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  • Roberto Bolaño | [Que fais-tu, silencieuse lune ?]





    [QUE FAIS-TU, SILENCIEUSE LUNE ?]



    Que fais-tu, silencieuse lune ? Tu n’es pas encore lasse de parcourir les chemins du ciel ? Ta vie ressemble à celle du berger qui sort avec la première lueur et conduit le troupeau dans les champs. Ensuite, las, il se repose la nuit. Il n’attend rien d’autre. À quoi la vie lui sert-elle, au berger, et la tienne, à toi ? Dis-moi, se dit le berger, racontait Florita Almada la voix exaltée, vers où tend mon errance, si brève, et ta course immortelle ? L’homme naît dans la douleur et à naître il y a déjà risque de mort, disait le poème. Et aussi : Mais, pourquoi éclairer, pourquoi maintenir vivant celui qu’il est nécessaire de consoler, parce qu’il est né ? Et aussi : Si la vie est malheur, pourquoi continuons-nous à la supporter ? Et aussi : Lune immaculée, tel est l’état mortel. Mais toi tu n’es pas mortelle, et peut-être ne comprends-tu rien à ce que je dis. Et aussi, et contradictoirement : Toi, solitaire, éternelle étrangère, si pensive, peut-être comprends-tu bien ce vivre terrestre, notre agonie et nos souffrances ; peut-être sauras-tu bien ce mourir, cette suprême pâleur du visage, et cette absence de la terre et l’éloignement de l’habituelle et amoureuse compagnie. Et aussi : Que font l’air infini et la profonde sérénité sans fin ? Que signifie cette immense solitude ? Et moi, qui suis-je ? Et aussi : Moi seul sais et comprends que des éternels tours et de mon fragile être, d’autres trouveront biens et profits. Et aussi : Ma vie n’est que mal. Et aussi : Vieux, chenu, malade, pieds nus, et presque sans vêtements, avec le lourd fardeau sur les épaules, par les rues et les montagnes, par les rochers et les plages et par les pâturages, dans le vent, avec la tempête, lorsque le jour s’allume et lorsqu’il gèle, il court, il court haletant, il traverse des étangs, des courants, il tombe, se relève et se presse toujours, sans repos ni paix, blessé, sanglant, jusqu’à ce qu’enfin il arrive là où le chemin et où tant d’efforts prennent fin ; horrible, immense abîme où s’y précipitant il oublie tout. Et aussi : Ô, vierge lune, la vie mortelle est ainsi. Et aussi : Ô, mon troupeau qui reposes peut-être en ignorant ta misère, comme je t’envie ! Pas seulement parce que tu es libre de désirs et de toute souffrance, tout mal, chaque crainte extrême vite tu l’oublies, peut-être parce que tu ne sens jamais l’ennui. Et aussi : Lorsque, à l’ombre et dans l’herbe, tu reposes, tu es heureux et calme et la plus grande partie de l’année tu la vis dans cet état sans ennui. Et aussi : Je m’assieds à l’ombre, sur le gazon, et d’ennui mon esprit s’emplit, comme s’il sentait un aiguillon. Et aussi : Et plus rien je ne désire et de raison de pleurer jamais je n’ai. Arrivée à ce point, et après avoir soupiré profondément, Florita Almada disait qu’on pouvait tirer plusieurs conclusions. 1. Les pensées qui tenaillent le berger peuvent facilement s’emballer, car cela fait partie de la nature humaine. 2. Regarder face à face l’ennui était une action qui demandait du courage et Benito Juárez l’avait fait et elle aussi l’avait fait et tous deux avaient vu dans le visage de l’ennui des choses horribles qu’elle préférait ne pas dire. 3. Il n’était pas question dans le poème, ça lui revenait maintenant, d’un berger mexicain mais d’un berger asiatique, mais en l’occurrence c’était la même chose, car les bergers sont partout les mêmes. 4. S’il était bien certain qu’à l’extrémité de tout désir ardent s’ouvrait un abîme, elle recommandait, pour commencer, deux choses, la première ne pas tromper les gens, et la deuxième les traiter avec correction. À partir de là, on pouvait continuer de parler. Et c’était cela qu’elle faisait, écouter et parler, jusqu’au jour où Reinaldo était venu la voir chez elle pour une consultation sur un amour qui l’avait abandonné, et il avait quitté les lieux avec un régime pour maigrir, des herbes pour des infusions qui avaient apaisé ses nerfs et avec d’autres herbes aromatiques qu’il avait cachées dans les coins de son appartement et qui avaient donné à ce dernier une odeur comme d’église et de vaisseau spatial en même temps, ainsi que le disait Reinaldo aux amis qui venaient lui rendre visite, une odeur divine, une odeur qui relaxait et contentait l’âme, qui donnait envie d’écouter de la musique classique, qu’est-ce que vous en dites ? Et les amis de Reinaldo avaient commencé à insister pour qu’il leur présente Florita, ah, Reinaldo, j’ai besoin de Florita Almada […]



    Roberto Bolaño, « La partie des crimes » in 2666, Christian Bourgois éditeur, 2008 ; Gallimard, Collection folio n° 5205, 2011-2017, pp. 655-657. Traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio.






    Roberto Bolano  2666






    ROBERTO BOLAÑO


    Roberto Bolano
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la revue Les Hommes sans épaules)
    une notice bio-bibliographique sur Roberto Bolaño





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  • Kevin Gilbert, Le Versant noir

    par Joëlle Gardes

    Kevin Gilbert, Le Versant noir,
    Le Peuple est légendes et autres poèmes,

    édition bilingue, Le Castor Astral, 2017.
    Traduit de l’anglais (Australie) par Marie-Christine Masset.
    Avant-propos d’Eleanor Gilbert.
    Introduction de Kevin Gilbert.



    Lecture de Joëlle Gardes



    Le Versant noir est le titre du deuxième poème de ce beau et puissant recueil. Il donne son nom à l’ensemble, sous-titré Le Peuple est légendes et autres poèmes. C’est la voix de son peuple opprimé, celui des Aborigènes d’Australie, que Kevin Gilbert y fait entendre. Comme il l’explique dans une introduction, qui succède à l’avant-propos d’Eleanor Gilbert (l’un comme l’autre donnent des indications précieuses sur le travail du poète), « Le Versant noir peut être considéré comme un ensemble de portraits oraux d’opprimés, de patriotes, de libérateurs, criant leurs souffrances et leur détermination dans les vents du temps ». « Le versant noir, dit le poème, est le juste versant », car c’est celui de la couleur noire, la couleur de la peau de ceux dont ni les droits ni même l’existence n’ont été reconnus. En 1988, l’Australie a fêté le bicentenaire de l’établissement de la colonie et c’est à cette occasion que le recueil a été rassemblé. C’est contre les ordres du roi George qu’elle s’était établie sans qu’aucun traité n’ait été signé avec les indigènes, terra nullius, terre de personne, si bien que les Aborigènes, privés de tout, ne reconnurent jamais la colonisation. Même si une restitution partielle de leur terre eut lieu, certes tardivement, à partir de 1976, même si la fiction juridique de terra nullius a été rejetée, le mot d’ordre a longtemps été « l’Australie aux blancs », et l’on connaît la triste histoire des enfants arrachés à leur famille pour être assimilés, en quelque sorte blanchis. Une reconnaissance symbolique a eu lieu en 2008 lorsque le Premier ministre s’est excusé pour le tort commis aux Aborigènes. Kevin Gilbert (1933-1993) était mort depuis des années.

    Kevin Gilbert était membre de la nation aborigène Wiradjuri, l’un des 250 groupes qui occupaient l’Australie avant la colonisation. Sur la tragique situation de son peuple, il a écrit de nombreux ouvrages de dénonciation. The Blackside est le premier de ses ouvrages traduit en français. Il faut remercier pour cette traduction le Castor Astral et surtout la traductrice, Marie-Christine Masset.

    Dans les textes ici rassemblés défilent plusieurs personnages, réels ou symboliques, qui prennent la parole comme Oncle Paddy :

    Je suis Paddy le noir. Je cueille le raisin

    Et j’attrape les lapins

    D’un extrême à l’autre

    Du bon jus de fruits sur mes mains une semaine

    L’autre des intestins puants de lapins

    ou à qui il s’adresse comme « Hugh Ridgeway / Chrétien / Sobre / Noir / Décédé » (« Hôpital Taree »). Ou bien encore, il décrit les souffrances de tel ou tel, humble ou plus connu pour son engagement, comme « Sur la mort d’une patriote », celle de l’activiste Pearl Gibbs :

    debout en force les patriotes et les prophètes

    vont parler comme Pearl l’a fait pour

    la vie précieuse la justice le peuple

    Parfois, c’est un traître à la cause qui est invectivé ou durement critiqué :

    Regarde-le mon frère

    Regarde l’arriviste noir

    […]

    Léchant souriant mentant

    Suçant les Blancs…

    Quand les enfants pleurent

    Et meurent jours et nuits

    Cette poésie engagée, militante, aux antipodes de ce qui se pratique chez nous, donne un choc salutaire. Jamais didactique, elle est parfois élégie, éloge, diatribe, poème d’amour, discours pour les droits de l’homme, mais aussi souvent récit. Ceci nous rappelle également que la poésie n’est pas simplement méditation et qu’elle a besoin de chair.

    « Kiacatoo » décrit l’attaque d’un camp et le massacre des habitants, « Le désir de Gularwundul », la mort d’une petite fille faute de « l’eau propre / coulant directement / d’un robinet dans un bidon », qui avait pourtant été promise. Les déplorables conditions de vie ou de survie sont largement évoquées, d’autant plus intolérables quand elles ont lieu sur le terrain même des missions qui devraient lutter contre elles :

    Bien sûr la mission où je vis c’est un dépotoir

    De vieilles cabanes que les chiens reniflent

    Des bébés noirs qui meurent dans les ordures

    L’homme blanc est alors pris à partie : Homme blanc

    Reviens voir l’entaille

    Que tu as faite dans la poitrine

    De la terre en coupant la tête du Noir

    Ces poèmes pratiquement sans couleurs autres que le noir et le blanc, réalistes et symboliques, ne montrent aucun pathos mais expriment une immense colère devant le « rapt du pays / le vol et les privations ». Dans cette écriture sobre et précise, de temps à autre, une image apparaît, saisissante : « votre style / votre botte coloniale masque / votre patte fourchue. »

    Outre l’émotion que l’on ressent devant ces textes retenus mais puissants, l’intérêt naît des réalités et des légendes évoquées. Les termes aborigènes foisonnent, opportunément expliqués par les notes de la traductrice : le bora, lieu d’initiation sacrée, les instruments de musique, les kylles et le dijeridoos, le coolamon, petit ustensile qui sert à transporter l’eau…

    Le Temps-des-Rêves, Dreamtime, qui renvoie à l’âge d’or perdu, « parti y a longtemps », est plusieurs fois rappelé, par exemple dans « L’atelier de mon père », ou dans « Corroboree » : le titre du poème désigne la cérémonie permettant l’interaction des Aborigènes avec ce Temps. Le colon a détruit les légendes, comme celle du Bunyip, créature mythique dont la proie favorite est la femme, la « lubra », il a rompu le lien avec le sacré. C’est un des reproches que le poète lui adresse dans « Le Peuple est légendes » :

    Tue la légende

    Massacre-la

    Avec ton athéisme

    Ton hypocrisie fraternelle

    […]

    Pour

    Former le moule d’un homme

    À ton niveau et à ton image

    Homme blanc

    ou dans « Renversement » :

    l’avidité et la haine sont à présent la règle

    Où jadis toute vie sacrée

    était aimée

    Compassion et colère naissent de la description de la femme, la lubra, contrainte à « vendre [s]a chatte pour un dollar » (« L’autre versant de l’histoire »), afin de faire vivre ses enfants ou du Jacky, le noir qui abandonne la dignité de son peuple et qui boit pour oublier, comme l’ont fait et le font la plupart des autochtones dans les pays colonisés, à commencer par les Indiens :

    Donne-moi une petite pièce pour du pinard

    Frère

    […]

    Je ne suis pas ivre par choix, je suis un Noir

    Frère

    Si je voulais être ivre par choix

    Frère

    Et me coucher dans le caniveau

    Pas parce que je suis un homme noir,

    Mais par choix

    Alors tu aurais le droit de ricaner avec mépris.

    (« Pas choisi »)

    Mais au-delà de leur aspect circonstantiel, ce sont toutes les formes d’oppression qui sont dénoncées. Le présent quasi constant, l’absence de repères historiques précis, en dehors de quelques poèmes, soustraient le texte à un enracinement trop précis, anecdotique, et lui confèrent une valeur universelle. Et la forme est ici essentielle. Dans la simplicité des mots et des phrases, la densité, la brutalité de ces poèmes nous bouleversent, nous arrachent un moment à nos conformismes et à nos égoïsmes de nantis. La belle et fidèle traduction, au plus près de l’original, de Marie-Christine Masset permet de saisir toute la dure saveur du texte et sa portée.

    Le recueil se termine sur le poème « Arbre », mais, plus qu’un poème de clôture, il ouvre magnifiquement sur une forme d’espoir :

    Je suis l’arbre

    la terre dure affamée

    la corneille et l’aigle

    le soleil la gun et la mer

    je suis l’argile sacrée

    qui forme le sol

    les herbes les vignes et l’homme

    je suis toutes choses crées

    je suis toi

    et tu n’es rien

    mais par moi l’arbre

    tu es



    Joëlle Gardes
    D.R. Texte Joëlle Gardes
    pour Terres de femmes






    Versant-noir-325x462.jpg 2




    KEVIN GILBERT


    Kevin Gilbert
    Source




    ■ Kevin Gilbert
    sur Terres de femmes ▼

    → The Blackside (poème extrait du Versant noir)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Le Castor Astral)
    la fiche de l’éditeur sur Le Versant noir





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  • Souad Labbize | [J’ai pisté tes traces]




    [تعقّبتُ آثارك]



    تعقّبتُ آثارك

    بعضُ العلامات

    على الثلج المتراكم من الليل

    الرغبةُ كانت أسرع من ساقيَّ

    أنفاسي المحمومة

    كانت تذيب

    أثر خطواتكِ






    [J’AI PISTÉ TES TRACES]



    J’ai pisté tes traces
    quelques indices
    sur la neige d’une nuit
    le désir courait plus vite
    que mes jambes
    mon haleine fiévreuse
    faisait fondre
    l’empreinte de tes pas



    Souad Labbize, Brouillons amoureux, Éditions des Lisières, 2017, pp. 54-55. Traduit en arabe par Mais-Alrim Karfoul et Souad Labbize.







    Souad Labbize  Brouillons amoureux





    SOUAD LABBIZE


    Souad Labbize
    Source




    ■ Souad Labbize
    sur Terres de femmes


    Baluchon d’exil, 23 (extrait de Je franchis les barbelés)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions des Lisières)
    la fiche de l’éditeur sur Brouillons amoureux





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  • Agota Kristof, Clous

    par Martine Konorski

    Agota Kristof, Clous,
    poèmes hongrois et français.
    Éditions Zoé, CH-1227 Carouge-Genève, 2016.
    Traduit par Maria Maïlat.



    Lecture de Martine Konorski



    Clous, voilà un titre qui sonne incroyablement juste pour ces implacables poèmes de jeunesse d’Agota Kristof (1935-2011). Ces poèmes inédits ont récemment paru chez Zoé ; cette édition bilingue est l’édition originale en hongrois et la première traduction en français. Ces textes sont issus des archives de l’auteur qui, peu avant sa mort, avait souhaité leur publication. Les reconnaissant, seulement à ce moment, dignes d’être publiés, alors que l’on sait que c’est la poésie et le théâtre qui sont les écritures fondatrices de l’auteur de la célèbre Trilogie des jumeaux (Le Grand Cahier, La Preuve, Le Troisième Mensonge).

    À travers ses « poèmes-clous », Agota Kristof nous livre des morceaux bruts de sa douleur hongroise, poèmes, ici rassemblés, et qu’elle avait perdus lors de son exil hongrois en 1956.

    Réécrits de mémoire par l’auteur dans les années 1960, lors de son arrivée en Suisse, ces textes, au style tranchant inimitable, touchent le lecteur au cœur et le crucifient. Les mots, aiguisés à la pointe des sens, sont fichés dans la chair de la poète et fixent dans le temps et l’espace, la perte, l’exil, la mort, mais aussi parfois la nature et l’amour : thèmes de prédilection de l’œuvre d’Agota Kristof.

    Sans détours, dans une économie de mots, avec cette « langue-lame » qui la caractérise, Agota Kristof nous plonge au cœur de la perdition humaine, dans le noir qui surplombe l’abîme et qu’illustre magnifiquement le très émouvant poème [Pas mourir] écrit directement en français :

    « Pas mourir

    pas encore

    trop tôt le couteau

    le poison, trop tôt

    je m’aime encore

    j’aime mes mains qui fument

    qui écrivent

    Qui tiennent la cigarette

    La plume

    Le verre.

    J’aime mes mains qui tremblent

    qui nettoient malgré tout

    qui bougent

    Les ongles y poussent encore

    mes mains remettent les lunettes en place

    pour que j’écrive ».

    Clouer la mort par ses mots, c’est ce que nous offre Agota Kristof pour s’écarter temporairement du malheur, alors que quelques faibles notes d’espoir éclairent cet opus. En effet, la poète est « sans ailes », ailes coupées par son histoire d’exil et l’Histoire ; elle semble avancer en titubant, dans un trébuchement où elle trouve toujours cet équilibre fragile :

    « Dans le crépuscule perdant son équilibre

    un oiseau libre s’envole de travers »,

    au bord du gouffre, « au-dessus des fosses et des morts ».

    Dans un rythme et une sonorité propres à l’auteur, « les poèmes-clous » d’Agota Kristof sont habités de mots simples, précis, pointus, concrets, presque quotidiens, et s’ancrent dans le corps comme un aiguillon qui nous rappelle que nous avons à supporter le poids des choses et du temps. En effet, la nostalgie de la douceur du passé,

    « Hier tout était plus beau

    la musique dans les arbres

    le vent dans mes cheveux

    et dans tes mains tendues

    le soleil »

    ne doit pas empêcher d’affronter la dureté des temps :

    « Maintenant il neige sur mes paupières

    mon corps

    est lourd comme le rocher

    mais aucune raison de changer de trottoir

    et aucune raison de

    s’en aller dans les montagnes ».

    Le lecteur se laisse transpercer de part en part par cette langue « efficace et noire », par cette langue d’exil aussi, qui laisse un trou dans l’âme de qui a été mutilé par la souffrance.

    Dans un mouvement de l’extérieur vers l’intérieur, les mots acérés d’Agota Kristof condensent le réel avec précision dans une écriture « au couteau », quasi « expressionniste », loin de toute grandiloquence. L’attention se recentre sur le point focal du texte et la parole poétique émerge pure, dans sa nudité écorchée, déracinée, restituée dans la vérité d’une langue natale ou adoptée de force (ce que l’auteur explique dans L’Analphabète, récit autobiographique, éditions Zoé, 2004).

    Hommes cloués, dos au mur, voilà ce que nous sommes, aucune échappatoire possible dans cette poésie qui glace le sang, tant l’espoir est éphémère face à la menace de mort car

    « Le soir les lumières sombrent dans le silence

    […]

    ton regard se refroidit

    ta main se refroidit

    ton front se refroidit

    Où vas-tu ici le sentier touche à sa fin

    dans le mur

    le maître a oublié de découper une porte

    il n’y a même pas une seule brèche par laquelle

    tu pourrais regarder de l’autre côté

    il y a une seule possibilité

    se mettre droit debout ».

    Là encore, la ténacité envers et contre tout comme acte de résilience des exilés, damnés de la terre :

    « et je m’efforçais de me persuader que dans la ville étrangère

    j’étais de passage ».

    Quel sens alors donner à l’amour et au « Vivre » auquel la poète s’abandonne… pour mieux disparaître,

    « […] Élever éduquer soigner punir embrasser

    Pardonner guérir s’angoisser attendre

    Aimer

    Se quitter souffrir voyager oublier

    Se rider se vider se fatiguer

    Mourir »

    lorsqu’

    « [a]u-dessus des maisons et des vies

    un léger brouillard gris

    […]

    clous

    émoussés et pointus

    ferment les portes clouent les barreaux

    aux fenêtres de long en large

    ainsi se bâtissent les années ainsi se bâtit

    la mort ».

    Les quelques photos qui émaillent le livre nous montrent une Agota Kristof arborant un léger sourire… les yeux exilés dans l’Ailleurs, puisque « la forêt garda le silence et s’en fut plus loin ». Pour autant, « aucune raison de changer de trottoir », nous dit l’auteur.

    À découvrir absolument.



    Martine Konorski
    D.R. Texte Martine Konorski
    pour Terres de femmes







    Agota Kristof, Clous,





    AGOTA KRISTOF


    Agota-kristof
    Source




    ■ Agota Kristof
    sur Terres de femmes

    Des routes hurlantes (poème extrait de Clous d’Agota Kristof)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Zoé)
    la page de l’éditeur sur Clous d’Agota Kristof





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  • Rodolfo Alonso | Noche cargada



    NOCHE CARGADA



    el viento bebe
    en la noche

    salta
    a la espera
    de la distancia

    tus pasos
    oyen también
    ese clamor

    aire
    duro
    de los solitarios

    viento libre
    en la noche







    NUIT CHARGÉE



    le vent boit
    dans la nuit

    saute
    dans l’attente
    de la distance

    tes pas
    entendent aussi
    cette clameur

    air
    dur
    des solitaires

    vent libre
    dans la nuit



    Rodolfo Alonso, Entre dientes | Entre les dents, édition bilingue, éditions érès, 25e volume de la collection Po&psy princeps dirigée par Danièle Faugeras & Pascale Janot, 2016, page 68. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Jacques Ancet. Dessins de Sylvie Deparis.






    Rodolfo Alonso, Entre les dents





    RODOLFO ALONSO


    Rodolfo Alonso




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des editions érès)
    la fiche de l’éditeur sur Entre les dents de Rodolfo Alonso
    → (sur Recours au Poème)
    six autres poèmes issus d’Entre les dents de Rodolfo Alonso





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  • Agota Kristof | Des routes hurlantes




    SIKOLTÓ UTAK



    Csillagtalan éjszakák rázzák a fákat
    egyre sötétebb szemem és az esték
    kitágulnak lucskos levelek
    csapódnak lucskos homlokomra

    elveszve futok síneken és lengő drótokon
    sikoltó utak fonódnak elém lágy
    ködök fehérítik dermedtre a mezőket

    reggelre hűvös hó hull távoli
    úszó hegyek mögé süllyedt az ősz
    rokkant és csöndes lesz a város

    messze vagy messze mint a nyár
    arcok sorompók vetődnek közénk
    ablakod sötét üvegeire festi
    ezüst emlékeit a szél







    DES ROUTES HURLANTES




    Des nuits sans étoiles secouent les arbres
    mon œil est de plus en plus noir et les soirées
    se dilatent des feuilles poisseuses
    frappent mon front luisant

    égarée je cours sur des rails et des fils qui se balancent
    des routes hurlantes s’entrelacent devant moi
    les brouillards cotonneux blanchissent les champs gelés

    au matin la neige fraîche tombe au-delà
    des montagnes flottantes l’automne disparaît
    la ville devient prostrée et silencieuse

    tu es loin aussi loin que l’été
    des visages et des barrières s’interposent entre nous
    et sur les vitres sombres de ta fenêtre
    le vent peint ses souvenirs argentés




    Agota Kristof, Clous, poèmes hongrois et français, Éditions Zoé, CH-1227 Carouge-Genève, 2016, pp. 140-141. Traduit par Maria Maïlat.






    Agota Kristof, Clous,





    AGOTA KRISTOF


    Agota-kristof
    Source




    ■ Agota Kristof
    sur Terres de femmes

    Clous (lecture de Martine Konorski)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Zoé)
    la page de l’éditeur sur Clous d’Agota Kristof





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  • Bengt Emil Johnson | (Resans gång)(Au fil du voyage)




    Jecrois que quelque chose de très ancien se glisse hors de ses pensées
    « Je crois que quelque chose de très ancien se glisse
    hors de ses pensées »
    Ph., G.AdC









    (RESANS GÅNG)


    I


    Hon försöker erinra sig ette besök hon gjort, men besöks under tiden själv av omgivning som ställer henne emellan. Hennes välvilja blir en del av atmosfären och kommer — uttunnad — med andra till del. Jag tror att något mycket tidigt nästlar sig ut I hennes tankar, men jag vägrar att snegla i det hon skriver. Det känns som om hon visar mig samma respect. Nu arbetar vi båda lugnt. När vi råkar göra en kortare tankepaus tittar vi exakt samtidigt åt samma håll. Det måste vara samma landskap som drar förbi; men det var och en av oss ser skall vara förborgat.






    (AU FIL DU VOYAGE)


    I


    Elle cherche à se souvenir d’une visite qu’elle a faite, mais pendant ce temps elle est elle-même visitée par ce qui l’environne et l’interpose. Sa bonne volonté devient part de l’atmosphère et vient — éclaircie — à s’y inclure davantage. Je crois que quelque chose de très ancien se glisse hors de ses pensées, mais je me refuse à lorgner sur ce qu’elle écrit. Il semble qu’elle me montre pareil respect. Nous travaillons tous deux en silence. Quand il nous arrive de faire une courte pause, nous regardons en même temps dans la même direction. Ce doit être le même paysage qui défile devant nous, mais ce que chacun de nous voit reste secret.



    Bengt Emil Johnson, La Fête des mots [Ordens fest, Bonniers Förlag, Stockholm, 1986], Éditions Lanskine, Collection « Ailleurs est aujourd’hui », 2016, pp. 36-37. Traduit du suédois par Julien Lapeyre de Cabanes.






    Bengt Emil Johnson, La Fête des mots





    BENGT EMIL JOHNSON


    Bengt Emil Johnson
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur remue.net )
    Bengt Emil Johnson | Souvenir d’hiver (poèmes traduits par Julien Lapeyre de Cabanes + une notice biographique)
    → (sur remue.net )
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  • Issa Makhlouf, Lettre aux deux sœurs

    par Angèle Paoli

    Issa Makhlouf, Lettre aux deux sœurs,
    José Corti, octobre 2008.
    Traduit de l’arabe (Liban)
    par Abdellatif Laâbi.



    Lecture d’Angèle Paoli



    Lettre_aux_deux_soeurs







    « LÀ, LE VOYAGEUR DÉNOUE L’ÉNIGME DES PIERRES »



    Histoire d’une séparation qui ne peut prendre fin, alimentée qu’elle est par l’écriture d’une lettre d’amour toujours réitérée, jamais interrompue, Lettre aux deux sœurs d’Issa Makhlouf est porté, tout au long de sa composition, par la même poésie énigmatique que celle que j’avais découverte dans Mirages1. Mirages éblouissants de l’amour-attente, mirages de la passion partagée, mirages de l’impossible guérison. Vertiges.

    Double vertige et double incessante voration à laquelle celui qui écrit, amant et poète, se soumet, amour de l’absente et amour de l’écriture ― qui entretient la « flamme du trésor perdu » ―, Lettre aux deux sœurs, dont l’ouverture se fait sur la voix de Kathleen Ferrier, chante « un amour nimbé de mystères » qui puise ses racines « dans nos profondeurs depuis les balbutiements de la genèse ». Écrit par un homme raffiné, promeneur, photographe, amant passionné et délicat, philosophe et poète, Lettre aux deux sœurs s’écrit au fil des jours, mêlant aux lieux traversés, propices à la méditation, les souvenirs d’un temps révolu (dix années de séparation) et les interrogations liées à la promesse d’une rencontre prochaine.

    La première page de Lettre aux deux sœurs pose d’emblée la question fondatrice de l’écriture : « Pouvons-nous écrire si nous n’avons pas à qui écrire ? » Question reprise en écho quelques pages plus loin :

     « Nous écrivons pour l’absent.
    Dans la vastitude de ce lieu, seul l’absent est présent.
    Son silence remplit entièrement l’espace. »


    Apparemment adressée à une seule femme, la lettre se révèle une savante partition épistolaire (sans date d’émission ni destinataire explicitement nommé) où voix et visages s’entrelacent, démultipliant à l’infini, dans un étrange jeu de miroirs et d’inversion des rôles, lectures et confidences, questions et répons. De sorte que l’émetteur que l’on croyait stable est à son tour l’objet d’interrogations qui portent bien au-delà de lui-même :

    « L’émetteur de l’appel est-il en nous ou en dehors de nous? Est-il proche ou distant ? Il est au-delà de ce que nous voyons, toujours, dans ce qui dépasse l’assemblage de la nuit et du corps, la traversée des ténèbres vers la lumière reculée. Signe de notre passage ne laissant nulle trace. » Jusqu’à la prise de conscience finale et à sa révélation : « Je ne savais pas que ce que je t’écrivais n’était pas en fait destiné à toi seule » / « Ce n’est que maintenant que je ressens la densité de la double voix sortant de vos gorges alors que je pensais qu’il ne s’agissait que de ta voix et croyais que les lettres que je t’écrivais étaient à toi seule adressées ». Jusqu’à l’aveu qui s’exprime dans la métaphore picturale du chapitre XXI :

    « Je cherche la troisième couleur qui naîtrait de la rencontre de deux jaunes soutenus comme il en est de la façade de l’église Saint-Marc à Venise. Je la retiendrais et la fixerais pour que sa lumière déblaie devant nous la neige. »

    Alternant chapitres numérotés, histoire de la lettre, liée à celle de l’amour –  « J’ignore pourquoi elle m’a choisi pour que je devienne le narrateur de sa propre histoire, de ce parcours enrobé de mystère dont je ne connais ni le début ni la fin » – et textes brefs en italiques où se dit le « cheminement de la quête de soi », le poète construit sa pensée dans une incessante confrontation de ses pérégrinations mentales et de ses propres interrogations sur lui-même. Il écrit, dit-il, « pour recouvrer ce que nous croyons avoir perdu de notre vie et affronter la mort de l’enfance antérieure à toute mort. »

    Véritable tissage aux voix multiples, Lettre aux deux sœurs allie poésie extrême et extrême sensualité. Mais peut-être la clé de cette lettre se tient-elle inscrite dans l’âme discrète mais essentielle de ces pierres dispersées tout au long des feuillets en train de s’écrire, pierres « plus anciennes que la vie elle-même », « ces pierres qui ont présidé à la mémoire de la terre » et que le poète s’attache à retenir entre ses doigts, suivant en cela la voix/voie de Roger Caillois :

    « Réussirai-je, alors que le temps m’est chichement compté, à polir mes petites pierres et à te les restituer dans une forme correspondant à tes désirs ? » Celle de la Vierge à l’Enfant entourée d’anges de Jean Fouquet, celle de la paume de la main dans La Diseuse de bonne aventure du Caravage, celle de La Danseuse d’Izu de Yasunari Kawabata. Ou celle encore de l’Aphrodite Sôsandra, dont « la tristesse énigmatique » « émeut au plus profond ».

    Abandonnée à son tour, la lettre inachevée laisse le poète à son incomplétude :

    « Que fera donc l’ébloui avec l’objet de son éblouissement ? » La réponse est dans l’injonction lancée à l’oiseau :

    « Plane, oiseau. Plane bien haut. Loin. Dans toutes les directions ;
    N’arrête pas de battre des ailes. Ne t’arrête pas, oiseau ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



    _______________________________________
    1. José Corti, 2004.






    ISSA MAKHLOUF


    Makhlouf
    Ph. © Thierry Rambaud/
    IMA



    ■ Issa Makhlouf
    sur Terres de femmes

    Au-delà de la vue (extrait de Mirages)
    l’incipit de Lettre aux deux sœurs
    Celui qui part, laissons-le partir (extrait de Lettre aux deux sœurs + notice bio-bibliographique)
    L’écriture sourit à la mort (extrait d’Une ville dans le ciel)
    Les pluies des amants (autre extrait d’Une ville dans le ciel)
    Où es-tu ? (extrait de Leurs rêves endormis flottent sur les vagues)



    ■ Voir aussi ▼

    → le
    site officiel d’Issa Makhlouf
    → (sur le site des Éditions José Corti) la
    page consacrée à Lettre aux deux sœurs d’Issa Makhlouf (quatrième de couverture)
    → (sur le site d’Issa Makhlouf)
    l’article de Marta Krol (paru dans la revue Le Matricule des anges) sur Lettre aux deux sœurs
    → (sur Terres de femmes)
    Abdellatif Laâbi | Tu passes sans passer
    → (sur Terres de femmes)
    « Les traversées poétiques d’Andrée Chedid »





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  • 24 septembre 1943 | Naissance d’Antonio Tabucchi

    Éphéméride culturelle à rebours



    Né à Pise le 24 septembre 1943, Antonio Tabucchi est mort à Lisbonne le 25 mars 2012.



    Passionné par le Portugal (il a traduit l’œuvre intégrale de Fernando Pessoa), Antonio Tabucchi a navigué toute sa vie entre Lisbonne et l’Italie où il a enseigné (à partir de 1973) la langue et la littérature portugaise (Université de Gênes, puis de Sienne).

        Récompensé par de nombreux prix, Antonio Tabucchi a connu un très beau succès de librairie en 1994 avec Sostiene Pereira (Pereira prétend, 1995). Le héros du roman, inspiré par Pessoa, l’auteur aux multiples visages, a été incarné à l’écran par Marcello Mastroianni, dans un film de Roberto Faenza (1995).








    Tabucchi
    Image, G.AdC






    EXTRAIT de PEREIRA PRÉTEND



    Pereira sortit de sa rêverie quand il passa devant Santo Amaro. C’était une belle plage incurvée et on voyait les cabines de toile à bandes blanches et azur. Le train s’arrêta et Pereira eut l’idée de descendre et d’aller se baigner, de toute façon il pouvait prendre le train suivant. Ce fut plus fort que lui. Pereira ne saurait dire pourquoi il ressentit cet élan, peut-être parce qu’il avait pensé à l’époque de Coimbra et aux bains à la Granja. Il descendit avec sa petite valise et traversa le passage souterrain qui conduisait à la plage. Quand il arriva sur le sable, il enleva ses souliers et ses chaussettes et avança ainsi, tenant d’une main la valise et de l’autre les chaussures. Il vit tout de suite le maître-nageur, un jeune homme bronzé qui surveillait les baigneurs, étendu sur un transat. Pereira s’approcha et lui dit qu’il voulait louer un costume de bain et un vestiaire. Le maître-nageur le détailla de la tête aux pieds, d’un air narquois, et murmura : je ne sais pas si nous avons un costume à votre taille, quoi qu’il en soit je vous donne la clé du magasin, vous verrez, c’est la cabine la plus grande, le numéro un. Puis il demanda d’un air qui sembla ironique à Pereira : vous avez aussi besoin d’une bouée ? Je sais très bien nager, répondit Pereira, peut-être beaucoup mieux que vous, ne vous en faites pas. Il prit la clé du magasin et celle du vestiaire et s’en alla. Dans le magasin, il y avait un peu de tout : des bouées, des brassières gonflables, un filet de pêche couvert de flotteurs, des costumes de bain. Il fouilla dans les costumes de bain pour voir s’il en trouvait un à l’ancienne, ceux entiers, de façon à couvrir aussi le ventre. Il réussit à en trouver un et le passa. Il lui était un peu serré et c’était de la laine, mais il ne trouva pas mieux. Il déposa sa valise et ses habits dans le vestiaire, puis traversa la plage. Au bord de l’eau se trouvait un groupe de jeunes gens qui jouaient au ballon et Pereira les évita. Il entra calmement dans la mer, tout doucement, laissant le froid l’envelopper petit à petit. Puis, quand l’eau lui arriva au nombril, il plongea et se mit à nager un crawl lent et cadencé. Il nagea longuement, jusqu’aux bouées. Quand il s’accrocha à la bouée de sauvetage, il sentit qu’il était à bout de souffle et que son cœur battait beaucoup trop fort. Je suis fou, pensa-t-il, cela fait une éternité que je ne nage plus, et je me jette ainsi à l’eau, comme un sportif. Il se reposa, accroché à la bouée, puis il fit la planche. Le ciel au-dessus de lui était d’un azur féroce. Pereira reprit son souffle et rentra calmement, à brassées lentes. Il passa devant le maître-nageur et voulut se donner satisfaction. Comme vous l’avez constaté, je n’ai pas eu besoin de bouée, dit-il, quand passe le prochain train pour Estoril ? Le maître-nageur consulta l’horloge. Dans un quart d’heure, répondit-il. Très bien, dit Pereira, alors rejoignez-moi, je vais me rhabiller et je voudrais vous payer, car je n’ai pas beaucoup de temps. Il se rhabilla dans le vestiaire, sortit, paya le maître-nageur, donna un coup de peigne au peu de cheveux qui lui restaient avec un petit peigne qu’il avait dans son portefeuille et il salua. Au revoir, dit-il, et surveillez ces jeunes gens qui jouent au ballon, d’après moi ils ne savent pas nager, et ils dérangent les baigneurs.

    Il traversa le passage souterrain et s’assit sur un banc de pierre, sous la marquise. Il entendit arriver le train et regarda l’horloge. Il était tard, pensa-t-il, sans doute l’attendait-on pour le déjeuner à la clinique de thalassothérapie, parce que dans les cliniques on mange tôt. Il pensa : tant pis. Mais il se sentait bien, il se sentit détendu et frais, tandis que le train arrivait en gare, et puis, pour la clinique de thalassothérapie, il avait tout le temps, il allait y rester au moins une semaine, prétend Pereira…



    Antonio Tabucchi, Pereira prétend [Sostiene Pereira, Feltrinelli editore, 1994], Christian Bourgois éditeur, 1995, pp. 108-109-110. Traduit de l’italien par Bernard Comment.





    ■ Antonio Tabucchi
    sur Terres de femmes

    Antonio Tabucchi | Rêve de Giacomo Leopardi, poète et lunatique



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site ina.fr)
    entretien d’Antonio Tabucchi avec Laure Adler (20 janvier 1998)





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