sur la mousse. La colline est un charnier. Je recule devant le silence.


    […]


    Quelque chose se dresse en moi contre ce silence. Est-ce mon enfance enfouie ? J’entends le chant d’une grand-mère allumant les bougies de shabbat, aussi droites que des majuscules. Écrire devient l’urgence.


    (Avant-propos, Je compte les écorces de mes mots)

    une voix s’approchera-t-elle enfin ? un

    poème


    une voix une seule

    et c’est

    le ghetto entier des montagnes

    qui chante


    (« Une voix », Je compte les écorces de mes mots)




    Le feu de la mémoire est ravivé dans ces pages avec des paroles-étincelles dont la poésie, nécessaire, jaillit dans la nuit barbare, allant ainsi à la rencontre de la formule du philosophe Theodor Adorno. Jaccottet, dans La Seconde Semaison, écrit : « S’approchant de la mort, il faudrait pouvoir s’y adosser pour ne plus voir que le vivant ». Et ce n’est pas un hasard si le recueil de S.-E. Saliceti s’achève sur le nom de Celan, poète très présent dans ce livre, poète qui partageait le questionnement d’Adorno (qui lui-même lisait et estimait Celan), mais qui, au lieu du silence, opta pour la poésie, fût-elle de l’abîme. « Le silence des poètes n’est plus possible depuis Auschwitz », affirme Bruno Doucey dans la postface de Je compte les écorces de mes mots. Ausländer, Jaccottet, Celan, mais aussi Desnos, Mandelstam, Chalamov, Levi… Les mots des poètes tissent des réseaux d’échos dans le livre de S.-E. Saliceti, et, pour en appeler à ce que disait Mallarmé, « ils s’allument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feux sur des pierreries ».



    une étoile de bois, bleue,

    faite de petits losanges, aujourd’hui, par

    la plus jeune de nos mains.


    Le mot, pendant que tu fais tomber du sel de la nuit,

    le regard

    cherche à nouveau la galerie du vent :

    — une étoile, entre-la,

    entre l’étoile dans la nuit

    (— dans la mienne dans

    la mienne)

    (Paul Celan, Grille de parole)




    Briser le silence de l’oubli et de l’effroi avec la poésie car, comme nous le comprenons avec S.-E. Saliceti, aujourd’hui nous sommes après l’écriture ou la vie, et la poète a choisi l’écriture, pour témoigner et rendre hommage, et donner une sépulture aux morts, même si la langue souffre, tel un arbre malade. L’anéantissement d’un peuple passe par la destruction et le pervertissement de sa langue. Comme Paul Celan, S.-E. Saliceti garde la mort du langage constamment à l’esprit : « Le génocide, n’est-ce pas le lieu de l’écroulement du langage ? » (avant-propos).



    c’était avant l’écriture ou la vie

    avant le ghetto de la langue

    aux cheveux blancs

    il était une fois un lieu pour

    l’écroulement du langage

    le tyran force les mots La phrase simple

    est violée quand

    il part


    Pour une fois écoute mon enfant Regarde

    le mot se pencher

    devenir aussi malade

    que le cerisier de notre jardin

    Goûte cette amertume

    ce langage truffé de vers


    […]


    le langage partout erre sans abri

    le langage pleut


    […]


    pour une fois écoute mon enfant

    Mon jeune cerisier debout J’ignorais

    que pût exister un pays

    où le langage s’étend au pied

    des bottes et se tord

    comme ces pieux de fer

    sur les laves de Belzec

    Schlof Mayn Kind


    […]


    ici

    une langue a brûlé

    (« Pays du langage couché »,

    Je compte les écorces de mes mots)




    Le titre du poème « Si c’est un poète » renvoie directement au titre du livre autobiographique de Primo Levi, Si c’est un homme. Chez S.-E. Saliceti, « la poésie est / un grand-père », un homme donc. Pour Primo Levi, l’homme a perdu son humanité, pour Sylvie-E. Saliceti, le poète a perdu sa langue.



    il murmure que

    la poésie est

    un grand-père

    un signe d’ordre à l’espérance


    […]

    Si c’est un poète

    entendra-t-il la plaie de la parole ?


    (« Si c’est un poète », Je compte les écorces de mes mots)







    Foret 3
    Ph., G.AdC







    « Qui était cette écorce ? », demande S.-E. Saliceti, mettant en équation le mot, l’arbre, l’humain et la lumière. Le mot est tout, à la fois forme et substance, contenant et contenu. Il est un arbre-homme-fait-de-mots, habillé, pourvu d’écorces, d’enveloppes protectrices, où l’on peut écrire, y graver le nom, la mémoire. L’écorce externe, morte, protège la vie de l’écorce interne, et du tronc. La peau du mot a été brûlée. Pour ne pas succomber au désespoir, « nous tous qui sommes les enfants des disparus. Des survivants, miraculés que nous sommes d’être nés plus tard, d’être nés ailleurs » (Bruno Doucey, postface), efforçons-nous de croire que la destruction n’a atteint que l’aspect visible, exposé, vulnérable, le sens corruptible en somme, périssable, et que le plus important est en-dessous, invisible-invincible ; et la sève, le sang, affluent vers le cœur de l’arbre, de l’être, dont la flamme de vie reste toujours allumée, intacte, recueillie par la langue au-deçà qu’est la poésie. Le mot « écorce », du latin impérial scŏrtea, « manteau de peau », m’évoque le schmatte yiddish (du polonais szmata, « chiffon, torchon, sans valeur ») : par le biais de sa langue poétique, S.-E. Saliceti célèbre les êtres humains que les nazis ont tenté d’avilir dans leur volonté d’en faire des poupées de chiffon juste bonnes à jeter au rebut.



    il y a aussi ce mot interdit : homme

    car là-bas l’appel des noms

    tatoue le bras d’un chiffre bleu

    ici le signe de l’ordre

    claque son fouet : Wstawac ! debout

    chiffon !

    […]

    je suis le détenu pas l’homme

    une poupée un torchon

    (« Pays du langage couché »,

    Je compte les écorces de mes mots)




    Les vers de S.-E. Saliceti sont à suivre comme des fêlures, des incisions dans le silence : à la fois douleur et « lumière entre les ramures du bois » (Jaccottet), ils sont vertige, qu’ils fixent et donnent. Reste cette béance… Peut-on la combler avec des mots ? Peut-on avoir des mots pour sépulture ? Avec la poète, je veux y croire, d’autant plus qu’une parole provoquant un tel ébranlement chez le lecteur est tout sauf vaine. Ses poèmes, émergeant de couches de silence (inhumer, n’est-ce pas déposer un corps dans l’humus ?), ne peuvent qu’en contenir beaucoup, mais leurs silences font de ces textes les lieux de recueillement qui manquent à la forêt de Lissinitchi : la forêt et le recueil endossent un caractère sacré. Leurs racines vont chercher très loin, sous et au-delà de la Forêt sur les Juifs, pour ramener à l’air pur la beauté originelle. Les mots sécrètent le suc de vie qui s’élève dans les troncs, permettant ainsi aux victimes-arbres de renouer avec la grâce et la force de l’environnement naturel ; les branches et les feuilles s’élancent vers le ciel, vers la lumière.


    En lisant Je compte les écorces de mes mots, j’ai repensé au Livre des questions d’Edmond Jabès (livre que j’ai découvert avec fascination il y a une dizaine d’années à l’université hébraïque de Jérusalem). Jabès croyait à « la mission de l’écrivain » : « Il la reçoit du verbe qui porte en lui sa souffrance et son espoir ». Je compte les écorces de mes mots est un livre qui pose l’écriture comme devoir de mémoire, devoir d’être, comme geste fondamental, celui d’écrire avec et contre. Et Jabès de dire : « Écrire, maintenant, uniquement pour faire savoir qu’un jour j’ai cessé d’exister ; que tout, au-dessus et autour de moi, est devenu bleu, immense étendue vide pour l’envol de l’aigle dont les ailes puissantes, en battant, répètent à l’infini les gestes de l’adieu au monde ».


    Les vers de Rose Ausländer me reviennent également en mémoire. Dans le poème « Deuil II », elle se demande « Comment / endurer / l’éternel deuil ? », et répond : « Chercher / une minuscule étincelle / dans l’obscurité ». Et c’est bien de cela qu’il s’agit avec la quête et l’écriture de S.-E. Saliceti, qui s’apparentent à une écoute incomparable, une véritable communion avec les victimes et leur forêt : la poète libère les étoiles piégées sous les écorces muettes.



    Plus petite qu’une paupière

    d’oiseau – ma bouche

    se tait pour écouter

    (Je compte les écorces de mes mots)




    Par leur concision et leur rigueur formelle, endiguant la densité émotionnelle, les poèmes de ce recueil majeur ne sont pas sans évoquer les haïkus modernes écrits après la catastrophe de Hiroshima, en particulier les muki-teki haiku (litt. « haïku sans kigo, sans mot de saison »), dont la fonction de dire l’atrocité se devait d’exclure l’inscription des saisons, puisque celles-ci ne pouvaient plus se lire dans la nature dévastée. Les vers brefs et subtils des poèmes de S.-E. Saliceti (tel ce tercet qui évoque une déportation en renvoyant à une autre : « Quelle est cette étoile sous / l’écorce – la tribu perdue ? ») possèdent également la douceur d’un baume, d’une caresse ; telles des épitaphes, ils restituent en quelque sorte aux victimes leurs dernières paroles.


    Malgré le gouffre de violence sur lequel elle a été amenée à pousser, la forêt de Lissinitchi ne peut pas n’être que funeste. Espace de vie, espace sacré, la lumière émane même de son sous-bois. La poésie méditative de S.-E. Saliceti contribue à davantage la nimber de mystère et d’intimité, invitant ainsi à la contemplation, qui exclut la colère et la haine. Je compte les écorces de mes mots est un recueil de poésie éthique, qui renoue avec l’une des fonctions premières de cet art, à savoir la réaffirmation de l’invincibilité de la beauté du monde et de la valeur inaliénable de la vie : le langage poétique de S.-E. Saliceti en porte sans conteste l’éclat, d’autant plus difficile à dire que celui-ci jaillit d’un sombre charnier. Il s’agit bien, comme l’a écrit Philippe Jaccottet, d’« opposer au néant ignoble la beauté la plus éclatante, la plus dense, la plus ferme possible : pour le plaisir, la jouissance et l’honneur ». La vie continue de s’écrire dans ces textes.



    Quand je ne serai plus

    le soleil brûlera encore

    Les planètes tourneront

    obéissant à leurs propres lois

    autour d’un centre

    inconnu de tous

    Le lilas sentira encore

    aussi bon

    et la neige dardera ses rayons blancs

    Quand j’aurai quitté

    notre terre amnésique

    parleras-tu

    encore un peu

    mes mots ?

    (Rose Ausländer, trad. de l’anglais : S. Huynh)



    quelle est cette branche en

    broussaille qui sort de terre ? elle semble

    une barbe blanche sur

    un visage

    et cette feuille rousse, ouverte ?

    est-ce la main

    d’un petit garçon ?


    c’est un poème mon bel enfant

    la berceuse de La Forêt sur les Juifs

    c’est le tombeau de l’étranger

    (Sylvie-E. Saliceti, « La branche et la feuille »,

    Je compte les écorces de mes mots)



    Poèmes concentrés, bribes poignantes arrachées à l’extermination et à l’obscur.


    m’entends-tu ? l’ombre

    par poignées ne cesse d’ensevelir

    les anges

    (« Lettre à Adonaï », Je compte les écorces de mes mots)




    Poèmes d’une poète gardienne de noms, d’une femme de fidélité, respectueuse des derniers devoirs, qui exauce splendidement le vœu qu’elle énonce dans l’avant-propos : « Les arbres ont poussé sur les corps. Ni prénom. Ni date. Pas même un écriteau. Pour eux, je voudrais un texte-sépulture ».



    Là-bas le soleil roule sur

    un chariot sans bouquet

    où s’entassent les peaux

    en parchemins

    Les roues de la carriole tracent leurs

    encres sur la neige

    Deux lignes aussi droites que

    Les flèches du chamane

    Je sais le rituel de la parole

    Le rituel de l’étoile

    Le rituel de l’écorce

    (« Je sais que le soleil tourne autour de la forêt »,

    Je compte les écorces de mes mots)



    Isaïe a dit qu’il leur donnerait

    dans sa maison et dans ses murs

    un mémorial – Yad –

    et un nom – Shem –

    qui ne seront pas effacés

    (« Oraison pour une oraison »,

    Je compte les écorces de mes mots)




    Puissance considérable de ces poèmes-refuges, poèmes d’éloge, poèmes-oraisons, poèmes-sépultures ; « Kaddish silencieux » pour des êtres « imprononcés / sous les arbres » (S.-E. Saliceti), aux noms avalés par le silence, car « pour autant, les références à la poésie comptent moins que la présence bouleversante et discrète des anonymes » (Bruno Doucey, postface). Poèmes bâtisseurs de la dernière demeure. Poèmes absolument essentiels. Parole libératrice. Et sous le soleil, chaque mot s’ouvre comme une fleur dans le poème-arbre, il est expression de vie, main ouverte ; noms à dire, à graver dans la pierre.



    Qui suis-je

    quand les nuages pleurent :

    un hôte étranger

    sur une plage étrangère

    j’attends

    que le soleil m’aime

    à nouveau

    avec sa raison dorée

    (Rose Ausländer, Je compte les étoiles de mes mots)


    cette étoile est une forêt de corps

    alors m’appelèrent

    ceux dont la bouche

    terreuse les empêchait de dire

    leur nom

    […]

    alors je me suis assise

    près d’eux – les imprononcés dont

    les prénoms dormaient

    sous nos chaussures

    (Sylvie-E. Saliceti, « Les imprononcés »,

    Je compte les écorces de mes mots)






    Rouge
    Ph., G.AdC







    Il n’est donc pas surprenant que le recueil de Sylvie-E. Saliceti se termine sur un nom, en l’occurrence celui de Celan, annoncé par la couleur rouge. Le rouge du langage, mais aussi de la plaie béante, de la violence insoutenable, du cri à vif : le rouge de Soutine… Qui en appelle à la création artistique, à l’écriture. Retour à Celan, encore et toujours : écrire, pour que fleurisse la pierre.




    Sabine Huynh
    D.R. Texte Sabine Huynh
    pour Terres de femmes







    Sylvie E.-Saliceti, Je compte les écorces de mes mots






    BIBLIOGRAPHIE


    • Ausländer (Rose), Je compte les étoiles de mes mots, traduit et présenté par Edmond Verroul (L’Âge d’homme, 2000).
    • Ausländer (Rose), Mother Tongue, traduction anglaise : Boase-Beier, Jean et • Anthony Vivis (Arc Publications, 1995).
    • Celan (Paul), Choix de poèmes réunis par l’auteur, édition bilingue, traduction et présentation de Jean-Pierre Lefebvre (Gallimard, 1998).
    • Celan (Paul), Grille de parole, édition bilingue, traduction de Martine Broda (Christian Bourgois, 1991).
    • Jabès (Edmond), Le Livre de l’hospitalité (Gallimard, 1991).
    • Jaccottet (Philippe), La Seconde Semaison : carnets 1980-1994, (Gallimard, 1996).
    • Jaccottet (Philippe), Une transaction secrète (Gallimard, 1987).
    • Jaccottet (Philippe), Paysages avec figures absentes (Gallimard, 1976).
    • Mallarmé (Stéphane), Divagations (1897).
    • Saliceti (Sylvie-E.), Je compte les écorces de mes mots (Rougerie, 2013).
    • Saliceti (Sylvie-E.), La Voix de l’eau, Éditions de l’Aire (Suisse, 2017).







    SYLVIE-E. SALICETI





    ■ Sylvie-E. Saliceti
    sur Terres de femmes

    Le batelier
    [Ces fresques sur les murs] (extrait de Couteau de lumière)
    Couteau de lumière (lecture d’AP)
    La danse de Sakuntala
    [Dans la mer et le corps](poème extrait de La Voix de l’eau)
    → (dans l’anthologie Terres de femmes)
    La grenade



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur La Pierre et le Sel)
    une recension de Je compte les écorces de mes mots par Pierre Kobel



    ■ Autres notes de lecture de Sabine Huynh
    sur Terres de femmes

    Matthieu Baumier, Le Silence des pierres
    Romain Verger, Fissions





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  • Sylvie-E. Saliceti | Les pierres sauvages



    Après la falaise 5
    Ph. angèlepaoli








    LES PIERRES SAUVAGES (extrait)



    I


    Près des pierres sauvages le temps, visage entre les mains,
    Fermait les yeux
    Puis son mendiant au souffle riche



    II

    Au pied de la façade romane
    Les corps impatients brûlaient
    Pierres indomptées, fauves d’onyx et de jaspe
    Debout contre la muraille à vif
    Corps lourds, immobiles, à vif
    Lenteur d’un caracal de Barbarie
    Ventre qui tremble contre ventre qui tremble
    Fossiles enchâssés sous le grain du mur
    Te souviens-tu
    De cet instant où les yeux disent aux lèvres qu’ils vont inventer et défaire ?



    III

    Aux pierres sauvages s’est scarifiée l’écorce de la roche grise, turquoise sanguine, en creux dans le fourneau de la panthère, du jaguar aux écailles rousses. Le long du chemin gît la mue du serpent, abandonnée parmi les ombres du marbre et les cailloux de sang



    IV

    Aux pierres sauvages… il y a ta peau douce enrochée sous le vent étésien, seul lieu jamais où je m’établirai, mordrai, implorant que le ciseau au moins fende nos bouches comme une seule



    V

    Façade nue, dure, tendre, mouvance du récif, veinure de la vague,
    écorche
    Écorche les griffes rugissantes du vent, cloue L’Harmattan dans la montagne jusqu’à ce qu’elle coule de la langueur des lents rubans de lave le long des pentes du Vesuvio



    VI

    Aux pierres sauvages
    L’écho
    Le silence, silence



    VII

    Dans le haut du ciel s’est creusée une vallée où s’assoiffent deux torrents libres qu’un cri de hyène secoue si d’aventure quelqu’un cherche à les séparer. Il y a les mains de l’Hurricane qui ne se rendront pas, ni à la nuit, ni à son étoile, à personne jamais, ni même au roc qui nous pétrifie dit-on quand vient l’éternité



    VIII

    Cramoisi le fronton de l’abbaye, cramé d’humanité entre la cendre et l’or, clocher foudroyé à la proue encapée sur l’écume lapis, fendant les ambres crépusculaires
    Qu’y a-t-il à Boscodon ?



    IX

    Aux pierres sauvages
    Il y a les corps farouches, toujours à bout de caresses, muscles saillants, luisants des chevaux crinière rubis, les tarpans, les bisons qui se flairent, se tournent autour



    X

    Quel est le nom de la terre où les pierres baladent leurs velours félins, se roulent dans l’herbe fraîche, se battent comme les lynx des sables ?



    XI

    L’origine coulerait-elle dans une prairie d’émeraude plutôt qu’entre-les-fleuves, vers l’Orient où le soleil et le rien se lèvent au creux des reins du Tigre et de l’Euphrate… ?



    XII

    Où est le lit de la rivière, sa gorge, sa bouche, la chair chaude enveloppant l’obsidienne blanche ? Je veux la vague d’albâtre léchant les pieds du monastère des contreforts alpins avant d’accoucher, je veux le ventre rouge de la colline, je veux la source du trouble



    XIII

    Après la falaise
    Il y a le désert
    Enfin la plaine… la plaine…


    […]




    Sylvie Saliceti, Les pierres sauvages in Phœnix, cahiers littéraires internationaux, n° 3, « Partage des voix », juillet 2011, pp. 66-67.






    SYLVIE-E. SALICETI





    ■ Sylvie-E. Saliceti
    sur Terres de femmes

    Le batelier
    [Ces fresques sur les murs] (extrait de Couteau de lumière)
    Couteau de lumière (lecture d’AP)
    Je compte les écorces de mes mots (lecture de Sabine Huynh)
    La danse de Sakuntala
    [Dans la mer et le corps](poème extrait de La Voix de l’eau)
    → (dans l’anthologie Terres de femmes)
    La grenade
    Pépé l’Anguille de Sebastianu Dalzeto (café littéraire à Aix-en-Provence)
    Un chemin voilà tout (Chronique de Sylvie E. Saliceti sur Marguerite Porete)





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  • Poésie en Compagnie | Trois veillées poétiques à Paris

    Agenda culturel



    Poésie en compagnie5




    TROIS VEILLÉES POÉTIQUES À PARIS


    *


    De l’écriture solitaire au partage poétique

    Lectures, échanges, signatures





    ■ Lundi 28 février (Paris)

    Angèle Paoli, Sylvie Saliceti, Dany Moreuil

    Poésie en compagnie I : veillée à 19h30, librairie Les Lettres du temps, Paris
    Présentation des livres des éditions Cousu Main, Éclats d’Encre, Flammes vives, L’Arbre à Paroles, La Bruyère, Le Nouvel Athanor, Les Aresquiers, les éditions du Petit pois

    Librairie Les Lettres du temps
    19, rue de Campo-Formio
    75013 Paris
    M° Nationale, Campo-Formio
    Réservation conseillée (Karim Bensoltane) : 01 53 82 20 44
    ldt@lettresdutemps.com




    ■ Mardi 1er mars (Paris)

    Sylvie Saliceti, Dany Moreuil, Angèle Paoli

    Poésie en compagnie II : veillée à 19h30, Salon de musique, Paris

    Salon de musique
    0/1, rue Darwin
    75018 Paris
    M° Lamarck-Caulaincourt
    Réservation conseillée (Micheline Zederman) : 06 87 45 68 19
    orsinidelyee@neuf.fr




    ■ Mercredi 2 mars (Paris)

    Dany Moreuil, Angèle Paoli, Sylvie Saliceti

    Poésie en compagnie III : veillée à 19h30, librairie La Lucarne des écrivains, Paris
    Présentation des livres des éditions Cousu Main, Éclats d’Encre, Flammes vives, L’Arbre à Paroles, La Bruyère, Le Nouvel Athanor, Les Aresquiers, les éditions du Petit pois

    Librairie La Lucarne des écrivains
    115, rue de l’Ourcq
    75019 Paris
    M° Crimée
    Réservation conseillée (Armel Louis) : 01 40 05 91 29
    lalucarnedesecrivains@gmail.com


    Participation libre aux frais d’accueil
    – salé, sucré bienvenus –
    – boissons offertes –


    Renseignements
    01 45 31 18 98




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  • Pépé l’Anguille de Sebastianu Dalzeto

    (café littéraire à Aix-en-Provence)

    Chroniques de femmes – EDITO/SOMMAIRE

    CAFÉ LITTÉRAIRE
    19 mai 2010, 18h30
    Amicale corse d’Aix-en-Provence
    Sur Pépé l’Anguille

    Sebastianu Dalzeto, Pépé l'Anguille, éditions fédérop, 2010






    UN CHEMIN D’ACCÈS À LA LITTÉRATURE CORSE


    Chronique de Sylvie Saliceti



          La naissance de la traduction française du premier roman de la littérature corse, c’est d’abord une tendresse. Pesciu Anguilla, dans la traduction de François-Michel Durazzo, vient de paraître sous le titre de Pépé l’Anguille aux Éditions fédérop, quatre-vingts ans après la publication du roman bastiais de Sebastianu Dalzeto, de son vrai nom Sébastien Nicolaï (Bastia, 1875 – Barchetta, 1963).

         Une tendresse, disais-je, de celles qui vous embarquent, comme vous prend par la main le petit héros du livre, « Pépé l’Anguille », gosse né au mauvais endroit de la colline, décrite à l’image de la Bastia contrastée des années 1880/1890. Années d’enfance de l’auteur, restituées par focalisation interne de Pépé, où tout s’entremêle : riches, pauvres, ciel et Vieux-Port, attachement viscéral puis désir d’ailleurs. Enfin la langue, la langue toujours, qui monte de la terre juste avant ou juste après le silence.
        La langue dans la réalité bastiaise relatée par Dalzeto est plurielle, métissage, tressage de mots d’italien, de provençal, de corse. Pépé l’Anguille, il se fout de la pauvreté et du malheur qui ne pèsent pas sur lui, Pépé dont l’âme est si légère, dont la voix chante à longueur de journée, dont les mains farfouillent en quête de vieux mégots. Pépé qui nage au loin vers le bleu où l’on perd pied. Libre comme le vent, son enfance joue à cloche-pied par-dessus la misère, souriant, riant, libre, libre… Ce que nous apprend Pépé c’est que la pauvreté n’est rien.

         La naissance du premier roman corse en langue française vient aussi de la magie des rencontres dont l’ultime en notre présence, ce mercredi 19 mai 2010, à 18h30, dans les locaux de l’Amicale corse d’Aix-en-Provence, en présence de son président Pierre-Paul Calendini puis d’une assemblée réunie autour de trois intervenants : François-Xavier Renucci, François-Michel Durazzo, traducteur de l’ouvrage, et Bernadette Paringaux des Éditions fédérop. L’amitié est palpable ce soir-là, qu’un chant improvisé vient attester, rappelant qu’il a fallu d’autres rencontres pour précéder celle-ci, et que, comme souvent, il faut un fil d’Ariane pour nous approcher des berceaux, en l’occurrence celui de Pépé…

          La première en Italie, rencontre improbable, de l’aveu même de F.-M. Durazzo, ce jour de 1991 où à Florence, il tomba sur l’édition originale de Pesciu Anguilla. Livre abandonné ? Oublié ? Lu en tout cas par son futur traducteur d’un bout à l’autre, lui laissant une empreinte forte.
          Deuxième rencontre, quelques années plus tard, au Salon du Livre Insulaire d’Ouessant, quand F.-X. Renucci plaida la cause de Pépé devant Bernadette Paringaux représentant la petite maison d’édition continentale fédérop, spécialisée dans l’édition de langues minoritaires.
          Il n’en fallait pas plus, c’est chose faite et c’est tant mieux, car ce roman répond à notre besoin de repères, de piliers… de clous tels ceux que les Sumériens cachaient dans les fondations des maisons pour asseoir la solidité de l’ouvrage, clous qui définissent encore l’engagement dont est porteur tout langage.

         Il n’est pas anodin que Pesciu Anguilla soit un roman d’apprentissage, lui qui ouvre ce que nous appelons de nos vœux : un chemin vers une littérature corse. Or tout est contenu dans l’œuvre pour faire jouer la transmission bien au-delà d’elle-même : la description d’un lieu et d’un temps corses, la gouaille, la critique sociale sans démonstration, l’humanité restituée par la luxuriance et les personnages caricaturaux qui semblent sortir d’un bal de masques, les chants incessants, scandant la narration… tant et si bien que Pesciu Anguilla a été adapté en opéra-bouffe, mis en scène par Orlando Forioso en 2009.
         Tout y est oui, qui donne à ce livre une vocation de pérennité, justifiant le principe même de la traduction des textes écrits en corse. Comme le revendique B. Paringaux, n’est-ce pas confirmer son entier statut de langue que de traduire une langue minoritaire ? En l’occurrence, la langue corse, dont il fallait tout le bruissement pour restituer un monde aboli, est admirablement protégée par le traducteur. Quand bien même trouverait-on matière à discussion, quand le texte est grand, il doit s’en affranchir car « la page qui a une vocation d’immortalité peut traverser le feu des errata, des versions approximatives, des lectures distraites, des incompréhensions sans perdre son âme dans cette épreuve. » (J.-L. Borges).

          Pépé l’Anguille est un grand roman, aussi faut-il mesurer la chance d’avoir accompagné sa publication en français, tenant le nourrisson de papier dans les bras dès sa sortie.
         Ce soir, à l’Amicale d’Aix, la discussion autour de Pépé l’Anguille s’achève sur une question : « Un autre livre de littérature corse encore en souffrance ? ». F.-M. Durazzo évoque un titre comme une promesse : Filidatu è Filimonda, de Sebastianu Dalzeto.

         « Parle », a dit Dalzeto, pour évoquer le devoir de transmission de Pépé après que ce dernier eut réussi à réparer son destin propre. En écho, il me semble entendre « Écris ». Une littérature insulaire vient au monde sous nos yeux, laquelle, à l’instar de toute littérature, « pourrait après tout n’être qu’un soin. De l’âme et d’autrui, du langage et des vingt-six lettres de l’alphabet » (Jean-Michel Maulpoix).
         Il a raison le sgaiuffu bastiais : la pauvreté n’est rien. La mort non plus. Le drame, c’est l’amour empêché. Ce qui justifie le conseil ultime qui sera adressé à Pépé à l’issue de son initiation : « Ta mission est immense. Ne sois pas un prêtre de salon […] Parle, secours, fais du bien […] ».


    Sylvie Saliceti,
    Bois-Luzy, 21 mai 2010
    D.R. Texte Sylvie Saliceti
    pour Terres de femmes




         ■ Sebastianu Dalzeto
          sur Terres de femmes


    Pépé l’Anguille (note de lecture d’Angèle Paoli)
    Cattivu sughjettu ’ssu zitellu (extraits de Pesciu Anguilla et de Pépé l’Anguille)


         ■ Sylvie Saliceti
          sur Terres de femmes


    La grenade (anthologie poétique 2010)
    La danse de Sakuntala
    Le bâtelier
    Les pierres sauvages


        ■ Voir aussi ▼

    → le site de
    Sylvie Saliceti
    le blog de François-Xavier Renucci (Pour une littérature corse)


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  • Sylvie-E. Saliceti | La grenade




    B-tir le Palais de l-Alhambra la rouge
    Triptyque photographique, G.AdC





    LA GRENADE


    Où se trouve le jardin suspendu dont les grenadiers fleurissent sur les seins nus de la Grande Putain, ondulante comme un serpent autour de Dieu, autour du Diable ? Quelle catin, belle, sombre, quelle femme saurait endurcir la peau enveloppant son âme, assez pour épargner la beauté ici-bas bien que livrée en pâture aux soirs ivres saouls ? Fleur de plaisir couverte de masques barbares, fragile autant que la joie, autant que le monde ; dans la pulpe de la grenade, on aperçoit un semeur en transparence, qui lance des graines pour l’oiseau bleu aux ailes alourdies de mort dont le chant pur s’élève en s’écorchant à la branche acérée. La femme est le récif de l’homme, son écueil ultime, la roche de son plaisir, la bouche qui lui doit le refus de se laisser voiler.

    Quant à l’homme, mendiant depuis le fond de sa nuit, a-t-il besoin d’autre chose que du fruit chipé sur le bord du chemin, grenade ouverte pour sa soif ? À peine sa langue sera-t-elle assouvie par la pulpe chaude qu’il verra son corps inondé, se croyant lavé des pieds à la tête. Aucun geste d’orfèvre pourtant n’a su polir jusqu’au rubis tel penchant si imprécis. Sous la coupole écarlate de pépites assemblées en tribu, rien ― entre les alvéoles de chair blanche ― rien ne se dit sans le chuchotement de la rareté, rien ne bourdonne sans obéissance, sans solitude, sans rigueur, sans patience. La ruche sait le silence.

    Nabuchodonosor ou Salomon, les temples attendent les mendiants là où les rayons tombent en damier, à l’endroit du glissé de leur pas. Reste à boire le repos jusqu’au retour du premier rêve, lequel enjoint de se redresser à l’aplomb du temps retrouvé. Que dit le poète des Orientales: « Grenade, la bien nommée, lorsque la guerre enflammée déroule ses pavillons… », et aussi Federico Garcia Lorca : « Ô cloches de Cordoue au petit matin, ô cloches du point du jour à Grenade ! » ? Que disent-ils sinon qu’une rime vivante est habile à bâtir le Palais de l’Alhambra la rouge ?

    Et encore la voix de Sohrâb Sepehri, qui appelle-t-elle ? « J’ai ouvert une grenade et suis en train de détacher ses amas de graines juteuses. Ce serait une bonne chose, me dis-je si les graines étaient visibles aussi dans le cœur des gens. » ? La voix appelle l’écorce des tendres car leur colère peut bien gueuler à la barbe des vents, leur courroux cracher debout, pleine face sur le visage du Ciel, sous l’écorce filtre la sève. La peau coriace fait implorer de soif le poète persan. À genoux, il écarte la chair de la grenade ; entre ses lèvres bat un cœur, s’élève un chant devenu peuple, s’épellent les graines d’alphabet ouvert comme une femme. L’amour, la vie, l’écriture : toutes sources pareilles…

    Homme qui es venu jusqu’à moi, tel le fleuve descendant, sur un voilier planté d’un mât de lettres, quand passeras-tu les colonnes de la mer ? Rien ne te brûlera qui ne me brûle aussi, plus vivants que jamais nous goûterons la chair du verbe au centre du ciel. Nos bouches se mordront, nous nous couvrirons avec l’herbe de sang bleue au pied des grenadiers d’Iran. De notre nuit de lumière que les passeurs de mots auront ralliée coulera la multitude. Dans le fond de nos gorges, les déserts jailliront en saisons orangées, vertes, framboisées. Nos corps épuisés sur les cailloux d’écume, pour finir marqueront sur l’aube les langages perdus.


    Sylvie Saliceti
    Texte inédit pour Terres de femmes (D.R.)
    Bois Luzy, 11 mars 2010






    SYLVIE-E. SALICETI





    ■ Sylvie Saliceti
    sur Terres de femmes

    [Ces fresques sur les murs] (extrait de Couteau de lumière)
    La danse de Sakuntala
    Le batelier
    Couteau de lumière (lecture d’AP)
    [Dans la mer et le corps](poème extrait de La Voix de l’eau)
    Je compte les écorces de mes mots (lecture de Sabine Huynh)
    Les pierres sauvages
    Pépé l’Anguille de Sebastianu Dalzeto (café littéraire à Aix-en-Provence)



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  • Sylvie-E. Saliceti | Le batelier



    Batelier
    D.R. Ph.
    Source







    LE BATELIER


    À Dagpo Rimpotché


    « Qui atteint l’autre
    rive *,
    Du côté de l’aurore ?
    Coulant vers le soleil
    par-delà les
    remparts ?
    Courant vers les
    enfants, qui pleure
    avec la pluie ?
    Pour guider l’Océan et pourfendre la nuit ?

    Qui atteint l’autre bord ?
    Où sont les rives d’or ? »

    Le poète, batelier… le poète lui répondit Milarepa.




    Sylvie-E. Saliceti, Lettres tibétaines, Essai poétique, Éditions Flammes Vives, 2010, page 64.



    __________________________________________
    * Pâramitâ : « ce qui atteint l’autre rive »





    LETTRES TIBETAINES






    SYLVIE-E. SALICETI





    ■ Sylvie-E. Saliceti
    sur Terres de femmes

    [Ces fresques sur les murs] (extrait de Couteau de lumière)
    Couteau de lumière (lecture d’AP)
    La danse de Sakuntala
    [Dans la mer et le corps](poème extrait de La Voix de l’eau)
    Je compte les écorces de mes mots (lecture de Sabine Huynh)
    Les pierres sauvages
    Pépé l’Anguille de Sebastianu Dalzeto (café littéraire à Aix-en-Provence)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    La grenade



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  • Sylvie-E. Saliceti | La danse de Sakuntala

    «  Poésie d’un jour  »


    Shakuntala photocolage
    Photocollage, G.AdC, d’après mokshaarts






    M.-C. Pietragalla, Ballet sur Camille Claudel
    Sakuntala, du nom d’une œuvre du sculpteur




    LA DANSE DE SAKUNTALA



    Danseuse de feu, filante en plein zénith.
    Ballerine des sables, ton corps éblouit
    Le mutisme du Ciel ;
    Le ciel qui embrasse, enlace, délasse
    Les moiteurs mordorées
    De ton ventre de miel ;
    Le ciel touche, pose sa bouche, goûte les épices,
    Le blé, le lait et puis les fruits de ta peau de cannelle ;
    Tu valses au creux des bras de la terre
    Qui tourne, tourne, tourne
    L’or fauve du désert ondule
    Près du flot des rivières.
    Les forêts de jouvence jaillissent
    À l’orée des jardins suspendus.

    Sakuntala.




    Sylvie-E. Saliceti in Espace Méditerranéen, Autre Sud, Cahiers trimestriels, n° 44, mars 2009, page 59.





    SYLVIE-E. SALICETI





    ■ Sylvie-E. Saliceti
    sur Terres de femmes

    Le batelier
    [Ces fresques sur les murs] (extrait de Couteau de lumière)
    Couteau de lumière (lecture d’AP)
    [Dans la mer et le corps](poème extrait de La Voix de l’eau)
    Je compte les écorces de mes mots (lecture de Sabine Huynh)
    Pépé l’Anguille de Sebastianu Dalzeto (café littéraire à Aix-en-Provence)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    La grenade



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