Étiquette : Tombées des lèvres


  • Sylvie Fabre G., Tombées des lèvres

    par Isabelle Raviolo

    Sylvie Fabre G., Tombées des lèvres,
    L’Escampette Éditions, 2015.



    Lecture d’Isabelle Raviolo


    L’ŒUVRE DU VIVANT : UNE LUMIÈRE PRESSENTIE AU-DELÀ




    L’essentiel est l’infinie faiblesse



    Nous ne voyons plus dans la même lumière,

    Nous n’avons plus les mêmes yeux, les mêmes mains.

    L’arbre est plus proche et la voix des sources plus vive,

    Nos pas sont plus profonds, parmi les morts.

    Yves Bonnefoy, Pierre écrite.



    Dans ce très beau recueil dédié à ses petites filles, Tosca et Anna Livia, Sylvie Fabre G. ouvre l’espace d’un recueillement, d’une joie intérieure : le lecteur est invité à l’écoute attentive de la naissance, à l’émerveillement.

    La pureté des vers, leur sonorité aquatique, l’élan de leur douceur, sont autant d’appels à vivre avec l’enfant « une vérité inédite » où apparaît, discrètement, l’éclat d’un cri s’accordant à l’existence, exultant dans la lumière. Ici, la métrique répond à la mesure immense des visages naissants : un don d’amour sans cesse renouvelé où les syllabes se posent sur les notes – comme un battement de cils au sortir de la nuit.

    Les mots de Sylvie Fabre G. s’assemblent en une symphonie où le cœur est « en dialogue avec le monde et ses règnes ». Tombées des lèvres s’énonce comme une prière de louanges : une poésie de la grâce qui se fait tout entière ouverture et accueil. L’offrande qui nous est faite est celle de la fragilité même, de la présence éphémère qui se retire pour laisser place à plus grand qu’elle, à l’œuvre du vivant. L’exergue du recueil nous le rappelle en ces vers de Philippe Jaccottet :

    « Fragile est le trésor des oiseaux. Toutefois

    puisse-t-il scintiller toujours dans la lumière ! »

    La poésie délicate de Sylvie Fabre G. fraie ici « le passage où il n’y a pas de temps », et nous fait entendre l’inouï d’une voix au son d’innocence – creuset d’un immémorial où vibre l’informulé.

    « La perte, qu’en faire n’est plus la question,

    l’essentiel est l’infinie faiblesse,

    la douce pesanteur (l’une après l’autre)

    des corps des enfants. »

    La poésie, qui a pour objet la finitude, est là signifiée en ce qu’elle a de plus spécifique : « la joie originaire de la vie », celle qui chuchote « l’étrange et caressante tristesse de ce qui est là, va et vient, se dérobe, et déjà meurt. »

    La parole ne suffit plus. Elle doit se porter au-delà d’elle-même, s’intensifier en ce chant d’oiseaux qui traverse tout le recueil et qui excède toute parole. Elle se fraie un passage dans la nuit, vers l’autre rive – ce lieu poétique fondé sur l’ellipse et le manque, et qui recèle pourtant en lui le rêve pastoral, comme un noyau central, libérant la constellation du désir :

    « Au sortir de la nuit la cadette appelle, grisolle

    et bat des ailes, une insurrection qui tire la mère

    et le père vers le lit à la matinale appétence,

    les fait entrer dans le rayon sensuel de son sourire

    né d’une faim de lait et de baisers, de mots

    et de visages, un nid bourdonnant, bourgeonnant

    à même les membres, le tronc, la tête, le bec

    de la gentille alouette inventrice de gestes

    plumant de leur cœur l’amour, le mêlant

    au courant des lèvres qui en goûtent l’haleine

    à sa voix pour toujours cascade légère où

    le jour s’éclabousse de bruits d’oiseau. »

    L’intensité silencieuse du vécu n’est pas séparable du peu de mots qu’est la poésie. Le poète se tourne vers cette parole dont l’existence ne se distingue plus : une « parole d’enfant bergère dans une sagesse qui accorde sa bonté à l’instant. »





    Couler de source pure : la joie et l’angoisse irrésistible de vivre



    L’écoute attentive de ces poèmes qui « jaillissent et chantent pareils aux fontaines », requiert le silence, et un espace retiré et secret. Le lecteur vibre alors au son de cette corde intérieure, où la transparence d’une voix se fait entendre, dans l’écoute soudain désaltérée : instants fugitifs égrenés comme notes d’enfance où s’éveillent deux chants d’alouette pour dire la vie intacte.

    Sylvie Fabre G. invite à cette écoute subtile qui se relie au chant vivant d’une nouvelle éternité. Anna Livia et Tosca délivrent, en leur enfance fragile, l’incarnat de la vie, le temps d’un éclair. Cela coule de source pure comme dans l’ordre ébloui de la voix où la créature s’accorde au désir. Ce sont ces paroles que la poésie de Sylvie Fabre G. sait prononcer malgré la nuit et l’angoisse – des paroles que la poésie rend à leur densité comme à leur pureté : œuvre au noir où ce qui semble banal, insignifiant à nos oreilles blasées, devient voix inouïe dans le feu de poésie, cet « horizon intime où s’éternisent de brefs soupirs qui plongent dans l’ouvert ».

    Mais le plus pur est aussi le plus fragile, et ce qui nous est offert dans l’instant est appelé à disparaître. Cette précarité est-elle ignorée du nouveau-né ? (« le bébé rêveur sait-il déjà la mort ? »). La poète s’interroge et sa question devient prière de demande mais aussi acte de foi en la vie, en ce monde fini qui, comme le poème, n’en finit pas de requérir les nouvelles arrivées dans l’œuvre du vivant : il s’en dégage une communion à la Terre, un toucher mystérieux et délicat que la poète parvient à dire avec une grande sensibilité :

    « Au loin du parc où courent les petites jambes,

    la terre qui les connaît et qu’elles connaissent,

    comme les pins, le tilleul et le hêtre bruissant

    accueille la joie et l’angoisse irrésistible de vivre »

    L’épreuve de vivre s’inscrit dans cet élan confiant qui ne refuse ni la joie ni l’angoisse, qui accueille le clair et l’obscur dans l’instant présent pleinement aimé et reçu : « être là dans l’éternité aimante du regard » dit ce geste simple et exigeant de la présence qui ne s’approprie rien, et qui, dans sa désappropriation même, laisse passer la lumière.

    « Toute enfance a sa divination

    dans le sourd appel de son angoisse

    ce qui bruit est l’informulée

    blessure qui pressent

    (à corps défendant, âme vivante)

    la soustraction possible d’un départ.

    Dans le langage du baiser, nul salut

    qui puisse guérir jamais

    la violente solitude de vivre. »

    Si les fillettes ont le pouvoir d’éveiller un sentiment de jouvence dans la langue, de faire jaillir les mots comme des sources pures, elles pressentent aussi le réel et sa finitude. Elles ne s’y résignent cependant pas, et parviennent à habiter ce réel avec l’élan de leur confiance, à faire naître les couleurs dans le noir, à en révéler la lumière. Alors, « vivre – avec l’enfant, c’est toujours comme une vérité inédite. » Vérité inédite parce que seul l’enfant, dans sa grâce unique, en a le secret, un secret qui s’éprouve dans la charité discrète. Cette force de l’enfance naît de sa blessure, de sa fragilité même ; elle est la force même de l’abandon, de la confiance qui éclaire l’aïeule triste par ses gazouillements enjoués, qui a l’art des salves et des trilles : « les drôles de petites balles au canon de sa voix atteignent leur cible », nous dit Sylvie Fabre G. Quant à Tosca, l’intrépide, semblable à l’alouette, elle est celle qui parvient à ajouter au jour la vaste présence de son grand « oui » à la vie : l’immense promesse qui s’en dégage est celle qui ramène l’aïeule à la vie. Car la voix de l’enfant est celle du consentement, de l’abandon joyeux et lucide à l’existence présente, si bien que « le cœur vermeil rebat, oubliant un moment au coin noir des mots la mort du fils qui bat sous les nuées. » C’est elle, « l’intimide, Anna Livia au bouquet du poète », qui allume le feu intérieur, trace la voie de la liberté dans l’éternité aimante du regard confiant.

    C’est cette confiance orante qui touche tant dans ce recueil : une confiance que Sylvie Fabre G. sait adresser à « plus grand que soi », dans la vie qui s’en va et dans celle qui vient, comme en ce geste éphémère qui trace un dessin sur le sable mouillé. Nous sommes ici dans sa lumière : celle de l’enfance redécouverte sans niaiseries – une enfance dépouillée de ses oripeaux doucereux – et rendue à la lumière vibrante de la vie. Sous la plume de Sylvie Fabre G., le territoire de l’enfance devient envol d’oiseaux, chant qui monte des profondeurs de la Terre et qui se répand dans le ciel : « accord qui monte avec le vent, bleuit l’ardoise des lavandes et désoriente son geste de cueillir ». Elle en signifie la force candide par l’abandon, l’instant fragile dans le rire qui gagne l’apesanteur. Le jeu déploie alors sa lumière diaprée dans une vibrante remontée d’être, et « le bain dans le bleu qui coule de la montagne jusque dans la piscine prosternée » devient « salutation ». L’espace ludique s’énonce comme une vie consentie, l’expansion de l’âme dans l’ardent désir d’étreindre l’inconnu :

    « Par penchant de corps l’enfant cabriole,

    tant de nette énergie à dépenser

    entre les jets d’eau, le toboggan et la balançoire

    qui donne le la pour le jeu.

    Une course au bonheur sans compter,

    mille ans peut-être en quelques heures

    pour celle qui ne croit pas au temps

    sauf pour durer : encore, encore,

    […] »

    La présence vibrante de l’enfance s’exprime à travers la musique des vers, leur rythme, leur soupir et leur silence : la partition laisse passer l’éclair scintillant de la présence qui bat comme un cœur d’oisillon. Car ces petites filles n’ont pas encore le souci de mourir, elles sont tout entières dans le pur être-là, dans l’épaisseur de l’instant qu’elles habitent avec ardeur. Anna Livia et Tosca traversent le jour avec cette « sauvagerie d’aimer et d’être aimées ». Mais déjà elles connaissent

    « […] les ordres

    intraitables du temps, l’attente battante

    (oh la peur de l’abandon encombrée de larmes

    la jalousie qui fait flamber les yeux

    tanguer inexplicablement le corps délaissé) » […].

    Leurs jeux, leur questionnement, tout leur être dit la soif d’exister, d’embrasser la vie à pleines mains, d’exprimer leur amour avec leurs mots d’enfant. Sans le savoir, sans le vouloir souvent, Anna Livia et Tosca

    « s’essaient à entendre et à dire où va le vent,

    elles luttent en rires et en colères, s’insurgent,

    l’endroit sur la terre et sous le ciel l’envers,

    le blanc, le noir, leur voix stridulant dans l’azur. »

    Alors la joie s’ouvre au corps de l’enfant qui épouse la vie sans nulle capture. Semblables à la rose d’Angélus Silesius qui « ne demande pas si on la voit », qui « fleurit parce qu’elle fleurit », les petites filles sont là, présentes à un monde qui demande l’abandon du corps, dans la joie élargie aux dimensions d’un chant d’oiseau. Et cette joie est spacieuse parce qu’elle est fragile, parce qu’elle s’est rendue capable de recevoir, n’oppose ni barrage, ni mur. Parce qu’elle désarme l’apprivoisement, endigue la coulée du vide, et dépouille les visages pour en faire « ces étrangers qui creusent la brèche ».

    L’enfance fait basculer le monde de la nuit vers le jour, elle nous rappelle cette joie des profondeurs où naître donne sens, où naître ne s’inscrit dans nulle fixité, dans nulle norme, mais « dans l’incertitude du toujours à venir de sa marche ». Aussi, dans quelle mesure la rencontre de l’autre dépossède-t-elle le poète de toute volonté d’emprise, et lui redonne-t-elle conscience de « l’absolue nécessité de lâcher prise » ?

    L’enfance est ce miracle qui nous impose « un bonheur dans l’effroi de l’instant / où son corps (mailles lâches) / crée le chemin vers lequel il tend ». Ce chemin est parole née d’incarnation vécue, dans la joie de l’abandon. La présence est ce plein qui comble tout en laissant le vide intact et qui même le révèle, le fait briller : c’est de cette illumination du vide que Sylvie Fabre G. parle quand elle évoque « ces histoires où ferraillent le fort et le faible, / un calque – fond d’images et de mots qui atteignent / l’âme humaine d’Anna Livia avant de se refléter / dans ses yeux puis de se poser sur ses lèvres / qui les prononcent et infiniment leur donnent foi. » Pas de réservoir plus obscur, mais aussi plus transparent, que ces histoires, confie la poète, comme si le leurre d’une plénitude de jour brillait au creux du vase vide, de même qu’un reflet coloré du ciel fait miroiter l’éternité au sein noir de la flaque. Tracée sur le vide, ne reposant sur rien, la plénitude est le fruit d’une patience qui sait devenir confiance, amour, œil clairvoyant devant L’homme qui marche :

    « Au musée il y a l’eau derrière les grandes baies, les fauteuils

    où grimper et en face L’homme qui marche de Giacometti.

    Dans l’œil clairvoyant d’Anna Livia, il n’est pas un objet,

    mais une question qui trouve réponse dans le geste de sa main

    tendue pour voir […] ».





    Illumination de l’obscur : la rencontre de l’autre



    L’intime proximité de la présence et du néant trouve un symbole en l’image de l’eau, omniprésente dans la poésie de Sylvie Fabre G. L’eau intègre en elle vie et mort. Des eaux matricielles aux eaux de la mort, en passant par les eaux lustrales, l’eau favorise et alimente la présence : Tosca « regarde les gouttes de pluie, perles sur les vitres pareilles aux larmes qui coulent sur les joues et les baptisent ». La rencontre de l’autre est alors éclatement des contours de l’être, dilatation du monde, « élargissement » cosmique :

    « Les yeux et la gorge encore pleins de larmes,

    Anna Livia à la fenêtre de minuit regarde

    la lune et tend sa main vers le miracle de la clarté.

    Oubliant déjà la montée des ombres,

    elle veut aller dehors flotter dans l’infini

    avec les arbres d’argent et les fleurs étoilées,

    […] »

    Cette réalité des corps enfantins, de leur présence, agit sur les mots, bien qu’obliquement, invisiblement. Dans Tombées des lèvres se déchiffrent en effet les traces du passage de cette main qui touche les vocables et les transmue. Et c’est dans sa texture même que

    « la gravité des a tombe

    pour mieux résonner et faire glisser le s, le l

    et le v jusqu’au plus léger qui advient : trilles d’envol, i ou o

    voyellent prénoms de petites filles

    et autrement les modulent

    en langue d’oiseaux. »

    Cette langue est celle du chant poétique, de l’épiphanie du simple et du sens caché (le sens mystérieux de ce qui n’est que simple). La présence de l’autre libère la cellule des syllabes qui se transmue en langue d’oiseaux, unissant le ciel et la Terre. Anna Livia et Tosca offrent au poète de découvrir les choses « déjà » là avec un autre œil : elles sont cette lumière qui éclaire l’arbre, sa frondaison, le bleu du ciel et le chant de la Terre « enchantée des constellations ». La présence de Tosca et d’Anna Livia met au monde le « fruit », révèle le geste poétique, le geste qui accomplit le dévoilement du caché : l’élan oblatif du don. Elles offrent leur enfance comme ce geste simple de vivre au poète qui en retrouve la saveur. Il a fallu qu’elles viennent au monde, que le poète vienne à leur rencontre, pour qu’advienne cette enfance de l’écriture, cette poésie précaire où toujours le vers est prêt à se rompre, à se briser, dans la blessure pressentie d’un départ.

    En ce chant de l’enfance, en ce langage encore informulé, Sylvie Fabre G. redécouvre les formes justes qui respirent, « l’inconnue saison qui ondoie et appelle l’enfant à la plénitude ». Cette plénitude est celle de la simplicité, de l’abandon qui porte avec lui les couleurs et le rire, et la langue des oiseaux. Le geste simple de Tosca, le rire éclatant d’Anne Livia fusionnent avec l’eau du réel, participent de l’être du monde.

    « Déjà le monde ordonnance l’amour, sépare

    la prime naissance du proche grandissement

    et sa voix, au loin de langage assuré,

    ne nous laisse pour viatique qu’un doux zézaiement… »

    Les « riches heures » de l’enfance, ce trésor de vie et de joie, lèvent les clôtures et les pesanteurs, donnant à la langue la justesse et la beauté de la vie par on ne sait quel pouvoir de métamorphoses : ailes d’oiseaux déployées comme des vers dont l’envolée touche les profondeurs du sens, dont le chant inouï jaillit de source claire.

    « Sous l’arbre du pré, à hauteur de clartés et d’ombres,

    elle s’enivre d’une parole qu’elle lance vers toi qui la suis

    au paradis quotidien de sa voix, elle te confie un monde

    en tournures naïves qui déjà s’enhardissent de rythmes

    dont le bord de sa bouche fluide vocalise le sens,

    […] »

    Les thèmes de l’arbre, de l’oiseau, du fruit, de l’eau, de la fleur et de l’enfant, convergent tous ici pour célébrer l’éveil d’une parole renaissante, l’exigence d’un retour à l’origine qui se partage entre l’eau trouble d’un souvenir, la conscience d’une finitude et le désir d’un paradis perdu. C’est ce fruit ambigu qu’offre la poète, laissant entendre qu’il est lui-même fait de mots qui nous perdent (des mots porteurs de néant et d’absence) et d’une parole qui nous sauve (parce qu’elle restitue avec plus de présence le lieu même dont nous éloignent les mots). Et si la Terre apparaît transfigurée dans la parole d’Anna Livia et de Tosca, si les larmes sont des éclosions de vie, c’est par la grâce d’un consentement, « l’éternel présent d’une enfance qui a laissé ses traces et réclame insistante de refaire jour en perpétuant l’aventure. » L’aventure est celle du regard qui apprend à voir autrement grâce au regard de l’enfant. Par lui, le poète se fait « voyant » : il voit la beauté du simple, de l’ordinaire d’une existence oubliée.

    De près, le langage n’est fait que de mots stériles comme les pierres ou comme le sable. Mais vus sous une certaine lumière poétique qui les transfigure, certains mots se mettent parfois à miroiter comme de l’or (« oh ta sidération retrouvée dans l’effroi ! »), et les choses du quotidien, les êtres que l’on croise se révèlent sous une autre lumière :

    « La maison, le couloir ombreux, la chambre, le bureau

    dans la chambre deviennent des lieux de l’inapprivoisé.

    Et la plante de la mère, goûtée à même son pot, surgit

    aussi fabuleusement que sur l’étagère la photo du père

    à embrasser […]

    […] autant de petits riens

    qui commencent à exister pour propager le contentement

    et nous permettre de percevoir ce qu’on ne perçoit jamais »

    Ainsi, la parole, pour rester vive, doit sans cesse renaître des eaux. Ici, l’eau est faite de sel : ce sont les larmes des fillettes qui ouvrent le monde et apprennent à voir, parce qu’elles disent le lâcher-prise, l’abandon salvateur, et le retour au souffle :

    « Cœur d’une interrogation silencieuse où bat le pouls

    de l’autre et qui saisit une vérité diurne et nocturne aussi improbable

    que le noir dans le rouge désarmé du coquelicot : qui es-tu, toi ?

    Iris d’un regard à vif qui muettement exige, mais répondre

    fera-t-il entendre le secret dépôt du nom dans la voix,

    […] »

    Pour que la parole puisse avoir l’étoffe de ce qui est, il faut qu’un regard à vif l’anime.

    La vie reconquise en ce « cri de l’alouette au fond du ciel » apparaît dans la splendeur de sa précarité. L’enfance demeure l’inapprivoisé en nous, présence qui apparaît comme la dissipation du rêve, dans le vécu lui-même, dans cette « allure décidée et légère qui décale sa trajectoire et en fait dans l’instant une quête » : attitude en marge des mots ou plutôt en avant d’eux, dans l’ouvert d’un devenir qui échappe au texte clos, dans une naissance sans cesse reconduite à soi-même et à l’autre.

    Transfigurée par le regard de ses petites filles, Sylvie Fabre G. nous fait entrer dans la demeure du réel, dans ce cri de l’enfant où la présence s’affirme.

    « l’esprit aussi se désencombre, s’allège, prépare

    le vide qui appelle le lancer, haut, loin, et l’air

    crie victoire, bulle ouverte à l’espace, perméable

    à la voix de celle qui court dans un tangage plus fort

    que le sol vers l’illimité foyer où monte le ballon

    maintenant dansant dans la lumière qu’à son tour

    elle rejoint, moment de gloire pour la jeune héroïne

    en train tout simplement de lever la clôture de la terre. »

    La poésie de Sylvie Fabre G. dit cet événement de la rencontre qui ne trouve sa condition de possibilité que dans l’espace de la parole hospitalière, dans ce oui à la vie sensible, incarnée. Car si remercier, c’est aussi répondre, c’est peut-être en cela que la parole n’épuise pas le sens de ce qu’elle dit, et appelle nos voix de lecteurs afin de se poursuivre et de croître,

    « quand la ligne d’arrivée se fait la parfaite

    invention du corps et du cœur pour éprouver

    un lieu qui jamais ne se dérobe

    malgré et dans l’ivresse de la liberté,

    qu’importe si remue au fond des rires adultes

    la conscience d’une autre course ».

    Au-delà du poème, avec le poème, les frontières sont poreuses. Et nous ne devenons les hôtes de ce monde que si nous sommes assez clairvoyants, frémissants, semblables à ces mots que le poème a rendus complices, délivrés de notre opacité, sans rien posséder, dans l’insouciance du temps. La parole hospitalière est en son fond patiente, humble. Mais sa patience n’est pas passivité, elle signifie l’être en éveil : la parole se laisse alors parler par la poésie qui la précède et qui la nourrit. Et toujours le poète est en travail d’enfantement – car il n’est poète qu’en ce qu’il se laisse lui-même déborder et laisse la poésie le déborder, dire le poème lui-même « à mesure d’enfance » :

    « L’enfant ne sait pas qu’il n’est pas né pour rester

    enfant, il suit la flèche aiguë du temps

    et goûte son génie, manière d’étancher la soif

    d’un réel accepté bienfaisant ou terrible.

    Vivant le monde il se penche sur ses effilochures

    pour attraper les êtres et les choses à travers,

    et sans jamais opposer le centre et la circonférence,

    il s’emploie à saisir l’éclair dans l’orage,

    dans le fruit le noyau, les yeux dans le visage,

    lampes qui jours et nuits crépitent,

    teignant les mots et les voix proches

    de lointains qui appartiennent à l’innommé. »

    Acceptant de se décentrer, la parole poétique, rendue à l’enfance, se fait parole discrète, s’ouvrant à l’altérité. La voix intérieure s’énonce par une altération de l’intime constitutive de l’intériorité véritable. Écouter, c’est être au plus intime de soi ouvert à l’autre et par lui transformé, en permanence et par surprise, c’est être capable de teindre les mots et les voix proches de lointains qui appartiennent à l’innommé. L’intimité n’est donc ni refuge ni abri, mais lieu d’une exposition plus grande, lieu d’une blessure – espace intérieur où la ferveur se mêle à l’angoisse. Dans le secret du regard des fillettes, dans les voix enfantines de Tosca et d’Anna Livia, ce que Sylvie Fabre G. murmure à l’oreille du cœur, c’est cette parole qu’elle puise au tréfonds de petits êtres livrés à l’écoute – une parole qui ose se décentrer, une obéissance qui écoute, une attention hospitalière à l’enfance, « aux grands pas de la rumeur que fait la vie ». Il appartient donc à cette parole de ne pas savoir parler : dans son aveu de nescience, elle s’ouvre alors au milieu du silence, à l’abîme, au fond sans fond. Elle se reçoit de cette blessure même qui fonde son essentielle précarité. Car, si le poète ne parle que depuis la source qu’il n’est pas lui-même, cette source le requiert en sa voix humaine qui, pour autant qu’elle se retire elle-même, laisse passer la voix de fin silence comme ce murmure du chant du monde :

    « L’accueil, le déploiement et la métamorphose

    content l’histoire des commencements

    trait d’union entre les générations

    la montagne et l’eau, l’air et la lumière

    donnent un nom perpétuel à des visages éphémères :

    il n’y a qu’un seul voyage. »

    Ainsi, nous ne créons que dans la rencontre, nous faisons advenir. La tâche aura été menée à bien quand nous serons rendus le plus loin qu’il était permis à l’avant du poème, quand nous laisserons place à ce qui n’est plus à nous, comme un enfant qui sera nous en étant davantage que nous, la voix profonde épanouie, un grand « oui » à la vie.

    La poésie de Sylvie Fabre G. nous parle depuis ce « oui », depuis cette parole dessaisie de sa volonté impérieuse, une parole qui devient elle-même autre, parole-autre en tant qu’ouverte sur le monde dont elle se fait l’hôte humble et attentif.

    Celui qui sait écouter la voix inouïe qui habite les vers de Sylvie Fabre G., celui qui sait regarder, avec le troisième œil, l’éclat de leur lumière, la densité discrète de leur souffle, s’étonnera avec joie de cette enfance retrouvée, détournée de tout rêve et de toute image édulcorée : une enfance capable d’habiter la précarité, une enfance qui la transforme sans la fuir, qui ne fuit dans nul monde paradisiaque, mais qui révèle la lumière de ce monde présent.

    On le comprend ici, comme on l’avait compris avec Frère humain : rien, dans l’univers de Sylvie Fabre G., n’est jamais acquis. Tout est sans cesse à reconquérir. Il y a dans cette poésie sensuelle, si proche de la nature, des forêts, de la terre et de l’eau, une quête sans cesse reconduite, une demande qui nourrit et qui s’offre avec humilité au monde et aux autres – cette demande comme deux bras ouverts est ici figurée par la métaphore des bras qui traverse cette poésie :

    « Ses bras, entre espoir et effroi, demandent la commune

    présence, enlacés au cou du père dans une intimité

    sensible qui le ravage et l’oblige à ralentir un temps que

    l’injonction de l’heure tranche avec des dents de fauve […] ».

    On pourrait dire d’une certaine façon que, dans ce très beau recueil, Sylvie Fabre G. transgresse les rêves d’enfance, échappe aux représentations et aux constructions mentales de l’autre, pour ne recueillir dans le chant poétique que la quintessence de la présence, sa lumière et sa chaleur. La simplicité de l’enfance n’a rien de la facilité qu’on lui prête de prime abord : elle est exigence, vérité de parole pour la présence, contre l’imaginaire. L’enfance est donnée de haute lutte : une lutte en vue de la finitude, contre les abolitions, contre les clôtures. Ce grand « oui » offert par Anna Livia et Tosca, nous l’éprouvons en nous comme cette symphonie du vivre réitéré en son souffle profond et toujours novateur à qui sait l’accueillir dans le silence – un grand souffle qui fait de nous des danseurs au pied léger :

    « et c’est à chaque fois la douleur

    de la créature qu’elle transmute

    en don d’amour. »

    La poésie revêtue de son vêtement originel, de son enfance, est cette présence aimante qui s’ouvre, cette épreuve de la liberté où l’amour ne dit rien d’autre que ce qu’il est en sa précarité : nulle chimère ni naïveté, nulle illusion où se complaire, mais une vie qui vibre au rythme du réel qui se soustrait à nos prises, à nos emprises. À son plus haut, qu’on peut au moins pressentir, la poésie doit bien réussir à comprendre que ces images qui, absolutisées, auraient été mensonges, ne sont plus, dès lors qu’on les traverse, que les formes tout simplement naturelles de ce désir si originel, si insatiable qu’il est en nous l’humanité comme telle : et l’ayant refusé, elle l’accepte, en une sorte de cercle qui constitue son mystère, et d’où procède d’ailleurs sa qualité positive, son pouvoir de parler de tout :

    « Être-au monde : en ces herbiers sacrés

    visuels et sonores, l’enfant se tient

    sans se détourner de l’avènement,

    souverain d’une histoire impossédée. »

    En un mot, l’enfance énonce cette joie malgré la nuit, malgré la séparation, malgré l’angoisse. Car, à mesure d’enfance, rien de ce qui a fini ne finit d’être. Sous la plume de Sylvie Fabre G., l’enfance devient ce qu’elle est de toute éternité :

    « L’accueil, le déploiement et la métamorphose

    content l’histoire des commencements

    trait d’union entre les générations

    la montagne et l’eau, l’air et la lumière

    donnent un nom perpétuel à des visages éphémères :

    il n’y a qu’un seul voyage. »

    Ce que le rêve oppose à la vie, ce que les analystes du texte n’étudient que pour le dissoudre dans l’indifférence des signes, ce qu’une poésie plus superficielle eût déchiré avec rage, elle le dément mais l’écoute, elle le réintègre éclairé à l’unité de la vie.

    « Les enfants, petits ou grands, bougent

    dans sa lueur tremblante

    et mêlent au sel du temps

    le miel pur du Grand Pays. »

    Le « miel pur du Grand Pays » est l’enfance en sa quintessence même : une enfance ennemie de l’idolâtrie tout autant que de l’iconoclasme ; une enfance qui bat au bord de la vraie lumière, dans ce « peut-être » de la voix intarissable, celle que toute âme-chair retiendra.

    L’image de l’enfance se renonce en nous comme un fruit qui se déchire pour renaître au plus intime, dans la chambre secrète où s’effacent les idoles, dans ce que Sylvie Fabre G. appelle « un scintillement d’aube sur fond de nuit ». Comment ne pas penser à l’étoile de Marceline Desbordes-Valmore : « C’était loin, mais l’étoile allait, cherchait pour moi, / Et me frayait la terre où tu m’avais suivie ». Marceline, comme Sylvie, savent que le poète est ce nouveau roi mage, non pour les trésors qu’il apporte à l’enfant, mais parce qu’il y renonce, devant la beauté augurale de la vie qui point dans le monde.



    Isabelle Raviolo
    D.R. Isabelle Raviolo
    pour Terres de femmes

    juillet 2015






    Sylvie Fabre G., Tombées des lèvres






    SYLVIE FABRE G.


    Sylvie Fabre G.
    Source



    ■ Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes

    Tombées des lèvres (note de lecture d’AP)
    [Plus forte que la forêt] (poème issu du recueil Tombées des lèvres)
    [À l’orée] (poème issu du recueil L’Intouchable)
    L’Intouchable (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    Frère humain (note de lecture d’AP)
    Frère humain (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    [La pensée va, et vient à ce qui revient] (poème issu du recueil Frère humain)
    Sylvie Fabre G. par Sylvie Fabre G. (auto-anthologie poétique comprenant plusieurs extraits de L’Approche infinie)
    [C’est un matin doux et amer](poème issu du recueil L’Autre Lumière)
    Dans l’attente d’un prolongement qui se meurt (note de lecture d’AP sur Corps subtil)
    Corps subtil (poème issu du recueil Corps subtil)
    L’Approche infinie (note de lecture d’AP)
    Celle qui n’était pas à sa fenêtre (extrait issu du recueil Le Génie des rencontres)
    La demande profonde
    Lettre des neiges éternelles (extrait de La Maison sans vitres)
    Piero, l’arbre (autre extrait de La Maison sans vitres)
    Le rêveur d’espace [hommage à Claude Margat] (autre extrait de La Maison sans vitres)
    Pays perdu d’avance (note de lecture d’AP)
    [Bien sûr le chant s’apaise dans le soir] (poème issu du recueil La Vie secrète)
    Maison en quête d’orient (poème issu du recueil Les Yeux levés)
    Quelque chose, quelqu’un
    Trouver le mot (autre poème issu du recueil L’Autre Lumière)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Sylvie Fabre G. (+ poème issu du recueil L’Approche infinie)
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer, par Sylvie Fabre G.
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant, par Sylvie Fabre G.
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman, par Sylvie Fabre G.
    Pierre Dhainaut, Après, par Sylvie Fabre G.
    Alain Freixe, Vers les riveraines, par Sylvie Fabre G.
    Emmanuel Merle, Ici en exil, par Sylvie Fabre G.
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Pierre Péju, Enfance obscure, par Sylvie Fabre G.
    Pierre Péju, L’État du ciel, par Sylvie Fabre G.
    Fabrice Rebeyrolle, un peintre gardien du feu, par Sylvie Fabre G.
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer, par Sylvie Fabre G.
    Roselyne Sibille, Entre les braises, par Sylvie Fabre G.
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    L’au-dehors
    → (dans les Chroniques de femmes)
    L’Amourier | Le Jardin de l’éditeur par Sylvie Fabre G.
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Anne Slacik par Sylvie Fabre G. : Anne, la sourcière
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Ludovic Degroote | Retisser la trame déchirée, par Sylvie Fabre G.
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Une terre commune, deux voyages



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la Mél, Maison des écrivains et de la littérature) une
    fiche bio-bibliographique sur Sylvie Fabre G.




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  • Sylvie Fabre G., Tombées des lèvres

    par Angèle Paoli

    Sylvie Fabre G., Tombées des lèvres,
    L’Escampette Éditions, 2015.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Des tableaux
    Ph., G.AdC







    « LA CLAIRE PERFECTION » DE L’ENFANCE



    Éternité de l’enfance, éternité première. Engendrée longtemps avant la naissance, en amont des origines. Quelle durée, la vie fragile de l’enfance ? Qui, mieux que la poète Sylvie Fabre G., saura dire la fragilité de ce temps accordé à la vie, « félicité obscure » prise entre sombre clarté et lumière ? Combien de temps ? interroge la poète dans Tombées des lèvres, recueil qu’elle consacre et dédie à ses petites filles, Anna Livia et Tosca ? Légèreté d’hirondelles, l’enfance, à quelle éternité promise ?

    Égrenés au fil des pages, les poèmes, comme autant de notes tenues sur un fil pour retrouver, à travers l’enfance actuelle et vibrante des deux petites filles, toutes nos enfances, éternelles traversées d’oubli.

    À travers l’observation d’Anna Livia et de Tosca, Sylvie Fabre G. explore, en trois étapes, trois volets — « Le trésor des oiseaux » | « Petites filles traversières » | « À mesure d’enfance » —, « la vie exacte » de la petite enfance.

    Il faut remonter aux origines, rassemblées sous le titre tutélaire « Le trésor des oiseaux », pour renouer avec les mémoires d’enfance, celles que l’on a tues qui recèlent toujours leur part de secret, celles qui affleurent disséminées sous le millefeuille du je

    — « Attentive derrière les mots

    ta mémoire revient vers

    le fils, dont le pays était l’enfance

    dont le pays n’est plus l’enfance » —

    enfance du fils à jamais reçue pour donner naissance à d’autres enfances qui balbutient au ventre de la mère. Cheminement attente qui se précise au fil des jours, « du glissement du cœur vers / le corps en route » ; mystérieux cheminement qui se vit sous les regards des parents, se faufile sous les mots de la grand-mère pour dire l’avènement de l’indicible, l’énigme de la « vivante ».

    Dès les abords de la vie, la langue balbutie qui commence par le cri, l’informulé l’inarticulé de l’angoisse qui accompagne la naissance. Mais le souffle est là, inspir/respir, qui préside à l’acte de vivre, éblouissement et « extension » de la mère à l’enfant ; zeugma qui renouvelle l’alliance des êtres avec le monde auquel ils appartiennent :

    « Porter refonde patiemment l’origine,

    l’alliance de la fleur à la terre,

    de la neige au nuage, engendre

    deux hivers venus de deux printemps,

    père, mère, enfants […] »

    La poésie de Sylvie Fabre G. interroge. Le moindre geste, la moindre manifestation prise entre « épines » de la famille et « pétales de papillon », « détresse » et « douceur » ; « angoisse de la séparation » et « joie originaire de la vie » qui préside à la mort (« le bébé rêveur sait-il déjà la mort ? »). Ainsi, si la naissance d’un enfant accroît le monde, si son apparition est agrandissement de la création, si habiter l’enfance est renouer avec le commencement qui nous lie à jamais au jadis, la venue nouvelle d’un être humain est toujours renouvellement du mystère de l’avant et du mystère de l’après :

    « Une seule vie : devant les yeux

    et derrière, le mystère. »

    Cependant, l’enfance est là, promesse d’un don qui dépasse, d’une grandeur qui pousse vers le « goût d’aimer » ; promesse d’oiseaux dans leur langue, envol des voyelles qui s’élèvent entre le glissement des consonnes au creux des prénoms des petites filles. « Voyelles tombées des lèvres », qui se recomposent sous la magie du verbe pour donner une œuvre nouvelle. Nomination qui conduit au poème, du poème au recueil, de l’écriture à la vie. Nommer et donner vie. Nommer et donner à lire. Nommer et écrire. « Félicité obscure » que cette promesse, d’où naît aussi le sentiment de l’éphémère, puisqu’« il n’y a qu’un seul voyage ». Ainsi de la petite enfance qui ne dure que le temps d’un pépiement. Déjà il faut envisager l’envol des alouettes l’avenir les départs les soucis les chagrins les séparations. Avec l’énigme finale qui gît sous la lame du vers :

    « il y a départ

    et l’issue manque pour le retour ».

    En dépit de la note sombre qui clôt la première section du recueil, la poète poursuit son voyage, observatrice vigilante des « petites filles traversières ». Elle compose pour elles, dans la belle langue de ses poèmes, des tableaux d’enfance heureuse. Ceux des rondes et des comptines, des jeux et des histoires, des chutes et des chagrins, des magies et des joies, des larmes et des baisers, des refus et des maux… Autant de regards qui ramènent sur la laisse de nos mémoires nos enfances oubliées, à croire qu’en dépit de la marche inexorable du temps, les temps de l’enfance se rejoignent, sans cesse réappropriés dans les mêmes gestes dans les mêmes attentes dans les mêmes cheminements. La poète admirative émue retrace ces étapes, accordant à ses petites filles toute l’attention que mérite chaque forme nouvelle sous le regard émerveillé de l’enfant. Ainsi, dans chaque expérience, « la claire perfection » de toute chose s’offre-t-elle au désir de l’enfant dans l’énigme d’une existence qui se change en découverte. Découverte d’un instant qui donne au temps toute sa mesure. Miracle que cette vie des petites filles éprises de curiosité insatiable. Leur talent de magiciennes fuse, propre à transcender le monde ses effrois ses injustices incompréhensibles et de les muer en « don d’amour ».

    « Au tournant de la page

    inlassablement elle suspend son geste

    soucieuse des larmes de la baleine bleue

    que son doigt essuie

    et c’est à chaque fois la douleur

    de la créature qu’elle transmue

    en don d’amour ».

    Rassemblées sous la voix de l’enfant, toutes les voix du monde glissent sous la langue enfantine. Ainsi tous les mystères des histoires patiemment lues ressassées entendues rendent-ils aux voix surgies de la page leur lallation de prières,

    « car ouvrir sa voix

    aux mondes c’est aussi ouvrir le livre des prières ».

    Mais la plus belle découverte, la plus saisissante, la plus admirable, n’est-elle pas, pour une grand-mère poète, celle de l’apprentissage du langage ? Ainsi Sylvie Fabre G. se met-elle à l’écoute du bruissement de la langue d’Anna Livia et de Tosca. Depuis les babils du tout petit enfant qui « trompe la solitude en suçotant sa voix » jusqu’au « butin de gouttes sonores » qui signent l’exploit

    — « aujourd’hui les mots

    jaillissent et chantent pareils aux fontaines,

    réveillant le sentiment de jouvence d’une assoiffée

    dans l’écoute soudain désaltérée à ce qui semble

    couler de source pure… » —.

    Jour après jour, le langage fraie son chemin à travers timbre / tessiture / écho / voix / intonations / rythme et sons. Et tant pis si « la langue trébuche ». D’autres voix aimantes sont là qui apportent leur aide et permettent que les mots retrouvent leur voie. Au-delà, le vent la forêt les étoiles la balançoire la flaque d’eau et « la baleine bleue » sont là pour donner à la vie sa saveur de sel et aux petites filles leur élan vers la lumière.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Sylvie Fabre G., Tombées des lèvres






    SYLVIE FABRE G.


    Sylvie Fabre G.
    Source



    ■ Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes

    Tombées des lèvres (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    [Plus forte que la forêt] (poème issu du recueil Tombées des lèvres)
    [À l’orée] (poème issu du recueil L’Intouchable)
    L’Intouchable (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    Frère humain (note de lecture d’AP)
    Frère humain (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    [La pensée va, et vient à ce qui revient] (poème issu du recueil Frère humain)
    Sylvie Fabre G. par Sylvie Fabre G. (auto-anthologie poétique comprenant plusieurs extraits de L’Approche infinie)
    [C’est un matin doux et amer](poème issu du recueil L’Autre Lumière)
    Dans l’attente d’un prolongement qui se meurt (note de lecture d’AP sur Corps subtil)
    Corps subtil (poème issu du recueil Corps subtil)
    L’Approche infinie (note de lecture d’AP)
    Celle qui n’était pas à sa fenêtre (extrait issu du recueil Le Génie des rencontres)
    La demande profonde
    Lettre des neiges éternelles (extrait de La Maison sans vitres)
    Piero, l’arbre (autre extrait de La Maison sans vitres)
    Le rêveur d’espace [hommage à Claude Margat] (autre extrait de La Maison sans vitres)
    Pays perdu d’avance (note de lecture d’AP)
    Maison en quête d’orient (poème issu du recueil Les Yeux levés)
    [Bien sûr le chant s’apaise dans le soir] (poème issu du recueil La Vie secrète)
    Quelque chose, quelqu’un
    Trouver le mot (autre poème issu du recueil L’Autre Lumière)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Sylvie Fabre G. (+ poème issu du recueil L’Approche infinie)
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer, par Sylvie Fabre G.
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant, par Sylvie Fabre G.
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman, par Sylvie Fabre G.
    Pierre Dhainaut, Après, par Sylvie Fabre G.
    Alain Freixe, Vers les riveraines, par Sylvie Fabre G.
    Emmanuel Merle, Ici en exil, par Sylvie Fabre G.
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Pierre Péju, Enfance obscure, par Sylvie Fabre G.
    Pierre Péju, L’État du ciel, par Sylvie Fabre G.
    Fabrice Rebeyrolle, un peintre gardien du feu, par Sylvie Fabre G.
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer, par Sylvie Fabre G.
    Roselyne Sibille, Entre les braises, par Sylvie Fabre G.
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    L’au-dehors
    → (dans les Chroniques de femmes)
    L’Amourier | Le Jardin de l’éditeur par Sylvie Fabre G.
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Anne Slacik par Sylvie Fabre G. : Anne, la sourcière
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Ludovic Degroote | Retisser la trame déchirée, par Sylvie Fabre G.
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    Une terre commune, deux voyages



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  • Sylvie Fabre G. | [Plus forte que la forêt]



    COLLAGE DIPTYQUE -  Loup, y es-tu  -
    Collage-diptyque, G.AdC






    [PLUS FORTE QUE LA FORÊT]




    Plus forte que la forêt au Désert,
    Anna Livia en sa lancinante mélopée
    se fraie un passage dans l’énigme
    de l’invisible : Loup, y es-tu ?
    Sa demande pressante monte au faîte,
    rythme de grands rais les sapins mais,
    dessous, les mousses et les fougères
    étouffent les mots dans la répétition.
    Ils semblent s’éloigner pour mieux revenir :
    Loup, y es-tu ? M’entends-tu ?
    L’œil glaneur par aguets, la parole émotive
    court le risque de l’incarnation, trouve
    framboises comme alliées de secours
    et la voix rouge de sa dévoration
    l’hardie enfant étourdiment triomphe :
    Loup y est pas, il nous mangera pas !


    Quelle mère-grand démentirait son chaperon ?




    Sylvie Fabre G., Tombées des lèvres, L’Escampette Éditions, 2015, page 52.






    Sylvie Fabre G., Tombées des lèvres






    SYLVIE FABRE G.


    Sylvie Fabre G.
    Source



    ■ Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes

    Tombées des lèvres (note de lecture d’AP)
    Tombées des lèvres (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    [À l’orée] (poème issu du recueil L’Intouchable)
    L’Intouchable (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    Frère humain (note de lecture d’AP)
    Frère humain (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    [La pensée va, et vient à ce qui revient] (poème issu du recueil Frère humain)
    Sylvie Fabre G. par Sylvie Fabre G. (auto-anthologie poétique comprenant plusieurs extraits de L’Approche infinie)
    [C’est un matin doux et amer](poème issu du recueil L’Autre Lumière)
    Dans l’attente d’un prolongement qui se meurt (note de lecture d’AP sur Corps subtil)
    Corps subtil (poème issu du recueil Corps subtil)
    L’Approche infinie (note de lecture d’AP)
    Celle qui n’était pas à sa fenêtre (extrait issu du recueil Le Génie des rencontres)
    La demande profonde
    Lettre des neiges éternelles (extrait de La Maison sans vitres)
    Piero, l’arbre (autre extrait de La Maison sans vitres)
    Maison en quête d’orient (poème issu du recueil Les Yeux levés)
    [Bien sûr le chant s’apaise dans le soir] (poème issu du recueil La Vie secrète)
    Quelque chose, quelqu’un
    Trouver le mot (autre poème issu du recueil L’Autre Lumière)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Sylvie Fabre G. (+ poème issu du recueil L’Approche infinie)
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer, par Sylvie Fabre G.
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant, par Sylvie Fabre G.
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman, par Sylvie Fabre G.
    Alain Freixe, Vers les riveraines, par Sylvie Fabre G.
    Emmanuel Merle, Ici en exil, par Sylvie Fabre G.
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Pierre Péju, Enfance obscure, par Sylvie Fabre G.
    Pierre Péju, L’État du ciel, par Sylvie Fabre G.
    Fabrice Rebeyrolle, un peintre gardien du feu, par Sylvie Fabre G.
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer, par Sylvie Fabre G.
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    L’au-dehors
    → (dans les Chroniques de femmes)
    L’Amourier | Le Jardin de l’éditeur par Sylvie Fabre G.
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Anne Slacik par Sylvie Fabre G. : Anne, la sourcière
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Ludovic Degroote | Retisser la trame déchirée, par Sylvie Fabre G.



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