| ROBERTO BOLAÑO Source ■ Voir aussi ▼ → (sur le site de la revue Les Hommes sans épaules) une notice bio-bibliographique sur Roberto Bolaño |
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Le Versant noir est le titre du deuxième poème de ce beau et puissant recueil. Il donne son nom à l’ensemble, sous-titré Le Peuple est légendes et autres poèmes. C’est la voix de son peuple opprimé, celui des Aborigènes d’Australie, que Kevin Gilbert y fait entendre. Comme il l’explique dans une introduction, qui succède à l’avant-propos d’Eleanor Gilbert (l’un comme l’autre donnent des indications précieuses sur le travail du poète), « Le Versant noir peut être considéré comme un ensemble de portraits oraux d’opprimés, de patriotes, de libérateurs, criant leurs souffrances et leur détermination dans les vents du temps ». « Le versant noir, dit le poème, est le juste versant », car c’est celui de la couleur noire, la couleur de la peau de ceux dont ni les droits ni même l’existence n’ont été reconnus. En 1988, l’Australie a fêté le bicentenaire de l’établissement de la colonie et c’est à cette occasion que le recueil a été rassemblé. C’est contre les ordres du roi George qu’elle s’était établie sans qu’aucun traité n’ait été signé avec les indigènes, terra nullius, terre de personne, si bien que les Aborigènes, privés de tout, ne reconnurent jamais la colonisation. Même si une restitution partielle de leur terre eut lieu, certes tardivement, à partir de 1976, même si la fiction juridique de terra nullius a été rejetée, le mot d’ordre a longtemps été « l’Australie aux blancs », et l’on connaît la triste histoire des enfants arrachés à leur famille pour être assimilés, en quelque sorte blanchis. Une reconnaissance symbolique a eu lieu en 2008 lorsque le Premier ministre s’est excusé pour le tort commis aux Aborigènes. Kevin Gilbert (1933-1993) était mort depuis des années. Kevin Gilbert était membre de la nation aborigène Wiradjuri, l’un des 250 groupes qui occupaient l’Australie avant la colonisation. Sur la tragique situation de son peuple, il a écrit de nombreux ouvrages de dénonciation. The Blackside est le premier de ses ouvrages traduit en français. Il faut remercier pour cette traduction le Castor Astral et surtout la traductrice, Marie-Christine Masset. Dans les textes ici rassemblés défilent plusieurs personnages, réels ou symboliques, qui prennent la parole comme Oncle Paddy : Je suis Paddy le noir. Je cueille le raisin
Et j’attrape les lapins
D’un extrême à l’autre
Du bon jus de fruits sur mes mains une semaine
L’autre des intestins puants de lapins ou à qui il s’adresse comme « Hugh Ridgeway / Chrétien / Sobre / Noir / Décédé » (« Hôpital Taree »). Ou bien encore, il décrit les souffrances de tel ou tel, humble ou plus connu pour son engagement, comme « Sur la mort d’une patriote », celle de l’activiste Pearl Gibbs : debout en force les patriotes et les prophètes
vont parler comme Pearl l’a fait pour
la vie précieuse la justice le peuple Parfois, c’est un traître à la cause qui est invectivé ou durement critiqué : Regarde-le mon frère
Regarde l’arriviste noir
[…]
Léchant souriant mentant
Suçant les Blancs…
Quand les enfants pleurent
Et meurent jours et nuits Cette poésie engagée, militante, aux antipodes de ce qui se pratique chez nous, donne un choc salutaire. Jamais didactique, elle est parfois élégie, éloge, diatribe, poème d’amour, discours pour les droits de l’homme, mais aussi souvent récit. Ceci nous rappelle également que la poésie n’est pas simplement méditation et qu’elle a besoin de chair. « Kiacatoo » décrit l’attaque d’un camp et le massacre des habitants, « Le désir de Gularwundul », la mort d’une petite fille faute de « l’eau propre / coulant directement / d’un robinet dans un bidon », qui avait pourtant été promise. Les déplorables conditions de vie ou de survie sont largement évoquées, d’autant plus intolérables quand elles ont lieu sur le terrain même des missions qui devraient lutter contre elles : Bien sûr la mission où je vis c’est un dépotoir
De vieilles cabanes que les chiens reniflent
Des bébés noirs qui meurent dans les ordures
L’homme blanc est alors pris à partie : Homme blanc
Reviens voir l’entaille
Que tu as faite dans la poitrine
De la terre en coupant la tête du Noir Ces poèmes pratiquement sans couleurs autres que le noir et le blanc, réalistes et symboliques, ne montrent aucun pathos mais expriment une immense colère devant le « rapt du pays / le vol et les privations ». Dans cette écriture sobre et précise, de temps à autre, une image apparaît, saisissante : « votre style / votre botte coloniale masque / votre patte fourchue. » Outre l’émotion que l’on ressent devant ces textes retenus mais puissants, l’intérêt naît des réalités et des légendes évoquées. Les termes aborigènes foisonnent, opportunément expliqués par les notes de la traductrice : le bora, lieu d’initiation sacrée, les instruments de musique, les kylles et le dijeridoos, le coolamon, petit ustensile qui sert à transporter l’eau… Le Temps-des-Rêves, Dreamtime, qui renvoie à l’âge d’or perdu, « parti y a longtemps », est plusieurs fois rappelé, par exemple dans « L’atelier de mon père », ou dans « Corroboree » : le titre du poème désigne la cérémonie permettant l’interaction des Aborigènes avec ce Temps. Le colon a détruit les légendes, comme celle du Bunyip, créature mythique dont la proie favorite est la femme, la « lubra », il a rompu le lien avec le sacré. C’est un des reproches que le poète lui adresse dans « Le Peuple est légendes » : Tue la légende
Massacre-la
Avec ton athéisme
Ton hypocrisie fraternelle
[…]
Pour
Former le moule d’un homme
À ton niveau et à ton image
Homme blanc ou dans « Renversement » : l’avidité et la haine sont à présent la règle
Où jadis toute vie sacrée
était aimée Compassion et colère naissent de la description de la femme, la lubra, contrainte à « vendre [s]a chatte pour un dollar » (« L’autre versant de l’histoire »), afin de faire vivre ses enfants ou du Jacky, le noir qui abandonne la dignité de son peuple et qui boit pour oublier, comme l’ont fait et le font la plupart des autochtones dans les pays colonisés, à commencer par les Indiens : Donne-moi une petite pièce pour du pinard
Frère
[…]
Je ne suis pas ivre par choix, je suis un Noir
Frère
Si je voulais être ivre par choix
Frère
Et me coucher dans le caniveau
Pas parce que je suis un homme noir,
Mais par choix
Alors tu aurais le droit de ricaner avec mépris.
(« Pas choisi ») Mais au-delà de leur aspect circonstantiel, ce sont toutes les formes d’oppression qui sont dénoncées. Le présent quasi constant, l’absence de repères historiques précis, en dehors de quelques poèmes, soustraient le texte à un enracinement trop précis, anecdotique, et lui confèrent une valeur universelle. Et la forme est ici essentielle. Dans la simplicité des mots et des phrases, la densité, la brutalité de ces poèmes nous bouleversent, nous arrachent un moment à nos conformismes et à nos égoïsmes de nantis. La belle et fidèle traduction, au plus près de l’original, de Marie-Christine Masset permet de saisir toute la dure saveur du texte et sa portée. Le recueil se termine sur le poème « Arbre », mais, plus qu’un poème de clôture, il ouvre magnifiquement sur une forme d’espoir : Je suis l’arbre
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| KEVIN GILBERT Source ■ Kevin Gilbert sur Terres de femmes ▼ → The Blackside (poème extrait du Versant noir) ■ Voir aussi ▼ → (sur le site des éditions Le Castor Astral) la fiche de l’éditeur sur Le Versant noir |
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[تعقّبتُ آثارك] تعقّبتُ آثارك
بعضُ العلامات
على الثلج المتراكم من الليل
الرغبةُ كانت أسرع من ساقيَّ
أنفاسي المحمومة
كانت تذيب
أثر خطواتكِ
[J’AI PISTÉ TES TRACES] J’ai pisté tes traces quelques indices sur la neige d’une nuit le désir courait plus vite que mes jambes mon haleine fiévreuse faisait fondre l’empreinte de tes pas Souad Labbize, Brouillons amoureux, Éditions des Lisières, 2017, pp. 54-55. Traduit en arabe par Mais-Alrim Karfoul et Souad Labbize. |
| SOUAD LABBIZE Source ■ Souad Labbize sur Terres de femmes ▼ → Baluchon d’exil, 23 (extrait de Je franchis les barbelés) ■ Voir aussi ▼ → (sur le site des éditions des Lisières) la fiche de l’éditeur sur Brouillons amoureux |
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Clous, voilà un titre qui sonne incroyablement juste pour ces implacables poèmes de jeunesse d’Agota Kristof (1935-2011). Ces poèmes inédits ont récemment paru chez Zoé ; cette édition bilingue est l’édition originale en hongrois et la première traduction en français. Ces textes sont issus des archives de l’auteur qui, peu avant sa mort, avait souhaité leur publication. Les reconnaissant, seulement à ce moment, dignes d’être publiés, alors que l’on sait que c’est la poésie et le théâtre qui sont les écritures fondatrices de l’auteur de la célèbre Trilogie des jumeaux (Le Grand Cahier, La Preuve, Le Troisième Mensonge). À travers ses « poèmes-clous », Agota Kristof nous livre des morceaux bruts de sa douleur hongroise, poèmes, ici rassemblés, et qu’elle avait perdus lors de son exil hongrois en 1956. Réécrits de mémoire par l’auteur dans les années 1960, lors de son arrivée en Suisse, ces textes, au style tranchant inimitable, touchent le lecteur au cœur et le crucifient. Les mots, aiguisés à la pointe des sens, sont fichés dans la chair de la poète et fixent dans le temps et l’espace, la perte, l’exil, la mort, mais aussi parfois la nature et l’amour : thèmes de prédilection de l’œuvre d’Agota Kristof. Sans détours, dans une économie de mots, avec cette « langue-lame » qui la caractérise, Agota Kristof nous plonge au cœur de la perdition humaine, dans le noir qui surplombe l’abîme et qu’illustre magnifiquement le très émouvant poème [Pas mourir] écrit directement en français : « Pas mourir
pas encore
trop tôt le couteau
le poison, trop tôt
je m’aime encore
j’aime mes mains qui fument
qui écrivent
Qui tiennent la cigarette
La plume
Le verre.
J’aime mes mains qui tremblent
qui nettoient malgré tout
qui bougent
Les ongles y poussent encore
mes mains remettent les lunettes en place
pour que j’écrive ». Clouer la mort par ses mots, c’est ce que nous offre Agota Kristof pour s’écarter temporairement du malheur, alors que quelques faibles notes d’espoir éclairent cet opus. En effet, la poète est « sans ailes », ailes coupées par son histoire d’exil et l’Histoire ; elle semble avancer en titubant, dans un trébuchement où elle trouve toujours cet équilibre fragile : « Dans le crépuscule perdant son équilibre
un oiseau libre s’envole de travers », au bord du gouffre, « au-dessus des fosses et des morts ». Dans un rythme et une sonorité propres à l’auteur, « les poèmes-clous » d’Agota Kristof sont habités de mots simples, précis, pointus, concrets, presque quotidiens, et s’ancrent dans le corps comme un aiguillon qui nous rappelle que nous avons à supporter le poids des choses et du temps. En effet, la nostalgie de la douceur du passé, « Hier tout était plus beau
la musique dans les arbres
le vent dans mes cheveux
et dans tes mains tendues
le soleil » ne doit pas empêcher d’affronter la dureté des temps : « Maintenant il neige sur mes paupières
mon corps
est lourd comme le rocher
mais aucune raison de changer de trottoir
et aucune raison de
s’en aller dans les montagnes ». Le lecteur se laisse transpercer de part en part par cette langue « efficace et noire », par cette langue d’exil aussi, qui laisse un trou dans l’âme de qui a été mutilé par la souffrance. Dans un mouvement de l’extérieur vers l’intérieur, les mots acérés d’Agota Kristof condensent le réel avec précision dans une écriture « au couteau », quasi « expressionniste », loin de toute grandiloquence. L’attention se recentre sur le point focal du texte et la parole poétique émerge pure, dans sa nudité écorchée, déracinée, restituée dans la vérité d’une langue natale ou adoptée de force (ce que l’auteur explique dans L’Analphabète, récit autobiographique, éditions Zoé, 2004). Hommes cloués, dos au mur, voilà ce que nous sommes, aucune échappatoire possible dans cette poésie qui glace le sang, tant l’espoir est éphémère face à la menace de mort car « Le soir les lumières sombrent dans le silence
[…]
ton regard se refroidit
ta main se refroidit
ton front se refroidit Où vas-tu ici le sentier touche à sa fin
dans le mur
le maître a oublié de découper une porte
il n’y a même pas une seule brèche par laquelle
tu pourrais regarder de l’autre côté
il y a une seule possibilité
se mettre droit debout ». Là encore, la ténacité envers et contre tout comme acte de résilience des exilés, damnés de la terre : « et je m’efforçais de me persuader que dans la ville étrangère
j’étais de passage ». Quel sens alors donner à l’amour et au « Vivre » auquel la poète s’abandonne… pour mieux disparaître, « […] Élever éduquer soigner punir embrasser
Pardonner guérir s’angoisser attendre
Aimer
Se quitter souffrir voyager oublier
Se rider se vider se fatiguer
Mourir » lorsqu’ « [a]u-dessus des maisons et des vies
un léger brouillard gris
[…]
clous
émoussés et pointus
ferment les portes clouent les barreaux
aux fenêtres de long en large
ainsi se bâtissent les années ainsi se bâtit
la mort ». Les quelques photos qui émaillent le livre nous montrent une Agota Kristof arborant un léger sourire… les yeux exilés dans l’Ailleurs, puisque « la forêt garda le silence et s’en fut plus loin ». Pour autant, « aucune raison de changer de trottoir », nous dit l’auteur. |
| AGOTA KRISTOF Source ■ Agota Kristof sur Terres de femmes ▼ → Des routes hurlantes (poème extrait de Clous d’Agota Kristof) ■ Voir aussi ▼ → (sur le site des éditions Zoé) la page de l’éditeur sur Clous d’Agota Kristof |
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RODOLFO ALONSO
→ (sur Recours au Poème) six autres poèmes issus d’Entre les dents de Rodolfo Alonso |
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| AGOTA KRISTOF Source ■ Agota Kristof sur Terres de femmes ▼ → Clous (lecture de Martine Konorski) ■ Voir aussi ▼ → (sur le site des éditions Zoé) la page de l’éditeur sur Clous d’Agota Kristof |
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« Je crois que quelque chose de très ancien se glisse hors de ses pensées » Ph., G.AdC (RESANS GÅNG) I Hon försöker erinra sig ette besök hon gjort, men besöks under tiden själv av omgivning som ställer henne emellan. Hennes välvilja blir en del av atmosfären och kommer — uttunnad — med andra till del. Jag tror att något mycket tidigt nästlar sig ut I hennes tankar, men jag vägrar att snegla i det hon skriver. Det känns som om hon visar mig samma respect. Nu arbetar vi båda lugnt. När vi råkar göra en kortare tankepaus tittar vi exakt samtidigt åt samma håll. Det måste vara samma landskap som drar förbi; men det var och en av oss ser skall vara förborgat. (AU FIL DU VOYAGE) I Elle cherche à se souvenir d’une visite qu’elle a faite, mais pendant ce temps elle est elle-même visitée par ce qui l’environne et l’interpose. Sa bonne volonté devient part de l’atmosphère et vient — éclaircie — à s’y inclure davantage. Je crois que quelque chose de très ancien se glisse hors de ses pensées, mais je me refuse à lorgner sur ce qu’elle écrit. Il semble qu’elle me montre pareil respect. Nous travaillons tous deux en silence. Quand il nous arrive de faire une courte pause, nous regardons en même temps dans la même direction. Ce doit être le même paysage qui défile devant nous, mais ce que chacun de nous voit reste secret. Bengt Emil Johnson, La Fête des mots [Ordens fest, Bonniers Förlag, Stockholm, 1986], Éditions Lanskine, Collection « Ailleurs est aujourd’hui », 2016, pp. 36-37. Traduit du suédois par Julien Lapeyre de Cabanes. |
| BENGT EMIL JOHNSON Source ■ Voir aussi ▼ → (sur remue.net ) Bengt Emil Johnson | Souvenir d’hiver (poèmes traduits par Julien Lapeyre de Cabanes + une notice biographique) → (sur remue.net ) Bengt Emil Johnson | Extrait 2 (poèmes traduits par Julien Lapeyre de Cabanes) → (sur le site des éditions LansKine ) la fiche de l’éditeur sur La Fête des mots |
Histoire d’une séparation qui ne peut prendre fin, alimentée qu’elle est par l’écriture d’une lettre d’amour toujours réitérée, jamais interrompue, Lettre aux deux sœurs d’Issa Makhlouf est porté, tout au long de sa composition, par la même poésie énigmatique que celle que j’avais découverte dans Mirages1. Mirages éblouissants de l’amour-attente, mirages de la passion partagée, mirages de l’impossible guérison. Vertiges. Double vertige et double incessante voration à laquelle celui qui écrit, amant et poète, se soumet, amour de l’absente et amour de l’écriture ― qui entretient la « flamme du trésor perdu » ―, Lettre aux deux sœurs, dont l’ouverture se fait sur la voix de Kathleen Ferrier, chante « un amour nimbé de mystères » qui puise ses racines « dans nos profondeurs depuis les balbutiements de la genèse ». Écrit par un homme raffiné, promeneur, photographe, amant passionné et délicat, philosophe et poète, Lettre aux deux sœurs s’écrit au fil des jours, mêlant aux lieux traversés, propices à la méditation, les souvenirs d’un temps révolu (dix années de séparation) et les interrogations liées à la promesse d’une rencontre prochaine. La première page de Lettre aux deux sœurs pose d’emblée la question fondatrice de l’écriture : « Pouvons-nous écrire si nous n’avons pas à qui écrire ? » Question reprise en écho quelques pages plus loin : « Nous écrivons pour l’absent. Dans la vastitude de ce lieu, seul l’absent est présent. Son silence remplit entièrement l’espace. » Apparemment adressée à une seule femme, la lettre se révèle une savante partition épistolaire (sans date d’émission ni destinataire explicitement nommé) où voix et visages s’entrelacent, démultipliant à l’infini, dans un étrange jeu de miroirs et d’inversion des rôles, lectures et confidences, questions et répons. De sorte que l’émetteur que l’on croyait stable est à son tour l’objet d’interrogations qui portent bien au-delà de lui-même : « L’émetteur de l’appel est-il en nous ou en dehors de nous? Est-il proche ou distant ? Il est au-delà de ce que nous voyons, toujours, dans ce qui dépasse l’assemblage de la nuit et du corps, la traversée des ténèbres vers la lumière reculée. Signe de notre passage ne laissant nulle trace. » Jusqu’à la prise de conscience finale et à sa révélation : « Je ne savais pas que ce que je t’écrivais n’était pas en fait destiné à toi seule » / « Ce n’est que maintenant que je ressens la densité de la double voix sortant de vos gorges alors que je pensais qu’il ne s’agissait que de ta voix et croyais que les lettres que je t’écrivais étaient à toi seule adressées ». Jusqu’à l’aveu qui s’exprime dans la métaphore picturale du chapitre XXI : « Je cherche la troisième couleur qui naîtrait de la rencontre de deux jaunes soutenus comme il en est de la façade de l’église Saint-Marc à Venise. Je la retiendrais et la fixerais pour que sa lumière déblaie devant nous la neige. » Alternant chapitres numérotés, histoire de la lettre, liée à celle de l’amour – « J’ignore pourquoi elle m’a choisi pour que je devienne le narrateur de sa propre histoire, de ce parcours enrobé de mystère dont je ne connais ni le début ni la fin » – et textes brefs en italiques où se dit le « cheminement de la quête de soi », le poète construit sa pensée dans une incessante confrontation de ses pérégrinations mentales et de ses propres interrogations sur lui-même. Il écrit, dit-il, « pour recouvrer ce que nous croyons avoir perdu de notre vie et affronter la mort de l’enfance antérieure à toute mort. » Véritable tissage aux voix multiples, Lettre aux deux sœurs allie poésie extrême et extrême sensualité. Mais peut-être la clé de cette lettre se tient-elle inscrite dans l’âme discrète mais essentielle de ces pierres dispersées tout au long des feuillets en train de s’écrire, pierres « plus anciennes que la vie elle-même », « ces pierres qui ont présidé à la mémoire de la terre » et que le poète s’attache à retenir entre ses doigts, suivant en cela la voix/voie de Roger Caillois : « Réussirai-je, alors que le temps m’est chichement compté, à polir mes petites pierres et à te les restituer dans une forme correspondant à tes désirs ? » Celle de la Vierge à l’Enfant entourée d’anges de Jean Fouquet, celle de la paume de la main dans La Diseuse de bonne aventure du Caravage, celle de La Danseuse d’Izu de Yasunari Kawabata. Ou celle encore de l’Aphrodite Sôsandra, dont « la tristesse énigmatique » « émeut au plus profond ». Abandonnée à son tour, la lettre inachevée laisse le poète à son incomplétude : « Que fera donc l’ébloui avec l’objet de son éblouissement ? » La réponse est dans l’injonction lancée à l’oiseau : « Plane, oiseau. Plane bien haut. Loin. Dans toutes les directions ;
N’arrête pas de battre des ailes. Ne t’arrête pas, oiseau ». Angèle Paoli D.R. Texte angèlepaoli
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ISSA MAKHLOUF Ph. © Thierry Rambaud/IMA ■ Issa Makhlouf sur Terres de femmes ▼ → Au-delà de la vue (extrait de Mirages) → l’incipit de Lettre aux deux sœurs → Celui qui part, laissons-le partir (extrait de Lettre aux deux sœurs + notice bio-bibliographique) → L’écriture sourit à la mort (extrait d’Une ville dans le ciel) → Les pluies des amants (autre extrait d’Une ville dans le ciel) → Où es-tu ? (extrait de Leurs rêves endormis flottent sur les vagues) ■ Voir aussi ▼ → le site officiel d’Issa Makhlouf → (sur le site des Éditions José Corti) la page consacrée à Lettre aux deux sœurs d’Issa Makhlouf (quatrième de couverture) → (sur le site d’Issa Makhlouf) l’article de Marta Krol (paru dans la revue Le Matricule des anges) sur Lettre aux deux sœurs → (sur Terres de femmes) Abdellatif Laâbi | Tu passes sans passer → (sur Terres de femmes) « Les traversées poétiques d’Andrée Chedid » |
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Né à Pise le 24 septembre 1943, Antonio Tabucchi est mort à Lisbonne le 25 mars 2012. Passionné par le Portugal (il a traduit l’œuvre intégrale de Fernando Pessoa), Antonio Tabucchi a navigué toute sa vie entre Lisbonne et l’Italie où il a enseigné (à partir de 1973) la langue et la littérature portugaise (Université de Gênes, puis de Sienne). Récompensé par de nombreux prix, Antonio Tabucchi a connu un très beau succès de librairie en 1994 avec Sostiene Pereira (Pereira prétend, 1995). Le héros du roman, inspiré par Pessoa, l’auteur aux multiples visages, a été incarné à l’écran par Marcello Mastroianni, dans un film de Roberto Faenza (1995).
Pereira sortit de sa rêverie quand il passa devant Santo Amaro. C’était une belle plage incurvée et on voyait les cabines de toile à bandes blanches et azur. Le train s’arrêta et Pereira eut l’idée de descendre et d’aller se baigner, de toute façon il pouvait prendre le train suivant. Ce fut plus fort que lui. Pereira ne saurait dire pourquoi il ressentit cet élan, peut-être parce qu’il avait pensé à l’époque de Coimbra et aux bains à la Granja. Il descendit avec sa petite valise et traversa le passage souterrain qui conduisait à la plage. Quand il arriva sur le sable, il enleva ses souliers et ses chaussettes et avança ainsi, tenant d’une main la valise et de l’autre les chaussures. Il vit tout de suite le maître-nageur, un jeune homme bronzé qui surveillait les baigneurs, étendu sur un transat. Pereira s’approcha et lui dit qu’il voulait louer un costume de bain et un vestiaire. Le maître-nageur le détailla de la tête aux pieds, d’un air narquois, et murmura : je ne sais pas si nous avons un costume à votre taille, quoi qu’il en soit je vous donne la clé du magasin, vous verrez, c’est la cabine la plus grande, le numéro un. Puis il demanda d’un air qui sembla ironique à Pereira : vous avez aussi besoin d’une bouée ? Je sais très bien nager, répondit Pereira, peut-être beaucoup mieux que vous, ne vous en faites pas. Il prit la clé du magasin et celle du vestiaire et s’en alla. Dans le magasin, il y avait un peu de tout : des bouées, des brassières gonflables, un filet de pêche couvert de flotteurs, des costumes de bain. Il fouilla dans les costumes de bain pour voir s’il en trouvait un à l’ancienne, ceux entiers, de façon à couvrir aussi le ventre. Il réussit à en trouver un et le passa. Il lui était un peu serré et c’était de la laine, mais il ne trouva pas mieux. Il déposa sa valise et ses habits dans le vestiaire, puis traversa la plage. Au bord de l’eau se trouvait un groupe de jeunes gens qui jouaient au ballon et Pereira les évita. Il entra calmement dans la mer, tout doucement, laissant le froid l’envelopper petit à petit. Puis, quand l’eau lui arriva au nombril, il plongea et se mit à nager un crawl lent et cadencé. Il nagea longuement, jusqu’aux bouées. Quand il s’accrocha à la bouée de sauvetage, il sentit qu’il était à bout de souffle et que son cœur battait beaucoup trop fort. Je suis fou, pensa-t-il, cela fait une éternité que je ne nage plus, et je me jette ainsi à l’eau, comme un sportif. Il se reposa, accroché à la bouée, puis il fit la planche. Le ciel au-dessus de lui était d’un azur féroce. Pereira reprit son souffle et rentra calmement, à brassées lentes. Il passa devant le maître-nageur et voulut se donner satisfaction. Comme vous l’avez constaté, je n’ai pas eu besoin de bouée, dit-il, quand passe le prochain train pour Estoril ? Le maître-nageur consulta l’horloge. Dans un quart d’heure, répondit-il. Très bien, dit Pereira, alors rejoignez-moi, je vais me rhabiller et je voudrais vous payer, car je n’ai pas beaucoup de temps. Il se rhabilla dans le vestiaire, sortit, paya le maître-nageur, donna un coup de peigne au peu de cheveux qui lui restaient avec un petit peigne qu’il avait dans son portefeuille et il salua. Au revoir, dit-il, et surveillez ces jeunes gens qui jouent au ballon, d’après moi ils ne savent pas nager, et ils dérangent les baigneurs. Il traversa le passage souterrain et s’assit sur un banc de pierre, sous la marquise. Il entendit arriver le train et regarda l’horloge. Il était tard, pensa-t-il, sans doute l’attendait-on pour le déjeuner à la clinique de thalassothérapie, parce que dans les cliniques on mange tôt. Il pensa : tant pis. Mais il se sentait bien, il se sentit détendu et frais, tandis que le train arrivait en gare, et puis, pour la clinique de thalassothérapie, il avait tout le temps, il allait y rester au moins une semaine, prétend Pereira…
Antonio Tabucchi, Pereira prétend [Sostiene Pereira, Feltrinelli editore, 1994], Christian Bourgois éditeur, 1995, pp. 108-109-110. Traduit de l’italien par Bernard Comment. |
| ■ Antonio Tabucchi sur Terres de femmes ▼ → Antonio Tabucchi | Rêve de Giacomo Leopardi, poète et lunatique ■ Voir | écouter aussi ▼ → (sur le site ina.fr) entretien d’Antonio Tabucchi avec Laure Adler (20 janvier 1998) |
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