Étiquette : Traduit de l’italien


  • Milo De Angelis | Sala Venezia


    SALA VENEZIA




    Qui tutto diventa veloce, troppo veloce,
    la strada si allontana, ogni casa sembra una freccia
    che moltiplica porte e scale mobili e allora hai paura.
    Senti i tuoi passi in migrazione,
    vuoi rallentare, hai paura
    e allora entri in questa sala di via Cadamosto,
    saluti gli ultimi giocatori di biliardo,
    pronunci lentamente un commento preciso sulle sponde
    o sull’angolo di entrata, fai una piccola scommessa
    e sorridi e ti acquieta il panno verde
    come un prato dell’infanzia, ti acquietano i bordi
    di legno che ora contengono il tuo evento
    e la forza centripeta conduce l’universo
    in un solo punto illuminato.





    Milo De Angelis, Linea intera, linea spezzata, Mondadori, Collezione Lo Specchio, 2021, pagina 10.







    Milo De Angelis






    SALLE VENEZIA




    Ici tout va vite, beaucoup trop vite,
    la route s’éloigne, chaque maison telle une flèche
    qui multiplie portes et escaliers mouvants, et alors tu as peur.
    Tu sens tes pas en migration
    tu veux ralentir, tu as peur
    et alors tu entres dans cette salle de la rue Cadamostro,
    tu salues les derniers joueurs de billard,
    tu énonces lentement un commentaire précis sur les rives
    ou sur l’angle de l’entrée, tu lances un petit pari
    et tu souris, et le tissu vert pareil à un pré de l’enfance
    t’apaise comme t’apaisent les bords en bois
    qui maintenant contiennent ton épreuve
    et la force centripète conduit l’univers
    en un seul point illuminé.




    Milo De Angelis, Ligne continue, ligne brisée, in revue Europe, “dossier Milo De Angelis”, avril 2021, n° 1104, page 178. Traduit de l’italien par Sylvie Fabre G. et Angèle Paoli.





    Milo Europe
    Logoeurope




    MILO DE ANGELIS


    Milo De Angelis  2
    Source




    ■ Milo De Angelis
    sur Terres de femmes


    Mercoledì (autre poème extrait de Linea intera, linea spezzata)
    6 juin 1951 | Naissance de Milo De Angelis
    Il morso che ti spezza (autre poème extrait de Linea intera, linea spezzata)
    [A volte, sull’orlo della notte] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP)
    [Era buio] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite de Sylvie Fabre G.)
    [Nessuno riposa] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 1]
    [Mi attendono nascosti] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 2]
    [È qui] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 3]
    [Ecco l’acrobata della notte] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 4]
    [Ho saputo, amica mia…] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 5]
    Milano lì davanti (poème extrait de « L’oceano intorno a Milano » in Biografia sommaria, 1999)
    L’oceano lì davanti (poème extrait de L’Océan autour de Milan)
    [Inquadratura](poème extrait d’Incontri e agguati)
    “T.S.”, II (extrait de Somiglianze)
    Thème de l’adieu (traduction d’extraits par AP ― février 2009 + notice de Martin Rueff)
    Thème de l’adieu (lecture de Tristan Hordé)
    Tutto era già in cammino (extraits du Thème de l’adieu, éditions NOUS, 2010)



    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur Lyrikline)
    Milo De Angelis disant le poème « [Ecco l’acrobata della notte] »
    → (sur YouTube)
    un portrait vidéo de Milo De Angelis par Viviana Nicodemo





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  • Erri De Luca | Statua di Caino


    STATUA DI CAINO



    Ho acquistato un Caino di bronzo. E’ già senz’arma,
    sta mezzo girato, si stacca dall’agguato
    a suo fratello e alla generazione.
    E’ più basso di me, la mano larga, stesa,
    la urto di sfuggita o gliel’afferro apposta
    per arresto. Non so se sia mancino,
    se stringo la colpevole o quell’altra. So che è tardi.
    C’ era pure un Abele, sdraiato sul fianco,
    il braccio sul volto a proteggere niente. Non l’ ho preso.
    il suo corpo chiedeva uno spazio che da me non c’è.
    Caino è di passaggio, svelto a togliersi, Abele no, sta a terra
    e vede la sua vita seguire come un cane l’ assassino.
    Abele non sa stare rinchiuso in una stanza,
    Caino sì, nell’ umido dell’ ombra, accanto ai libri
    chiede il riparo che non è perdono.





    Erri De Luca  L'ospite incallito  3






    STATUE DE CAÏN



    J’ai acheté un Caïn en bronze. Il est déjà sans arme,
    tourné à demi, il se détache du piège
    tendu à son frère et à sa génération.
    Il est plus petit que moi, la main large, ouverte,
    je la heurte en passant ou je l’attrape exprès
    pour l’arrêter. J’ignore s’il est gaucher,
    si je serre aussi un Abel, allongé sur le côté,
    un bras sur le visage qui ne protégeait rien. Je ne l’ai pas
    pris,
    son corps réclamait un espace que je n’ai pas chez moi.
    Caïn est de passage, prompt à décamper, Abel, non, il est
    par terre
    pour voir la vie suivre l’assassin comme un chien.
    Abel ne peut pas rester enfermé dans une pièce,
    Caïn oui, dans l’humidité de l’ombre, près des livres
    il demande un abri qui n’est pas un pardon.



    Erri De Luca, L’Hôte impénitent [L’Ospite incallito, Einaudi, 2008] in Aller simple suivi de L’Hôte impénitent, édition bilingue, éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard, 2021, pp. 168-169. Traduit de l’italien par Danièle Valin.





    Erri De Luca  Aller simple  Collection Poésie Gallimard



    ERRI DE LUCA


    Erri De Luca  portrait





    ■ Erri De Luca
    sur Terres de femmes


    Piero della Francesca (autre poème issu du recueil L’Ospite incallito)
    Due voci (poème issu du recueil Aller simple)
    Le plus et le moins (lecture de Martine Konorski)
    Considero valore (poème issu du recueil Œuvre sur l’eau)
    Qui a étendu ses bras au large (autre poème issu du recueil Œuvre sur l’eau)
    Volti (autre poème issu du recueil Œuvre sur l’eau)
    Première heure (lecture d’AP)
    Le Tort du soldat (extrait)




    ■ Voir aussi ▼


    le site de la fondation Erri De Luca (en italien)





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  • Noël 1944 | Anita Pittoni, Journal 1944-1945

    Éphéméride culturelle à rebours


    Noël 1944, sept heures du soir


    La musique de Brahms emplit l’air de la pièce. C’est la Deuxième Symphonie. Je me sens transportée. Par d’autres choses aussi. Si nombreuses. Je ne saurais dire aujourd’hui ce que je sens au fond de moi, une crue me submerge. Je me laisse glisser dans cette solitude accompagnée. J’ai laissé les amis avec lesquels j’ai partagé de si longues heures depuis hier, depuis avant-hier, sans interruption.

    Voilà que déjà tout s’éloigne et devient souvenir. Tout le parfum de ce souvenir m’enveloppe, comme des bras d’une extrême douceur. Mon sens de l’amitié devient toujours plus vaste et plus complexe, il franchit toutes les limites imaginables et me donne véritablement le sentiment de l’amour infini. Et la musique est le souffle de ma respiration.

    J’ai vu ce matin une tête de Shiva de Mascherini, qui m’a fascinée. Cela me rappelle un souhait que j’ai exprimé il y a quelque temps : je voulais me tenir sur le plus haut sommet de la Terre face à la mer et son mouvement perpétuel, et me transformer en pierre. Le sens oriental, profond de la vie, avec son harmonie entre karma et esprit, vit en moi, qui sait par quel étrange hasard. Shiva doit être regardé dans sa sérénité accomplie et il est bel et bien la lumière que j’adore, que je désire ardemment rejoindre et contenir.

    Ce Noël est le premier de ma résurrection. Je revis, accompagnée par le chant de mon âme, il m’arrive la plus grande joie que l’on puisse imaginer. Ma tête est lasse, mes pensées se succèdent à l’infini, l’une à la suite de l’autre, reliées l’une à l’autre. Je les sens ce soir, sans pouvoir les arrêter, je les sens comme une grande richesse que je possède et vraiment je comprends ainsi toute ma vie antérieure, je comprends toute la sagesse de chacun de mes états les plus inhabituels, comme si, à ce point d’arrivée, tout se conciliait.

    Cette joie est toute à moi, pour moi seule, je ne peux la communiquer, même si j’en ai envie, elle reste entière et pour moi seule, même si je ne le souhaite pas, elle m’appartient, je la possède totalement, j’ai enfin l’impression très claire de posséder quelque chose. Voilà pourquoi je n’ai pas pu, pourquoi je n’ai pas voulu posséder quoi que ce soit d’autre.

    Je n’aurais pas eu assez de place au-dedans de moi. Comme je suis heureuse même d’être fatiguée, comme je suis heureuse de me laisser aller et de jouir de ce moi-même qui n’est plus à moi, lui non plus. De moi, il ne reste que la joie de cette richesse qui me fait revivre.

    [Onze heures et quart]

    Joyeux Noël !

    J’espérais faire une promenade « en couple idéal » dans la splendeur de cette matinée de Noël.

    Giani

    « Va, pensée, sur les ailes d’un chant… » *



    Anita Pittoni, Journal 1944-1945 [Diario 1944-1945, Libreria antiquaria Drogheria 28, Trieste, 2012], éditions La Baconnière, 1207 Genève, 2021, pp. 73-75. Préface de Simone Volpato. Postface de Cristina Benussi. Traduit de l’italien par Marie Périer et Valérie Barranger.



    ___________________
    * A. Pittoni, « Il senso della Materia », Lil, 5, 1934, p. 14.







    Anne Pittoni




    ANITA PITTONI


    Anita Pittoni





    ■ Anita Pittoni
    sur Terres de femmes


    8 mai 1982 | Mort à Trieste d’Anita Pittoni (+ une notice biographique)




    ■ Voir aussi ▼


    Samuel Brussell, Alphabet triestin (lecture d’AP)
    → (sur L’Italie à Paris)
    Anita Pittoni, Journal 1944-1945 (lecture de Stefano Palombari)





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  • Alda Merini, La Folle de la porte à côté

    par Angèle Paoli

    Alda Merini, La Folle de la porte à côté
    (La pazza della porta accanto, Bompiani, 1995),
    suivi de La poussière qui fait voler,
    conversation avec Alda Merini,
    éditions Arfuyen, Collection « Les Vies imaginaires », 2020.
    Traduit de l’italien par Monique Baccelli. Préface de Gérard Pfister.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Alda Merini  portrait Guidu
    Image, G.AdC







    « LA GRANDE OBSESSION DES MOTS »





    « J’ai toujours écrit dans un état somnambulique », affirme Alda Merini dans La Folle de la porte à côté. Entre éveil et sommeil ? Sous l’emprise des drogues ? Ou de la douleur ? Sans doute. Mais peut-être aussi sous l’emprise d’un état inné d’exaltation permanent. La parole d’Alda Merini, ombrée par les volutes de fumée de ses cigarettes Marlboro, est celle d’une pythie.

    Foncièrement rebelle, contradictoire, survoltée, oscillant entre l’appel de la vie conventuelle et les fulgurances amoureuses, la poète milanaise proclame haut et fort ce qui lui tient à cœur et ce qu’elle pense. Cruelle, violente, passionnée, l’infatigable Alda Merini s’insurge. Contre la misère, contre la folie, la sienne et celle des autres, contre les convenances et les paillettes imposées par une société qui refuse les antagonismes, qui impose à chacun des voies uniques, des surfaces lisses et planes. Des itinéraires dont la Merini n’a que faire et auxquels elle ne se plie pas. Dans le récit intime qu’elle livre en 1995 — La pazza della porta accanto, Bompiani, Milan (La Folle de la porte à côté) — l’effrontée de soixante-quatre ans présente d’elle un portrait lucide, authentique, dérangeant. Émouvant et drôle. Plein d’humour et d’invectives ! Celui d’une femme débordante. Au physique et au moral. Une femme hors norme. Alda Merini est insaisissable. Insaisissable le personnage qui s’émeut, se défend, accuse, s’insurge. Insaisissable aussi l’écriture, qui demeure souvent énigmatique et échappe à une classification immédiate. Ainsi la poète se tient-elle à l’écart de toute tentative d’enfermement. « Je ne suis pas une femme domesticable », écrit-elle dans Aphorismes et magies. Il est certes possible de tracer à la volée quelques traits dominants. Innombrables et tourmentées, les amours d’Alda Merini firent couler beaucoup d’encre ; la naissance des quatre filles, suivie de l’expérience douloureuse de l’arrachement des deux dernières, Barbara et Simona ; la folie et les séjours répétés en hôpital psychiatrique. La torture de l’internement, électrochocs et hystérectomie. La douleur. De cette expérience « infernale, humaine et déshumanisante » naîtront les quarante poèmes de La Terra Santa, œuvre majeure d’Alda Merini, publiée chez Scheiwiller en 1984. Ainsi la poète écrit-elle, dans le poème qui donne son titre au recueil, ces vers terribles et tellement puissants [Ho conosciuto Gerico]&nbsp:

    « J’ai connu Jéricho,

    j’ai eu moi aussi ma Palestine,

    les murs de l’hôpital psychiatrique

    étaient les murs de Jéricho

    et une mare d’eau infectée

    nous a tous baptisés.

    Là-dedans nous étions Hébreux

    et les Pharisiens étaient tout en haut

    et il y avait aussi le Messie

    perdu au milieu de la foule :

    un fou qui hurlait au Ciel

    tout son amour en Dieu. » *

    Et pourtant, paradoxalement, Alda Merini affirme que « la folie est l’une des choses les plus sacrées qui existent sur terre. » Un paradoxe qui prend tout son sens à la lumière de l’explication qu’elle donne.

    « C’est un parcours de souffrance purificatrice, une souffrance comme quintessence de la logique. »

    La Folle de la porte à côté se déploie sur quatre chapitres d’une prose éblouissante : L’amour/La séquestration/La famille/La douleur. Chacun de ces chapitres est introduit par un poème en lien étroit avec la thématique abordée. À quoi vient s’ajouter une « Conversation avec Alda Merini », « La poussière qui fait voler ». C’est sur cette image inattendue, si belle et si émouvante, que se clôt la confession non impudique et magnifique de la poète :

    « Je ne sais pas si le papillon a des ailes, mais c’est la poussière qui le fait voler.

    Tout homme a les petites poussières de son passé, qu’il doit sentir sur lui et qu’il ne doit pas perdre. Elles sont son chemin. »

    Cigarette à la bouche, bouteilles de Coca-Cola à portée de main, Alda Merini préside. Dans son appartement milanais du Naviglio Grande où règne un désordre indescriptible et où s’amoncellent en piles instables livres et documents, elle reçoit. Journalistes, éditeurs, amis, poètes. Couverte de bijoux et colifichets, colliers de perles en sautoir, bagues énormes aux doigts et ongles peints, œil pétillant et langue acérée, elle reçoit. Pose nue, poitrine abondante et ventre rebondi, elle reçoit et se livre. Odalisque au regard de braise. Provocatrice et tendre. Elle évoque, intarissable, ses deux maris, celui de sa jeunesse, Ettore Carniti, père de ses filles et boulanger de son état ; celui de sa maturité, Michele Pierri, médecin et poète de Tarente qu’elle épouse en 1984. Elle évoque ses chers amants, tous plus beaux et plus fous les uns que les autres. L’étrange Titano, clochard vagabond, « grand personnage du Naviglio » qui suivait la poète dans ses « longues et complexes pérégrinations mentales ». Le père Richard, « impérieux, jeune, agressif et superbe », qu’Alda Merini aime d’un amour absolu. Alberto Casiraghi, éditeur des Aforismi (« Aphorismes ») de Merini ; et le grand-prêtre de la nouvelle avant-garde Giorgio Manganelli. Pour ne citer que quelques noms. Évoquant sa relation avec Manganelli, Alda Merini écrit :

    « Tous deux spécialistes du Trecento, et tous deux ardents dans la passion comme dans l’existence, nous avons toujours poussé à l’extrême notre amitié. Jusqu’à la faire devenir comme le chant de la neige. Un élément d’une élection visionnaire qui aurait fait envie à Gabriele D’Annunzio. »

    Ardente, Alda Merini l’est en toutes circonstances et dans tous les domaines. Y compris dans celui de sa folie. Elle est du côté des extrêmes. Troubles bipolaires ? Schizophrénie ? Alda Merini se définit comme telle. Ainsi explique-t-elle sa double personnalité antithétique :

    « Il y a en moi l’âme de la putain et de la sainte.

    Parce que je peux changer quand je veux et, comme une schizophrène, je peux aller me promener, dormir, faire mes courses comme si tout était normal. Il m’est facile de tromper mon prochain.

    Le fait d’être une histrionne est aussi un élément positif, car, derrière le masque aux mille apparences, il y a un inconnu qui ne veut pas être reconnu. »

    Troubles de la personnalité et dédoublements ? Alda Merini semble être à elle-même son propre bourreau comme en témoignent ces lignes extraites d’une lettre qu’elle adresse à l’éditeur Armando Curcio :

    « La fièvre. J’ai eu de très fortes températures que je n’ai jamais prises, mais c’était davantage une grande rébellion, et avant tout une conspiration contre moi seule, très ardente, contre l’unique barreau du souvenir. J’ai beaucoup aimé ce barreau, tu sais, et il m’a semblé la puissante tige d’une fleur. »

    Dans la même lettre, elle se dit prisonnière « de la folle de la porte à côté. » Est-ce d’elle qu’elle parle ? Est-ce d’une voisine ? D’une autre ? Le fou est toujours l’autre. Mais pour les autres, pour les habitants du Naviglio, pour ceux qui la croisent dans la rue, l’observent, la lisent, l’écoutent, la folle, c’est bien elle. Il lui arrive de lancer à ceux qui la reconnaissent :

    « Alda Merini, ce n’est pas moi, je suis son sosie ».

    Ailleurs, elle se défend en se définissant comme « normale ». La clochardise était un choix de Titano. Le sien était la folie. La folie est son piège, sa cage, son labyrinthe cerné de murs. Et c’est du Naviglio, ce quartier de Milan hanté par la drogue, où Alda Merini a choisi de « poser » ses « ailes fatiguées », qu’émane la « calomnie » de sa folie.

    La Folle de la porte à côté est son double métaphorique, comme l’est aussi le concierge de son immeuble qui lui cause « d’effroyables insomnies ». Personnage inquiétant mais bien réel, il a pris une signification secrète dans l’esprit d’Alda Merini.

    « C’était moi, mon moi le plus obscur. Une figure magique, jamais identifiable parce qu’elle était la peur même. La peur de l’injustice, de l’hôpital psychiatrique, de la misère. »

    Dans cette narration qui tient de la confession – publique/privée —, le flux de la parole se libère. Chaque page rend compte de cet état de transe permanent.

    Ainsi de ce paragraphe emprunté à la section « Séquestration » :

    « Je commence à comprendre qu’il y a eu un malentendu ; je n’étais pas poète, j’ai dû être un grand fakir, un sage. J’ai supporté des choses ignobles sans piper, en cherchant les raisons du mal. J’ai compris que le mal n’existe pas, comme le bien n’existe pas. C’est alors que je suis devenue nihiliste : le matin je prends ma tension, je me tâte le pouls et je me demande combien il me reste d’heures avant de monter sur cet échafaud qu’est la vie. J’offre ma tête à mes éditeurs pour qu’ils me laissent tranquille encore une fois.»

    Et l’écriture ? Et la poésie ? Elles ont à voir avec la passion amoureuse. Ainsi de sa passion amoureuse pour le père Richard (« un prêtre qui avait touché les cordes de [s]on âme »), Alda Merini confie-t-elle :

    « C’était l’une de ces passions qui déchirent, avec la peau écorchée qui vous tombe du corps, mais des passions qui font écrire. »

    La passion de l’écriture et des poèmes a elle-même très tôt commencé pour Alda Merini. La violence de son père, Nemo Merini, envers sa fille, déchirant sous ses yeux la critique élogieuse du critique Spagnoletti, aurait pu briser dans l’œuf l’élan créatif de la jeune fille. Le père a sans doute été un premier obstacle. Qu’Alda Merini a surmonté, mettant le geste paternel sur le compte du bon sens. Il y eut sans doute beaucoup d’autres obstacles. Devant lesquels elle ne recula pas. Car « pour le poète les obstacles sont inévitables, cette grande obsession des mots est devenue un chemin. » Comme l’amour et comme la folie :

    « Tu ne sais pas combien de fois je baise les grilles de ma maison qui ne s’ouvrent que si j’appelle à l’interphone la folle de la porte à côté. Et elle me laisse dehors comme une mendiante. Mais moi je sers sa nudité, son avarice et son évangile assassin. » (Incipit de La Folle de la porte à côté).



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



    _________________
    * Alda Merini, La Terra Santa, Oxybia éditions, 2013, page 91. Traduction française de Patricia Dao.






    Alda Merini  La Folle de la porte à côté




    ALDA MERINI


    Alda Merini portrait 1 couleur
    Source





    ■ Alda Merini
    sur Terres de femmes


    [È un petalo la tua memoria] (extrait de La Folle de la porte à côté)
    Après tout même toi | Dopo tutto anche tu
    Ma poésie est vive comme le feu
    Mare
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    Il mio primo trafugamento di madre




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    la fiche de l’éditeur sur La Folle de la porte à côté d’Alda Merini
    le site officiel Alda Merini, créé par les quatre filles d’Alda Merini
    → (sur Fine Stagione)
    plusieurs poèmes d’Alda Merini (avec leur traduction en français)





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  • Alda Merini | [È un petalo la tua memoria]


    Alda Merini  portrait Guidu
    Image, G.AdC







    [È UN PETALO LA TUA MEMORIA]



    È un petalo la tua memoria
    che si adagia sul cuore,
    e lo sconvolge.
    Addio, come ogni sera,
    oltre le fratture c’è un cadavere
    eretto di discorso,
    sembra un frammento di un’eutanasia
    ma tu mi uccidi come sempre, amore,
    e riapri i miei eterni giacimenti.
    I sepolcri del Foscolo, gli addii
    di certe mani che non sono sepolte
    ed emergono futili dal nulla
    a chiedere giustizia di parole.







    [TON SOUVENIR EST UN PÉTALE]



    Ton souvenir est un pétale
    qui se couche sur mon cœur
    et le ravage.
    Adieu, comme chaque soir,
    au-delà des fractures il y a un cadavre
    érigé de parole,
    on dirait le fragment d’une euthanasie,
    mais tu me tues comme toujours, amour,
    et tu rouvres mes éternels gisements.
    Les sépulcres de Foscolo, les adieux
    de certaines mains qui ne sont pas ensevelies
    et émergent futilement du néant
    pour demander justice aux mots.




    Alda Merini, « L’amore | L’amour », La Folle de la porte à côté [La pazza della porta accanto, Bompiani, Milano, 1995 ; rééd. 2019], suivi de La poussière qui fait voler, conversation avec Alda Merini, éditions Arfuyen, Collection « Les vies imaginaires », 2020, pp. 24-25. Traduit de l’italien par Monique Baccelli. Préface de Gérard Pfister.






    Alda Merini  La Folle de la porte à côté




    ALDA MERINI


    Alda Merini portrait 1 couleur
    Source





    ■ Alda Merini
    sur Terres de femmes


    La Folle de la porte à côté (lecture d’AP)
    Après tout même toi | Dopo tutto anche tu
    Ma poésie est vive comme le feu
    Mare
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    Il mio primo trafugamento di madre




    ■ Voir aussi ▼


    le site officiel Alda Merini, créé par les quatre filles d’Alda Merini
    → (sur Fine Stagione)
    plusieurs poèmes d’Alda Merini (avec leur traduction en français)





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  • 18 août 2018 | Elena Ferrante, Chroniques du hasard

    Éphéméride culturelle à rebours



    Tagli netti
    Andrea Ucini, Tagli netti,
    in Elena Ferrante, Chroniques du hasard,
    éditions Gallimard, Hors série Littérature, 2019, page 103.







    TAGLI NETTI
    18 agosto 2018




    Per quel che ricordo non mi ha mai spaventato il cambiamento. Ho cambiato casa, per esempio, parecchie volte ma non ricordo particolari disagi, rimpianti, lunghi periodi di disadattamento. Molti detestano i traslochi, c’è chi li ritiene in grado di accorciarci la vita. Io del trasloco amo innanzitutto la parola, fa venire in mente lo slancio del salto in lungo, un raccogliere energie per proiettarsi verso un altro luogo dove tutto è da scoprire e da imparare. Sono convinta insomma che cambiare ha un suo versante sempre positivo. Aiuta a accorgerci, per esempio, che abbiamo accumulato molte cose inutili, che averle ritenute utili è stato un abbaglio, che tutto quello che davvero serve è pochissimo, che ci leghiamo a oggetti, a spazzi, certe volte a persone, senza cui la nostra vita non solo si impoverisce ma si apre inaspettatamente a nuove possibilità. Quando poi i cambiamenti sono radicali, dopo un po’ di incertezza tendo all’euforia. Mi sento quando da bambina le inventavo tutte per trovarmi all’aperto mentre si preparava un temporale e volevo inzupparmi prima che mia madre mi riacciufasse. Per via di questa propensione, però, ho scoperto con colpevole ritardo l’altro lato del cambiamento, la sofferenza. Non parlo qui di chi vede di colpo la sua esistenza a soqquadro e resiste nel guscio degli abitudini che parevano definitive, finché non scopre che non c’è reazione che tenga e malinconicamente si rassegna al fatto che il mondo di ieri domani non ci sarà più. Non mi ha mai veramente coinvolta – nemmeno letterariamente – il rimpianto di come era bella la vita prima di una qualche rivoluzione. Ho sempre sentito di più l’allegria dei rivolgimenti, e perciò ho messo a fuoco tardi che quell’allegria, quell’entusiasmo, non sono necessariamente in contraddizione con una sofferenza di fondo. Se si guarda bene, per esempio, insieme alla genuina festa grande con cui abbiamo salutato cambiamenti importanti per noi donne, c’era un dolore silente che, per quel che ne so, ci siamo raccontate poco. Svestirci dell’abito remissivo che le nostre stesse mamme ci avevano cucito adosso fin dai primi anni di vita, per indossarne uno più combattivo, pur nella sua positività di atto liberatorio, da qualche parte di noi ci causava angoscia. Non ci si strappa via la pelle che pareva la nostra senza soffrire. Non ci si stacca facilmente da quello che siamo state, qualcosa dura e si torce. Non ci sa accomoda in una forma imprevista senza la paura dell’inadeguatezza. Il sentimento gioioso della liberazione prevale, ma l’anestetico della gioia non cancella la realtà del taglio.



    Elena Ferrante, « Tagli netti », L’invenzione occasionale, edizioni e/o, 2019, pp. 62-63. Illustrazioni di Andrea Ucini.






    Elena Ferrante  L'invenzione occasionale








    COUPURES NETTES
    18 août 2018




    Autant que je m’en souvienne, le changement ne m’a jamais effrayée. Par exemple, j’ai déménagé à plusieurs reprises, mais je ne me rappelle pas avoir jamais éprouvé de malaise, de regret, ou avoir eu besoin de longues périodes d’adaptation. Beaucoup de gens détestent les déménagements, et certains estiment même qu’ils peuvent nous raccourcir la vie. Ce que j’aime avant tout, dans le déménagement, c’est le mot : il me rappelle l’élan du saut en longueur, le fait de rassembler son énergie afin de se projeter vers un autre endroit, où tout est à découvrir et à apprendre. En somme, je suis persuadée que changer a toujours un aspect positif. Cela aide à réaliser que nous avons accumulé beaucoup de choses inutiles, qu’avoir cru à leur utilité a été un aveuglement, que tout ce qui nous sert vraiment se résume à bien peu, et que nous nous attachons à des objets, à des lieux et parfois à des personnes en l’absence desquels notre vie non seulement ne s’appauvrit pas, mais s’ouvre à des possibilités nouvelles et inattendues. Et, lorsque les changements qui surviennent sont radicaux, j’ai tendance, après un bref moment d’incertitude, à être euphorique. J’ai le même sentiment que dans mon enfance, lorsque je mettais tout en œuvre pour me retrouver dehors tandis qu’un orage menaçait, je voulais être trempée avant que ma mère ne m’attrape. Mais, à cause de cette tendance, j’ai découvert seulement très tard l’autre face du changement, la souffrance. Je ne parle pas des gens qui voient leur existence brusquement chamboulée et qui résistent dans une carapace d’habitudes qui leur paraissaient éternelles, jusqu’à ce qu’ils comprennent que leur réaction n’a pas de sens et qu’ils finissent par se résigner, avec mélancolie, au fait que le monde d’hier ne sera plus là demain. Je n’ai jamais vraiment été attirée – même en littérature – par la célébration de la vie passée, par la nostalgie de la beauté précédant une quelconque révolution. J’ai toujours été plus sensible à la joie des bouleversements et, par conséquent, il m’a fallu du temps pour réaliser que cette joie et cet enthousiasme n’étaient pas nécessairement incompatibles avec une souffrance de fond. Par exemple, à bien y regarder, la grande allégresse avec laquelle nous avons accueilli des changements importants pour nous les femmes a été accompagnée d’une douleur silencieuse qui, autant que je sache, n’a pas tellement été dite. Ôter les vêtements de la soumission que nos mères elles-mêmes nous avaient confectionnés dès nos premières années de vie et en enfiler d’autres, plus adaptés aux luttes, a été un acte libérateur très positif. Et pourtant, quelque part, cet acte a généré de l’angoisse. Il est impossible d’arracher ce que nous prenions pour notre peau sans en éprouver de la souffrance. On ne se sépare pas facilement de ce que l’on a été : quelque chose persiste et résiste. On n’adopte pas une forme imprévue sans crainte de l’inadaptation. Le sentiment joyeux de la libération domine, mais l’effet anesthésiant de cette joie n’efface pas la réalité de la rupture.



    Elena Ferrante, « Coupures nettes », Chroniques du hasard, éditions Gallimard, Hors série Littérature, 2019, pp. 104-105. Traduit de l’italien par Elsa Damien. Illustrations d’Andrea Ucini.






    Elena Ferrante  Chroniques du hasard
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    ELENA FERRANTE


    Elena Ferrante





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    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur Chroniques du hasard





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  • Milo De Angelis | L’oceano lì davanti



    L’OCEANO LÌ DAVANTI



    L’oceano lì davanti lì davanti
    come un’idea a perpendicolo
    o uno sbocco di sangue
    nell’intervallo più piccolo tra le tempie.
    Il grigio soffre. Il grigio non è un colore
    ma un voltarsi, scrutare per terra
    l’assoluta metà di ogni cosa, piegare in quattro
    i pianeti della fortuna,
    che dentro la tasca ci danno un confine,
    come questa fila di case, d’inverno,
    significa camminarci accanto, essere d’inverno.




    Milo De Angelis, L’Océan autour de Milan et autres poèmes [L’oceano intorno a Milano], I, édition bilingue, M.E.E.T. [Maison des Écrivains et des Traducteurs de Saint-Nazaire] Arcane 17, 1993, suivi d’un « Entretien avec Milo De Angelis », par Bernard Bretonnière.







    Le gris souffre. Le gris n’est pas une couleur
    « Le gris souffre. Le gris n’est pas une couleur
    mais un retournement »
    Photocollage, G.AdC






    L’OCÉAN LÀ-DEVANT



    L’océan là-devant tout devant
    comme une idée au carré
    ou un crachat de sang
    dans le plus court intervalle entre les tempes.
    Le gris souffre. Le gris ce n’est pas une couleur
    mais un revirement, c’est scruter par terre
    la moitié absolue de tout, c’est plier en quatre
    les planètes de la fortune
    qui nous fixent une limite au fond de la poche,
    de même qu’en hiver cette enfilade de maisons
    ça signifie marcher l’un à côté de l’autre, être en hiver.



    Traduction inédite d’Angèle Paoli





    Milo De Angelis  L'Océan 5






    MILO DE ANGELIS



    Milo De Angelis Viviana
    Photo © Viviana Nicodemo
    Source






    ■ Milo De Angelis
    sur Terres de femmes


    6 juin 1951 | Naissance de Milo De Angelis
    Mercoledì (poème extrait de Linea intera, linea spezzata)
    Il morso che ti spezza (autre poème extrait de Linea intera, linea spezzata)
    Sala Venezia (autre poème extrait de Linea intera, linea spezzata)
    Milano lì davanti (poème extrait de « L’oceano intorno a Milano » in Biografia sommaria, 1999)
    [Inquadratura](poème extrait d’Incontri e agguati)
    [A volte, sull’orlo della notte] (poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP)
    [Era buio] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite de Sylvie Fabre G.)
    [Nessuno riposa] (autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 1]
    [Mi attendono nascosti] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP)[Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 2]
    [È qui] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 3]
    [Ecco l’acrobata della notte] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 4]
    [Ho saputo, amica mia…] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 5]
    Thème de l’adieu (traduction d’extraits par AP ― février 2009 + notice de Martin Rueff)
    Thème de l’adieu (lecture de Tristan Hordé)
    Tutto era già in cammino (extraits du Thème de l’adieu, éditions NOUS, 2010)
    “T.S.”, II (extrait de Somiglianze)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur YouTube)
    un portrait vidéo de Milo De Angelis par Viviana Nicodemo





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Luigia Sorrentino | Hypérion, la chute




    IPERIONE, LA CADUTA



    nulla può crescere e nulla
    può così perdutamente dissolversi
    come l’uomo

    (F. HÖLDERLIN, Iperione)




    Coro 1


    tutto stava su di lei
    e lei sosteneva tutto quel peso
    e il peso erano i suoi figli
    creature che non erano ancora
    venute al mondo
    lei stava lì sotto e dentro

    questa pena l’attraversava ancora
    quando venne meno qualcosa

    le acque la accolsero

    e quando si avvicinò alla costa
    della piccola isola, tutti
    portava nel suo grembo




    Coro 2


    c’è una notte arcaica in ognuno di noi
    una notte dalla quale veniamo
    una notte piena di stupore
    quella perduta identità dei feriti
    si popola di volti,
    quell’abbraccio mortale

    in un tempo sospeso tra mente e cuore
    mai la notte fu così stellata

    gettati in mare ingoiarono acqua
    e pietre, e strisciarono sulla sabbia
    e furono in totale discordia
    ebbero passi pesanti
    e sparirono, sottoterra

    il cenno si dissolve
    da sé cade il fragile umano
    frutto effimero, del mortale




    Coro 3


    nella cintura d’acqua
    fluttuava immenso l’indistinto
    inattuato attaccava la nebbia
    melmosa, non era ancora luce ma
    notte continua, durava
    in quello spazio la non luce

    si volse la notte si volse
    bisognosa a noi che aprimmo
    lo sguardo alla forma sollevata

    solo questo gesto che vede
    qualcosa si schiarisce
    illumina e avvicina
    nell’istante posato
    negli occhi che egli chiude




    Coro 4


    si comportava da colosso
    come se dovesse stringersi
    inghiottito dal nero della pietra
    sul confine piantava bastoni inestirpabili

    ci sorpresero le lunghe impronte
    rifugio di mole e di potenza
    fissate
    lastre di pietra

    il volto nostro sovrastò la figura
    altissima,
    negli occhi si schiuse la forma inguainata
    con braccia e gambe saldate contro il corpo

    lo sguardo nostro entrò in quel suo essere
    infinitamente mortale




    Coro 5


    la luce si disperdeva,
    cadeva la massa corporea
    appoggiato alla densità della goccia
    egli era là nel suo confine
    il mutamento fu uno svanire
    arbitrario
    dal fondo del vento sprigionava
    trascinando fuori da sé
    qualcosa che lentamente appare

    così in esso
    ciò che ripetutamente arriva
    entra nel suo sguardo

    nel sollevarsi contro la nebulosa
    divenne la brezza distesa sull’acqua
    a lei si infranse perdutamente
    alla nettezza di lei che si apriva
    davanti a lei si lasciò cadere, infine
    Iperione




    Coro 6


    abbiamo perso tutto
    caduti in un eterno
    frammento
    la prima luce su noi
    infuocata ha bruciato tutto

    la prima creatura di umana
    bellezza è morta, ignota
    a se stessa
    i popoli appartengono alla città
    che li ama
    privi di questo amore ogni stato
    scheletrisce e annera
    la natura imperfetta non sopporta
    il dolore






    IL CONFINE



    Appariva gradualmente scendendo dai ripiani delle scale. Una parte di lei era visibilmente sommersa. La città nuova costruita sulla vecchia dentro l’acqua si rifrangeva, lasciando cadere su di sé l’immagine sfigurata dell’altra. La guardai morente e mutata… se ne andava, ma dove ? Quando mi voltai mi venne di fronte nel suo biancore una divinità decapitata. Dalla roccia il giovane indicava il confine delle’orizzonte terreno, il limite a cui pian piano approdavamo, gonfi di mare.








    HYPÉRION, LA CHUTE


    rien ne peut grandir,
    rien ne peut aussi irrémédiablement disparaître
    comme l’homme

    (F. HÖLDERLIN, Hypérion)




    Chœur 1


    tout reposait sur elle
    et c’est elle qui supportait tout ce poids
    et ce poids c’était ses enfants
    des créatures qui n’étaient pas encore
    venues au monde
    elle se tenait là dessous et dedans

    ce tourment la traversait encore
    quand quelque chose vint à s’évanouir

    les eaux l’accueillirent

    et lorsqu’elle s’approcha du rivage
    de la petite île, elle les portait
    tous dans son giron




    Chœur 2


    en chacun de nous demeure une nuit archaïque
    une nuit d’où nous venons
    une nuit pleine de stupeur
    cette identité perdue des blessés
    se peuple de visages,
    cette étreinte mortelle

    en un temps suspendu entre cœur et esprit
    jamais la nuit ne fut si étoilée

    jetés à la mer ils ingurgitèrent eau
    et pierres, et rampèrent sur la grève
    et furent en totale discorde
    leurs pas étaient lourds
    et ils disparurent, sous terre

    le signe se dissout
    tombe de lui-même le fruit humain
    fragile et éphémère, du mortel




    Chœur 3


    dans la ceinture d’eau
    l’indistinct flottait, immense
    inabouti il se fondait à la brume
    fangeuse, il ne faisait pas encore jour
    mais une nuit inachevée, se prolongeait
    dans cet espace la non-lumière

    se tourna la nuit se tourna
    besogneuse pour nous qui ouvrîmes
    les yeux sur la forme en suspens

    seul ce geste qui voit
    quelque chose se met à briller
    illumine et avoisine
    dans l’instant posé
    dans les yeux qu’il ferme




    Chœur 4


    il se comportait en colosse
    comme s’il eut dû se rapetisser
    englouti par le noir de la pierre
    sur le seuil il plantait des bâtons indéracinables

    nous surprirent les longues empreintes
    refuge de poids et de puissance
    fixées
    dalles de pierre

    la figure dépassa notre visage,
    très haute,
    dans nos yeux s’entrouvrit la forme engainée
    bras et jambes soudés au corps

    notre regard pénétra son être
    infiniment mortel




    Chœur 5


    la lumière se dispersait,
    chutait la masse corporelle
    appuyée à la densité de la goutte
    il se tenait là sur le seuil
    le changement fut un évanouissement
    arbitraire
    du fond du vent se dégageait
    traînant hors de lui
    quelque chose qui lentement apparut

    ainsi en lui
    ce qui ne cesse d’arriver
    entre dans son regard

    en se soulevant contre la nébuleuse
    il devint la brise étendue sur l’eau
    éperdu il se brisa contre elle
    contre la pureté de celle qui s’ouvrait
    devant elle il se laissa tomber, enfin
    Hypérion




    Chœur 6


    tombés dans un éternel
    fragment
    nous avons tout perdu
    la première lumière sur nous
    embrasée a tout brûlé

    la toute première créature à l’humaine
    beauté est morte, sans qu’elle le sût
    elle-même
    les peuples appartiennent à la ville
    qui les aime
    privé de cet amour chacun
    devient noir squelette
    la nature imparfaite ne supporte pas
    la douleur






    LA FRONTIÈRE



    Elle apparaissait descendant pas à pas les marches d’escaliers. Une partie d’elle était visiblement submergée. La ville nouvelle édifiée sur l’ancienne se réfléchissait dans l’eau, laissant tomber sur elle l’image déformée de l’autre. Je la regardai mourante et mouvante… elle s’en allait, mais où ? Quand je me retournai me fit face dans toute sa blancheur une divinité décapitée. Depuis son rocher le jeune homme pointait la ligne d’horizon de la terre, les confins auxquels nous abordions tout doucement, gonflés de mer.




    Luigia Sorrentino, Olympia, éditions Al Manar, 2019, pp. 60-72. Dessins de Giulia Napoleone. Traduit de l’italien par Angèle Paoli. Préface de Milo De Angelis. Postface de Mario Benedetti.






    Olympia





    LUIGIA SORRENTINO


    Luigia Sorrentino
    Source



    Originaire de Naples, Luigia Sorrentino est poète et journaliste. Son métier de journaliste la conduit à réaliser des interviews de personnalités aussi éminentes que les Prix Nobel Orhan Pamuk, Derek Walcott et Seamus Heaney. Productrice de programmes culturels radiophoniques, elle anime sur Rai Radio Uno l’émission Notti d’autore, « viaggio nella vita e nelle opere dei protagonisti del nostro tempo ».

    Poète, elle a publié plusieurs recueils de poésie : C’è un padre (Manni, Lecce, 2003) ; La cattedrale (Il ragazzo innocuo, Milano, 2008) ; L’asse del cuore (in Almanacco dello specchio, Mondadori, Milano, 2008) ; La nascita, solo la nascita (Manni, Lecce, 2009) ; Inizio e Fine, Cahiers de La Collana, Stampa, 2009 ; Varese, 2016 (trad. fr. par Joëlle Gardes, éditions Al Manar, 2018) ; Figure de l’eau | Figura d’acqua, éditions Al Manar, 2017 (traduit en français par Angèle Paoli), Olimpia (Interlinea edizioni, 2013) | Olympia, éditions Al Manar, 2019 (traduit en français par Angèle Paoli).

    En août 2013 a paru aux éditions Interlinea de Novare, le recueil poétique Olimpia (Olympia) préfacé par Milo De Angelis et postfacé par Mario Benedetti. Dans la préface de l’ouvrage, Milo De Angelis souligne l’importance de ce recueil qui touche à l’essentiel, « aborde en profondeur les grandes questions de l’origine et de la mort, de l’humain et du sacré, de notre rencontre avec les millénaires. » De la poète Luigia Sorrentino, il souligne le regard visionnaire : un « regard ample, prospectif, à vol d’aigle ». Mais aussi ses « immersions imprévues dans la flamme du vers ».

    Dans ce parcours initiatique qu’est le « livre orphique » Olympia — de la grotte de la naissance jusqu’à la pleine exposition de soi dans les forces telluriques —, le lecteur est confronté à une perte irrémédiable : celle de la condition humaine. Cette quête conduit à travers un hors-temps et un hors-espace à la recherche « d’époques de notre vie ». La rencontre se fait dans une Grèce — Olympie — démesurée qui, dans les pages du recueil, ressurgit « vivante, intérieure, palpitante ». D’autres rencontres ont aussi lieu : « avec les ombres des corps que nous avons aimés ; puis, parmi les ombres, […] avec nous-mêmes  ». Il importe alors « d’assumer [son] nouveau visage : celui du souffle, de la voix, du vent, des cigales, des rochers, des oliviers ».

    Ainsi, en dépit du fait que tout est désormais accompli, au milieu de notre existence dépouillée, « s’élève un cri d’éternité et d’amour ». Comme le souligne Milo De Angelis, « Olympia parvient à exprimer ce temps absolu, et le fait de manière admirable », avec une grande puissance architectonique mais aussi « avec les éclairs fulgurants de la vraie poésie. Un Temps absolu qui contient chaque temps. » Un recueil qui nous plonge de temps à autre dans diverses périodes de notre vie, comme si nous étions à la fois « des hommes de l’Antiquité et des adolescents, sûrs » de nous et tout à la fois « perdus », et que nous nous immergions « dans ce jour chargé d’attente et de révélation, sans cesse sur le seuil d’une découverte cruciale ».




    ■ Luigia Sorrentino
    sur Terres de femmes

    [tous les jours étaient tombés sur son visage] (extrait de Début et fin | Inizio e fine)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site des éditions Al Manar)
    la fiche de l’éditeur sur le recueil Olympia
    → (sur le site des éditions Interlinea)
    une page sur le recueil Olimpia
    → (sur Poesia, di Luigia Sorrentino)
    une recension (en italien) d’Olimpia par Alessio Alessandrini
    le blog Poesia de Luigia Sorrentino
    → (sur le blog Poesia de Luigia Sorrentino)
    Luigia Sorrentino lit un extrait du recueil Olimpia : “Giovane monte in mezzo all’ignoto” (+ une note de lecture de Diego Caiazzo)
    → (sur Sulla letteratura | On literature)
    un autre extrait d’Olimpia traduit en anglais par Alfred Corn
    → (sur PostPopuli)
    un entretien de Luigia Sorrentino avec Giovanni Agnoloni
    → (sur Poesia 2.0)
    une recension d’Olimpia par Chiara De Luca
    → (sur le blog du Corriera della sera)
    une recension d’Olimpia par Ottavio Rossani
    → (sur YouTube)
    a creatura perpetua (une vidéopoésie de Chiara De Luca sur un extrait d’Olimpia)





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  • 30 janvier 1889 | La tragédie de Mayerling in Danube de Claudio Magris

    Éphéméride culturelle à rebours



    Rodolphe de Habsbourg et Marie Vetsera








    DANUBE (extrait)




    La tragédie de Mayerling, la mort mystérieuse de Rodolphe de Habsbourg et de Marie Vetsera dans le pavillon de chasse le 30 janvier 1889 est une triste histoire qui a frappé pour un siècle l’imagination populaire, suscitant une authentique piété et alimentant un culte héroïco-sentimental pour le suicide d’amour, donnant naissance à des romances en technicolor et à des hypothèses sur de sombres intrigues menées au nom de la raison d’État. Cette tragédie est la pauvre et tendre histoire d’une de ces équivoques qui à la suite de quelque heurt banal mais fatal, font dérailler la vie de sa voie quotidienne pour la précipiter dans l’emphase de la destruction.

    Marie Vetsera, au moment de sa mort, n’avait pas encore dix-huit ans ; l’été précédent, avant même de connaître personnellement l’archiduc, elle était tombée amoureuse de loin, avec l’exaltation d’un cœur sans défense qui a besoin de se créer un absolu auquel se soumettre et se sacrifier sans réserve, et qui doit adorer pour se convaincre de vivre poétiquement, pour donner un sens à sa propre existence encore informe, laquelle sinon semble devoir se consumer en une indéfinissable mélancolie. L’archiduc avait tout juste passé la trentaine, on le connaissait pour ses idées libérales, son arrogance à faire étalage d’une vie dissolue, et pour une impulsivité dominatrice qui le poussait à des élans de générosité, à des excès de forfanterie et à une irascibilité soupçonneuse dont faisait les frais surtout sa femme, l’archiduchesse Stéphanie.

    Marie Vetsera, raconte sa mère, la baronne Hélène, dans son livre de souvenirs Mayerling, allait voir l’archiduc aux courses et au Prater, confiait à sa femme de chambre que Rodolphe l’avait remarquée, ou, peu de temps après, qu’il l’avait saluée avec une attention particulière, et elle jurait qu’elle n’aimerait jamais personne d’autre. Elle vivait — sur cette limite ténue, heureuse et malheureuse entre l’adolescence et la jeunesse — la saison des grandes manœuvres du cœur et des sens, elle faisait ses premiers pas dans cet apprentissage des affections où l’on cherche à tâtons, à travers le jeu et l’enchantement des premières rencontres, le chemin qui mène à l’amour.

    Ces regards échangés dans les allées du Prater, et, peu après, ces rendez-vous furtifs et ces subterfuges auraient dû être, pour elle aussi, les accords initiaux et tâtonnants, les répétitions de l’orchestre des sentiments se préparant, dans une rumeur encore confuse, à jouer à l’unisson la grande symphonie de l’amour. Mais quelques semaines plus tard tout s’achevait dans cette mort à Mayerling, dans l’outrage que le coup de pistolet à la tempe et la rigidité cadavérique avaient infligé à ce corps charmant, dans ces détails de l’autopsie relevés sur les documents officiels avec une précision protocolaire qui n’a servi qu’à embrouiller davantage ce qu’on a coutume d’appeler le mystère de Mayerling. Quand on regarde les portraits de la petite baronne, ce visage délicat et peu expressif, qui ne montre que la grâce impersonnelle propre à cet âge de dix-huit ans, on pense à ces tragédies scolaires de jeunes vies brisées par la première mauvaise note ou le premier reproche, écrasées elles aussi par un mélange d’absolu et de hasard, tombées à cause d’un obstacle qui pour les autres, pour ceux qui ont survécu, semble tout à fait insignifiant et qui pourtant a été insurmontable pour elles.

    Elena Vetsera note aussi dans son recueil de souvenirs les détails les plus pénibles de cette histoire et de sa fin — ou du moins de sa version à elle de la fin, destinée à ne rester qu’une parmi tant d’autres, en contradiction avec d’autres encore plus discutables, comme les divagations de l’impératrice Zita. L’opuscule, paru en 1891 et saisi par la police autrichienne, est un petit livre aride et émouvant, dont la prose négligée est dictée bien sûr par l’amour maternel, mais surtout par une autre passion au moins aussi forte, la respectabilité. La baronne Vetsera veut disculper sa fille de l’accusation d’avoir eu une responsabilité active dans cette tragédie, et elle veut surtout réfuter les racontars selon lesquels elle aurait été au courant de cette liaison illicite, et l’aurait favorisée.



    Claudio Magris, « Café Central », 4 in Danube, Gallimard, 1988 ; Collection folio n° 2162, 1990, pp. 236-238. Traduit de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau.






    Claudio Magris  Danube





    CLAUDIO MAGRIS





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur Danube






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  • Elio Vittorini, Les Hommes et la Poussière

    par Angèle Paoli

    Elio Vittorini, Les Hommes et la Poussière, éditions Nous, 2018.
    Traduit de l’italien et présenté par Marie Fabre.



    Lecture d’Angèle Paoli




    « MONTRE TA SERVITUDE »




    L’ouvrage récemment publié par les éditions Nous sous le titre Les Hommes et la Poussière regroupe l’ensemble des nouvelles qu’a écrites Elio Vittorini dans les années 1930 et 1940. Cet opus s’ouvre sur un remarquable avant-propos de Marie Fabre : « Le nom caché de la communauté ». Une introduction éclairante sur l’auteur et sur l’environnement culturel et historique dans lequel celui-ci a baigné. Et dont il a été un protagoniste majeur par ses engagements, aussi bien littéraires, éditoriaux que politiques.

    Ces nouvelles, toutes inédites en langue française, ont été traduites par Marie Fabre, professeure passionnée de littérature et de langue italiennes. L’organisation tripartite de ce recueil est en phase avec l’évolution intellectuelle, politique et littéraire d’Elio Vittorini, un des écrivains majeurs de son temps. Un écrivain majeur non pas tant par l’importance de sa production littéraire, quantitativement limitée, que par l’incidence qu’a eue cette production sur le monde des lettres italien. Un bouleversement qui va notamment conduire à l’avènement du « néo-réalisme ».

    Renommé pour sa « double vocation » de créateur littéraire et d’éditeur, Elio Vittorini est un écrivain profondément engagé. Tout son travail rend compte de cet engagement, autant par la forme que prennent les nouvelles que par le fond qu’elles abordent. Elio Vittorini, grand admirateur et passeur des romanciers américains — Faulkner, Steinbeck, Caldwell, Saroyan —, suit de près les événements auxquels il prend directement part et qu’il fait vivre par le dialogue.

    L’Italie que donne à voir Vittorini dans ces nouvelles s’inscrit dans une période houleuse de l’histoire du XXe siècle, marquée par l’accession au pouvoir de Mussolini, avec en contrepoids les engagements antifascistes (guerre et résistance). Un parcours que l’on retrouve dans Conversation en Sicile (1938-1939). Parcours qui s’accompagne de questionnements, pris sur le vif des rencontres et des échanges. De l’individu au groupe. « Le thème de fond de Vittorini, c’est toujours cette zone difficile du « commun » ou de « la réunion », rêve d’une dimension où viendrait se briser la solitude », écrit Marie Fabre dans « Le nom caché de la communauté ».

    Les Hommes et la Poussière s’organise en trois volets :

    – 1932-1939
    Les hommes et la poussière (1941-1947)
    Le nom, les larmes et autres récits (1939-1946).

    Sous la tête de rubrique « Origine des textes » viennent se ranger les intitulés de chaque nouvelle dont sont précisées la date de publication mais aussi la source éditoriale (journal ou revue). Ainsi, dans le second volet, pour Les Hommes et la Poussière : recueil publié pour la première fois dans Inventario (automne-hiver 1946-1947). La nouvelle qui donne son titre à l’ensemble du recueil est une nouvelle brève. Elle met en scène un narrateur anonyme qui s’interroge sur lui-même et sur sa capacité à se penser tout entier, à la fois dans le moment présent et dans sa temporalité.

    « Je veux me saisir et me retenir, dis-je, pour une heure, tout entier tel que j’ai été un certain après-midi, un certain jour, avec les pensées qu’on a eues ce jour-là et les souvenirs et les rêveries qu’on a eus au sujet de notre vie ».

    Face à ce défi et aux interrogations qui tournent en boucle dans la tête du protagoniste — « et ma vie se peut-il qu’elle ne soit qu’un après-midi de poussière ? » —, la réponse est introuvable. Elle ne peut que rebondir sur une question du même ordre qui englobe cette fois « l’homme entier » :

    « L’homme entier, se peut-il qu’il ne soit qu’un après-midi de grincement et de poussière ? »

    Les différents récits, dont l’ordre d’occurrence est fonction de la chronologie de leur publication, constituent autant de « vignettes » dans lesquelles évoluent des êtres de tous les jours, aux agissements parfois un peu décalés, des originaux aussi, des hommes confrontés à leurs propres limites, subordonnés aux us et conventions de leur environnement social mais surtout à leur solitude, profonde et douloureuse ; à l’angoisse que génère l’attente. Le plus souvent des êtres déconcertants et drôles. Et toujours attachants.

    D’un volet à l’autre, le style des nouvelles évolue, du plus classique au plus « moderne ». Les nouvelles de la première section se déroulent dans une atmosphère de presque insouciance et de presque bonheur. « Et c’était là le monde heureux où je brûlais d’entrer avec un bon fumet de café au lait qui montait au visage », conclut le narrateur de la nouvelle « L’enfant qui se réveille ». La narration suit un fil régulier. Elle met en scène citadins ou campagnards dont les mondes et rêves s’opposent sans pour autant soulever de vagues. Parfois les uns et les autres se croisent. La rencontre semble possible. Mais elle n’a pas lieu, chacun restant abandonné à son désarroi. L’attirance de la ville pour ceux qui sont contraints de vivre éloignés d’elle, les réflexions qu’elle nourrit, constituent un thème fort chez Vittorini. Objet de désir et de désillusion. Souvent inaccessibles, il ne demeure des « villes du monde » que les noms mystérieux que se lancent les hommes. À la cantonade, au retour du travail. Sans doute aussi pour meubler le silence :

    « Dans la montagne, des lumières s’allumaient, et dans la mer aussi ; nous regardions, et des filles passaient, en haut ; le petit disait : « Hum ! »

    « Hum ! Hum !  » disions-nous.

    Pour une fois, l’échalas dit quelque chose :  » Alicante ! « 

    Enfin nous parlâmes.

    « Alicante ? « 

    Il y avait ces lumières que l’on regardait, et l’échalas dit :

    « Sydney ! Alicante ! »

    « Sydney aussi ? »

    « Villes du monde », dit l’échalas. « Stockholm ! » » (in « Les villes du monde »)

    L’enfance et l’adolescence, leur monde mythique et leurs aspirations occupent eux aussi une place privilégiée. Avec la nouvelle « Mon octobre fasciste » (in Il Bargello , 28 octobre 1932), il semble que l’on entre dans le vif du sujet. Le récit est entre les mains d’un adolescent subjugué par le fascisme. Mois d’octobre « mémorable », marqué, le 22 octobre 1922, par la prise de pouvoir de Mussolini. Vingt ans plus tard, l’histoire rebondit avec le coup d’État du général Badoglio. Et le renversement de Mussolini, le 25 juillet 1943. « Les servitudes de l’homme », récit singulier réparti en neuf séquences, reprend à son compte les événements, en mettant l’accent sur l’absurdité des situations et sur les dérèglements internes propres au fascisme. Ainsi le coup d’État de Badoglio, interprété par la population comme une réaction contre le fascisme, qui se révèle être une excroissance/ou une résurgence du fascisme. Un nouvel avatar.

    « Chacun croyait que c’était une erreur ; qu’il avait été pris, comme fasciste, par erreur ; et qu’il devait se trouver parmi des fascistes, dans la misère d’une erreur ».

    De bizarreries en bizarreries, les personnages s’interrogent sur ce qu’est réellement le fascisme, sur ses modes de fonctionnement et sur ses limites, sur la manière de l’identifier ou de le reconnaître :

    « Mais Bristol dit que c’était maintenant qu’arrivait le bizarre ; se retrouver enfermé, un antifasciste, une fois le fascisme tombé. « Voilà ce que moi », cria-t-il, « j’en dis ». »

    Au cours du recueil, les dialogues prennent peu à peu une coloration très personnelle. De sorte que, par la médiation de ce « tissage » si particulier qu’ils constituent, les textes en prose s’agrémentent de « petites pierres lyriques » qui rattachent pour partie ces nouvelles à la période de la prosa d’arte propre aux années 1930.

    Dans les différentes saynètes qui surgissent sous sa plume, Vittorini apparaît comme un maître de la répétition. Ces répétitions rythment le récit et ponctuent le dialogue, parfois avec une variante qui échappe à première lecture mais qui rebondit à intervalles réguliers, créant un effet d’écholalie souvent cocasse ; lequel peut être interrompu par des onomatopées impromptues. Le tout sur fond de radios pétaradantes, de grésillements ou de sifflements.

    Ainsi de cette scène des joueurs de cartes, dont les propos tournent autour du désert :

    « Il y en avait un qui ne jouait pas, dans la pièce. C’était l’Espagnol, et il n’avait jamais rien dit : il chiquait du tabac qu’il tirait de ses poches, en tresse.

    « Le désert est profond », dit-il.

    Qu’entendait-il par là ?

    Nous nous tournâmes vers lui, et nous attendions.

    « Il me recouvre », dit-il.

    « Il te recouvre ? « 

    « Je suis assis et il me recouvre. Je chique du tabac et il me recouvre. Je ne peux pas en sortir. « 

    « Ça alors », dit le Napolitain.

    « Il me surplombe », dit l’Espagnol.

    Le Napolitain rit, seul ; et n’entendit que lui-même. Le dernier de notre groupe se leva de sa chaise.

    « Oh, le beau désert d’autrefois ! « 

    « Oh, ce désert-là ! « … (in « Le désert »)

    Ailleurs ce sont des coups de klaxon intempestifs qui se manifestent dans la nuit et qui réveillent chez le dormeur sa hantise de « la bête blanche » :

    « Et moi je suis enfermé dans la chambre avec cette lumière, je fume, j’allume une cigarette et je fume, et dans la rue la bête blanche étreint les murs.
    Un klaxon d’automobile appelle.
    « Tut », appelle-t-il. « Tut. Tuuut. »

    Dans sa chambre, l’homme qui fume est surpris. Pourquoi appelle-t-il ? Qu’est-ce qu’il veut ? Il pense à sa voiture à l’arrêt sur la place. La neige tombe. Qui peut donc être au volant ? Et pourtant l’appel se répète : « Tuut. Tuuut. » » (in « Une bête étreint les murs »).

    Solitude, enfermement, désert, fascisme, servitudes… Chaque scène décline sous une forme nouvelle les thèmes lancinants qui obsèdent l’écrivain. C’est là, au cœur de l’obscur qui guette chacun des protagonistes, que se noue l’unité entre les hommes :

    « Dans l’obscurité, dans le silence, le manteau de la pensée fut déplié, et il tomba sur nous tous, il nous enveloppa. Mais qu’y avait-il à penser ? »

    La réponse arrive un peu plus loin dans le dialogue, poignante :

    « « Ils sont chacun d’un autre fascisme », répondit-il.

    « Chacun d’un autre fascisme ? »

    « Chacun d’une autre servitude », répondit-il.

    Et il s’adressa à quelqu’un. « Toi, parle, Mendoza », dit-il.

    « Depuis quand ? », dit-il. « Montre ta servitude. » »

    Nouvelle après nouvelle, Les Hommes et la Poussière ouvre de nombreuses pistes de réflexion. Le lecteur attentif peut même y entrevoir un éclairage en miroir sur certaines situations que nous traversons aujourd’hui. Un recueil étonnamment moderne, à lire et à relire. Et à méditer. À savourer aussi, tant chacun des textes n’est que rebondissement de pépite en pépite.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Elio Vittorini  Les Hommes et la Poussière






    ELIO VITTORINI


    Vittorini
    Source




    ■ Elio Vittorini
    sur Terres de femmes

    Sicilia ! (note d’AP)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Nous)
    la fiche de l’éditeur sur Les Hommes et la Poussière [PDF]
    → (sur le site des éditions Nous)
    des extraits des Hommes et la Poussière [PDF]
    → (sur le site En attendant Nadeau)
    Les îlots de résistance d’Elio Vittorini, par Linda Lê





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