Étiquette : Ted Hughes


  • Sylvia Plath, La lionne de Dieu

    Chroniques de femmes – EDITO

    Chronique d’Angèle Paoli




    PORTAIT PASTEL DE SYLVIA PLATH
    Image, G.AdC










    SYLVIA PLATH, LA LIONNE DE DIEU






         Cela commence pour Elle par une folle chevauchée dans les sous-bois, aux environs de Cambridge. Lui, l’étalon docile, se nomme Sam. Il flaire chez cette cavalière inexperte, la présence de la mort. Cette femelle sent la charogne, pense-t-il in petto. La mauvaise cavalière, étudiante en lettres, se nomme Sylvia Plath. Elle arrive tout droit de son Massachusetts natal. Elle a laissé là-bas sa mère Aurelia, son frère Warren et la tombe de son père Otto, père adulé et honni, dont la mort entraîne avec elle la chute de Dieu, le « Colosse Majuscule ». Et l’effondrement de l’enfant, survenu alors que Sylvia était âgée de huit ans. Insondable, désormais, est la faille ouverte par la disparition traumatique du père.

         Pourtant pleine de vie et très talentueuse, passionnée de théâtre ― Racine et Shakespeare ―, et plus encore de poésie, la jeune fille écrit. Des poèmes, surtout, qui paraissent dans les revues de Cambridge. Des poèmes au rythme ternaire, « triolets en cascade »… semblables au galop de Sam, « ce merveilleux cocktail de terreur et de jouissance ». Et elle attend. Elle attend celui qui, à la fois père et mari, l’écrasera, la comblera de son poids et de sa stature. La délivrera du retour récurrent de ses angoisses, de l’horreur obsédante des règles et du sang, de la « menace de la dépression ». Qui toujours la guette depuis la terrible crise de l’été 53 qui l’a conduite de la tentative de suicide aux électrochocs ! Avant même de rencontrer en chair et en os l’homme selon ses désirs, elle s’émoustille à la pensée de ce Ted Hughes dont elle glane ici et là les poèmes, dans les « petites publications d’avant-garde ». Ce qu’elle aime par-dessus tout, ce qui la fait frémir, ce sont ses poèmes animaliers, dont elle récite des « fragments ». Elle aime ce qu’elle pressent du fauve en l’homme. La première rencontre avec le « prédateur » a lieu un soir de « beuverie dansante consacrée à la poésie ». C’était un 26 février 1956.

         Ainsi commence l’idylle des deux jeunes poètes. Ainsi commence, telle que la présente Claude Pujade-Renaud dans son roman polyphonique ― Les Femmes du braconnier ―, l’histoire tragique du couple mythique de Sylvia Plath et de Ted Hughes. Une histoire scrupuleusement reconstituée par Claude Pujade-Renaud à partir de l’étude croisée des œuvres de Ted Hughes et de Sylvia Plath. Carnets intimes, Letters Home, Collected Poems, Journaux 1950-1962, Ariel, Trois femmes, La Cloche de détresse, Arbres d’hiver. Œuvres auxquelles il convient de rajouter Sylvia Plath, un galop infatigable, « essai, et anthologie établie par Valérie Rouzeau », aux éditions Jean-Michel Place. Ainsi que Birthday Letters, Corbeau et l’Anthologie bilingue de la poésie anglaise, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade.

         Tour à tour faucon, corbeau, jaguar, renard…, jaguar, surtout, Ted Hughes le braconnier des landes, séduit la jeune américaine par la force tellurique de son âme noire, imprégnée de l’esprit sauvage des moors. Les moors d’Heathcliff et de Katherine Earnshaw. Wuthering Heights, toujours. Emily Brontë. L’insatiable chasseur, pêcheur de loutres et de brochets, farouche ennemi de l’industrialisation de son pays, n’a-t-il pas le pouvoir inouï de faire surgir sous ses pas tout un monde végétal et animal oublié ? Pour Ted Hughes, le chaman du Yorkshire, est poète celui qui rend à la nature ses pouvoirs occultes et au langage incantatoire ses vertus psychopompes. « Timide comme une souris et pourtant monstre fatal », Ted le maudit, « assis sous la lune sévère » « fabrique des masques de loups, gueules et crocs plantés dans l’univers ». Et frissonne du pouvoir qu’il a de faire trembler Sylvia. Tout à la ferveur de toucher enfin au port après « une navigation houleuse », sûre d’avoir « enfin trouvé l’objet de sa quête », Sylvia s’agrippe à Ted et le mord à la joue. Ce fameux soir de « beuverie poétique ». Cicatrice pour cicatrice. Ted retient de cette étreinte, enfoui dans la poche de son veston de velours, le talisman abandonné par Sylvia : son serre-tête rouge. Un vent étrange souffle, violent de désir et de mort, suint et sperme de bêtes, sexe et sang mêlés. Rage et folie s’emparent des amants. Eros et Thanatos œuvrent à l’unisson. Fatale passion.


    […]

    « Alors de s’enlacer, de se nouer, travailler,
         Entretisser leurs fils ;
    Se nourrissant si fort de leurs propres rayons
         Qu’ils devinrent invisibles.

    Ensuite de quoi, miracle!
         Chacun se fit lentille
    Focalisant si fort l’ardente création
         Qu’en flammes l’autre explosa »*

    […]


         Étroitement nouée au travail d’écriture des deux amants, à leur rivalité de poète, la passion amoureuse, supplantée par les désirs de fécondité-maternité de Sylvia et secondée par sa soif de perfection, s’étiole au fil des jours. Après la naissance de Frieda (1er avril 1960) et la publication, en octobre, de The Colossus, premier recueil de poèmes de Plath, Sylvia et Ted s’installent dans une relation houleuse au cours desquelles les crises se font de plus en plus violentes. À Court Green, dans le vieux presbytère qu’ils ont acheté en 1961 dans le Devon, après une période de brève accalmie, la situation se dégrade. La naissance de Nicholas, leur second enfant (17 janvier 1962), scinde le couple en deux. Ted et Frieda d’un côté. Sylvia et Nicholas de l’autre. Étrange que Sylvia, qui a rencontré à plusieurs reprises des thérapeutes, reproduise jusque dans son propre couple les schémas de son enfance. Otto et Sylvia d’un côté, Aurélia et Warren de l’autre !

         En juillet, l’irrémédiable se produit. Sylvia découvre la liaison de feu de Ted avec Assia. Assia Weville, épouse du poète David Weville. Ted le maudit. Confronté, à six années d’intervalle, à la mort par monoxyde de carbone d’Assia l’orientale et de leur fille Shura ― et de Sylvia la blonde. Toutes deux marquées du sceau puissant de « l’érotisme animalier » de Ted. Crocs et fourrure du jaguar. Jusque dans leur mimétique de la mort.

         Entre septembre et décembre de la même année, alors qu’elle est en pleine procédure de divorce, Sylvia compose Ariel. Quarante poèmes en tout. Son chef-d’œuvre, celui dont elle affirme qu’il lui assurera la notoriété. Ariel. Depuis longtemps, Ariel, personnage ailé de La Tempête, hante l’esprit de Sylvia Plath et la travaille au corps. La houle qui l’avait secouée dans son corps à corps avec Ted, cette houle qui avait supplanté les bourrasques paternelles, Sylvia s’en libère avec Ariel, le cheval qu’elle monte à Court Green. Rien à voir avec Sam, l’étalon de Cambridge. Celui-ci, Ariel, léger et aérien, lui offre l’occasion de lâcher enfin la bride. Pour affronter enfin ses « muses inquiétantes ». Ce qu’elle fait durant l’automne 1962, dans la « solitude de l’aube », avant que les enfants s’éveillent, en écrivant chaque jour un poème. Dont « Ariel », poème acéré comme la flèche. « Lionne de Dieu », « Lumineuse Godiva », Sylvia fend l’air et se fond dans une chevauchée glorieuse qui déchaîne son écriture. Et la délivre de ses démons. Otto, ― vampire et fasciste de « Daddy » ― qu’elle recrache violemment : « Papa, papa, fumier, c’est terminé » ; Aurelia, la « Méduse », dont elle rejette la filiation :

    « De l’air, va-t-en, tu poisses, tentacule!

    Il n’y a rien entre nous. »

    Et Ted, l’« autre Colosse », le braconnier chassé de Court Green.

    « Ô amour, ô célibat.
    Je suis seule avec moi,
    Trempée jusqu’à la taille.
    L’or irremplaçable
    Saigne et s’assombrit, gorge des Thermopyles. »**

    Au terme de la chevauchée débridée, la mort. Qui escorte Sylvia de longue date.

    « Mais mon dieu, les nuages sont comme du coton
    En troupes armées. C’est de l’oxyde de carbone.

    Et je l’aspire en douceur, en douceur
    J’emplis mes veines d’invisible, d’un million d’atomes

    de poussière probable qui soustraient les années à ma vie. »***


         Le 11 février 1963, Sylvia Plath se donne la mort. Au monoxyde de carbone. C’est ce qu’annonce Warren à Aurélia Plath.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte Angèle Paoli




    _______________________________________
    * Ted Hughes, Chanson extraite de « La luxure à pleines mains », Le Faucon dans la pluie, in Poèmes, 1957-1994, Éditions Gallimard, Collection Du monde entier 2009, page 48.
    ** Sylvia Plath, « Lettre en novembre » in Ariel, Éditions Gallimard, Collection Du monde entier, 2009, page 66.
    *** Sylvia Plath, « Cadeau d’anniversaire » in Ariel, Éditions Gallimard, Collection Du Monde entier, 2009, page 63.




    _______________________________________
    NOTE d’AP : Cette chronique a été réalisée à partir des lectures croisées de trois ouvrages :
    – Claude Pujade-Renaud, Les Femmes du braconnier, Actes Sud, 2010 ;
    – Sylvia Plath, Ariel, Éditions Gallimard, Collection Du monde entier, 2009. Traduit de l’anglais, présenté et annoté par Valérie Rouzeau ;
    – Ted Hughes, Poèmes, 1957-1994, Éditions Gallimard, Collection Du monde entier, 2009. Traduit de l’anglais par Valérie Rouzeau et Jacques Darras.






    TED ET SYLVIA
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    ■ Sylvia Plath
    sur Terres de femmes


    Ariel
    I am vertical
    Winter trees
    11 février 1963 | Mort de Sylvia Plath (+ un poème extrait d’Ariel [Edge])
    → (dans la galerie Visages de femmes de Terres de femmes)
    le Portrait de Sylvia Plath (+ le poème Wuthering Heights extrait de Crossing The Water)




    ■ Voir aussi ▼


    Ted Hughes/The Thought-Fox
    → (sur Esprits nomades)
    Sylvia Plath, Chronique d’une stigmatisée



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  • Ted Hughes | The Thought-Fox

    «  Poésie d’un jour  »



    La page est ecrite
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    THE THOUGHT-FOX


    I imagine this midnight moment’s forest:
    Something else is alive
    Beside the clock’s loneliness
    And this blank page where my fingers move.

    Through the window I see no star:
    Something more near
    Though deeper within darkness
    Is entering the loneliness:

    Cold, delicately as the dark snow,
    A fox’s nose touches twig, leaf;
    Two eyes serve a movement, that now
    And again now, and now, and now

    Sets neat prints into the snow
    Between trees, and warily a lame
    Shadow lags by stump and in hollow
    Of a body that is bold to come

    Across clearings, an eye,
    A widening deepening greenness,
    Brilliantly, concentratedly,
    Coming about its own business

    Till, with a sudden sharp hot stink of fox
    It enters the dark hole of the head.
    The window is starless still; the clock ticks,
    The page is printed.


    Ted Hughes, « The Thought-Fox » The Hawk in the Rain, in New Selected Poems, 1957-1994, Faber and Faber, London, 1995, page 3.





    LE RENARD-ESPRIT


    J’imagine la forêt de ce moment de minuit :
    Quelque chose est là, qui respire
    Tout près de la solitude de l’horloge
    Et de cette page blanche où mes doigts courent

    Pas une étoile à la fenêtre :
    Quelque chose de plus proche
    Quelque chose de plus enfoui dans les ténèbres
    Vient pénétrer cette solitude :

    Aussi froid, aussi délicat que la neige obscure,
    Le museau d’un renard frôle la branche, la feuille ;
    Deux yeux servent un mouvement, lequel ici
    Et maintenant là, puis là, puis là

    Imprime ses traces nettes sur la neige
    Entre les arbres, et une ombre suit
    Prudemment le long des souches
    Ce corps qui a l’audace d’aller

    Au hasard des clairières, dont l’œil
    D’un vert agrandi, approfondi,
    Occupé de ce qui le regarde,
    Brille, se concentre

    Puis, dans une soudaine puanteur puissante de renard
    S’introduit dans la cavité obscure de la tête.
    La fenêtre demeure sans étoiles ; l’horloge fait tic-tac,
    La page est écrite.


    Ted Hughes, « Le renard-esprit », Le Faucon dans la pluie in Poèmes, 1957-1994, Éditions Gallimard, Collection Du monde entier, 2009, pp. 17-18. Traduction de l’anglais par Valérie Rouzeau.






    Voir aussi :
    – (sur le site de Richard Webster)
    Richard Webster, ‘The Thought Fox’ and the poetry of Ted Hughes, The Critical Quarterly, 1984 ;
    Earth-Moon: A Ted Hughes Website ;
    – (sur le site d’Ann Skea)
    The Ted Hughes Homepage ;
    – (sur Poezibao)
    une note de lecture sur Poèmes 1957-1994 de Ted Hughes, édité par Gallimard en juin 2009 ;
    – (sur Terres de femmes)
    Sylvia Plath, La lionne de Dieu (une chronique d’Angèle Paoli).

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