Étiquette : Thomas Bernhard


  • 22 septembre 1988 | Thomas Bernhard, Maîtres anciens

    Éphéméride culturelle à rebours





        Le 22 septembre 1988 paraît aux Éditions Gallimard la traduction française de Maîtres anciens (Alte Meister, 1985), dernier ouvrage du romancier autrichien Thomas Bernhard (qui meurt le 12 février suivant). Sous-titré Comédie, ce roman, dont l’intrigue est centrée sur la rencontre ― au Kunsthistorisches Museum de Vienne (Musée d’art ancien) ― du narrateur Atzabacher et de son ami, le critique de musique Reger, est une comédie féroce autour de l’art et de la société de son temps.








    Thomas Bernhard
    Image, G.AdC







    MAÎTRES ANCIENS (extrait)


        Les deux hommes se sont donné rendez-vous salle Bordone, en face de L’homme à la barbe blanche de Tintoret. Arrivé à l’avance afin de pouvoir observer Reger ― assis, conformément à son habitude « depuis plus de trente ans » sur « la banquette recouverte de velours » de la salle Bordone ―, Atzabacher a pris place dans une salle voisine, la salle Sebastiano, en compagnie de Titien dont il doit se contenter.



        « Il était toujours assis sur la banquette, son chapeau noir sur la tête, positivement impassible, et il était évident que déjà depuis très longtemps il ne regardait pas L’homme à la barbe blanche mais tout autre chose, derrière L’homme à la barbe blanche, non pas le Tintoret mais quelque chose au loin, hors du musée, tandis que moi-même, si j’observais Reger et L’homme à la barbe blanche, je voyais cependant, derrière, le Reger qui m’avait hier expliqué les fugues. Je l’avais déjà entendu si souvent expliquer les fugues qu’hier je n’avais pas envie de l’écouter attentivement, je suivais bien ce qu’il me disait et c’était très intéressant, par exemple ce qu’il avait à dire sur les essais de fugues de Schumann, mais mes pensées étaient tout de même tout à fait ailleurs. Je voyais Reger assis sur la banquette et, derrière, L’homme à la barbe blanche, et je voyais le Reger qui, avec encore beaucoup plus d’amour qu’auparavant, essayait une fois de plus de m’éclairer sur l’art de la fugue, et j’entendais ce que Reger disait et pourtant je plongeais mes regards dans mon enfance et j’entendais les voix de mon enfance, les voix de mes frères et sœurs, la voix de ma mère, les voix de mes grands-parents à la campagne. Enfant, j’ai été très heureux à la campagne, mais j’ai tout de même été toujours plus heureux en ville, de même que par la suite et à présent, j’ai toujours été et je suis beaucoup plus heureux en ville qu’à la campagne. Tout comme j’ai toujours été plus heureux dans l’art que dans la nature, pendant toute ma vie j’ai trouvé la nature inquiétante, je me suis toujours senti en sécurité dans l’art. Dès mon enfance, que j’ai eu la chance de passer en majeure partie sous la garde de mes grands-parents maternels et au cours de laquelle, en vérité, j’ai tout de même été heureux dans l’ensemble, je me suis toujours senti en sécurité chez eux, à mon aise dans ce qu’on appelle le domaine de l’art, pas dans la nature, que j’ai toujours regardée avec un grand étonnement, mais que j’ai toujours redoutée aussi, ce qui n’a pas changé jusqu’à présent, je ne me sens pas un seul instant chez moi dans la nature, mais bien toujours dans le domaine de l’art, et le plus en sécurité dans le domaine de la musique. Du plus loin que je me souvienne, je n’ai rien aimé au monde plus que la musique, ai-je pensé, mon regard traversant Reger de part en part, sortant du musée et plongeant dans mon enfance. J’aime toujours ces regards projetés dans mon enfance depuis longtemps passée, et je m’y laisse aller complètement et j’en profite autant que je peux, puisse ce regard dans l’enfance ne jamais cesser, me dis-je toujours. Quel genre d’enfance a eue Reger ? me suis-je dit, je n’en sais pas grand’chose, pour ce qui est de l’enfance Reger n’est pas bavard. Et Irrsigler ? Il n’aime pas en parler et il n’aime pas se la rappeler non plus.


    […]


        « Ici, c’est Irrsigler qui donne le ton, a dit Reger, et je suis entièrement à sa merci, si Irrsigler dit aujourd’hui, Monsieur Reger, à partir d’aujourd’hui vous ne vous asseyez plus sur cette banquette, je ne peux rien y faire, a dit Reger, car c’est tout de même plus qu’une folie que d’aller pendant plus de trente ans au Musée d’art ancien et d’occuper cette banquette dans la salle Bordone. Je ne crois pas qu’Irrsigler ait jamais fait part à ses supérieurs du fait que je vais depuis plus de trente ans au Musée d’art ancien et que je m’assois tous les deux jours sur la banquette de la salle Bordone ; il ne l’a sûrement pas fait comme je le connais il sait qu’il ne doit pas le faire, que la Direction ne doit pas être mise au courant. En effet, les gens sont tout de suite prêts à envoyer quelqu’un comme moi à l’asile d’aliénés, donc de l’envoyer à Steinhof, s’ils apprennent que cette personne va depuis trente ans, tous les deux jours, au Musée d’art ancien pour s’asseoir sur la banquette de la salle Bordone. Pour les médecins psychiatres, je serais en vérité une aubaine, a dit Reger. Pour aller à l’asile d’aliénés, un homme n’a pas besoin d’être assis, tous les deux jours, depuis plus de trente ans, sur la banquette de la salle Bordone, devant L’homme à la barbe blanche de Tintoret, il suffit largement pour cela qu’un homme n’ait cette habitude que pendant deux ou trois semaines, mais moi, j’ai déjà cette habitude depuis plus de trente ans, a dit Reger. Je n’ai même pas renoncé à cette habitude quand je me suis marié, au contraire, avec ma femme j’ai encore renforcé mon habitude d’aller tous les deux jours au Musée d’art ancien et de m’asseoir sur la banquette de la salle Bordone. Pour les médecins psychiatres je serais une aubaine et un filon, comme on dit, mais les médecins psychiatres n’auront pas l’occasion de faire de moi leur aubaine et leur filon, a dit Reger… »


    Thomas Bernhard, Maîtres anciens, Comédie, Éditions Gallimard, Collection Du monde entier, 1988, pp. 35-37 et 144-145. Traduit de l’allemand par Gilberte Lambrichs.





    ■ Thomas Bernhard
    sur Terres de femmes

    12 février 1989 | Mort de Thomas Bernhard



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  • Vitaliano Trevisan, I quindicimila passi

    Vitaliano Trevisan, Les Quinze mille pas,
    éditions Verdier, Collection Terra d’altri, 2006.
    Prix Campiello France 2008.



    DANS LE LABYRINTHE BOSCHIÉRIEN


        Lequel d’entre nous n’a jamais joué, enfant, à compter les pas qui séparaient la maison de l’école et l’école de la maison ou, à l’autre bout de la rue, la maison et l’école de la boutique de la marchande de bonbons ? Lequel d’entre nous n’a pas, comme Thomas Boschiero, voix narrative essentielle des Quinze mille pas, fait et défait, refait cent fois, mille fois sa valise en se demandant s’il parviendrait jamais à composer la « valise idéale », celle qui lui éviterait de renoncer à partir ? Lequel d’entre nous ne s’est pas surpris à pester encore et encore contre les « terres gastes » qui déparent les abords des villes et les no man’s land industriels qui les envahissent comme pour mieux les défigurer ? Lequel d’entre nous n’a pas songé un jour aux modalités de sa disparition et jusqu’à celles de son suicide ? Telles sont les questions obsédantes qui harcèlent en boucle le narrateur Boschiero, l’entraînant sans cesse davantage dans une spirale qui l’ « encarcère » et que rien, en apparence, ne peut arrêter.

        Pour ma part, toutes ces élucubrations, névrotiques à n’en pas douter, ne sont pas pour me surprendre. Elles sont miennes et m’habitent occasionnellement. Sournoisement tapies sous les méandres de mon imaginaire, elles se déclarent un beau jour, et se répandent, de plus en plus délirantes, jusqu’à rendre invivable le quotidien. De sorte que les interrogations multiples auxquelles Thomas Boschiero soumet ici son moi tourmenté, je les reconnais comme faisant aussi partie intégrante de ma personnalité. Et je dois dire que les voir se dérouler sous la plume de Trevisan, c’est absolument jubilatoire. Ainsi, l’épisode de la fameuse valise a déclenché en moi un fou rire inextinguible. J’ai ri des plus exaspérantes mésaventures boschiériennes, ri des infortunes mentales du narrateur, sans cesse assailli par d’insolubles contradictions. Elles m’emplissent d’une hilarité sans pareille. Elles devraient pourtant m’arracher des larmes, tant le récit, proche dans son inspiration grinçante des récits de Thomas Bernhard (je pense notamment à Extinction), penche du côté du tragique de l’existence. De la non-existence. De la dévorante et beckettienne vacuité humaine. De l’insoutenable solitude. Thomas se bat/débat, avec/contre le « vide parfait », intolérable de sa vie ; avec/contre lui-même et son moi divisé, avec/contre son frère évaporé dans la nature au lendemain de la disparition de leur sœur, déclarée morte au bout de dix années d’infructueuses supputations et recherches ; avec/contre son quotidien pesant, ses comptes à tenir, ses biens et propriétés à faire semblant de gérer ; avec/contre les hideurs de la merdique ville de Vicence (Vénétie), dont l’architecture palladienne est anéantie sous une diarrhée de boutiques de vêtements et « une hystérie de la chaussure typique de notre époque ». Avec/contre son essai sur le suicide. « Pourquoi ne pas limiter mon essai sur le suicide dans la province de Vicence à un essai sur le suicide par pendaison dans la province de Vicence ? ».

        Heureusement pour ce pauvre acariâtre de Thomas, le notaire Strazzabosco veille. « Dans la répugnante étude de la piazza Castello » à Vicence, à quinze mille pas de la maison de Thomas. Strazzabosco ! je n’ai pas encore mis la main sur ce vocable « Strazza  ». Maléfique ! En tout cas, maléfique ou pas, le notaire Strazzabosco prospère : il propose, jongle, place, déplace, vend et achète. Gère les propriétés laissées en l’état par le frère disparu, la sœur morte. Quel lien y a-t-il entre les deux événements ? Entre la disparition totale, irréversible de la sœur et celle, provisoire peut-être, du frère, que la supposée liaison de sa sœur avec un médecin de la ville a rendu fou de jalousie. Jusqu’à en faire un meurtrier ? Thomas passe et repasse toutes ces questions dans sa tête, mais le patrimoine familial l’encombre et il vit la disparition de son frère comme une volonté de le ligoter dans sa minable ville de Vicence, de l’assigner à demeure et de l’empêcher d’en partir. Seuls l’intéressent vraiment les livres laissés en pile sur la table de travail du frère, ses notes sur le peintre Francis Bacon, le manuscrit inachevé de La Maison dans le parc dans la maison. Mais ce qui l’obsède davantage encore, c’est le chef-d’œuvre du frère, le labyrinthe-refuge de la tour de la maison de la strada Commenda, miroir de son propre labyrinthe intérieur.

        Perdu dans les obsessions et délires de sa forêt mentale (le « bosco » n’apparait-il pas dans le nom de trois personnages : Boschiero, Strazzabosco, Magnabosca ?), Thomas Boschiero se réfugie dans le compte-rendu précis et rigoureux, méthodique, de sa folie. Jusqu’au coup de théâtre final qui boucle le récit et le renvoie au prologue initial.

        Outre la construction circulaire (« cyclopédique ») très aboutie des Quinze mille pas, ce qui surprend dans cet admirable récit, c’est l’enchevêtrement des voix, leur incessante superposition, leur entrelacement travaillé. De ces incises à emboitements multiples qui ponctuent le déroulement de la pensée ― dit-il, pensais-je, pensa-t-il… ― chaque assertion, reprise, renforcée par la pensée concomitante de l’autre, suscite le trouble du lecteur. Qui en vient à se demander qui parle vraiment, du narrateur ou de son frère. Parfois même d’un troisième personnage. Peut-être est-ce une même et unique voix, scindée en deux, en trois, sous l’effet d’une schizophrénie envahissante ? Peut-être est-ce la même fêlure obsédante qui se dit et se déroule spirale après spirale, d’une voix l’autre ? Peut-être n’y a-t-il en définitive qu’un seul et même personnage, supplanté sans cesse par les différents masques qui en déforment le visage ?

        Vitaliano Trevisan excelle dans la mise en abîme des actions et des hommes. De même que « les actions littéraires d’un seul tenant nous échappent », de même « les hommes d’un seul tenant font défaut ». Admirablement traduit par Jean-Luc Defromont, Les Quinze mille pasprix Campiello France 2008 ― a tout du thriller existentiel : personnages borderline pour un récit grinçant.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






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    Vitalino_trevisan____jappuyai_sur_2 EXTRAIT : JE VEUX MOURIR MOI AUSSI

        Je marchais de mon pas cadencé habituel. Ni rapide ni lent. Sans lourdeur, léger. Je comptais mentalement tout en pensant, concentré pour ne pas perdre le rythme ; attentif à maintenir en équilibre, sur le fil d’un temps à quatre temps, les trois variables ― penser marcher compter ― de façon à en faire des constantes. Maintenant j’y suis, pensais-je, maintenant je suis arrivé. Il ne reste que quelques pas, pensais-je, puis je serai à la fin du Corso. Je n’avais pas du tout envie d’aller chez le notaire Strazzabosco, pensais-je, alors si je dois vraiment y aller, autant que ce soit aujourd’hui, que ce soit le plus tôt possible. Tout de suite, tout de suite, maintenant, maintenant, immédiatement et qu’on en finisse. Vendre le plus tôt possible au meilleur prix possible, voilà ce que je vais lui dire, pensais-je. Je liquide tout, mon cher Strazzabosco, parce que moi je ne veux plus en entendre parler. Je ne veux plus entendre parler de maisons, ni de terrains, et encore moins de participations financières, lui dirai-je, pensais-je. Je ne laisserai rien derrière moi. Je n’ai pas d’amis, pensais-je, j’en avais, mais maintenant je n’en ai pas. Des femmes, je n’en ai jamais eu ; la famille, c’est comme si je n’en avais pas. Personne ne m’appelle jamais au téléphone, sauf pour les questions d’argent ou pour me casser les couilles. Seul le type du gaz me rend visite, le facteur avec les relevés de comptes bancaires, et les témoins de Jéhovah, ces derniers représentant les seuls êtres humains auxquels j’adresse la parole après parfois des semaines de silence presque parfait. Vous le savez qu’on mourra tous ? me disent-ils; vous le savez que le monde finira ?, et que quand il finira, le monde, il n’y aura de pitié pour personne ? Je le sais, dis-je, c’est une évidence: le monde finira, un beau jour les hommes, finalement, finiront et s’éteindront. La race humaine est destinée à disparaître, dis-je, ça ne fait pas un pli. Mais vous, vous pourriez vous sauver, disent-ils. Mais moi, je ne veux pas du tout me sauver, dis-je, moi je veux finir, je désire m’éteindre. Du reste, j’ajoute, je n’ai pas tellement le choix : que je le désire ou ne le désire pas, somme toute, ça ne fait aucune différence. L’humanité a choisi la voie de la destruction, disent-ils, elle s’est éloignée de Dieu et chute dans l’abîme. Oui, dis-je, oui, elle chute dans l’abîme, la tête la première dans le gouffre, avec la science en guise de lest. Nous sommes tous en train de chuter à une vitesse telle que nous ne nous rendons même pas compte que nous chutons. Mais vous, vous pourriez vous sauver, disent-ils, tenez, regardez, prenez ces opuscules, regardez, lisez et ainsi de suite. Non, dis-je, je n’en veux pas de vos opuscules. Et puis moi, dis-je, je ne veux pas du tout me sauver. Je n’ai aucune intention de me sauver, dis-je aux témoins de Jéhovah ; je veux mourir moi aussi. Je veux finir moi aussi comme tous les autres. Je fais partie moi aussi de l’humanité, dis-je, et donc il est tout à fait juste que je finisse moi aussi en même temps que le reste de l’humanité. À ce stade, d’habitude, les bons témoins, qui voyagent toujours deux par deux, peut-être pour se donner du courage, peut-être parce que comme ça, ils peuvent se contrôler l’un l’autre, sont désorientés et commencent à s’embrouiller. Ils se mettent à bredouiller quelque chose du style : mais vous ne pouvez pas vous réjouir de la fin du monde. Vous ne pouvez pas croire à la fin du monde, désormais prochaine, et ne pas vous en inquiéter. Non seulement je ne m’en inquiète pas, dis-je, mais au contraire, l’idée qu’un jour ou l’autre tout prendra fin me tranquillise. Hourra, je pense, un jour finalement la mémoire ne sera plus, et je m’endors tranquille. J’étais parvenu à la fin du Corso. Je tournai à droite. Au bout de quelques pas (neuf), j’entrai dans la cour du palazzo Bonin Longare, poursuivis tout droit (vingt et un autres pas en tout) et m’arrêtai devant l’entrée de l’étude Strazzabosco; je tirai de ma poche le carnet, effectuai un petit calcul mental et notai : maison étude Strazzabosco 15 000 pas.
         J’appuyai sur la sonnette.


    Vitaliano Trevisan, Les Quinze mille pas, Éditions Verdier, Collection « Terra d’altri » dirigée par Martin Rueff, 2006, pp.138-139-140. Traduit de l’italien par Jean-Luc Defromont.



    VOGLIO MORIRE ANCH’IO


        Camminavo con il mio solito passo cadenzato. Né veloce né lento. Non pesante, leggero. Contavo mentalmente mentre pensavo, concentrato per non perdere il ritmo; attento a tenere in equilibrio, sul filo di un tempo di quattro quarti, le tre variabili ― pensiero passo conto ― in modo da renderle costanti. Ormai ci sono, pensavo, ormai sono arrivato. Mancano ancora pochi passi, pensavo, poi sarò alla fine del Corso. Di andare dal notaio Strazzabosco non ho affatto voglia, pensavo, e allora, se proprio devo andarci, allora che sia oggi, che sia il più presto possibile. Subito, subito, adesso, adesso, mi dicevo, e subito, adesso, immediatamente e che sia finita. Vendere il piú presto possibile al migliore prezzo possibile, questo gli dirò, pensavo. Liquido tutto, caro Strazzabosco, dirò al notaio Strazzabosco, perché io non ne voglio piú sapere. Di case non voglio piú saper nulla, di terreni neanche, di partecipazioni finanziarie men che meno, gli dirò, pensavo. Non mi lascierò dietro niente di niente. Amici non ne ho, pensavo, ne avevo, ma ora non ne ho. Donne non ne ho mai avute ; parenti è come se non ne avessi. Al telefono non mi chiama mai nessuno, se non per questioni di denaro o per spaccarmi il cazzo. A farmi visita viene solo l’uomo del gas, il postino con gli estratti conti e i testimoni di Geova, questi ultimi, in pratica, gli unici esseri umani ai quali io rivolga la parola a volte dopo settimane di silenzio quasi perfetto. Lo sa che moriremo tutti ?, mi dicono; lo sa che il mondo finirà ?, e che quando finirà il mondo non ci sarà pietà per nessuno ? Lo so, dico, la cosa è evidente : il mondo finirà, gli uomini, un bel giorno, finalmente, finiranno, si estingueranno. La razza umana è destinata a sparire, dico, su questo non c’è da discutere. Ma lei potrebbe salvarsi, dicono. Ma io non voglio affatto salvarmi, dico, io voglio finire, desidero estinguermi. Del resto, aggiungo, non c’è mica tanta scelta : che io lo desideri o non lo desideri, tutto sommato, non fa alcuna differenza. L’umanità ha scelto la strada della destruzione, dicono, si è allontanata da Dio e precipita nell’abisso. Sí, dico, si, precipita nell’abisso, a capofitto nel burrone, la scienza come zavorra. Stiamo precipitando a una velocità tale che non ci rendiamo neanche conto di precipitare. Ma lei potrebbe salvarsi, dicono, ecco, guardi, prenda questi opuscoli, guardi, legga e via cosí. No, dico, i vostri opuscoli non li voglio. Non li leggerei, ecco, tanto vale che li buttiate via, non li voglio i vostri opuscoli. Poi, dico, io non voglio affatto salvarmi. Di salvarmi, dico ai testimoni di Geova, non ho nessuna intenzione ; voglio morire anch’io. Voglio finire anch’io come tutti gli altri. Faccio parte anch’io dell’umanità, dico, dunque è piú che giusto che anch’io finisca insieme al resto dell’umanità. A questo punto, di solito, i buoni testimoni, che viaggiano sempre a due, forse per farsi coraggio, forse perché cosí si possono controllare a vicenda, sono presi dal disorientamento e cominciano a ingarbugliarsi. Cominciano a farfugliare qualcosa tipo : ma lei non può essere felice della fine del mondo. Lei non può credere alla fine del mondo, ormai prossima, e non preoccuparsi. Non solo non mi preoccupo, dico, anzi, l’idea che un giorno o l’altro tutto avrà fine mi tranquillizza. Evviva, penso, un giorno finalmente non ci sarà piú la memoria, e mi addormento tranquilla. Ero alla fine del Corso. Girai a destra. Fatti pochi passi (nove), entrai nel cortile di palazzo Bonin Longare e proseguii diritto per un totale di altri ventuno passi e mi fermai davanti all’ingresso dello studio Strazzabosco. Estrassi dalla tasca il taccuino, feci una piccola somma a mente e annotai : casa studio Strazzabosco 15 000 passi.
       &nbsp Suonai il campanello.


    Vitaliano Trevisan, I quindicimila passi, Giulio Einaudi editore, 2002 ; Einaudi Stile libero, 2007, pp. 140-141-142.





    ■ Vitaliano Trevisan
    sur Terres de femmes

    13 février 1989 | Vitaliano Trevisan, Il Ponte



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