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  • Giorgio Caproni | Lasciando Loco



    LASCIANDO LOCO
    (1972)




    Sono partiti tutti.
    Hanno spento la luce,
    Chiuso la porta, e tutti
    (Tutti) se ne sono andati
    Uno dopo l’altro.

    Soli,
    Sono rimasti gli alberi
    E il ponte, l’acqua
    Che canta ancora, e i tavoli
    Della locanda ancora
    Sgombri – il deserto,
    La lampadina a carbone
    Lasciata accesa nel sole
    Sopra il deserto.

    E io,
    Io allora, qui,
    Io cosa rimango a fare,
    Qui dove perfino Dio
    Se n’è andato di chiesa,
    Dove perfino il guardiano
    Del camposanto (uno
    Dei compagnoni più gai
    E savi) ha abbandonato
    Il cancello, e ormai
    — Di tanti — non c’è più nessuno
    Col quale amorosamente
    Poter altercare ?



    Giorgio Caproni, Tema con variazioni, Il muro della terra (1964-1975), in Tutte le Poesie, Garzanti, I grandi libri, Milano, 2016, pagina 365.







    EN QUITTANT LOCO



    Ils sont tous partis.
    Ils ont éteint la lumière,
    Fermé la porte, et tous
    (Tous) s’en sont allés
    L’un après l’autre.

    Seuls
    Sont restés les arbres
    Et le pont, l’eau
    Qui chante encore, et les tables
    De l’auberge encore,
    Encombrées — le désert,
    La petite ampoule à carbone
    Qu’on a laissée allumée dans le soleil
    Au-dessus du désert.

    Et moi,
    Moi alors,
    Je reste ici pour quoi faire,
    Ici où même Dieu
    S’en est allé de l’église,
    Où même le gardien
    Du cimetière (un
    Des bons vivants les plus gais
    Et sages) a quitté
    La grille, où désormais
    — d’eux tous — il n’y en a plus aucun
    Avec lequel amoureusement
    Je puisse me quereller ?



    Giorgio Caproni, Poesie 1932-1986 in Anthologie bilingue de la poésie italienne, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1994, pp. 1360-1363. Traduction de Philippe Renard et Bernard Simeone.




    __________________________
    NOTE d’AP : Loco est des hameaux de Rovegno (au nord de Gênes, dans la vallée de la Trébie), où Giorgio Caproni a longtemps enseigné, et où il a fait la connaissance de celle qui, en 1937, est devenue son épouse, Rina Rettagliata.




    GIORGIO CAPRONI


    Portrait_de_Giorgio_Caproni
    Image, G.AdC




    ■ Giorgio Caproni
    sur Terres de femmes

    7 janvier 1912 | Naissance de Giorgio Caproni
    Giorgio Caproni | Quando ti vidi accesa



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site des éditions Verdier)
    une page consacrée à Giorgio Caproni
    → (sur le site de la Rai.tv)
    Giorgio Caproni – La poesia ?






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  • Helga M. Novak | en automne



    Chevaux de przewalski
    Source






    IM HERBST



    Wehmut treibt mich
    den verlausten Mähnen
    der Pferde zu folgen
    über gemähtes Tun
    über versengte Heide
    über mooskahlen Stein
    die Fohlensprünge
    das tolle Scharren
    der Hufe verklungen
    in Geisternebeln
    harren sie stumm
    lauschend dem Wind
    die Köpfe gesenkt
    die kurze Brücke
    der Sonnenkugel
    verlockt sie nicht
    zu wilden Spielen
    Wehmut treibt mich
    den verlausten Mähnen
    der Pferde zu folgen
    im Herbst







    EN AUTOMNE



    une langueur me pousse
    à suivre les pouilleuses crinières
    des chevaux
    dans l’œuvre des faux
    dans les landes calcinées
    dans la roche chauve de mousse
    les cabrioles des poulains
    le piétinement fougueux
    des sabots évanoui
    dans les brumes spectrales
    ils attendent muets
    à l’affût du vent
    têtes baissées
    la courte passerelle
    de la balle solaire
    ne les incite pas
    aux jeux sauvages
    une langueur me pousse
    à suivre les pouilleuses crinières
    des chevaux
    en automne




    Helga M. Novak, Chaque pierre orpheline, Éditions Hochroth, Paris, 2013, pp. 22-23. Anthologie bilingue conçue par Dagmara Kraus. Traduction de l’allemand par Élisabeth Willenz avec une illustration de Ladislaja de Layre. Ouvrage publié avec le concours du Goethe-Institut Paris.






    Chaque pierre orpheline





    ___________________________
    NOTE d’AP : à la fin de sa vie, Helga M. Novak a résidé alternativement entre Legbąd (Pologne), Francfort-sur-le-Main et Berlin (Rüdersdorf) où elle est décédée le 24 décembre 2013 (elle est donc décédée dans le pays brandebourgeois de son enfance). Le fonds d’archives de Helga M. Novak a été légué en mars 2013 aux Archives littéraires allemandes (Deutschen Literaturarchiv) de Marbach am Neckar (district de Ludwigsburg). Ce fonds comprend ses textes et manuscrits, mais aussi sa correspondance (notamment sa correspondance avec Günter Grass et Wolf Biermann). Le troisième volume de son autobiographie (Im Schwanenhals, « Dans le col de cygne ») a été publié chez Schöffling & Co. (Francfort-sur-le-Main) en septembre 2013.




    HELGA M. NOVAK


    Helga M. Novak en 1971
    © PICTURE-ALLIANCE / DPA
    Source




    ■ Helga M. Novak
    sur Terres de femmes

    Lettre à Médée (poème extrait du recueil C’est là que je suis)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    un autre poème extrait du recueil Chaque pierre orpheline



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Les Carnets d’Eucharis)
    une autre poème extrait du même recueil (+ une notice biographique)
    → (sur le site des éditions Hochroth)
    la page de l’éditeur sur Chaque pierre orpheline
    → (sur Recours au poème)
    Helga M. Novak par Pascale Trück
    → (sur Terre à ciel)
    Helga M. Novak : c’est là qu’elle est, par Sophie g. Lucas
    → (sur le site de Blandine Longre)
    un autre poème extrait de Chaque pierre orpheline






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  • Antonio Gamoneda | Quand tu éclaires mes yeux



    Quand tes mains divisent la lumière
    Ph., G.AdC








    [CUANDO ENCIENDES MIS OJOS]




    Cuando enciendes mis ojos, el pájaro
    que habita en mí enloquece. Advierto
    la división y que un río de llamas recorre
    mi sendero arterial.

    En torno a mí,
    se extiende un temblor, y tú
    mueves la luz en superficies blancas; las pacificas, quizá
    [para que yo descanse en la equidad de la división, sí, pero
    [tú también eres el precursor de las últimas brasas que, ya

    [frías, se anuncian.

    Bien.

    Condúceme.

    Yo
    avanzaré con mi pájaro tratando de olvidar
    mi exceso de presagios y la fermentación de mi dudas.

    [Diré
    quizá algunas palabras; las mismas
    que, sin pronunciarlas, dices tú cuando tus manos
    dividen
    la luz.



    Antonio Gamoneda, Canción errónea, Tusquets Editores, Marginales 278, Colección Nuevos textos sagrados dirigida por Antoni Marí, 2012, pp. 121-122.








    [QUAND TU ÉCLAIRES MES YEUX]




    Quand tu éclaires mes yeux, l’oiseau
    qui habite en moi s’affole. Je perçois
    la division et un fleuve de flammes qui parcourt
    mon sentier artériel.

    Autour de moi,
    un tremblement se propage, et toi
    tu déplaces la lumière par surfaces blanches ; tu les pacifies, peut-être pour

    que je repose dans l’équité de la division, oui, mais toi aussi tu es

    le précurseur des dernières braises qui s’annoncent, déjà froides.

    Bien.

    Conduis-moi.

    Moi
    j’avancerai avec mon oiseau en tentant d’oublier
    mon excès de présages et la fermentation de mes doutes. Je dirai
    peut-être quelques mots ; les mêmes
    que, sans les prononcer, tu dis quand tes mains
    divisent
    la lumière.



    Antonio Gamoneda, Chanson de l’erreur in Revue Europe n° 1020, avril 2014, pp. 289-290. Traduction de l’espagnol par Jean-Yves Bériou et Martine Joulia.






    ANTONIO  GAMONEDA


    Antonio Gamoneda
    Source



    ■ Antonio Gamoneda
    sur Terres de femmes

    Cecilia (lecture d’AP)
    Entra en tu madre (poème extrait de Cecilia + notice bio-bibliographique)
    Géologie (poème extrait de Blues castillan)
    La lumière bout derrière mes paupières (poème extrait d’Arden las pérdidas [Clarté sans repos])



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de Tusquets Editores)
    plusieurs poèmes (en espagnol) extraits du recueil Canción errónea [PDF]
    → (sur le site Lyrikline)
    Antonio Gamoneda lisant à voix haute certains de ses poèmes





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  • Amelia Rosselli | [Filtre entre moi et toi dans la sous-marine une clarté]



    Laisse l’innocence et reviens à l’obscurité, laisse |  la rencontre et reviens à la lumière.
    Ph., G.AdC







    [FLUISCE TRA ME E TE NEL SUBACQUEO UN CHIARORE]



    Fluisce tra me e te nel subacqueo un chiarore
    che deforma, un chiarore che deforma ogni passata
    esperienza e la distorce in un fraseggiare mobile,
    distorto, inesperto, espertissimo linguaggio
    dell’ adolescenza! Difficilissima lingua del povero!
    rovente muro del solitario! strappanti intenti
    cannibaleschi, oh la serie delle divisioni fuori
    del tempo. Dissipa tu se tu vuoi questa debole
    vita che non si lagna. Che ci resta. Dissipa
    tu il pudore della mia verginità; dissipa tu
    la resa del corpo al nemico. Dissipa la mia effige,
    dissipa il remo che batte sul ramo in disparte.
    Dissipa tu se tu vuoi questa dissipata vita dissipa
    tu le mie cangianti ragioni, dissipa il numero
    troppo elevato di richieste che m’agonizzano:
    dissipa l’orrore, sposta l’orrore al bene. Dissipa
    tu se tu vuoi questa debole vita che si lagna,
    ma io non ti trovo e non so dissiparmi. Dissipa
    tu, se tu puoi, se tu sai, se ne hai il tempo
    e la voglia, se è il caso, se è possibile, se
    non debolmente ti lagni, questa mia vita che
    non si lagna. Dissipa tu la montagna che m’impedisce
    di vederti o di avanzare; nulla si può dissipare
    che già non sia sfiaccato. Dissipa tu se tu
    vuoi questa mia debole vita che s’incanta ad
    ogni passaggio di debole bellezza; dissipa tu
    se tu vuoi questo mio incantarsi, — dissipa tu
    se tu vuoi la mia eterna ricerca del bello e
    del buono e dei parassiti. Dissipa tu se tu puoi
    la mia fanciullaggine; dissipa tu se tu vuoi,
    o puoi, il mio incanto di te, che non è finito:
    il mio sogno di te che tu devi per forza assecondare,
    per diminuire . Dissipa se tu puoi la forza che
    mi congiunge a te: dissipa l’orrore che mi ritorna
    a te. Lascia che l’ardore si faccia misericordia,
    lascia che il coraggio si smonti in minuscole
    parti, lascia l’inverno stirarsi importante nelle
    sue celle, lascia la primavera portare via il
    seme dell’indolenza, lascia l’estate bruciare
    violenta e incauta; lascia l’inverno tornare
    disfatto e squillante, lascia tutto — ritorna
    a me; lascia l’inverno riposare sul suo letto
    di fiume secco; lascia tutto, e ritorna alla
    notte delicata delle mie mani. Lascia il sapore
    della gloria ad altri, lascia l’uragano sfogarsi.
    Lascia l’innocenza e ritorna al buio, lascia
    l’incontro e ritorna alla luce. Lascia le maniglie
    che coprono il sacramento, lascia il ritardo
    che rovina il pomeriggio. Lascia, ritorna, paga,
    disfa la luce, disfa la notte e l’incontro, lascia
    nidi di speranze, e ritorna al buio, lascia credere
    che la luce sia un eterno paragone.






    [FILTRE ENTRE TOI ET MOI DANS LA SOUS-MARINE UNE CLARTÉ]



    Filtre entre moi et toi dans la sous-marine une clarté
    qui déforme, une clarté qui déforme chaque expérience
    du passé et la distord en un phrasé mobile,
    distordu, inexpérimenté, expertissime langage
    de l’adolescence ! si difficile langue du pauvre !
    mur brûlant du solitaire ! arrachantes intentions
    cannibalesques, oh la série des divisions hors
    du temps. Toi dissipe si tu veux cette faible
    vie qui ne se plaint pas. Qui nous reste. Toi
    dissipe la pudeur de ma virginité ; toi dissipe
    la capitulation du corps à l’ennemi. Dissipe mon effigie,
    dissipe la rame qui bat sur le rameau en contrebas.
    Toi dissipe si tu veux cette vie dissipée dissipe
    toi mes changeantes raisons, dissipe le nombre
    trop élevé de requêtes qui m’agonisent :
    dissipe l’horreur, déplace l’horreur au bien. Toi
    dissipe si tu veux cette faible vie qui se plaint,
    car je ne te trouve pas, et je n’ose me dissiper. Toi
    dissipe, si tu peux, si tu sais, si tu en as le temps
    et l’envie, si c’est le moment, si c’est possible, si
    sans faiblir tu te plains, cette vie mienne qui ne
    se plaint pas. Toi dissipe la montagne qui m’empêche
    de te voir ou bien d’avancer ; rien ne se peut dissiper
    qui déjà ne se soit raffaissé. Toi dissipe si tu
    veux cette faible vie mienne enchantée à
    chaque passage de faible beauté ; toi dissipe
    si tu veux cet enchantement mien, — toi dissipe
    si tu veux mon éternelle recherche du beau et
    du bon et des parasites. Toi dissipe si tu peux
    mon enfantinage ; toi dissipe si tu veux,
    ou peux, mon enchantement de toi, qui n’est pas fini :
    mon rêve de toi que tu dois forcément seconder,
    pour diminuer. Dissipe si tu peux la force qui
    me conjoint à toi : dissipe l’horreur qui me revient
    vers toi. Laisse que l’ardeur se fasse miséricorde,
    laisse que le courage se délite en tout petits
    bouts, laisse l’hiver s’étirer important dans
    ses cellules, laisse le printemps emporter la
    graine de l’indolence, laisse l’été brûler
    violent et sans prudence ; laisse l’hiver revenir
    défait et carillonnant, laisse tout — reviens
    à moi ; laisse l’hiver reposer dans son lit
    de fleuve à sec ; laisse tout, et reviens à la
    nuit délicate de mes mains. Laisse la saveur
    de la gloire à d’autres, laisse l’ouragan se déchaîner.
    Laisse l’innocence et reviens à l’obscurité, laisse
    la rencontre et reviens à la lumière. Laisse les poignées
    qui recouvrent le sacrement, laisse le retard
    qui ruine l’après-midi. Laisse, reviens, paie,
    défais la lumière, défais la nuit et la rencontre, laisse
    des nids d’espoirs, et reviens à l’obscurité, laisse croire
    que la lumière est une éternelle comparaison.



    Amelia Rosselli, La Libellule [La libellula, Sellerio Editore, Milano, 1985 ; Garzanti Editore, Milano, 1997], Ypsilon Éditeur, 2014, pp. 38-39-40-41-42. Traduction et postface de Marie Fabre.




    ______________________________________
    NOTE d’AP : l’ouvrage dont est issu l’extrait ci-dessus (La Libellule d’Amelia Rosselli) est disponible en librairie depuis le 12 avril 2014.





    AMELIA ROSSELLI


    Amelia_rosselli
    Ph. © Dino Ignani – Tous droits réservés
    Source



    ■ Amelia Rosselli
    sur Terres de femmes

    Amelia Rosselli | Adolescenza (+ notice bio-bibliographique)
    [La tua debolezza è la mia vittoria] (poème extrait de Variazioni Belliche + traduction française par Marie Fabre)
    T’aimer et ne rien pouvoir faire d’autre que t’aimer (poème extrait de “Dialogo con i Poeti”, Serie Ospedaliera 1963-1965)
    11 février 1996 | Mort d’Amelia Rosselli (article de Marie Fabre + extraits de Variazioni Belliche, dans une traduction de Marie Fabre)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site des éditions Ypsilon)
    la page de l’éditeur sur La Libellule (+ un autre extrait)
    → (sur t-pas-net.com)
    une chronique de Jean-Nicolas Clamanges sur La Libellule d’Amelia Rosselli
    → (sur le site des éditions Ypsilon)
    un extrait du Dossier Amelia Rosselli de la Revue Europe (n° 996, avril 2012, pp. 197-201)[PDF]
    → (sur YouTube)
    Amelia Rosselli lisant en français trois des neuf poèmes d’Adolescence
    → (sur YouTube)
    Amelia Rosselli lisant un court extrait de La libellula
    → (sur Rai-TV Radioscrigno)
    d’exceptionnelles archives sonores, dont l’étonnante lecture d’un extrait de Sleep par Amelia Rosselli
    → (dans l’anthologie permanente de Poezibao)
    un extrait de Documento 1966-1973 d’Amelia Rosselli (traduction inédite d’Angèle Paoli)
    → (sur le site de l’Unità)
    « Amelia Rosselli, rivoluzionaria della poesia » par Lello Voce
    → (sur trickster)
    « La traduction chez Amelia Rosselli | Entre désappropriation et appropriation linguistique », par Sarah Ventimiglia





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  • Drago Jančar, Jancar Cette nuit, je l’ai vue

    par Angèle Paoli


    Drago Jančar Jancar, Cette nuit, je l’ai vue,
    Phébus, Collection littérature étrangère, 2014.
    Traduit du slovène par Andrée Lück-Gaye.




    Lecture d’Angèle Paoli


    Photocollage - Assise derrière sa fenêtre, un album photos entre les mains...
    Photocollage, G.AdC
    Source principale des photos








    LE TEMPS S’ARRÊTE AU LEVER DU SOLEIL



    « Cette nuit, je l’ai vue comme si elle était vivante ». Ainsi commence le récit du dernier roman de l’écrivain slovène Drago Jančar. Par une phrase qui reprend le titre du roman et qui le parachève : Cette nuit, je l’ai vue. La voix de l’apparition porte toujours en elle tout le mystère de la jeune femme à qui elle appartenait. L’âme errante de Veronika se manifeste parfois à Stevo, du temps où le jeune officier de cavalerie et l’insaisissable Veronika vivaient ensemble à Maribor. Elle se manifeste aussi à l’officier médecin allemand Horst, réanimant avec le fantôme de la jeune femme blonde, le souvenir intègre de son charme si particulier, de sa silhouette élégante, de sa « présence exigeante ». Et celui du désir qu’elle avait fait naître en lui. De ce passé qui remonte sans cesse à la surface — comme les os des cadavres hâtivement enfouis dans la terre —, Horst voudrait tellement se défaire. Il voudrait surtout se dépouiller du sentiment de culpabilité qui l’obsède. Comment pourrait-il être responsable de la mort de la lumineuse Veronika Zarnik ? Et responsable de la mort de son ami, Léo Zarnik, homme d’affaires élégant et racé, et mari de Veronika ? L’apparition se manifeste enfin à Jeranek, jeune paysan engagé dans les groupes de partisans en lutte contre l’occupant allemand. La mort de Veronika, à laquelle Jeranek a participé et sans doute contribué, revient périodiquement hanter le camarade Jeranek :

    « Bien des années après la guerre, elle venait à moi vers quatre heures du matin, à cette heure étrange où la nuit n’est pas finie et où le jour n’est pas levé. C’est alors qu’elle se montrait dans mon sommeil dans les branches de sapin sous le promontoire rocheux… »

    Si le spectre de Veronika revient troubler avec autant de force le sommeil des hommes qu’elle a côtoyés, n’est-ce pas que son âme est condamnée à errer sans but ? Et si son âme est ainsi condamnée à l’errance, n’est-ce pas parce que son corps n’a pas été enseveli ? Un corps livré en pâture aux bêtes sauvages de la forêt. Et ces hommes que Veronika a aimés ou qui l’ont aimée, quelle est leur part de responsabilité dans la mise à mort de Veronika et de Leo Zarnik ? Dans quelles conditions le couple a-t-il été exécuté ? Quels mobiles chacun va-t-il trouver et fournir pour tenter de se disculper ?

    Cinq voix vont prendre tour à tour le relais du récit au cours des cinq chapitres qui composent le roman. Deux voix de femmes et trois voix d’hommes. Chacune d’elles aborde les événements selon un angle de vue personnel, qui varie en fonction du lien qui les unit à Veronika. En fonction aussi de leur degré d’implication dans l’arrestation du couple Zarnik et dans le sort qui lui a été réservé. Circonstances et personnages se recoupent, se croisent, s’interrogent. La tension monte, extrême, qui laisse entrevoir l’horreur. Les voix se superposent, polyphonie tragique, jusqu’à l’ultime resserrement du cercle. La nasse, soudain, se referme sur le manoir de Podgorsko et sur le couple Zarnik. Une chape de plomb et de silence tombe sur les cadavres de Veronika et de Leo. Pendant quelques mois. Le temps que bruits et bavardages se mettent à courir de village en village et fassent remonter des fosses les corps ensevelis :

    « Il s’est avéré que dans ce train Bogdan avait dit aux jeunes gens que pendant l’hiver quarante-quatre, il avait reçu l’ordre d’enterrer une femme qui avait été exécutée. Dans le bois, il y avait beaucoup de neige, et la neige était gelée, il n’avait pas eu le temps de creuser une fosse assez longue. C’est pourquoi il avait cassé les jambes de la femme et alors l’affaire avait été vite réglée. »

    Ainsi raconte Jeranek.

    Tout au long du premier chapitre, la voix de Stevan Radovanović — Stevo — tente de reconstituer le miroir brisé de son histoire. Miroir où se rejoignent son amour pour Veronika et son amour pour sa patrie. Il ne reste de l’une et de l’autre qu’un officier déchu, qui cherche dans le visage vieilli qui est désormais le sien, le souvenir de celui qu’il a été. Passé et présent s’enchevêtrent, laissant place parfois à des anticipations et à des suppositions restées sans réponse. Ainsi, dans ce passage où Stevo se remémore un moment de son histoire avec Veronika, avant la première mutation de l’officier (mutation demandée par Leo Zarnik, comme le révèle plus tard le récit) :

    « L’instant où elle franchit la ligne qui séparait sa vie d’avec Leo Zarnik de sa vie avec l’officier de cavalerie signifiait que tout allait changer. Cela, nous ne pouvions pas le savoir, nous ne pouvions vraiment pas, car ni elle ni moi alors ne pensions à l’avenir. À la vie dans un logement militaire dans une caserne en Serbie du Sud. »

    Sept ans se sont écoulés entre le moment de la rencontre, en 1937, de Stevo avec Veronika, et la récente apparition nocturne qui s’adresse à lui dès le début du récit.

    « Elle s’est arrêtée à ma hauteur, m’a regardé un moment l’air pensif, un peu absent, comme toujours lorsqu’elle ne pouvait pas dormir et qu’elle errait dans notre appartement à Maribor, elle s’est arrêtée devant la fenêtre, s’est assise sur le lit, puis elle s’est retournée vers la fenêtre. Qu’y a-t-il, Stevo, a-t-elle dit, toi non plus, tu ne peux pas dormir ? »

    Depuis leur séparation, le gouffre dans lequel Stevo a sombré ne cesse de le torturer. Opposé à la prise de pouvoir de la Yougoslavie par les communistes, opposé à la montée en puissance de Tito, Stevo assiste désespéré à la débâcle subie par son armée, à la défaite de son pays, à la fin d’un monde et d’un royaume. Il n’y a plus de limite à la violence et à la folie. Le passé submerge le présent. Les souvenirs heureux liés à Veronika s’ouvrent sur la béance qu’elle a laissée derrière elle, depuis qu’elle est retournée vivre avec son mari :

    « Au lieu de discuter toute la journée avec mes compagnons de guerre de la possibilité de rentrer, je pense aux plus beaux jours de ma vie avec la femme qui, cette nuit, sept ans après, m’a une nouvelle fois rendu visite. »

    L’âme de Veronika plane au-dessus de Palmanova où se trouve Stevo, l’officier humilié qui s’émeut et s’inquiète du silence dans lequel son ancienne maîtresse l’enferme :

    « Quand, la nuit, je contemple le ciel étoilé de mai, je me demande souvent si elle aussi regarde les étoiles. Si elle vit toujours dans ce manoir acheté par son mari, alors elle voit le même ciel à moins de deux cents kilomètres d’ici. Pendant un instant, je suis comme saisi par une ombre noire, que signifiait sa visite si vivante cette nuit ? Chez moi, les gens croient que les âmes des morts rôdent autour de nous. Est-ce qu’il ne lui serait pas arrivé quelque chose ? »

    Stevo n’aura pas de réponse. Seul le lecteur, recomposant pièce par pièce le puzzle des événements, connaîtra le fin mot de l’histoire.

    Lorsqu’en février 1944, il apprend la disparition de Veronika et de Leo Zarnik, l’officier allemand et médecin Horst Hubermayer se trouve en Lombardie, « où avec des combattants de la république de Salò » se « préparait une riposte contre la progression des Alliés. » Dès lors, s’interroge Horst, comment pourrait-il savoir ce qui est arrivé à Veronika et à Leo Zarnik ? D’autant que sa dernière rencontre avec le couple remonte à deux années en arrière. Et cela fait deux ans qu’il tente d’oublier cette époque maudite, décimée par la guerre. Depuis, l’image que Horst rencontre dans son miroir, est celle de la mort. Celle des « camarades, morts dans les marécages d’Ukraine, dans les chemins boueux de forêt, en Slovénie, là où, dans une embuscade, les balles des partisans ont fusé, fracassant les vitres des voitures et les visages, dans les plaines de Lombardie que nous avons traversées en quarante-cinq pour nous replier vers les Alpes. Alors la mort frappait et détruisait avant d’aller guetter ailleurs… »

    Ramenées à la surface par la lecture d’une lettre, les images de mort surgissent dans un ordre qui n’a rien à voir avec une quelconque hiérarchie. Par une série d’analepses habilement imbriquées dans le présent du récit, survient le souvenir de Veronika confrontée à la mort d’une grenouille écrasée sur la route. Une mort violente et injuste qui préfigure, sans doute, celle de la jeune femme. Ainsi, l’épisode de la grenouille revient-il comme un leitmotiv dans le récit de Horst :

    « Je ne sais pas pourquoi la grenouille verte écrasée sur la route cette nuit-là ne parvient pas à me sortir de la tête tant d’années plus tard, tel un événement insignifiant qui s’impose parfois à notre mémoire contre notre volonté. Il s’est produit tant de choses pendant la guerre, mais ce qui me revient à l’esprit à la lecture de la lettre que j’ai trouvée ce matin dans la boite, c’est cette grenouille écrabouillée et ses yeux encore vivants alors qu’elle était morte. »

    La lettre reçue ce matin-là, ravive les souvenirs liés au manoir de Podgorsko, dont Horst est alors un hôte familier. Comme tant d’autres — artistes, musiciens, poètes et personnalités du moment —, Horst jouit de l’amitié du couple Zarnik dont le souci majeur semble être d’offrir à ses invités un « asile » qui apporte à la petite société « un sentiment de vie civile normale en pleine guerre. » Un havre de paix qui est loin de faire l’unanimité.

    Deux autres scènes importantes marquent le récit de Horst. Son intervention auprès des autorités allemandes pour faire libérer Ivan Jeranek, soupçonné d’appartenir à la bande des partisans. Soutenu par Veronika qui ne doute aucunement de « son paysan aux mains d’or », Jeranek est sauvé par Horst. Qui découvre plus tard, non sans trembler, qu’il s’est porté « garant pour un coupable ». Et ce, sur son honneur d’officier allemand. Le second événement important est ce moment inoubliable de promenade matinale avec Veronika. Après une nuit de fête, Veronika en robe longue et Horst en uniforme d’officier, se rendent près du bassin. De cet instant de magie « au lever du soleil » et du geste surpris par Jeranek — « Je lui pris la main et la regardai dans les yeux » — découlera la suite tragique des événements. Pour l’officier médecin Horst, soupçonné d’appartenir à la Gestapo, le temps s’arrête au souvenir du soleil qui « se levait d’un côté alors que, sur l’autre côté, un quartier de lune pendait encore ». Habité par le sentiment de sa propre lâcheté — « ce ne sont pas les choses qu’on a faites qui nous accompagnent mais celles qu’on n’a pas faites » —, Horst se raccroche au leitmotiv qui le hante depuis sa dernière entrevue avec Veronika :

    « Ses yeux vivants, si vivants, toujours gais, qui ont peut-être regardé, vides et désespérés, les cimes des sapins couverts de neige, avant de s’éteindre. De ces sapins qu’elle regardait tous les matins quand le soleil les éclairait, quand d’un côté le cercle du soleil radieux se levait et que, de l’autre, le dernier croissant de lune pendait dans le ciel infini, pur et clair. »

    Cinquante ans après les événements, l’enterrement de Janko Kralj ouvre grandes les vannes du passé. C’est sous l’influence de Janko puis sous ses ordres qu’Ivan Jeranek a servi, pendant la guerre, aux côtés des maquisards. Il aura fallu attendre quelques jours avant la mort de Janko pour que sortent de la bouche du mourant les paroles du doute : « Cette descente à Podgorsko, avait-il dit, là on s’est peut-être gourés. » Propos que Jeranek rapporte à Bogdan, seul survivant avec le « paysan », de l’action menée en janvier 44. À quoi Bogdan répond par le silence.

    Ces funérailles avec drapeaux et honneur sont l’occasion pour Jeranek de reconstituer le cours des événements de Podgorsko et leur enchaînement. Mais aussi de retrouver les sentiments confus et contradictoires qui l’ont habité, lui, le paysan malhabile, empêtré dans la complexité de ses pensées et de ses devoirs. Tout en dénouant les fils de son histoire, Jeranek tente de clarifier les liens qu’il a entretenus avec « la dame du château » ; avec Zarnik et avec Horst, à qui il doit sa sortie de prison. Et aussi avec Janko. Lequel, animé d’une hargne sans nom à l’égard des Zarnik, — ces bourgeois fainéants et exploiteurs — se vante de pouvoir obtenir de Veronika ce qu’il désire. À la première occasion :

    « Quelle bonne femme, a-t-il soupiré, avant d’éclater de rire bruyamment. Si elle m’emmène vraiment (en moto), a-t-il dit avec exubérance, moi je la prendrai comme ça, par la taille »…

    Dans la confusion des sentiments qui le traversent — confusion qui se traduit sur le plan de l’écriture par le mélange des discours et l’entremêlement des voix—, Jeranek revit l’émotion violente qui l’a étreint autrefois, lorsque, ce matin de « fauchailles » autour du manoir, il a surpris Veronika au bras de Horst, près du bassin. Une jalousie incontrôlable à laquelle se mêle une sourde colère le conduit peu à peu — mais avec une détermination croissante — vers la délation. D’autant que Janko, qui a bien assimilé les discours de son camp, se fait de plus en plus pressant, de plus en plus menaçant.

    « Vas-y, a-t-il dit, informe-nous de ce qui se passe là-haut. On se bat pour la liberté du peuple slovène, a-t-il ajouté en des termes solennels qui résonnaient étrangement dans la bouche de ce plaisantin rigolo. Eux, a-t-il continué, s’amusent avec les occupants. Il m’a rapidement expliqué que toute information était précieuse… »

    Bien qu’il dise n’avoir été qu’un garde contraint d’obéir aux ordres sous peine d’y laisser sa peau, Jeranek s’est trouvé engagé dans une « vraie responsabilité », à laquelle il n’a pu se soustraire. Confronté à sa lâcheté, Jeranek s’arrange avec sa conscience en s’abritant derrière la loi de la guerre. Pourtant, cinquante ans plus tard, Jeranek est encore hanté par le regard suppliant que Veronika lui a lancé au moment où Leo Zarnik et elle s’enfonçaient dans la nuit pour y subir le pire. Un autre regard le poursuit, dont il s’imagine qu’il lui demande des comptes. Celui de madame Josipina, la mère de Veronika. Une vieille dame qui a suivi, sans trop comprendre, assise derrière la fenêtre de sa chambre, les événements de la nuit de janvier 44. Un regard qu’il croise à nouveau, derrière la fenêtre d’une maison de Ljubljana, en mai quarante-cinq, lors d’un défilé du maréchal Tito.

    La fenêtre. Tel est le motif qui accompagne le personnage de madame Josipina. C’est d’ailleurs par le récit du défilé du maréchal Tito, à Ljubljana, que commence la rétrospective des événements, dans le regard de la mère de Veronika :

    « J’étais assise près de la fenêtre ouverte, comme toujours… Soudain, j’ai vu un homme qui s’est arrêté et a levé les yeux, il m’a semblé qu’il regardait ma fenêtre, qu’il me regardait. C’était un homme trapu, aux épaules larges et aux cernes noirs sous les yeux, comme en ont les gens qui font la noce ou qui souffrent d’insomnie. Il m’a semblé que je connaissais son visage, c’était peut-être l’un de ces ouvriers qui travaillaient à la propriété Podgorsko. Son regard m’a fait sursauter, quelque chose de connu et de trouble à la fois pénétrait en moi. Puis l’homme s’est détourné et a repris sa marche avant de se perdre dans la foule joyeuse. »

    Avec la disparition de cet homme trapu que la très vieille dame vient d’identifier, remonte l’angoisse qui l’étreint depuis la nuit de janvier 44.

    « Arrivent toujours la nuit et le moment d’égarement où je me retrouve soudain au manoir, au dernier étage, et où j’entends des voix d’hommes en bas. »

    Depuis ce moment terrible dont elle devine le déroulement sans y avoir véritablement assisté, madame Josipina s’est installée dans l’attente infinie du retour de sa fille. Et dans les souvenirs qui la lient à elle et à leur histoire commune. Assise derrière sa fenêtre, un album photos entre les mains, et aux lèvres une chanson du temps de sa jeunesse, la vieille dame confie à Joži, sa gouvernante, qui lui est très attachée et à Peter, son cher époux défunt, ses doutes, ses souffrances, ses espoirs.

    « Peut-être que ce Jeranek de Poselje repassera, je l’appellerai et je lui demanderai s’il sait quelque chose, s’il sait avec qui est partie Veronika. Si Jeranek ne sait pas, peut-être que Horst, le médecin allemand, sait. Filip lui a envoyé une lettre. J’attendrai Filip, de loin il me fera signe avec la lettre venue d’Allemagne. Peut-être dès demain. »

    Quant à Joži — seconde voix narrative féminine du roman —, chargée par Veronika de protéger sa mère, elle a assisté en direct aux préparatifs de l’action. Elle est le témoin le plus averti du rôle que Jeranek a joué dans le déroulement des événements. Face à l’attitude qui est la sienne, outrée par tant d’ingratitude, d’entêtement et de lâcheté, elle comprend qu’il ne faut attendre de lui aucun soutien. Elle finit par comprendre aussi « que ça ne finirait pas bien ». D’autant que lui reviennent en mémoire des réflexions de Jeranek, réflexions qu’elle n’avait pas comprises sur le moment et dont elle perçoit soudain toute la portée :

    « C’était environ un an plus tôt, par un matin d’été, de très bonne heure, Jeranek était là. Ivan, ce gentil garçon qui venait faucher s’est approché de moi et m’a dit, j’ai l’impression que ta dame aime voir les Allemands. Moi, j’ai ri, qu’est-ce que tu racontes, Ivan, des invités viennent en visite, elle doit les recevoir… »

    Ce soir-là, au cours de la perquisition au manoir, Jeranek, brutalisant la gouvernante, avait traité Veronika de « putain allemande ». Une infamie qui avait effrayé Joži et l’avait fait battre un moment en retraite auprès de madame Josipina, toujours à sa fenêtre. Lorsque, à la fin de la guerre, Joži a l’occasion de revoir Jeranek, elle semble ne plus lui en vouloir. Elle porte sur lui un regard neutre, détaché.

    « Jeranek aussi est revenu. Jamais il n’est monté chez nous, je l’ai vu à la gare. Il avait l’air plus sérieux et plus vieux, mais en bonne santé, costaud, il était en uniforme d’officier, les mains croisées dans le dos, il regardait passer les trains. »

    Peut-être se reproche-t-elle intérieurement ses propres silences, ses propres petites lâchetés du moment ? Peut-être ne sait-elle pas tout de l’action que Jeranek a menée contre les maîtres du manoir ? Joži ignore sans doute que c’est Jeranek qui a vendu Veronika à « l’oncle Stefan », le chef de gare membre actif du réseau des partisans. Elle ignore que, sous ses ordres, « le train a foncé sur elle et l’a écrasée ». Joži avoue elle-même ne pas connaître la vérité. Il se peut aussi qu’avec le temps, elle ait pris du recul et que son point de vue, constitué de la multiplicité des souvenirs, ait évolué. N’a-t-elle pas épousé un ancien partisan ? Avec le temps, les mauvais souvenirs finissent par s’estomper et Joži n’a retenu de Podgorsko que les moments heureux. C’est ceux-là qu’elle transmet à ses petits-enfants, « les chevaux qui paissaient tranquillement dans les vastes prairies en contrebas du manoir ». Et, ajoute-t-elle, « plus que des chevaux, ils aiment que je leur parle du petit alligator que la jeune dame avait autrefois et qui par la suite avait mordu son mari dans la baignoire. Les enfants rient et battent de leurs petites mains… Ils veulent toujours réentendre cette histoire. »

    Le lecteur, lui, passant et repassant par les mêmes lieux et par les mêmes actions, lit et relit l’histoire de Veronika. À travers le prisme changeant des différentes voix du récit. Un récit riche des points de vue qui se croisent, se complètent ou s’opposent. Laissant chacun libre, face aux multiples interrogations qu’il soulève, de tracer sa voie parmi les choix contradictoires.

    Longtemps après que les personnages ont quitté la scène et regagné les limbes d’où les ont tirés Drago Jančar et sa complice, la traductrice Andrée Lück-Gaye, le mystère de Cette nuit, je l’ai vue, continue de s’immiscer dans l’esprit du lecteur. Un roman passionnant, cruel et beau à la fois. En tous points remarquable.




    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Cette nuit je l'ai vu





    DRAGO JANČAR


    Vignette drago-jancar





    ■ Drago Jančar
    sur Terres de femmes


    Aurore boréale (lecture d’AP) (+ une notice bio-bibliographique)
    La Fuite extraordinaire de Johannes Ott (lecture d’AP)
    [Une panique indescriptible s’empara de la population] (extrait de La Fuite extraordinaire de Johannes Ott)





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