Étiquette : Tarabuste éditeur


  • Jean-Charles Vegliante | [Un petit garçon passe]



    [UN PETIT GARCON PASSE]




    Un petit garçon passe, je l’entends dire à sa mère : Quand Jésus est mort il n’a plus d’âge. Elle ne sait trop s’il faut sourire ou s’il a senti qu’elle déjà s’en va.



    Je ne sais trop ce que je fais ici, parmi ces pages qui menacent de s’entasser à côté de ma table, sans grand espoir d’envol. Le vent éditorial ne souffle pas dans leur sens, si tant est qu’il ait – ou qu’elles aient – un sens. Ni fragment désormais (c’était bon vers les années soixante-dix du siècle dernier), ni trésor autre qu’enfantin (ah, je me souviens de la merveille Stevenson, bien sûr, comme presque tout le monde : même pas marginal en cela, au moins). Ni assez à l’ouest, assez marginal. Dans la cour, l’habituel jacassement de divers geais et jeunes gens, le voisin passe parfois sa tête à la fenêtre, l’air courroucé, il n’a rien de mieux à faire. L’immeuble est une vaste ménagerie un peu déréglée on dirait mais ce n’est pas désagréable. Nous tendons tous vers le même estuaire n’est-il pas ? Avec un bref trésor de souvenirs. Passe un nuage, de plus en plus spectaculaire, si vous avez remarqué, avec la pollution de l’air.

    Comment fait-on pour écrire des proses de pure fiction, où sont, n’en quel pays les personnages auxquels nous nous attachons davantage parfois qu’à des êtres réels et qui pourtant nous disent « chers » ? Voici le tricentenaire de L’île aux trésors, cela semble incroyable, on l’aurait dit de cent ans plus jeune, au bas mot. Dans quel monde vis-tu, mon ami ? Veux-tu décrire ton écritoire, raconter tes descentes d’escalier ? Ou bien faire goûter ce que tu as aimé sous d’autres cieux, et que tu serais bien incapable de cuisiner, à qui n’a jamais rien mangé de tel ? Est-ce que toutes les faims (petites ou grandes) sont comparables ? Pour une nouvelle élégie, la mandarine vraie à peau claire, presque jaune, assez molle, à nombreux pépins en forme de larmes de stuc d’anciennes vierges villageoises, à la chair tendre, fragile, sensible aux moindres sauts de température, le fruit un peu affaissé, délicat, un peu fade comparé aux roboratives clémentines d’altitude qui ont envahi les marchés, ce modeste plaisir accompagnant les papillotes de fin d’année, cette tache de lumière dans la paille des crèches, a toujours l’odeur triste faussement mystérieuse de ton enfance. Légère déception, comme une excuse à essayer de nouveau et encore, l’écorce se détachant si facilement qu’il n’y a vraiment aucun effort à faire pour l’entamer, laissez fondre, jusqu’à ce que la gêne des autres convives nous fasse enfin abandonner le fruit démodé au profit de quelque vive orange, succulente mangue, enivrant litchi d’un lointain Orient dont la moire tapisse le revers des écorces craquantes, pour ne rien dire des laiteuses anones aux graines de nuit, de l’étrange grenadille ou fruit de la passion – tous tellement plus excitants, plus autres, lointains, chus d’arbres inconnus que nous ne pouvions qu’imaginer avant la facilité des voyages de loisir dits « démocratiques ». L’exotisme avait un côté naïf, comme d’un voisin rendu un peu inaccessible un temps par quelque chute de neige ou la crue qui avait emporté l’unique pont vers la rive d’en face. On parlait de poule des Pharaons (une pintade ocellée), de pomme du Portugal (l’orange banale), de fruit de Perse (la pêche blanche à chair se détachant facilement) et ainsi de suite, comme on dit toujours encre de Chine ou cèdre du Liban. Le monde semblait à portée, offert, accueillant, plein de mots. La mer Méditerranée était encore une sorte de grand lac salé, pacifique, parcourable et fertile. Les poissons de vif-argent, les cigales de mer, les longues bonites fuselées, les dentis solitaires ne se nourrissaient pas habituellement de chair humaine. Il avait vu une fois, cependant, d’élégantes crevettes écharner en quelques heures un cadavre immergé, une pierre au cou, par quelque ancienne mafia locale. À l’image d’Ulysse Odysseus, les rares naufragés du passé arrivaient toujours, semblait-il, à retrouver leur Ithaque, quand personne ne pensait plus à eux. S’il y avait des victimes, c’était comme ingrédients inévitables de toute aventure. Humains et autres vivants. On attendait toujours la suite, le bel avenir ; sans naïveté cependant, ni cynisme. Les mandarines, elles, attendaient sagement l’hiver pour revenir, mûres et lasses de leur saveur trop connue, sur les tables des fêtes, comme elles de saison. On finissait, parmi d’autres gâteries à peine moins prévisibles, par ne plus les remarquer.



    Jean-Charles Vegliante, Fragments de la chasse au trésor, Tarabuste éditeur, 2021, pp. 22-27.





    Vegliante couv 2





    JEAN-CHARLES  VEGLIANTE


    Jean-Charles Vegliante
    Source




    ■ Jean-Charles Vegliante
    sur Terres de femmes


    Celle qui dort… (extrait des Oublies)
    [Au fond de moi est un animal sauvage] (extrait d’Où nul ne veut se tenir)
    [La lente] [L’étourdie] [L’Africaine]
    Fenêtre (extrait de Trois cahiers avec une chanson)
    Où nul ne veut se tenir (lecture de Joëlle Gardes)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Recours au Poème)
    une notice bio-bibliographique sur Jean-Charles Vegliante (+ 6 poèmes choisis)





    Retour au répertoire du numéro d’avril 2021
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Françoise Clédat, Rivière et Alaskas

    par Angèle Paoli

    Françoise Clédat, Rivière et Alaskas,
    Tarabuste éditeur, Collection DOUTE B.A.T., 2019.



    Lecture d’Angèle Paoli




    « LAISSER PARLER LA RIVIÈRE »




    Lecture (pas tout à fait suivie) d’une cartographie intime.


    Le dernier recueil de Françoise Clédat — Rivière et Alaskas — est-il une invitation au voyage ? Probablement. Mais certainement pas dans l’acception courante suggérée par cette expression. On imagine mal en effet la poète se lancer dans des aventures de l’extrême – canyoning et autres expéditions arctiques. En revanche, nous n’ignorons pas son goût pour les livres et pour les arts. Ainsi peut-elle écrire :

    (Lieu que je lis

    Langue que j’écris).

    Invitation au voyage ? Oui, mais à un voyage qui n’a rien d’ordinaire, affranchi de ce qui encombre et qui l’encombre. Purgé de ses mythologies et/ou archétypes. Aléas, péripéties et aventures. Un voyage nu. Car, tout comme il existe de multiples façons de vivre et de mourir, il existe de multiples façons de voyager. Partir ne pas partir. « Partir sans partir ».

    Dès lors, de même que la poète se lance sur les traces de Jack London — in « alaskas 3 » (« lecture suivie : Faire un feu, Jack London ») —, partir soi-même sur les traces de la cartographie intime de Françoise Clédat en suivant chemins et cheminements ordonnancés dans les trois sections du livre. « Rivière » / « Petite, je me tiens entre deux chansons » / « Alaskas ». Une invitation de la poète à la suivre dans son « odyssée » immobile, presque autour de sa chambre. Odyssée affective, intellectuelle et poétique. Une exploration de « lectrice » en quelque sorte.

    « Odyssée comme audace d’y aller » (in « alaskas 1 »). En lisant comme en écrivant.

    Cela commence avec le titre, dès la première de couverture. D’emblée un titre qui intrigue. Deux mots coordonnés par un « et ». « Rivière » : nom commun, au singulier. « Alaskas » : nom propre, au pluriel. J’ignorais qu’il existât plusieurs Alaskas. De fait Oui. Si l’on se fie aux cartes maritimes. Trois « alaskas » aussi dans le recueil de Françoise Clédat. Si le regard s’arrête sur la page de titre proprement dite, il ne peut que s’interroger sur la parenthèse qui accompagne et parachève le titre : (« Lieu commun »). Étrange mise en commun dénominateur des deux termes du titre — celui au singulier et celui au pluriel —, sous l’expression singulière, mais fortement connotée, de « lieu commun ».

    À bien considérer le mot « rivière », sans mention de son identité géographique, le terme générique draine avec lui une multiplicité d’images qui appartiennent à tout un chacun. Quant au pluriel du toponyme Alaska, il démultiplie les horizons d’attente du lecteur, tout en classifiant le nom propre dans les rangs des noms communs (sans majuscule à l’initiale dans le texte courant). Entre les mots « rivière » et « alaskas » émerge un autre lien, étroit. Un lien explicitement évoqué par la poète au tout début d’« alaskas 3 ».

    « La transformée de rivière

    (1)

    : devenue yukon, « grande rivière » en kutchin (langue parlée en alaska…) ».

    La lectrice s’interroge. En quoi le titre de ce recueil rejoint-il la kyrielle de lieux communs dont chacun fait usage dans la conversation courante ? S’agit-il d’une antiphrase ? D’un clin d’œil gentiment malicieux pour conduire lecteurs et lectrices à déporter leurs habitudes — regard, langage, lecture — d’un léger écart ? Pas de côté ? Ou invite à réviser « un commun manque d’imagination » ?

    L’expression « lieu commun » — et ses multiples variantes — ponctue le texte de façon récurrente. C’est elle qui ouvre le premier poème — « rivière 1 » — de la section « Rivière ». Et imprime au poème sa tonalité.

    « lieu commun du partir sans partir – moi rivée à la rive

    […]

    lieu commun du vivre mourir — mainstream

    […]

    en ce commun constitue

    traces et chemins ta jouissance dans mon corps

    se souvient d’avoir joui ».

    Et plus loin, en « rivière 3 », dans cette interrogation :

    « image virtuelle et expérience réelle sont-elles horizons communs pour le regard ? »

    Ou en « rivière 5 » :

    « Rivière chante (lieu commun) ».

    Et, en conclusion du même poème sur Live Stream, installation sonore du plasticien britannique Oliver Beer :

    « Œuvre sonore… elle est lieu, commun à tous ».

    Semble échapper à ce commun dénominateur : l’agonie

    « (les agonies ne sont pas communes) ».

    Pour autant, « le commun » occupe l’esprit de la poète, l’enrichit :

    « Impact par où le commun m’augmente des lieux

    qui ne me sont pas communs… » (in « rivière 5 »).

    Où l’on voit comment la poète travaille la langue. Où l’on voit qu’elle joue sur la dérivation impropre ainsi que sur la polysémie du mot. Où l’on voit le rôle et l’importance du lieu commun dans la réflexion qui sous-tend l’élaboration de cet ouvrage.

    D’autres lieux communs traversent les poèmes, qui ne disent pas toujours leur nom :

    « Passer par le Nord est un ours blanc ».

    Ou encore :

    « Blanc sur blanc s’évanouit sur la banquise ».

    Déjouer le caractère figé des images relève de l’art. Détourner le cliché de son assise conventionnelle, c’est bousculer la langue. Comme le montrent les deux précédents exemples empruntés à « alaskas 1 ».

    Le paysage onirique de « rivière » se déroule en dix chants. Placés, pour quatre d’entre eux, sous l’égide de g.b. Gaston Bachelard. Chaque chant fournit des clés de lecture du recueil. Au cœur de ces poèmes se lisent, de manière elliptique et cryptée, les commencements. Lesquels sont évoqués par des retours en arrière sur l’enfance, sur les incomplétudes et les tâtonnements qui lui sont associés, sur les paysages qui ont façonné la poète. Sur ses premiers émois ; « premier vertige d’être ». Peut être toutefois perçu comme actuel, contemporain de l’écriture, un semblant d’immobilité du « moi rivé à la rive », cependant contrebalancée par la motilité de l’intellect et la fréquentation assidue des autres, artistes et/ou poètes :

    « n’y accède que par le travail des autres – saint-amant théophile tristan alphonse l claude m gaston b ».

    Ce que confirme avec force l’aveu :

    « L’ailleurs, tout l’ailleurs, vient par les livres » (in « rivière 3 »).

    La poète recherche dans les livres (et dans l’art) les sensations dont la vie l’a privée. Ainsi découvre-t-on dans les trois proses qui s’intercalent entre « rivière » et « alaskas » — « Petite je me tiens entre deux chansons » — le trouble qui est à l’origine de la « singularité » de la poète. Frappée d’« amusie » : l’enfant chante faux. Adulte, la poète compense sa carence auditive par un regain d’images visuelles. Qui, intériorisées, démultiplient le champ des perceptions. Jusqu’à ce que survienne, l’âge venant, une macula. Cette altération du champ visuel ouvre chez la poète de nouvelles pistes de réflexion. Ainsi dans « alaskas 1 » :

    « Perdre l’acuité d’un sens n’est pas perdre le nord mais pousser vers lui les antennes de nouvelles sensibilités… ».

    Ou encore, quelques lignes plus loin :

    « La clarté du grand nord à la nuit de nos yeux possède toute l’intensité de la neige bien qu’aucun organe ne soit ébloui par sa blancheur. »

    Fragilisée par la nostalgie de ce qui fut, l’immobilité de la poète est ressentie comme douloureuse :

    « tant furent présences

    pas qui marchèrent

    regards qui regardèrent »

    et s’accompagne du regret :

    « (plus personne pour partir

    plus personne pour quitter) ».

    Entre le temps originel — « à ce premier instant » — et le temps présent — « à ce dernier (instant) » —, ce qui pouvait se lire comme jonction « entre terre et ciel soi si petite » s’est mué en un sentiment d’inaboutissement et d’« informe », voire d’échec. À quoi se surajoute un sentiment d’absence et de vide.

    Or le vide existe bien, en dehors de soi et au-dedans de soi. Il est peut-être un mal nécessaire, « peut-être notre moteur le plus sûr », comme le dit Nicolas Bouvier, qui définit le vide, dans l’exergue choisi par la poète, comme « une espèce d’insuffisance de l’âme ». Tout aussi éclairante est cette autre citation que Françoise Clédat emprunte à la sculptrice Sara Favriau :

    « La sculpture ici n’est pas seulement un volume, elle est aussi un vide prêt à recevoir ».

    De même en est-il du blanc. Un blanc visible à l’œil nu dans les interlignes du poème :

    (« dans le poème, là où tu choisis de ne pas dire tu laisses un blanc, là où tu barres ce qui a été dit le barré crée du noir ») (in « alaskas 2 »).

    Blanc des « blanches alaskas » de la poète. Annonciatrices du silence :

    « silence précède bruit blanc dans l’ordre des expressions » (in « rivière 10 »).

    « Silence est le visible d’alaska, sa narration primordiale… » (in « Lyrique 2, alaskas 2 »).

    Blanc « qui revient » … « pour conclure que rien au-delà et authentiquer le silence » (Stéphane Mallarmé in exergue).

    Blanc synonyme de la mort qui s’approche : (« silence tu.e ») (in « rivière 10 »).

    Mort sur laquelle se clôt le recueil — celle du personnage de la nouvelle de Jack London :

    « La neige tout autour, drap qu’on lisse

    Une voix lointaine

    : Il ne sent plus rien maintenant

    Il part. Il est parti ».

    Et celle, ignorée mais proche, de la lectrice de cette nouvelle de Jack London :

    « Elle, ne sait pas encore qu’elle a commencé à le suivre ».

    Quant à l’usage, abondant, des citations (dans « alaskas 1, 2, 3 »), il est plein d’enseignements :

    « En quoi elle est sincère. En quoi elle ne l’est pas. La manière dont les citations disent ou taisent ce qu’elle ne dit pas », écrit la poète dans « Ordalie », poème final d’« Alaskas ».

    La poète trouve ainsi chez d’autres un écho à ce qui nourrit sa propre réflexion. À ses inquiétudes et à ses peurs. Ainsi de ce qui, dans ces quelques vers, s’annonce comme un avenir prochain :

    « comme par effacement

    devenir

    forme

    du vide qui s’annonce

    et que ce soit vivre

    (à la transparence de ton propre deuil n’être pas parvenue) ».

    Chaque poème, rivière de mots, emporte avec lui ses propres dérives. Ses propres flux et interrogations. Ainsi de cette question taraudante sur la légitimité de l’écriture face à l’expérience vécue :

    « Si la faim dont tu souffres ne t’affame pas ni la soif ne t’altère, si la glace ne te gèle ni le soleil ne te brûle, image virtuelle et expérience réelle sont-elles des horizons communs pour le regard ? Le visible qui en tient lieu devient-il obstacle au vécu quand prime le ressenti ? ».

    Dans Rivière et Alaskas, la rivière se révèle être un topos inépuisable, toujours courant et charriant dans ses eaux, à la surface, une pluralité d’images aussi inattendues qu’imprévisibles. Toutes sortes de leurres, de dérives, de reflets trompeurs qui mettent en même lice « figure erronée » et « figure de vérité ».

    Laisser parler la rivière, source de questionnements et de surprises. Tout comme laisser parler en soi le désir. Ce que fait Françoise Clédat, avec sensibilité et subtilité. Et grand talent.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Françoise Clédat  Rivière et Alaskas





    FRANÇOISE CLÉDAT


    Françoise Clédat





    ■ Françoise Clédat
    sur Terres de femmes

    L’Adresse de Françoise Clédat / Portrait d’Iseut en survivante [lecture de Marie Fabre]
    Quoi de toi mort quand mort ? (extrait de L’Adresse)
    La nuit de l’ange (lecture d’AP sur L’Ange Hypnovel)
    L’Ange Hypnovel (extrait)
    A ore, Oradour (lecture d’Isabelle Lévesque)
    EtnaXios, autour de l’oiseau-fauve-vautour [lecture d’AP sur EtnaXios]
    (où le chant sans l’organe) (extrait d’EtnaXios + notice bio-bibliographique)
    Gemelle [extrait d’Ils s’avancèrent vers les villes]
    Ils s’avancèrent vers les villes (lecture d’AP)
    Mi(ni)stère des suffocations (lecture d’AP)
    [Se calmer. Reprendre souffle] (extrait de Mi(ni)stère des suffocations)
    [Disparition] (extrait de Petits déportements du moi)
    Une baie au loin (Turnermonpère) [lecture d’AP sur Une baie au loin (Turnermonpère)]
    (maintenant je git)[extrait de Une baie au loin (Turnermonpère)
    Du jour à personne
    → (dans l’anthologie Terres de femmes)
    Je vis une histoire d’amour
    → (dans la galerie Visages de femmes de Terres de femmes)
    le Portrait de Françoise Clédat (+ un extrait d’EtnaXios)





    Retour au répertoire du numéro de décembre 2019
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’@angelepaoli »

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Denise Le Dantec, La Seconde augmentée

    par Angèle Paoli

    Denise Le Dantec, La Seconde augmentée,
    Tarabuste éditeur, Collection DOUTE B.A.T., 2019.



    Lecture d’Angèle Paoli




    « DANS L’ASYNDÈTE DU MONDE »




    Philosophe et botaniste, amoureuse de la nature dont elle a une connaissance tout à la fois encyclopédique et personnelle, faite d’expérience, d’observation et d’amour, Denise Le Dantec est une artiste dont les carnets regorgent de trésors. Croquis et dessins, esquisses et aquarelles sont chez elle indissociables du monde de la poésie. Les grands poètes des siècles derniers n’ont pas de secrets pour elle et sa propre poésie leur accorde une place de choix. D’origine bretonne – son amour pour L’Île Grande n’est-il pas son amour le plus cher ? –, elle est la fière descendante de druides celtes. Fidèle à ses ancêtres, Denise Le Dantec est versée en cosmologie et détient des secrets qu’elle est seule à connaître. Magicienne, experte en constellations et en mystères, elle est une véritable pythie qui nous rappelle que la poésie est souffle et la parole, cryptée et divinatoire. Elle est celle qui écrit :

    « Sur la photo

    Je suis Isis

    Mon rêve est

    Gnostique

    – Il fait noir »

    Placé sous les auspices de la musique, son dernier recueil poétique – La Seconde augmentée – convoque et assemble tout le patrimoine culturel qui est le sien. Mythologique / chamanique / druidique / astrologique / musical. Poétique et historique… Mystérieux et original, le titre emprunte au domaine musical la notion d’intervalle. Il invite ainsi la lectrice que je suis à s’interroger sur le « mouvement disjoint » auquel la définition de cette « seconde augmentée », mise en exergue, fait allusion. L’adjectif « disjoint » est-il à prendre au pied de la lettre ? Quels sont dans la poésie même de ce recueil les effets de cette disjonction ? Je ne suis pas certaine de parvenir à esquisser une réponse. La suite de cette note de lecture le dira. Peut-être.

    L’univers premier de la poète est celui de la magie. Fille de druides, elle a hérité de savoirs occultes, planètes et plantes, breuvages et solstices. Elle tient à sa disposition recettes et formules, parfois inquiétantes :

    « Écrasez le vert de l’absinthe dans un disque avec euphraises, mauves et débrouillardises. Tournez. Ne parlez plus jamais. »

    Ou encore :

    POUR SALUER L’AUTOMNE, ON PEUT :

    POSER UNE FEUILLE D’OR (enduire d’un gesso ;

    souffler sur la feuille pour l’humidifier ; la brunir)

    LIRE UN POÈME DE GUILLAUME APOLLINAIRE

    FAIRE LES DEUX

    En poète initiée, Denise Le Dantec interprète les rituels ainsi que les pratiques qui les caractérisent :

    « Quelques-uns écrivent autour de la pierre naufragée, à la surface de l’eau ».

    Des chamanes, elle possède des talents qu’elle éprouve au cours de ses journées d’automne :

    « Entre deux lessives comme entre deux textes. Qu’est-ce que les heures après une journée ?

    Elle coud la feuille de laurier avec la première page.

    Bêche avec un pied.

    Trempe son balai dans la rivière. Mange des grenouilles.

    Attend la Résurrection. »

    Maîtresse es-« mécaniques célestes », elle s’ingénie à réunir ce qui au monde s’oppose.

    « La pesée du Soleil et la pesée de la Terre.

    Nos heures primordiales. Nos courbes souterraines. »

    Elle fait confiance aux vents pour rassembler ce qui en elle sépare. Rejoindre/délivrer/coudre sont des verbes qu’elle affectionne. La poète visionnaire évolue dans une dimension sienne dont elle est seule à posséder les clés. Tout à la fois spectatrice et actrice :

    « J’assiste à la comptabilité des semences. À la collecte des fleurs.

    Je touche au bois des choses.

    La lune apparaît et disparaît.

    Je vois la lumière où elle n’existe pas. »

    Cependant, au cœur même de cet univers dont elle a une parfaite maîtrise, la poète n’est en rien coupée de l’Histoire. C’est avec l’Histoire que s’établit, me semble-t-il, la disjonction majeure de ce recueil. Et avec l’inclusion soudaine de poèmes ayant une relation avec le passé de l’immédiat après-guerre. Cet ensemble de poèmes introduit une rupture dans le temps idéal de l’enfance. Et dans le recueil. Il diffère en effet par sa tonalité et par les références récurrentes à un vécu douloureux. De cosmiques, chamaniques et stellaires, les poèmes deviennent historiques, lourds de menaces. « L’ange de l’Histoire » a fait irruption dans la vie de l’enfant :

    « Issue du brouillard, l’enfant. Son chapeau rouge

    Avec les noms des saisons brodés dessus

    Et les étoiles… ».

    L’Histoire charrie avec elle les noms qui ont marqué ces temps de noirceur et d’angoisse. Elle fait le jeu de la peste. De toutes les formes de peste. Noire. Rouge. Brune. Nombreuses sont les allusions aux signes funestes qui ont assombri son époque. Ainsi de l’ensemble de ces vers :

    « Peste noire

    Peste rouge. L’après-guerre a duré plus longtemps que prévu.

    Les femmes-des-ruines

    Amassent des briques

    Dans les rues

    Europe

    Apporte un pain

    Que nous modelons

    – Avec nos poings

    Salomé danse entre lune et étoile dans une rue du ghetto.

    Les violons se taisent.

    Une voiture Ford s’arrête à l’entrée du champ

    Peste brune

    – Masquant la lune

    À la lune

    Le tournis des jours. Les soulèvements rimbaldiens.

    Marina Tsvetaïeva : « Il n’y a pas de réponse/ il y a des apostrophes – des résonances ».

    Nombreuses sont les interrogations qui ponctuent le long poème. Époques et espaces se mêlent dans un brouhaha indistinct ; annonciateur du pire. « Le cadran saigne ».

    « Est-ce que tu entends

    Ce que j’entends ?

    – Des rumeurs sur une guerre

    Proche. »

    En ces temps d’incertitude, la poète convoque les voix qui lui sont chères. Peut-être est-ce un appel à l’aide ? Mandelstam/Tsvetaïeva/Celan/Artaud/Rimbaud/Gertrud Kolmar… Et Ezra Pound, pour retrouver la voie de la poésie :

    « Venez, mes poèmes, parlons de perfection : nous nous rendrons passablement odieux ».

    Et la poète de poursuivre avec sa propre voix :

    « N’écris

    Que ce qui est :

    La furie des vents

    La femme nue

    – Le vol des bernaches ».

    L’inquiétude demeure qui rappelle la noirceur du Welt. Dans ce contexte où dominent les signes noirs, la poésie peut-elle encore quelque chose ?

    « – Cela finira-t-il par s’arranger ?

    Écrire ici est un échec. »

    Et la poète de définir génialement son inquiétude dans cet aveu :

    « Je cours dans l’asyndète du monde, l’anaphore patience, patience me poursuit ».

    Par-delà cette disjonction majeure en lien avec l’Histoire, il me semble en discerner de plus simples, de plus immédiates. Le mouvement disjoint ne provient-il pas également de l’association des contraires ? De leur juxtaposition  ? Nombreux sont les vers qui vont par paire, constituant ainsi un mouvement diatonique :

    « je déploie sa surface

    je ne déploie pas … »

    ou encore :

    « Je passe sous le pont

    Je passe pas

    (Je recommence)

    Et plus loin :

    « Je vis

    Je ne vis pas … »

    Ou ici, dans ce très beau passage, qui pourrait résumer à lui seul la geste cosmique et unificatrice de la poète :

    « je confonds les dangers

    ce qui tombe et ce qui s’élève

    le monde et la destruction du monde

    mon passé est présent

    mon futur est présent

    mes gestes sont les variations de courant atmosphérique ».

    D’autres formes de disjonctions apparaissent, dont la présence de caractères italiques au cœur du poème – citations latines, noms de fleurs. Ou encore dans l’usage de l’italique pour un seul et même poème. Ainsi de ce curieux poème aux accents liturgiques qui occupe toute une page :

    « C’est ma honte

    Mon pain d’escargot

    Ma caisse de carton

    Ma raison aux cinq doigts

    Ma prosopopée crasseuse

    Le beurre de mes sacrements ».

    La scansion latine, de nature aussi musicale sans doute, rythme ces vers. Une façon poétique pour la poète de décliner le mystère de son âge :

    « – je n’ai pas cent ans

    une brève une longue

    une brève illimitée… »

    Ailleurs, dans un long poème en italiques, l’alliance jonction/disjonction assure aux vers leur mouvement de balancier :

    « entre le céleste

    &

    le terrestre… »

    […]

    « qui se tourne

    & se retourne

    […] »

    Une fois éprouvés au plus près ces mouvements binaires, une fois éprouvée la malveillance des Nornes – lesquelles président au destin de tout un chacun et de tous –, Denise Le Dantec renoue avec ses rites ancestraux. Visionnaire, elle convoque « les choses cachées » et s’en remet à cet aveu qui résume tout son être : « Mon image du monde selon les quatre saisons ». Forte de cette grande sagesse, la poète restitue à l’histoire les lucioles perdues. Elle rassemble dans sa main d’or tout ce qui constitue l’essentiel de sa vie et nous fait don de la beauté qu’elle cultive avec art.

    « Des poussières de sons. Des cosses de mots. Une pluie de pollen. »

    Ainsi offre-t-elle à ses lecteurs son rêve d’union :

    « Comme si le soleil tenait tous ensemble les vivants dans la lumière. »


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Denise 2






    DENISE LE DANTEC


    Denise Le Dantec
    Image, G.AdC




    ■ Denise Le Dantec
    sur Terres de femmes

    [La Seine est verte] (extrait de La Seconde augmentée)
    [Beau temps sur la planète] (extrait d’ENHEDUANNA)
    29 avril | Denise Le Dantec, L’Estran
    [« ceci est l’espace de la transparence »](poème extrait d’et je t’embrasse)
    Mémoire des dunes
    Mémoire des dunes (extrait de 7 Soleils & autres poèmes)
    [J’ai pris la perspective du rossignol](extrait de La Strophe d’après)
    Guillevic | À Denise Le Dantec
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Où quand
    → (dans la Galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Denise Le Dantec (+ un extrait de l’Encyclopédie poétique et raisonnée des herbes)





    Retour au répertoire du numéro de septembre 2019
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Antoine Emaz, Plaie, XV




    PLAIE, XV
    (extrait)






    guérir
    un mot bonbon presque
    une pastille de menthe bleue
    bocal en verre
    bouchon de liège
    en haut de l’armoire

    ce ne sont pas les mots qui aident
    pour dormir
    mais les images qui traînent tranquilles

    des mots de traîne lente
    vers le sommeil
    voilà ce qu’il faut mettre
    dans le bocal de tête

    se débrouiller
    de soi
    par soi

    autant commencer
    tout de suite

    réapprendre le simple
    le naturel

    c’est bizarre

    toucher une peau
    regarder dans les yeux
    sans peur

    on revient
    à la rame
    d’un pays seul





    Antoine Emaz, Plaie, Tarabuste éditeur, Collection DOUTE B.A.T., 2009, pp. 119, 120. Encres de Djamel Meskache.






    Antoine Emaz  Plaie






    ANTOINE EMAZ


    Emaz 2
    D.R. Ph. Dominique Houyet




    ■ Antoine Emaz
    sur Terres de femmes

    Cambouis
    Je travaille et je vois, après
    [Le faiseur]
    Un lieu, loin, ici (poème extrait de Personne)
    Poème des dunes
    Poème-lettre
    La poésie ?
    Soirs




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur lemonde.fr)
    Plaie, d’Antoine Emaz : Emaz, la poésie à vif, par Didier Cahen






    Retour au répertoire du numéro de juin 2019
    Retour à l’ index des auteurs


    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Denise Le Dantec | [La Seine est verte]




    [LA SEINE EST VERTE]




    La Seine est verte

    Le maître du souvenir dort sous les arbres au grand feuillage

    Ulysse guette les poissons

    J’ai bien reçu la lettre de la Reine

    Je me souviens de ce printemps tracé dans les étoiles

    Un O barré. Un pont des corps

    Sais-tu que les murs de Thèbes ont été construits au rythme de la lyre ?

    Il manque une tour au château, des murs, des escaliers

    La poire de Cydonie est blette

    Les vaisseaux égyptiens sont arrivés trop tard. Les roses avaient déjà été cueillies

    Regarde ! (L’accent circonflexe est tombé)

    Le feuillage des chênes de Dodone n’a pas parlé

    Les thons rouges ont déserté la madrague

    La Reine est sortie

    Tout est « plein de dieux »


    La terre tourne avec des bouquets jaunes. Des plumages. Des bulbes. Des dômes. Des crêtes.

    Des écailles de roses trémières.

    Des grammes d’or sur mes paupières et dans mes cils.

    Je n’ai plus de regard.



    Denise Le Dantec, La Seconde augmentée, Tarabuste Éditeur, Collection DOUTE B.A.T., 2019, pp. 56-57.






    Denise 2






    DENISE LE DANTEC


    Denise Le Dantec
    Image, G.AdC




    ■ Denise Le Dantec
    sur Terres de femmes


    [Beau temps sur la planète] (extrait d’ENHEDUANNA)
    La Seconde augmentée (lecture d’AP)
    29 avril | Denise Le Dantec, L’Estran
    [« ceci est l’espace de la transparence »](poème extrait d’et je t’embrasse)
    Mémoire des dunes
    Mémoire des dunes (extrait de 7 Soleils & autres poèmes)
    [J’ai pris la perspective du rossignol](extrait de La Strophe d’après)
    Guillevic | À Denise Le Dantec
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Où quand
    → (dans la Galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Denise Le Dantec (+ un extrait de l’Encyclopédie poétique et raisonnée des herbes)





    Retour au répertoire du numéro de mars 2019
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Françoise Clédat, Ils s’avancèrent vers les villes

    par Angèle Paoli

    Françoise Clédat, Ils s’avancèrent vers les villes,
    Tarabuste éditeur, Collection DOUTE B.A.T., 2017.



    Lecture d’Angèle Paoli


    AU-DELÀ DES EXTINCTIONS MULTIPLES, SA MORT D’ELLE




    Le désordre du monde, chaos inhérent à l’existence humaine, a dicté à Françoise Clédat l’entreprise considérable et exigeante à laquelle elle s’est attelée pour écrire son tout dernier ouvrage : Ils s’avancèrent vers les villes. Pourquoi pareille entreprise ? Sans doute pour tenter de comprendre ce qui pousse toujours les hommes, de manière inexorable, vers davantage de barbarie. Mais sans doute aussi pour tenter de trouver réponse à la question : comment vivre, dans un tel contexte ? Comment s’octroyer un espace de respiration ?

    Ainsi la poète avance-t-elle, démunie, mais résolue, à travers siècles, parmi les horreurs perpétrées depuis la nuit des temps, génocides tueries massacres destructions massives, crimes exemplaires contre l’humanité, cruautés extrêmes au service de l’extermination. Sous toutes les formes, depuis les plus anciennes jusqu’aux plus novatrices et aux plus sophistiquées qui puissent exister. Pour rendre compte de ce désordre opiniâtre, chevillé à la barbarie humaine, Françoise Clédat a opté pour le « désordre alphabétique », sous-titre de l’imposant recueil qui est le sien. Car l’écriture est au centre. « Écriture d’avant l’alpha », « écrire l’histoire » – « litanie du nombre » / « litanie des ruines » – et écriture d’aujourd’hui

    « poésie réitérant acte de foi

    puissance du souffle et de la voix

    esprit enfin projeté dans la lettre ». [in « YODH » (i,j) « Jericho »]

    L’alphabet auquel la poète se réfère est l’alphabet phénicien, lequel émerge

    « il y a 3 000 ans (Liban Syrie Palestine partiellement)

    Se propage

    Au monde entier ».

    Vingt lettres au total dont les glyphes (ou graphèmes) ouvrent un nouveau chapitre. Lequel prend appui sur le nom d’une ville. Des temps anciens ou des temps modernes. ’ALEPH (a) : Alep ; BETH (b) : Bethléem / Belfast ; HE (e) : Ebla ; HET ou HETH (h) : Hiroshima ; NUN (n) : Nankin (1937) ; SAMEKH (x) : Xandu (Xanadu)…

    Le livre est par ailleurs construit selon un « dispositif » distribué en deux parties : Les Villes (25 villes) / La Vie belle (19 poèmes).

    Précédée d’un long prologue poétique, l’œuvre de Françoise Clédat s’ouvre sur une double dédicace : « À vous mes perdus » / « À vous mes vivants » où s’énonce le souhait spécifique de la poète adressé à chacune des catégories.

    Suit une page où l’on peut lire en exergue deux vers empruntés au poème du prologue, lesquels livrent une définition du livre :

    « Ils s’avancèrent vers les villes

    est l’éclat d’une fin qui commence ».

    Définition parachevée quelques pages plus loin par la suivante :

    « Ils s’avancèrent vers les villes est un

    Rêve

    Dont on ne se souvient pas une

    Phrase dont on se souvient

    Leur éclat

    — Glyphe ou graphème —

    D’alphabet ».

    Ainsi le lecteur se trouve-t-il d’emblée confronté à sa propre fin. Le livre est l’amorce (les prolégomènes) de cette fin annoncée. La mort préside au grand œuvre de Françoise Clédat. « La Disparition suprême » est confirmée par l’exergue emprunté à Stéphane Mallarmé (fragment 46 d’Hérodiade). Qu’enrichissent les réflexions sur la mort d’Alvaro Mutis — « Chaque poème un pas vers la mort » —, de Heiner Müller — « Dans le vide de l’air, élucubrations de têtes pourries » — et de Montaigne — « Tout ce qui est au-delà de la mort simple me semble pure cruauté ».

    Le prologue est à lui seul un poème riche en pistes où engager la réflexion et la lecture. Outre les deux définitions qui éclairent le sens du projet de la poète sont évoqués le rapport nom / nombre, le glissement « euphonie / acrophonie / cacophonie », pris dans le « bégaiement de l’histoire », l’opposition « meurtre » / « amour » ; oubli / anamnèse ; le travail érudit qui a présidé à l’élaboration du grand poème épique de Françoise Clédat :

    « A vif

    Fréquentation hallucinée

    Livresque

    De la

    Destruction ».

    Pareille à l’archéologue cherchant à assembler les tesselles exhumées du sol, Françoise Clédat assemble patiemment, chapitre après chapitre, les poèmes des villes et, aède accomplie, recompose l’histoire de chacune d’elles en une épopée qui la caractérise, à la fois précise et documentée, mais aussi très personnelle. Ainsi du long poème de Xandu — Xanadu I /Xanadu II — qui, remontant l’histoire des exaltantes épopées de Marco Polo et de Kubilaï Khan, croise le rêve du poète Samuel Taylor Coleridge – A Vision in a Dream – « Vision de poète halluciné » reprise au XXe siècle par Jorge Luis Borges dans l’une de ses Enquêtes.

    Magnifique poème,

    « Histoire d’or

    écrite

    encre noire

    calame de bambou sur papyrus

    unique manuscrit original

    en écriture verticale mongole

    subsistant à nos jours »

    qui se clôt dans « La Vie belle » par ces vers étroitement liés à la poète, conception et art (le X au centre) :

    « L’auteure sort de la

    phrase du rêve

    Rejoint dans le texte

    Une qui a pris nom « croise l’épée »

    Par tel croisement

    Rêve et texte

    Lui font en exit signe d’exister

    Appel au monde par où

    naît

    Sort

    Effrayant sortir d’être si grand

    si peu

    Que boucles bordent

    X refend » (in X [NÉE SOUS]).

    Écrire serait alors « Défaire pour faire », s’effacer pour faire advenir l’autre. Pour ce faire, il convient de retrouver le « contexte perdu », de le ramener à la surface pour en révéler la forme, la procédure, l’horreur. Avec, pour certaines des villes avancées, une comptabilisation exacte du nombre de bombes lancées et du nombre de victimes. Le travail de recherche sous-tend le travail poétique. Pourtant, face à l’entreprise à accomplir, le doute s’insinue sous forme d’interrogations qui fragilisent la poète :

    « N’ayant légitimité victime ni témoin

    Ne savons où notre place pour

    en écrire

    Ni si cette place existe ».

    Cependant la poésie demeure. « Fragile » et « paradoxale ». Elle est garde-fou, injonction préventive, peut-être :

    « Ne pas oublier la poésie ».

    Le nombre de poèmes varie selon la ville qui est présentée (de 1 à 4). Mais viennent s’ajouter d’autres poèmes qui appartiennent à la seconde section, celle que la poète a intitulée « La Vie belle ». Cet intitulé n’apparaît que dans la table des matières. Ainsi donc l’ouvrage se présente-t-il sous une forme labyrinthique qui ne se dévoile qu’en cours de lecture. Le labyrinthe dans lequel le lecteur se trouve happé – la lecture des poèmes et le décryptage des villes s’avèrent passionnants – est un labyrinthe de la destruction.

    La Vie belle. Est-ce une antiphrase ? Ou bien le lecteur va-t-il pouvoir s’octroyer une pause, une respiration ? Les deux sont envisageables. De manière alternée. Ainsi de l’aleph. Les deux poèmes intitulés « Alzheimer » sont consacrés à la mère de la poète. « Alzheimère ». À l’image « dégradée » que la mère aimée présente :

    « AL — Heim —

    Ma mère en maison

    Déraison ».

    Construits sur le tâtonnement de la pensée – un terme par ligne —, les poèmes disent l’image inversée de la mère à partir de mots en « d » qui ponctuent la description propre à la sénescence : « déraison » / « défuie » / « décrite » / « détruite » / « édenté » / « dégradante » / « dégradée » / « dentelles ».

    Suivent trois autres poèmes pour dire l’amour / la mort. Françoise Clédat triture déstructure travaille sur les associations phoniques élide compose associe scinde en néologismes les mots valises qu’elle crée au passage : « verbenommant » / « démeurt » / « dé-joug » / « insuffire  ».

    Parfois, usant d’une barre oblique (slash), elle disjoint un syntagme d’un autre.

    L’amour / la poésie sont les contrepoids nécessaires, vitaux, pour rétablir un semblant d’équilibre dans l’univers ténébreux qui est le nôtre. Quel autre pouvoir ? Quelle autre force possible ? Cela peut-il suffire ? Ne pas renoncer.

    Au rébus que l’histoire insensible « à nos sens » présente comme une forme tentaculaire innovant sans cesse dans la course au désastre, Françoise Clédat cherche la douceur. Elle la trouve dans le contact de la main qui se prête à la caresse. Le poème devient parfois poème en prose, empreint d’une douceur inattendue. C’est là, au cœur de ces enroulements de phrases, que Françoise Clédat dévoile un peu plus d’elle-même, toujours avec réserve. Le « je » s’investit de sa présence, revenant sur le passé et sur l’enfance (perdue). Une anamnèse de l’intime s’affirme.

    « […] [S]itôt le poème enregistré la légèreté m’est revenue son flux de gaieté, c’est alors que je nous ai pris par la main. »

    Sans pour autant que la poète perde de vue la violence qui conduit à la mort :

    « Comme

    C dire animaux doux mots avant que

    Conduits à l’abattoir ».

    Dans ces moments de douceur ressurgit l’éros qui dit la jouissance jumelle partagée du doux lien de l’échange. Mais toujours plane, par-delà les extinctions multiples, sa mort d’elle. Silencieuse souterraine lovée dans les sinuosités de la phrase, sûre dans sa lenteur qui va vers sa fin composée de multiples fines particules d’instants qui construisent une vie pour mieux la déconstruire, la défaire pour aller insensiblement vers une silencieuse extinction :

    « Je vis en avant de ma consumation à peine si je sais qu’elle me suit toutes mes vies passées réduites à cette mince traîne résiduelle mèche lente qu’alimente la flamme qui la détruit sa course vers une extrémité que nulle explosion ne dynamise mais simple épuisement de substance ma silencieuse extinction ».

    Un Grand Œuvre que ce livre sur l’écriture. Une somme impressionnante passionnante bouleversante. À lire à relire dans la lenteur, dans le désordre des lettres et des villes. Inépuisable livre d’une immense richesse qui, par-delà le dessein de la poète, recèle des poèmes d’une émouvante beauté. Poèmes où plane la présence absence de l’aimé, à jamais perdu.

    « Quand prise ne suis qu’à ce moment je prenne oh ! entière corps mien par tien d’âme à jamais ne distingue tant aimer ce comble

    Qu’être prise c’est prendre oh ! par creux et manque t’appelle et tue n’être que flux

    Tout en toi monte miroir ce qui monte mien oh ! regarde et me prends que prise et reprise sans fin te prendre. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Françoise Clédat  Ils s'avancèrent vers les villes





    FRANÇOISE CLÉDAT


    Françoise Clédat





    ■ Françoise Clédat
    sur Terres de femmes

    Gemelle [extrait d’Ils s’avancèrent vers les villes]
    L’Adresse de Françoise Clédat | Portrait d’Iseut en survivante [note de lecture de Marie Fabre]
    Quoi de toi mort quand mort ? (extrait de L’Adresse)
    La nuit de l’ange (note de lecture d’AP sur L’Ange Hypnovel)
    L’Ange Hypnovel (extrait)
    A ore, Oradour (lecture d’Isabelle Lévesque)
    EtnaXios, autour de l’oiseau-fauve-vautour de Françoise Clédat (note de lecture d’AP)
    (où le chant sans l’organe) (extrait d’EtnaXios + notice bio-bibliographique)
    [Se calmer. Reprendre souffle] (extrait de Mi(ni)stère des suffocations)
    Rivière et Alaskas (lecture d’AP)
    (maintenant je git) [extrait d’Une baie au loin]
    Une baie au loin (Turnermonpère) [note de lecture d’AP]
    [Disparition] (extrait de Petits déportements du moi)
    Du jour à personne
    → (dans l’anthologie Terres de femmes)
    Je vis une histoire d’amour
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Françoise Clédat (+ un extrait d’EtnaXios)




    Retour au répertoire du numéro de février 2018
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Françoise Clédat | Gemelle



    GEMELLE

    j’y mêle
    vile
    et femelle



    Comme
    C dire animaux doux mots avant que
    Conduits à l’abattoir




    1



    Comme me promenant dans la campagne sous le ciel immense un pur sourire m’est venu aux lèvres je nous ai pris par la main toi petit garçon moi petite fille à dévaler le chemin dans le dernier soleil suspendu au-dessus des bois noirs, à respirer la bonne odeur des génisses qui nous enveloppait soudain le long des prés humides, j’ai pensé qu’il n’y avait qu’à toi que je pouvais parler de l’odeur des génisses, que toi qui pouvais la respirer avec moi au présent de notre commune enfance rire et rire encore de ses rajeunissants effets de génissement, et en telle confusion de sonorités me suis arrêtée —ayant un instant cru tenir, quasi indolore, la lettre de notre jeunesse perdue.






    GEMELLE



    2



    Comme partie de la maison pour aller vers la rivière il faisait presque chaud bien qu’en hiver la campagne silencieuse et vide — la faillite maternelle m’est tombée dessus je ne suis parvenue à la secouer qu’en écrivant sur mon smartphone le silence de la campagne l’obsolescence de sa splendeur (carnet emporté mais crayon oublié sur la table), sitôt le poème enregistré la légèreté m’est revenue son flux de gaieté, c’est alors que je nous ai pris par la main.






    GEMELLE



    3



    Comme elle aime et doux mots avant que magnifiée par leurs
    échanges caressants
    la double forme d’une érotique que relancent l’évocation de ton corps — le désir fou la jouissance inépuisable qu’il suscite — et cette autre évocation que fait lever ta voix par-delà la teneur des propos et l’entente qu’ils manifestent, une proximité si confiante qu’elle approche au plus près une région que je relie à cette gémellité d’enfance que toi seul me fais éprouver.




    Françoise Clédat, « GIMMEL, GIMAL, GHIMEL ou GUIMEL (c, g) », Ils s’avancèrent vers les villes, Tarabuste éditeur, Collection DOUTE B.A.T., 2017, pp. 59-61.







    Françoise Clédat  Ils s'avancèrent vers les villes





    FRANÇOISE CLÉDAT


    Françoise Clédat





    ■ Françoise Clédat
    sur Terres de femmes

    Ils s’avancèrent vers les villes (lecture d’AP)
    L’Adresse de Françoise Clédat | Portrait d’Iseut en survivante [note de lecture de Marie Fabre]
    Quoi de toi mort quand mort ? (extrait de L’Adresse)
    La nuit de l’ange (note de lecture d’AP sur L’Ange Hypnovel)
    L’Ange Hypnovel (extrait)
    A ore, Oradour (lecture d’Isabelle Lévesque)
    EtnaXios, autour de l’oiseau-fauve-vautour de Françoise Clédat (note de lecture d’AP)
    (où le chant sans l’organe) (extrait d’EtnaXios + notice bio-bibliographique)
    Mi(ni)stère des suffocations (lecture d’AP)
    [Se calmer. Reprendre souffle] (extrait de Mi(ni)stère des suffocations)
    Rivière et Alaskas (lecture d’AP)
    (maintenant je git) [extrait d’Une baie au loin]
    Une baie au loin (Turnermonpère) [note de lecture d’AP]
    [Disparition] (extrait de Petits déportements du moi)
    Du jour à personne
    → (dans l’anthologie Terres de femmes)
    Je vis une histoire d’amour
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Françoise Clédat (+ un extrait d’EtnaXios)




    Retour au répertoire du numéro de février 2018
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Pascal Commère, Territoire du Coyote

    par Angèle Paoli

    Pascal Commère, Territoire du Coyote,
    Tarabuste Éditeur, Collection Doute b.a.t. Poésie, 2017.



    Lecture d’ Angèle Paoli



    L’ÉTRANGE VOIX DU MONDE



    Étrange territoire poétique que celui qu’habite et investit Pascal Commère dans Territoire du Coyote. Territoire peu ordinaire, en effet, à la fois mystérieux et déroutant. Déroutant parce que la poésie qui compose cet ensemble de poèmes ne « donne » pas dans la facilité. Sur le plan de l’écriture et de la forme, elle présente nombre de particularités qui peuvent déconcerter. Notamment cet écart qui se lit entre le monde-matière du poème et le travail mis en œuvre pour parvenir à le cerner et à le rendre habitable. C’est que la palette de Pascal Commère est vaste. Richesse de la langue et variété des registres ; spécificité du vocabulaire ; jeux de langage et jeux sur les sonorités ; lyrisme noble ; tonalité qui mêle épique, mélancolie et humour… Le poète explore tout ce que l’art poétique contemporain offre de ressources.

    Mystérieux et énigmatique, le territoire l’est d’emblée. Par le titre, lequel semble une invitation au voyage en terres lointaines. Tout au long de cette traversée en treize épisodes, la question demeure. Quel territoire ? Pour quel Coyote ?

    Le Coyote, on l’imagine spontanément être la figure du poète lui-même. Quant au territoire, il est vraisemblable que ce soit le territoire poétique de Pascal Commère, habité des matériaux qui lui sont propres ou familiers. La campagne, la vie paysanne, ses hommes et ses engins, la neige, le froid, la trace. Le temps… La table finale et les titres qu’elle révèle valident cette première impression. L’hiver y tient une place importante. À quoi il faut ajouter une pluralité de mondes : le monde des plantes : « Du côté des Marcottes » / « Anthère » / « L’Ortie veille » ; celui des bêtes : « Prédominance des Taureaux » / « Jars » ; celui de la mémoire : « Mémoire du Nombre » / « Survivance des Rituels ». D’autres intitulés gardent le secret de leur contenu… Il faut donc patienter.

    Plusieurs exergues ouvrent des pistes. Le plus éloquent d’entre eux est sans doute le premier, celui sur lequel s’ouvre l’ensemble du recueil et qui le recouvre tout entier. Il est emprunté à l’artiste allemand Joseph Beuys dont Pascal Commère propose une citation : « I like America and America likes me. » Entre le « Coyote » et l’Amérique du Nord, la relation s’établit tout aussitôt. Avec deux entrées possibles et complémentaires : le dieu ou héros de la mythologie indienne et l’animal (un canidé proche du loup) qui lui est associé et avec lequel il se confond. Parmi les signes distinctifs de cet animal sauvage, citons son aptitude à ruser pour déjouer les pièges tendus par les chasseurs. Dans la mythologie amérindienne, Coyote est ce héros anthropomorphe prompt à se rebeller contre les conventions sociales. Le poète va-t-il entraîner son lecteur sur les pistes épiques de la geste indienne, exterminations des tribus et des coyotes, rituels chamaniques de réconciliation entre les Blancs dominateurs et les animaux ? Peut-être pas. Sans doute va-t-il alors l’entraîner sur ses propres traces, qui sont celles d’une forme de protestation. Car on peut aussi être Coyote dans les terres rurales de la vieille France, laquelle est soumise à toutes sortes de destructions et d’abandons. Quant à Joseph Beuys, invité à New York en mai 1974 pour présenter, galerie René-Block, une performance artistique, il arrive sur les lieux en ambulance, sur une civière, emmitouflé dans une couverture de feutre, afin de ne pas poser les pieds sur le sol américain et de s’en protéger. Tenue qu’il ne quittera pas durant tout son séjour. Il vivra ainsi accoutré trois jours durant dans un espace grillagé qu’il partagera avec un coyote sauvage, récemment capturé, lequel s’acharnera à vouloir dépecer la tenue de camouflage de son compère. Partage d’un même territoire par l’homme et par l’animal sauvage, partage également des différents matériaux qui composent l’espace : paille, feutre, cage. Déchets et déjections. Dont l’artiste allemand entend explorer la matérialité. Une manière à lui, par ailleurs, très engagée et poussée à l’extrême, de manifester sa totale désapprobation de la guerre au Viêt Nam.







    Beuyscoyote09
    Joseph Beuys, I Like America and America Likes Me
    (Performance, NYC, 1974)
    Source







    Prenant l’artiste allemand pour fil conducteur de sa propre réflexion, Pascal Commère explore son propre territoire avec les mots et les corps qui le constituent. Châssis roues calandres pylônes éoliennes… ou encore compost fumures orties terreau thalle saprophytes…

    Je rapprocherais volontiers la section d’ouverture « Un froid qui serre » et la onzième, intitulée « D’hiver, disait-elle ». Composés en caractères italiques, centrés sur la page, les poèmes de ces deux sections (très brèves) sont resserrés, comme le froid qui recouvre l’univers du poète et la terre qui l’habite/qu’il habite. Pascal Commère tente de dire et le fait avec talent, avec peu de mots, dans des vers minimalistes (à l’exemple d’André du Bouchet), ce resserrement de l’hiver et de l’être, pris entre ombres et gel. Un respir à peine, un glissé pour écrire le rien qui demeure, ce peu de choses qui vit encore dans la faille. Et qui vibre dans les interlignages. Rien pour retenir rien pour demeurer. Ainsi se dessine le « territoire de coyote » de Pascal Commère, un tremblé dans « nos mains pauvres. »

    Et le poème pour viatique :

    « Ce qu’il nous faut porter

    de cela qui est vivre »

    La terre prise dans l’étau de l’hiver ne livre que ce peu auquel la voix du poète s’attache. Pourtant, le territoire poétique de Pascal Commère présente de multiples formes d’expression et l’on voit s’allonger les poèmes, pris dans une densité soudaine, inattendue, un flot resserré de mots pour dire un monde autre, un hors-temps fait de neige, d’ornières d’arbres et de grumes, d’engins laissés à l’abandon dans les champs ou immobilisés dans les quinconces d’un parking, l’autoroute proche, malgré tout, les traces et entailles laissées par les roues des tracteurs bétaillères et camions, tous d’engeance taurine, qui retiennent l’attention d’un Coyote paysan, aux semelles alourdies par les boues, un Indien solitaire, égaré parmi des silhouettes sans visages, dans sa réserve vide. Un décor peut-être emprunté, dans sa matérialité, à ceux que l’on rencontre chez certains poètes américains. Et pourtant c’est bien de nos campagnes qu’il est question, abandonnées, livrées à la destruction progressive et concertée ainsi qu’au vide existentiel. Il se dégage des poèmes de « Parking de camions près d’un restaurant routier en semaine l’hiver », ou plus avant dans le recueil, dans la section finale des « Éoliennes sur champ de neige », une atmosphère reconnaissable entre mille et qui étreint. Les paysages de campagne pris dans l’immobilité de l’hiver, leurs « vignes tirées à quatre épingles », leurs absents d’« un an tout juste » qui ponctuent le temps de leur disparition, la vie qui perce malgré tout, « de loin crochetée au revers/d’un talus », c’est tout ce qui reste d’un temps qui n’est plus, ces menues choses de peu de poids que le vide enveloppe de même que la brume :

    « […] traînées

    de neige en attend d’autres, lever du jour

    une brume ramasse

    dans l’épaisseur ce qui persiste

    à être une trochée d’aulnes réchappée

    du vide, ce qu’il est sans qu’on sache

    quoi persiste du monde et surgit dans

    la trouée des phares… »

    Ce qui reste, dans ce « paysage toujours à reprendre et qui demeure/au bord du vide », ce sont les éoliennes, leur retour entre les poèmes du début du recueil et ceux de la fin :

    « […] des éoliennes dans l’air

    qui tournent, la neige, une éclaircie,

    un abri de bus — froid ».

    Une ponctuation ailée, permanence silencieuse, pareille à celle des oiseaux qui sillonnent le ciel. « Éternels étourneaux » qui procurent un « vertige unique » à lever le nez vers les nuages. Oiseaux/arbres, qui ancrent leurs racines dans le sol gelé, la boue des sillons et déploient leurs ailes dans les airs pourvoyeurs d’un « vent immatériel ».

    Le poème d’ouverture d’« Éoliennes sur champs de neige » — on croit lire le titre d’une toile d’un peintre à venir —, très beau poème métaphorique, construit sur des strophes irrégulières, va crescendo : deux alexandrins, puis dix-sept/dix-huit syllabes ; et retour à un hexasyllabe. Le rythme prend de l’ampleur, s’enfle et grossit à mesure que le poème se déploie en images et que les éoliennes impriment sur le paysage leur mouvement d’oiseaux géants et de mâtures. Puis se pose :

    « Les oiseaux reviennent. Grandes ailes au loin

    brassant l’air sans relâche, tournant, que seul signale

    l’ampoule rouge du phare tout en haut qui clignote, jette

    autour sur le ciel l’éclat d’un vin clairet qui ne tache pas au sol

    la neige amoncelée. »

    Avec « Du côté des Marcottes », un titre à mi-chemin d’un titre de Proust ou de Michaux, sacré tour de passe-passe (ou clin d’œil malicieux), avec « Anthère » aussi et avec « L’ortie veille », le poète entraîne son lecteur dans le monde des macérations lentes et des cycles invisibles, compost et déchets, décompositions et pourrissement. « Le beau, on le trouve en remuant les décombres », écrit Antonio Porchia à qui Pascal Commère cède la voix avant d’ouvrir la section « Chasseur dyslexique ».

    Poèmes au vocabulaire précis où le petit monde rural est vu sous la focale du gros plan ou du plan rapproché, comme pris sous l’œil d’un monocle ou le verre grossissant d’une loupe (ainsi le suggère, semble-t-il, l’illustration de la première de couverture), monde secret où se vivent le travail silencieux de la nature et la geste invisible de la sève et de la reproduction.

    « — L’ordure mère des composts : maturation des pulpes

    denrées & matière putréfiées, particules. Le ventre

    de la terre en travail dans l’épais du monde,

    la procédure sombre, le pourrissement. »

    Marcottage surgeons branches bourgeons se fraient un passage dans les vers ; de même les vivaces le plantain les mâches les rhizomes et l’ortie, qui, à elle seule, donne son titre à la section « L’ortie veille ». Magnifiée par le poème d’Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz proposé en exergue :

    « […] Mais le cœur de la terre m’attristait

    Déjà ; et je savais qu’il bat non sous la roseraie

    Choyée, mais là où croit ma sœur ortie,

    obscure, délaissée. »

    Avoisinant l’embrouillamini des halliers, le lierre le gui et la cenelle, l’ortie qui dissémine, discrète, sa présence

    « […] l’ortie

    du soleil ras entre les interstices

    D’ailes »

    culmine dans la métaphore de la mort :

    « […] s’agitant une dernière fois

    signe ultime, l’ortie de la mort singulière— ses crocs

    dans la chair tendre. »

    Et toujours, quelle que soit la forme que prend le poème (par exemple les sizains anaphoriques d’ « Anthère », section implicitement consacrée aux champignons), la nature engourdie par le froid côtoie le rien côtoie la mort.

    « Entre les mots de l’herbe — difficile

    qui dit et ne dit rien de l’opacité

    dont se pare l’imprévisible,

    dans l’angle mort

    où ricane la bouche d’ombre — jetées

    à l’abandon salive et sanies, l’or noir bilieux. »

    « […] Mots, morts tel hiver. »

    Bien des choses restent à explorer dans ce recueil poétique où l’on entend bruire « [l]’étrange voix du monde ». Je laisse à d’autres que moi le soin de prendre le relais. Quoi qu’il en soit, par-delà le dépérissement et la disparition lente mais permanente des êtres et des choses demeure d’ores et déjà ce peu de poussière qui dépose sa trace dans les vers ultimes de ce très beau Territoire du Coyote :

    « […] Joie

    d’être vivant avant la nuit, un parmi tous chacun

    partie vivante en vol du sommeil de la terre. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Pascal Commère  Territoire du Coyote








    PASCAL COMMÈRE


    Commere
    Source



    ■ Pascal Commère
    sur Terres de femmes

    [La courbe des fumées là-bas] (poème extrait de Territoire du Coyote)
    [Blanche, la gelée aux quatre coins] (poème extrait de « Songe du petit cheval déplacé en terre franque »)
    Mémoire, ce qui demeure (note de lecture d’AP)
    Lettre de la mère (extrait de Mémoire, ce qui demeure)
    Sur la poussière
    [Crayonné paysage] (poème extrait de « Sur une ligne de crête en Toscane »)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur reflets de lumière)
    Joseph Beuys – Coyote
    → (sur Terre à ciel)
    une page consacrée à Pascal Commère (nombreux extraits + notice bibliographique)
    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Pascal Commère
    → (sur le site de France Culture)
    Pascal Commère dans Ça rime à quoi de Sophie Nauleau (émission du 13 mai 2012)





    Retour au répertoire du numéro de janvier 2018
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Pascal Commère | [La courbe des fumées là-bas]


    [LA COURBE DES FUMÉES LÀ-BAS]



    La courbe des fumées là-bas, vignes
    tirées à quatre épingles maintenant
    qu’a cessé la pluie ses traits roides.
    Traversé au matin le petit pays tourne
    comme les ailes des éoliennes entre les arbres,
    paysage toujours à reprendre et qui demeure
    au bord du vide ; on brûle
    les sarments de pré-taille — brouettes
    adéquates : bidon en fait sur châssis
    qu’on pousse entre les rangs, la pensée
    qu’un d’ici — un an tout juste… Visage
    soudainement qui rejaillit, vague espoir
    après les séances de rayons, les vrilles
    autant de fois qu’il faut tirer pour déprendre
    le rameau sec des fils dans le jour
    tant et tant de gris à travers quoi, implacable
    écueil, la vie de loin crochetée au revers
    d’un talus — la neige, ce qui subsiste
    de l’oubli d’une saison, la sécheresse
    à venir. Un matériel à l’écart : limons
    jetés au cœur des rouilles.




    Pascal Commère, « Parking de camions près d’un restaurant routier en semaine l’hiver » in Territoire du Coyote, Tarabuste Éditeur, Collection Doute b.a.t. Poésie, 2017, page 25.






    Pascal Commère  Territoire du Coyote








    PASCAL COMMÈRE


    Commere
    Source



    ■ Pascal Commère
    sur Terres de femmes

    Territoire du Coyote (note de lecture d’AP)
    [Blanche, la gelée aux quatre coins] (poème extrait de « Songe du petit cheval déplacé en terre franque »)
    Mémoire, ce qui demeure (note de lecture d’AP)
    Lettre de la mère (extrait de Mémoire, ce qui demeure)
    Sur la poussière
    [Crayonné paysage] (poème extrait de « Sur une ligne de crête en Toscane »)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur Terre à ciel)
    une page consacrée à Pascal Commère (nombreux extraits + notice bibliographique)
    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Pascal Commère
    → (sur le site de France Culture)
    Pascal Commère dans Ça rime à quoi de Sophie Nauleau (émission du 13 mai 2012)





    Retour au répertoire du numéro de décembre 2017
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Jean-Paul Bota, La Boussole aux dires de l’éclair

    par Angèle Paoli

    Jean-Paul Bota, La Boussole aux dires de l’éclair,
    Tarabuste Éditeur, Collection DOUTE b.a.t. Poésie, 2016.



    Lecture d’Angèle Paoli


    VOYAGE IMMOBILE
    « L’avantage du voyage immobile, livré aux fantaisies de la mémoire,
    c’est qu’il permet des croisements audacieux, des dérives imprévues,
    des divagations et des échappées. »
    Diptyque photographique, G.AdC








    « UNE VOIX DIT : J’AI DÉRANGÉ DES COURANTS »




    « Chemins de mots » ouverts sous le signe du voyage, « exercices sur des lieux », La Boussole aux dires de l’éclair de Jean-Paul Bota tient des carnets de voyage, des tableaux, des notes, datées ou non, et de la variation. Une manière de partita, de « livre d’heures » ou une déclinaison de feuillets avec croquis et couleurs, à dominante de bleu, où se croisent et s’entrelacent les motifs de la mémoire. On rencontre là, au gré des pages, peintres et écrivains, poètes et compositeurs,  souvenirs artistiques et littéraires – Joseph Brodsky, Herberto Hélder, Mathieu Bénézet, Thierry Metz, Emmanuel Moses, Philippe Beck… mais aussi, Paul Valéry, Marcel Proust, Robert Desnos, André Breton… et tant d’autres — citations, phrases isolées et poèmes. De quoi alimenter la réflexion qui se nourrit de l’érudition du poète, de ses innombrables compagnonnages, tant dans le domaine du livre que dans celui de l’art (peinture et musique). Avec, pour favoris, Fernando Pessoa et Valery Larbaud, adepte, comme l’écrivain portugais, de la démultiplication des visages et des noms. L’ensemble forme une mosaïque complexe, un « jeu d’énigmes » subtil où s’entrelacent les figures, le tout porté par un phrasé travaillé — avec décalages, disjonctions et écarts — et ponctué — souvent — par un « ahh » qui colore la tonalité du fragment.

    Ainsi de ces deux exemples : « je l’apparente à une fugue — dedans ma tête, où un oiseau longe un litre d’anis, Toccata et Fugue en ré mineur, la roue défaite aux vitres des paysages avec son sceau d’étoiles, ahh ▪ »

    ou encore :

    « Ahh lumière, vent et pêcheurs et progrès, dans la peinture l’apparition du bateau à vapeur »

    et par des « ô » noblement lyriques :

    « (ô Pessoa et Mily Possoz, Chana Orloff, Chirico, Charchoune et…) »

    ou encore :

    « ô le miaulement lointain, Chinatown, épices des supérettes, me revenant à l’instant Gilles et Jeanne de M. Tournier et la guerre de Cent ans, ici d’où, le 26 octobre 1440 Gilles de Rais (ou Retz) fut pendu et jeté au bûcher pour crimes relevant du pouvoir religieux : meurtre de plus de 140 enfants, évocation des démons… ».

    Multiples sont les lieux visités qui vont de Venise à Londres, de Lisbonne à Nantes puis à Chartres ou en baie de Somme. Dix chapitres au total, dont celui très bref de l’Indre : une page unique, intitulée « Le Blanc ». Le voyage s’achève en Chine avec les armées de terre cuite de Xi’an. Suivent deux autres sections : l’une, « Là-Bas », consacrée à Chaïm Soutine ; l’autre à la disparition définitive de l’enfance. « Désenfance ».

    De longueur variable, les fragments se construisent sur la surimpression. Pensées et réflexions s’organisent en écailles, par superpositions ou feuilletages en apparence aléatoires. Cependant, chaque figure, prise dans le mouvement des traversées de la mémoire, en appelle une autre dans un jeu infini d’échos et de correspondances. La mémoire est au centre, qui convoque les images et les noms, rend provisoirement vie aux souvenirs.

    C’est sous la triple égide d’Arthur Rimbaud, de Valery Larbaud et de Fernando Pessoa que Jean-Paul Bota inscrit l’ensemble des morceaux ainsi assemblés.

    À « l’homme aux semelles de vent », il emprunte cette phrase tirée de la « Vierge Folle » (Une saison en enfer) : « La vraie vie est absente ».

    De Fernando Pessoa et des Fragments d’un voyage immobile, il reprend celle-ci : « La littérature, comme toute forme d’art, est l’aveu que la vie ne suffit pas. »

    Ainsi donc Jean-Paul Bota partage-t-il avec les deux poètes l’idée que l’écriture est là pour combler un vide, pour compenser une promesse non tenue par la vie, et que seule la création peut éventuellement rendre accessible.

    Quant à Valery Larbaud et, dans son sillage, Jean-Paul Bota, le « désir de voyage » est peut-être chez lui plus grand que le voyage lui-même.

    À lire Jean-Paul Bota, il est évident que l’écriture satisfait les attentes du poète qui sans relâche, tout au long des années, avec la même constance et la même voix, accueille sur la page de ses carnets ce que la mémoire lui révèle de lui-même et des autres. Ainsi trouvera-t-on dans les différentes sections qui composent le recueil « des morceaux d’autres villes, d’autres corps, d’autres voyages », comme dans le texte qu’il emprunte à Al Berto (Fernando Pessoa) en ouverture de la section II, « Les corbeaux de Saint Vincent », sous-titrée « Tableaux lisbonnais ». Et ainsi, comme le même Al Berto, le poète et son lecteur pourront-ils continuer «  d’imaginer une histoire et de la vivre ». Ils pourront aussi bien choisir de rester immobiles et « rester là à regarder le fleuve, à feindre que le temps et l’Europe n’existent pas. — et probablement Lisbonne non plus. »

    L’avantage du voyage immobile, livré aux fantaisies de la mémoire, c’est qu’il permet des croisements audacieux, des dérives imprévues, des divagations et des échappées. L’esprit sinue à sa guise, léger et volatil ; les images fusent puis fusionnent et fuient. Ainsi en est-il des souvenirs liés à Lisbonne et au Portugal. Lisbonne la blanche dont la légende dit qu’elle fut fondée par Ulysse, l’éternel voyageur. La ville aux « sept mamelles » vole d’escaliers en escaliers à l’assaut des collines de l’antique Olissipo pour redescendre ensuite et glisser vers le fleuve, capturant au passage, au cours de pérégrinations labyrinthiques, Michel-Ange et sa Madonna alla Scala, Bruegel l’Ancien et Tobias Verhaecht, — leurs « escaliers-Babel » —, J. Pollock et P. Guggenheim. Et toujours « F.P. », avec « à l’instant en pensée » cette phrase :

    « Si je tenais le monde entier dans ma main, je l’échangerais, j’en suis sûr, contre un billet pour la rue des Douradores. »

    Les rues de Lisbonne se succèdent et s’enchevêtrent. De même la phrase de Jean-Paul Bota, qui sinue|s’insinue entre façades et silhouettes entrevues au passage, au passage effleurant événements et souvenirs :

    « Cais das colunas donc, ici même d’où, robe noire, pieds nus sur les clichés, traverse Cristina Branco ô accoté aux galeries du Terreiro do Paço, ses façades ocres que jaunit encore le soleil, ô son des vagues qu’atteignirent jadis d’aucuns réfugiés là et 1755, vacillant la terre et les veilleuses aux églises, l’incendie, prospectivement été 88, celui du Chiado, ahh penser D. José encore verdie sa statue-cheval au centre de la place et Pessoa le Martinho da Arcada où il venait, ses habitudes comme à la Brasileira… — photo d’avec Costa Brochado… rua dos Fanqueiros, Baixa et celle dos Douradores… »

    Entretemps le poète a pris soin de rendre hommage à saint Christophe de Lycie, emblème de Vilnius. « Ô saint Patron des voyageurs ». Occasion pour le poète d’élargir le champ Olissipien et d’inclure dans le voyage Soutine, la reine Berthe et Satie. S’il n’y prend garde, le lecteur se perd un peu, mais cette errance un peu folle n’est-elle pas garante du plaisir suscité par les arabesques d’une écriture labyrinthique ? Ainsi en est-il pour moi et je jubile de passer ainsi de l’une à l’autre figure à la faveur d’escaliers qui conduisent de l’Escadinhas São Cristovão aux escaliers de la Butte Montmartre, et du Haut Moulin de Van Gogh à L’Escalier de la reine Berthe en passant par la Porte Guillaume, à Chartres.

    À Chartres, dans la cinquième section, « quelque chose meurt encore ». Jean-Paul Bota va à la rencontre d’un passé défunt, une part de son passé, semble-t-il. « Le passé à l’épaule et le triplex vendu, un souvenir, les yeux fermés… » avec ce quelque chose comme une souffrance profonde : « Cela qui ne reviendra pas tu dis et ce mal dans toi doucement appesanti… ». Écrire, alors.

    « Oui écrire encore autour d’elles rivière et cathédrale oui Rodin Soutine, Zarfin, Corot, Utrillo et puis Gleizes leur géant debout et la pierre rembourrée de lumière ô nuit, ce qui tournoie encore que j’assemble à elle tempête endurant comme règle vois, il nous semblait nous perdre parfois… il y a ce signe que m’envoient des nuages. »

    Écrire pour donner cette si belle page datée de mars-avril [20]13. Et d’autres encore, du même souffle, qui ne laissent pas de surprendre et d’émouvoir. Toujours, chez Jean-Paul Bota, la mémoire poursuit son travail incessant de forage, ramenant sur la page et la Beauce et Claudel et l’Eure qui charrie dans ses eaux des « fragments d’hier ». Et à partir d’un « abreuvoir pour les chevaux », l’occasion lui est donnée de décliner au hasard des circonvolutions de la pensée tout un univers métaphorique centré sur le songe de « l’hippos, cheval du fleuve ». De là, rejoindre l’Adagio pour cordes de Samuel Barber et les Mares and Foals in a River Landscape de Stubbs puis filer sur le Cheval Blanc de Gauguin et de tant d’autres… jusqu’à la Dame à la licorne, à l’« armée de Qin Shi Huang »… Tous font lever dans l’esprit du poète « équidés Centaures, Cheval de Troie ou Hyracotherium/ Eohippus… » en une sorte de flot effervescent qui draine les héros de jadis « Bucéphale, Incitatus, Babieca, Mazzeppa… » et s’achève « vers l’aire des rollers et des skates », du côté du « jardin d’horticulture odeur des lilas et le soleil enduisant tout… ».

    Et toujours pour écrire, la rambarde qui sert d’appui à « Il » qui dit « Je » avec parcimonie :

    « J’écris dessus une rambarde rouillée ». « London bridge comme j’écris dessus la rambarde du pont… ». Rambardes identiques peut-être à celle de Nantes, « passerelle ridule » sur l’Erdre qui conduit de Julien Gracq — La Forme d’une ville —, au parc de Procé de la Nadja d’André Breton ; de Valery Larbaud à Crébillon ; des Livres d’Heures d’Anne de Bretagne au « jeu d’énigmes d’André Pieyre de Mandiargues »… Les passerelles sont innombrables chez Jean-Paul Bota, qui conduisent des gerbes de rouges de Turner à « l’œil absolu » de Paul-Louis Rossi, de la poésie à la peinture et de la peinture à la musique. Elles offrent à la mémoire le pouvoir de remonter le temps, creusant des phrases qui « s’entortillent aux paline »*. « Je veux remonter à la source », a écrit André Frénaud. De même Jean-Paul Bota.

    « Une voix rameute l’hier, distance d’il, avec des fleurs… Elle parle près d’un tourne-disque, des livres, une bouteille d’eau. Une voix dit : j’ai dérangé des courants… ».

    On l’aura compris, j’ai beaucoup aimé ce livre. J’en conseille la lecture à tous les curieux, ouverts à la diversité inépuisable du voyage.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli




    _________________________________
    * « Paline » : du grec pálin, en arrière. Cf. palindrome.






    Jean-Paul Bota






    JEAN-PAUL BOTA


    Jean-Paul Bota, portrait 2
    Source




    ■ Jean-Paul Bota
    sur Terres de femmes

    Bacchus et Ariane (extrait de La Boussole aux dires de l’éclair)
    [Un cimetière près des forges]
    6 février 2008 | Jean-Paul Bota, D’après Souvenir de Mortefontaine de Jean-Baptiste Corot



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur online.flipbuilder.com)
    des extraits de La Boussole aux dires de l’éclair
    → (sur Recours au Poème)
    une notice bio-bibliographique (+ 6 poèmes)






    Retour au répertoire du numéro de janvier 2017
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »

    » Retour Incipit de Terres de femmes