Étiquette : Tristan Hordé


  • Jean-Louis Giovannoni, Envisager

    par Tristan Hordé

    Jean-Louis Giovannoni, Envisager (sous les portraits de Gilbert Pastor),
    Éditions Lettres vives, Collection Terre de poésie,
    20213 Castellare-di Casinca, 2011.




    Lecture de Tristan Hordé


    Pastor
    Gilbert Pastor, Portrait,
    in Jean-Louis Giovannoni, Envisager, page 13
    Huile sur papier et crayons, 13,05 x 11 cm
    Collection J.-L. G.
    Source







    ESSAYAGES


    Comme l’impossible est rassurant (Envisager, page 23)




         « On ne peut pas faire face à une peinture ». Tel est l’incipit du texte de quatrième de couverture dans lequel Jean-Louis Giovannoni précise le point de départ du livre Envisager : Gilbert Pastor, quelques années après leur premier livre 1, a proposé à Giovannoni d’écrire sous ses portraits. Sous : se construit un singulier mouvement d’appropriation, comme si Giovannoni « entrait » dans ces visages, les habitait et leur donnait une voix.

         Quels portraits ? En regard de la page de titre, un visage (huile sur papier et crayons) ; trois autres suivent dans le premier cahier et, au milieu d’eux, un buste (huile sur panneau), tous comme à peine sortis de l’ombre qui les enveloppe. Qu’est-ce que les « envisager » ? Non pas simplement les regarder. Le premier des douze ensembles du livre (plus un : deux sont titrés « X ») débute par « Aucune sortie possible. // Aucune. » (p. 11), et aussitôt la négation porte sur le visage même (« Sans visage. »), c’est-à-dire sur ce qui apparaît comme définissant l’identité ; dans la même page, le verbe est employé : « Sans envisager. / Sur le champ. / Ici ou là. », proposition qui semble reprise à la fin de cet ensemble : « Ne peux envisager. / M’envisager ainsi » (p. 34). Difficulté, impossibilité de se glisser sous ces visages ? Le verbe, toujours à l’infinitif (et alors sujet), est enfin dans une phrase qui pose la question de la sortie :

         « Envisager demande destination » (p. 97). Le parcours sous ces visages peut paraître énigmatique ; peu se livre d’eux tant ils sont à peine issus de leur nuit, et Giovannoni n’écrit pas à propos des dessins, ni ne les décrit. Pour lui, « envisager » (préfixe –en), c’est bien entrer dans l’espace de ces visages 2, construire un imaginaire et donner une voix à des images.

         Les mots surgis demeurent le plus souvent non assemblés, juxtaposés, séparés par une ponctuation forte (le point), formant parfois des groupes toujours isolés par des blancs. Mots séparés donc (comme chacun est séparé de soi), à dire / lire sans les lier pour que chacun ait son poids. Ils se partagent en deux voix, figurées par le romain et l’italique, qui se succèdent sans se confondre, échangent parfois leurs partitions — l’italique occupant toute la place dans l’ensemble X (le premier de ce nom), disparaissant ensuite. « Voix », « partitions » : sans aucun doute la tentative de faire venir de ces visages quelque chose à partir de la forme imposée par le peintre passe ici par le chant, rompu et repris sans cesse. Et ce n’est pas un chant sans sujet : le je est visible par la terminaison verbale et le pronom dans les vers déjà cités (« Ne peux envisager. / M’envisager ainsi ») d’où le sens serait absent : le lecteur suit la métaphore continuée du fil et de la couture (nœud, ourlet, habillage, etc.) jusqu’à ce que se compose un vêtement, donc une apparence, un semblant. Apparence qui se défait et se recompose, car comment arrêter ce qui s’invente sous un visage ? Dans Envisager, on passe constamment du corps à faire (« Aiguilles et fils. / Peau suturée. », p. 42) à l’unité apparente, celle de la bienséance que confère l’habit (« Enfile jambepantalonchemisechaussure. », p. 46), jusqu’au dernier ensemble où reste seulement le corps : coupure, sang, puis couture et cicatrice.

         Ce mouvement de destruction-réfection atteint d’une certaine manière la langue. La phrase de la communication apprise, sujet-verbe-complément, très rare, est minée et refusée quand elle vient du je ; ainsi « Tout ça qui passe veut logement. » est aussitôt suivi de « Mais loge//ment — lui répondis. » (p. 54) Les mots sont décomposés, non par le détour de l’étymologie, mais par une coupure interne, comme on vient de le voir, qui en multiplie les connotations ; « genou » (dont le pli est apprécié…) peut évoquer le sujet et la (difficile) union du sujet et de l’Autre : « Toujours ge et noux ? » (p. 42), ici dans un contexte où se succèdent d’autres éléments du corps, ou plutôt des mots les désignant (reins, cuisses, seins). Souvent, le glissement d’un mot à un autre s’opère grâce aux rapprochements phonétiques ; le lien entre « fil-aiguille » entraîne « père-fils », puis « De fils en aiguille. » (p. 56), et l’on relèvera au gré de la lecture maints arrangements de ce genre, toujours porteurs de sens, comme « Patrie. Pas trier. Pas crier. » (p. 57), « Poussée à pisser. » (p. 62), « Beauté ôtée. » (p. 96), etc. Ailleurs, la confusion possible entre deux phonèmes (t et d) dit la limite — la peau — entre le dedans et le dehors : « Au derme. Au derme du voyage. » (p. 29). Le mouvement dérègle l’ensemble de la langue et donc aussi le lexique ; on lira des mots tronqués comme (dé)chirant, (en)gouffrés, des néologismes (frachée) ou des mots qui semblent tels : Voiche me semble être une soudure de l’italien Voi che, allusion à l’air de Chérubin (Voi che sapete, che cosa è amore) dans l’opéra de Mozart (Les Noces de Figaro)Voi est suivi de « Veau », dont la prononciation est proche…

         L’amour est en effet un des motifs de Envisager. Dès le second ensemble intervient un autre regard que celui des visages de Pastor, avec une couleur des yeux et une étreinte rêvée. Le corps féminin est présent, y compris par son sexe (« Abricot / Et fente ourlée », p. 37), mais non vu (« dans le noir », p. 36), appréhendé autrement — avec doigts, lèvres, morsure, sang, salive. Suit une métaphorisation de l’union sexuelle par le biais du jardin et de la fécondation des fleurs, et la métaphore est reprise à la fin du livre, avec à nouveau des bourdons qui « fringants / Fouillent / Fouillent. » (p. 126). D’autres images de la femme émaillent le texte, celles d’un magazine, toujours au corps fragmenté (hanches, seins, pli du genou), sans que soit évoquée une quelconque union, tout comme la lecture dans l’enfance, sous les draps, n’aboutissait qu’à la fausse possession — à la masturbation — du « Papier troué. » (p. 44)

         Du trou, il est souvent question : c’est une sortie. À côté de l’image de la copulation est aussi développée celle de l’accouchement. Pour la première, elle est présentée, par exemple, à partir d’une définition du Petit Larousse, celle de « Reine des prés » ou « Reine marguerite » ; le nom de la fleur équivaut à « femme » et, de la désignation savante, « spirée », découlent aspirant, puis viennent queue, bourses, tige, enfin copule (construit sur capitule), fourrer, etc. Pour la seconde, est choisi sans équivoque le moment de l’expulsion : « Respirez. / Poussez. / Respirez. / Poussez. […] Lâchez ! […] Ça glisse… » (p. 78), et auparavant avec moins de précautions :

         « Chiassant chair de ta chair » (p. 57)

         La récurrence de la figure de la sortie est remarquable ; l’une d’elles, ambiguë, concerne aussi bien l’abandon des rêveries que la sortie du corps maternel, la diction devant ici mimer l’effort (p. 47) :

    Au bout /// Porte // Ouverte // Et // dehors /// VERTIGE

         À la hantise de la sortie (« Impossible de sortir. », p. 100) se noue celle du retour :

         « Pour nous remonter. Au trou. Premier » (p. 57), comme si les voix d’ailleurs, nées en étant « sous les visages », ne pouvaient que redire la filiation, « Mères. Enfants. » (p. 103), que rien ne pouvait changer l’ordre, « Ressemblance. D’aucun. De tous. » (p. 117) Le dernier ensemble, qui débute par « (Ne sais plus…) » (p. 122), répète l’image de l’expulsion (« Perte des eaux. Tête jetée hors du trou… [etc.] » et, immédiatement après, celle du retour au ventre maternel qui s’achève par « Amande régurgitée / Source aussi / Recollées au trou. » (p. 133) — dehors / dedans : « Un / Partout. » (p. 134), les derniers mots du livre.

         Le lecteur habituel des livres de Giovannoni ne sera pas déconcerté par cette écriture pleine de retours, d’avancées minuscules, à l’organisation complexe. Il sait qu’il est nécessaire de lire plusieurs fois ces « essayages » (mot qu’affectionne l’auteur) pour entendre les voix imaginées nées des visages de Pastor et comprendre que, tous, nous « Sommes ventriloques. » (p. 95)



    Tristan Hordé
    D.R. Texte Tristan Hordé
    pour Terres de femmes







    1. Chambre intérieure, Éditions Unes, 1996.
    2. Jean-Louis Giovannoni connaît bien ces dessins puisque quatre d’entre eux lui appartiennent.







    Envisager



    JEAN-LOUIS GIOVANNONI


    Giovannoni
    Ph. © Fabienne Vallin
    Source




        Originaire de Morosaglia, et du hameau de Caroneo sur la commune de Monte (près de Olmo, dans le Casacconi, Haute-Corse) par son père, et d’origine italienne par sa mère, Jean-Louis Giovannoni est né le 7 janvier 1950 à Paris, où il réside aujourd’hui. Il a exercé jusqu’en 2012 la profession d’assistant de service social dans un hôpital psychiatrique de la région parisienne. Il a fondé et dirigé avec Raphaële George Les Cahiers du Double de 1977 à 1981. Membre du comité de rédaction du Nouveau Recueil de 2005 à 2007, il a publié dans de nombreuses revues : Exit, Sgraffite, Poésie I, L’Animal, Atelier Contemporain, Recueil, Le Nouveau Recueil, Mai hors saison, Inculte, Revue littéraire, Sud, L’Autre, Tout est suspect, Actions poétiques, L’Ire des vents,…, et a publié plus d’une vingtaine de recueils, depuis Garder le mort (1975) jusqu’à L’Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare (éditions Unes, 2020).
        Jean-Louis Giovannoni a reçu en 2010 le prix Georges-Perros et a été président de la Maison des écrivains et de la littérature en 2011-2012.




    ■ Jean-Louis Giovannoni
    sur Terres de femmes


    [Aucune sortie possible] (extrait d’Envisager)
    [Ne me laisse pas ici parmi les ombres !] (extrait de L’air cicatrise vite)
    Ce que l’immobile tient pour geste (extrait de Pastor, Les Apparitions de la matière)
    L’Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare (lecture d’AP)
    [Vue imprenable] (extrait de L’Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare)
    Voyages à Saint-Maur (lecture d’AP)
    [Huitième voyage à Saint-Maur]
    Îles circulaires
    [Il faut si peu de chose]
    Issue de retour (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Issue de retour (note de lecture d’AP)
    [Je ne sais pourquoi l’autruche me fascine autant] (extrait de Journal d’un veau)
    Mère
    [Notre voix] (extrait de Ce lieu que les pierres regardent)
    [Nous venons d’un pays qu’on ne peut plus toucher] (extrait de On naît et disparaît à même l’espace)
    [Pourras-tu encore témoigner…] (extrait des Mots sont des vêtements endormis)
    Sous le seuil (lecture d’AP)
    [Le jour se lève] (extrait de Sous le seuil)
    [toujours cette envie de t’ouvrir]
    [Tout se cicatrise] (extrait de Garder le mort)
    [Troisième voyage à Saint-Maur]
    Jean-Louis Giovannoni | Stéphanie Ferrat, « Les Moches » (lecture d’AP)
    Jean-Louis Giovannoni | Marc Trivier, Ne bouge pas ! (lecture d’AP)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur Terres de femmes)
    3 février 1984 | Lettre de Raphaële George à Jean-Louis Giovannoni (+ La Main de Raphaële George, par Jean-Louis Giovannoni)
    → (sur Poezibao)
    une autre lecture d’Envisager (par Isabelle Lévesque) [PDF]
    → (dans le n° 13 de la revue littéraire & artistique temporel)
    une autre lecture de Envisager (par Nelly Carnet)
    → (sur le site de la Maison des écrivains et de la littérature)
    une notice bio-bibliographique sur Jean-Louis Giovannoni
    → (sur Secousse-08)
    un entretien de Jean-Louis Giovannoni avec Anne Segal & Gérard Cartier (novembre 2012)





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  • Philippe Beck, Poésies premières

    Philippe Beck, Poésies premières, 1997-2000,
    Éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion, 2011.



    Lecture de Tristan Hordé


    Philippe Beck  l-impersonnage
    Image, G.AdC






    VIOLENCE ET RUPTURES



        Maurice Blanchot écrivait à propos de Mallarmé qu’il « ne s’échappe pas de la langue nationale, mais va jusqu’à l’étrangeté qu’elle recèle, aussi ancienne que nouvelle, puisque se découvrant des intonations inouïes ou se délivrant par des accords neufs », et il concluait en définissant la langue poétique comme « rupture d’un Dire réfractaire au déjà dit, sans lequel il n’y aurait pas de silence ».1 C’est à partir de cette idée de rupture que l’on pourrait lire Poésies premières ; Yves di Manno y a réuni trois livres anciens de Philippe Beck, Chambre à roman fusible (1997), Rude merveilleux (1998) et Inciseiv (2000). Ils sont suivis d’une postface inédite 2 dont je retiens une des citations en exergue, celle de Charles Reznikoff, « Le monde est très vaste et je ne peux certainement pas en témoigner dans son entier » : c’est redire que la poésie est ancrée dans l’Histoire, dans le monde, comme aussi bien l’était celle de Virgile (auquel un poème est consacré dans Rude merveilleux, « Publius Maro ») ou celle de Novalis, également présent. On lira aussi dans Rude merveilleux : « Impossible d’être automatiquement poète | (obéissant à la commande dehors ou dedans) ; | ou machinalement (comme grand voyageur) ».

        Comment le monde est-il présent ? Il est vivement inscrit dans la littérature — on relèvera aisément les noms cités, dont il faudrait analyser pour chacun d’eux la fonction dans le texte —, le cinéma, la musique et la peinture. Il est appelé par le titre d’une œuvre (Asphodèle, William Carlos Williams), par le biais de ceux qui furent des modèles de personnages, comme Georges Pollard pour le capitaine Achab, ou Owen Chase, chez Melville : bel exemple du rapport entre réel et texte. La mention « du chat jaune de l’abbé Seguin » (p. 21) qui termine un poème autour du jugement d’une œuvre, renvoie au début du livre premier de Vie de Rancé de Chateaubriand (« […] une vieille bonne, vêtue de noir venait m’ouvrir : elle m’introduisait dans une antichambre sans meuble où il y avait un chat jaune qui dormait sur une chaise »). Dans Rude merveilleux, le titre d’un poème, « Accablant le tu » est un jeu à partir du premier vers d’un poème de Mallarmé (« À la nue accablante tu ») dont le prénom est cité : mesure de l’apport de ce maître et conclusion, « Donc il faut bien dire | comment continuer sans | un des patrons » (p. 116) — Philippe Beck revient dans la postface (pp. 252-253) sur sa relation à Mallarmé. Un autre stimulus de son travail poétique est cité avec Hölderlin et son Hypérion, Hölderlin qui écrivait en 1797 : « La poésie que je fais a plus de vie et de forme ; mon imagination absorbe plus volontiers les formes du monde ». Le nom de l’acteur Keith Carradine, qui apparaît dans Chambre à roman fusible, peut évoquer la comédie musicale Hair (il en fut un des interprètes), dont on sait l’importance des chansons dans les manifestations contre la guerre du Vietnam, mais il a joué aussi dans des films de Robert Altman, auquel un poème est dédié dans Rude merveilleux ; ce cinéaste a consacré une partie de son œuvre à l’analyse de certaines formes de violence dans la société contemporaine.

        Cette violence est un thème récurrent dans Poésies premières, ce sur quoi Philippe Beck insiste dans la postface : « la violence historique est le thème commun, évident, des livres rassemblés » (p. 252). Par exemple, allusion est faite — « Jogichès », titre, p. 57 — à Léo Jogichès : le lecteur, consultant une encyclopédie, apprendra que ce communiste polonais très actif fut un des fondateurs du Parti communiste d’Allemagne en 1918 ; arrêté pendant la révolution allemande, il est assassiné en prison en mars 1919, peu de temps après Rosa Luxemburg. Mais le plus lisible de la violence historique, et qui donne son sens au titre Chambre à roman fusible, se trouve dans un poème également titré avec un nom de personne (« David Olère », p. 47), nom qui réapparaît dans Rude merveilleux (p. 99) :


                 Le destin d’emportés
                de petits emportés par des intermédiaires majeurs
                de grands emportés par des aussi grands ;
                le destin des anciens petits et grands
                destin pleuré, sans regret,
                puisqu’il n’y a pas de regret dans ce dessin
                de respiration ancienne
                et de cuisson future.


        Il s’agit ici des chambres à gaz ; David Olère, juif rescapé d’Auschwitz a dessiné, peint et sculpté ce qu’il avait vécu. On pourrait, en partie, relire Chambre à roman fusible avec en tête ce poème (voir par exemple le tout début : « Mes personnages sont des fumées. // Mais je ne viens pas les voir dans leurs cheminées »), y compris dans l’examen de ce qu’est un roman : voir « Dans les romans passés se cachait l’évidence volée » (p. 26) Le commentaire du poème « David Olère » dans Déductions (éditions Al Dante, 2005, pp. 11-12) distingue la chambre à gaz, où « les humains réduits aux poupées » sont niés, et la chambre domestique. L’activité d’écriture ne peut être isolée du monde, et presque tous les noms cités dans Poésies premières, quand ils n’évoquent pas strictement une question poétique, renvoient plus ou moins directement à une action ou à une position dans la société — ainsi celui de Thelonious Monk, puisque pour « le Moine américain » le jazz avait aussi une fonction politique.

        Comment écrire cette violence ? Il y a entre Chambre à roman fusible et Inciseiv une évolution sensible. Le premier ensemble mêle poèmes en prose, prosimètres et poèmes en vers, on ne lit dans le second que trois poèmes précédés d’une prose et le troisième est entièrement en vers : tout se passe comme si le vers s’imposait au fil du temps, permettant mieux (autrement) que la prose de construire un récit. Chambre à roman fusible et Rude merveilleux sont tous deux divisés en séquences numérotées, LIII pour l’un (avec en plus un poème liminaire, un autre qui ferme la série avec le retour des fumées), 67 pour l’autre (qui s’achève par un épilogue), et Inciseiv est partagé en quatre (« Le cœur », « Le sans-cœur », « L’âme », « Le génie »).

        Comment une rupture est-elle introduite dans la langue ? Pour l’essentiel, par un travail sur la syntaxe (qui est approfondi dans les livres ultérieurs), parfois déroutant : énoncés sans verbe sur un vers, utilisation de symboles mathématiques, de parenthèses, suppression de l’article, usage de la majuscule pour un nom commun. Ce travail, qui ne s’en prend que très rarement à l’ordre des mots, est inséparable d’une création verbale qui s’inscrit dans une longue tradition, notamment celle des rhétoriqueurs ; il s’agit de revivifier la langue (« le français est une langue morte / à 95% + 5% de vie essentielle », p. 223) en formant des verbes (esthétiquer, dépleurer, profonder, etc.), des noms (chercheriez, bravité, défermeture, re-prose, re-poésie, etc.), des adjectifs (poésié, capacieux, décapitale, etc.), parfois des ensembles comme enfantiné, enfantinement, désenfantiner. Une autre rupture tient au statut du je dans Poésies premières ; s’impose, avec l’insistance forte sur la place du monde extérieur, la notion d’impersonne 3— le moi n’est pas un livre —, clairement exposée dans la postface et présente explicitement dans Inciseiv (p. 235) :


                « J’appelle philosophie
                l’art d’être dans la poésie
                et d’avoir en poésie
                beaucoup d’impersonnalité. »


        À cette notion se rattache celle de sobriété, de « lyrisme sec » (une expression que Philippe Beck emprunte au cinéaste américain Samuel Fuller), incisif, ce qu’exprime le titre Rude merveilleux (ici rude est adjectif) et qu’affirme un poème dans Inciseiv (p. 189) :


                « Et le cœur de pierre
                doit rester sec ?
                Oui.
                La p. est du sec ? [p. = poésie]
                Oui.
                Inciseiv. »


        Voie continuée (cf. encore le titre Lyre Dure, 2009), la sècheresse n’excluant pas le lyrisme, autrement perçu 4.


        Dans ce survol, j’ai emprunté à la postface, qui nécessiterait à elle seule un compte rendu. Philippe Beck y revient sur les livres réunis dans Poésies premières, précise quelles en furent les matrices, explique l’unité de l’ensemble et, longuement, les enjeux de son abandon progressif du prosimètre dont il esquisse ce qu’en a été l’usage dans la littérature. Ce serait beaucoup, ce n’est pas tout : les réflexions commencées ici sur la prosodie, complexes, annoncent deux livres à paraître, Qu’est-ce que la poésie ? (Folio/Gallimard, 2012) et Contre Boileau.



    Tristan Hordé
    D.R. Texte Tristan Hordé
    pour Terres de femmes




    _______________
    1. Maurice Blanchot, « La parole ascendante », dans Lettres à Vadim Kosovoï, suivi de La Parole ascendante, éditions Manucius, 2009, p. 172.
    2. Titrée Notes pour trois livres en un ou : Poésies premières, monde, hétéro-anthologie.
    3. Voir « l’écriture s’explique avec ce qu’elle n’est pas, dont elle provient, le monde, et produit une personne publiée, un impersonne » (pp. 250-251), et Beck, l’Impersonnage : rencontre avec Gérard Tessier, Paris, Argol, 2006.
    4. Sur ce point et sur l’ensemble du travail de Philippe Beck, voir les études réunies dans le n° double de la revue il particolare (2011).






    Philippe Beck  Po-sies premi-res





    PHILIPPE BECK


    Philippe beck(2)




    ■ Philippe Beck
    sur Terres de femmes

    Boustrophes, « Variation XIII »
    Chambre à roman fusible [XXXIV. « Fermeture-phénomène »]
    Dans de la nature, 87
    De la Loire [Vague de pierre 36]
    Lyre d’& XIV (extrait de Lyre Dure)
    Les murs capitonnés (extrait de Poésies didactiques)
    Les variations poétiques de Philippe Beck ou le tempo universel du monde (chronique de Sylvie Besson)
    Pages vertes (un extrait de Rude merveilleux, in Poésies premières)
    Pré-journal II (extrait de Un journal)
    Rêve (poème extrait de Chants populaires)
    Suie (poème extrait de Chants populaires)
    22 octobre 2005 | Philippe Beck, Un journal
    28 janvier 2006 | Philippe Beck, Un journal



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    (sur remue.net) un dossier consacré à Philippe Beck
    → (sur le site du Centre Atlantique de Philosophie)
    une page consacrée à Philippe Beck
    → (sur Rebuts de presse, le blog de Didier Jacob)
    Je décerne mon prix de poésie (billet du 30 novembre 2009)
    → (sur Lyrikline)
    Philippe Beck dit deux de ses poèmes
    → (sur Dailymotion)
    Philippe Beck lit des extraits de son recueil Lyre Dure



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  • Il particolare | « cahier Christian Prigent »

    Il particolare,
    art littérature théorie critique, n° 21 & 22,
    « cahier Christian Prigent »,
    Marseille, décembre 2009.



    Lecture de Tristan Hordé




    Particolare 2
    Source





    « FACE AU CHAOS DU MONDE »




        La revue Il particolare, outre un sommaire varié, présente dans chaque livraison un cahier substantiel voué à un écrivain ou à un peintre. Encadré par des textes d’Hervé Castanet, Éric Clémens, Guido Cavalcanti, Christian Tarting, etc., le cahier Christian Prigent (près de 150 pages) est le second à lui être consacré *. Il comprend des études générales ou centrées sur un livre, des poèmes inédits et un entretien avec Roger-Michel Allemand, à quoi s’ajoutent des croquis de Christian Prigent, des dessins de Charles Pennequin et de Jean-Luc Poivret, une photographie de Vanda Benes et une bibliographie.

        L’œuvre de Christian Prigent pourrait paraître un patchwork tant il pratique des genres variés, le roman et la poésie, l’essai et l’entretien, la chronique, le livre pour la jeunesse, un album accompagné de ses dessins, le tout augmenté de presque trente ouvrages illustrés par des peintres. Cependant, et les études rassemblées ici le disent chacune à leur manière, l’œuvre est une. L’écrit théorique n’est en rien séparé de la poésie, ici et là il s’agit chaque fois de rompre avec les idées reçues ressassées dans des formes convenues, rassurantes qui aident à vivre le « chaos du monde » et, comme les images de la télévision, ont pour fonction de « déréalise[r] la singularité de l’expérience du parlant. » (Sophie Simon, p. 127)

        Il  est  toujours  possible  d’accumuler  des  documents,  de  relever  des témoignages, de collationner des faits divers, de réunir des photos, des reproductions, etc. : à partir de ces matériaux, on pourra créer un effet de réel. C. P. considère, lui, qu’on est alors loin de la réalité d’une vie, inatteignable même en construisant un dossier qui semble solide. Il n’existe que des relations déréalisées, sans lien avec l’expérience du sujet véritablement escamoté. Nous passons notre vie avec des fictions que nous élaborons (Muriel Pic), que nous finissons par croire être « une vie »— qui comblent le temps entre « Hier je suis né, demain je meurs ». C. P. met à nu les procédés qui donnent l’illusion du vécu, joue avec virtuosité de « tout l’éventail rhétorique, dans la variété de ses tons, du comique au pathos, et de ses effets, accélération ou décélération. » (Agnès Disson, p. 145) et pose sans cesse la question du rapport de l’écrit à la réalité.

        Par un travail continu de régénération, chaque livre tente de répondre à la question « comment inventer des formes ? » (Alain Farah) et, pour cela, de « maintenir quelque chose de l’énergie des commencements, rester un enfant : joueur, étonné, irrésolu, inaccompli, insaisissable — tout en étant aussi le contraire de cet enfant : rationnel, froid, cultivé, technique et tactique » (C. P., p. 85). S’il est impossible de restituer le réel, de le « re-présenter », c’est bien qu’aucun travail dans la langue ne permet un rapport immédiat avec le monde et le travail de la forme vise à mettre au jour cette impossibilité. Poésie, fiction ou essais « point[ent] le réel du manque, le vide embrayeur de désir » (Sophie Simon, p. 127). Pour C. P., il y a bien une lutte à mener du côté du langage, de la vie symbolique, c’est pourquoi par exemple les 104 slogans pour le Cent Quatre**, ensemble de brefs slogans malmenant parfois le lecteur comme l’écrivain (« Enfumez les œuvres ! »), ont été écrits « pour fouetter à nouveau la croyance que les mots disent les choses » (Bénédicte Gorrillot, p. 185).

        Il faut partir de « ce que notre lien social contemporain, placé sous la houlette du capitalisme et de la science, impose comme impératif de jouissance via la multiplicité des objets de consommation. » (Sophie Simon, p. 123), impératif porté et répandu par la quasi-totalité des discours. Comment briser le carcan de ces représentations convenues et, de cette manière, faire que l’écrit ait un rôle émancipateur, si maigre soit-il ? Les inédits qui ouvrent le cahier, sous le titre « Le monde moderne (poèmes de circonstance) », dans le prolongement de Météo des plages*** suggèrent ce que peut être la mise en cause des « discours positifs ». Dans ce travail où « c’est le complexe formel qui fait sens » (C. P.), Christian Prigent mêle les langues (tout schuss, ciao bella, no touch, etc.), les parlers (cocotter, mecton, etc.), multiplie les jeux phoniques (« […] sous crépitement actua / Lisé (zzz zzz zzz les réseaux & zéro » ; « Off ! On fait dans l’ethnique bariolé / Là ? Si doré mis à patiner ce lé / De cuir […] », « […] Trash). Crache (ou crashe) toi sale au bas du pad / Dock [ …] » ; etc.), les mots valises (youtubiquité, trempasteuriser), les néologismes (customise), bricole la coupe des mots pour la rime, jusqu’à gêner la lecture (Toi aussi hip hip ô si sexy hype / Hourra ras dépoilée mais non hasbeen aïe ! (p / iercée c’est hier c’est passé […] »). Voilà bien 14 poèmes de trois quatrains rimés qui donnent à comprendre, de manière jubilatoire, que « la langue ne dit rien du réel ni de soi » (Bénédicte Gorrillot).

        Il faudrait reprendre plusieurs contributions de ce cahier, qui étudient la complexité de l’écriture (Samuel Lequette, pour les essais, Muriel Pic) et son rythme (Pascal Commère), les rapports avec l’œuvre de Louis Guilloux (Fabrice Thumerel), la relation à l’oral (Jean-Pierre Bobillot), les choix éthique et politique (Agnès Disson, Bénédicte Gorrillot). Il faudrait suivre les analyses relatives au corps sexué, au symbolique entreprises à partir de Lacan par Sophie Simon et Hervé Castanet qui conclut : « je l’admire aussi pour cela : qu’on ne sait pas ce qu’est un corps vivant sinon que cela jouit […] et que cette jouissance justement est sans image ». L’ensemble du cahier incite à relire Christian Prigent, aussi bien le poète (Météo des plages, P. O. L, 2010) que le romancier (Demain je meurs, P. O. L, 2007) ou que l’essayiste (Le Sens du toucher, Cadex, 2008, et Quatre temps, entretiens avec Bénédicte Gorrillot, Argol, 2008).



    Tristan Hordé
    D.R. Texte Tristan Hordé
    pour Terres de femmes




    _______________
    * Les nos 4 & 5 comportaient des textes de Christian Prigent, Jean-Luc Nancy, Éric Clémens, Philippe Beck, etc., un entretien avec Hervé Castanet, la correspondance avec Pierre Le Pillouër, Lucette Finas, les couvertures et affiches de TXT, 1969-1979, et une bibliographie.
    ** Le CentQuatre, établissement culturel fondé par la Mairie de Paris en 2008, est situé au 104 de la rue d’Aubervilliers (XIXe arrondissement), dans le bâtiment qu’occupaient les anciennes Pompes funèbres de Paris.
    *** P.O.L éditeur, 2010.





    CHRISTIAN PRIGENT


    Christian Prigent. NB
    Source



    ■ Christian Prigent
    sur Terres de femmes

    La Vie moderne (note de lecture de Tristan Hordé)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature)]
    une fiche bio-bibliographique sur Christian Prigent
    → (sur Lettre(s) de la magdelaine)
    il particolare 21 & 22, dossier Christian Prigent
    → (sur Recours au poème)
    Rencontre avec Christian Prigent (propos recueillis par Frédéric Aribit au lendemain de la publication de La Vie moderne)
    → (sur le site de France Culture)
    « La poésie, pour quoi faire » (séminaire de la mél : Pierre Vilar et Benoît Conort reçoivent Christian Prigent. Enregistrement du 17 novembre 2010)





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  • Milo De Angelis, Thème de l’adieu

    Milo De Angelis, Thème de l’adieu,
    éditions NOUS, collection “now”, 2010.
    Traduit de l’italien
    par Patrizia Atzei et Benoît Casas.
    Postface de Jacques Demarcq.



    Lecture de Tristan Hordé



    La lumière ne passe plus
    Ph., G.AdC







    « CE REGARD RESTÉ SEUL »



    Le lecteur se réjouira de cette traduction, élégante et précise, d’un livre de Milo De Angelis, poète et essayiste, traducteur (de Baudelaire et de Blanchot, mais aussi de Lucrèce) encore peu connu en France *.

    Thème de l’adieu, publié en Italie en 2005 par Milo De Angelis, deux ans après la mort de son épouse, Giovanna Sicari (1954-2003), rend compte à la fois de la difficulté et de la nécessité des poèmes. Qu’est-il possible d’écrire à propos de la disparition de l’aimée ? Le passé est toujours là, et les mots d’amour comme si Giovanna était présente, le moment de la mort impossible à évoquer, mais le passé est cependant un autre temps et seul le « congé » permettra de continuer. C’est le mouvement entre la vie qui a précédé la maladie, le temps de l’hospitalisation et celui d’après la mort qui anime les six chants du livre, chacun comprenant une suite de courts poèmes.

    La mort, c’est la rupture définitive, c’est aussi ensuite une perception différente des choses, tout ce qui était possible auparavant avec l’autre ne peut être énuméré, aucune route à emprunter, aucun mouvement, aucun échange ne sera analogue : le monde d’avant s’est comme effondré. La perte est littéralement indicible parce qu’il faudrait faire le compte de ce qui ne sera plus, mais ce qui a été vécu dans « l’unisson des corps » n’est pas et ne peut être objet de compte. Du passé demeurent la voix enregistrée sur le répondeur qui exprime doublement l’absence, des mots qui échouent à reconstituer « le grand / hosanna obscur qui donne tout le plaisir / aux amants ».

    Rien, donc, des gestes et des regards ne sera retrouvé : « Il y a eu ». Le temps, pour celui qui vit encore, est celui du « sans », et à l’ouverture, au rassemblement, à la lumière d’autrefois répondent « les ombres », « l’ombre », le noir de l’asphalte qui s’étend partout. Reste à écrire le chant de ce qui fut. L’une des manières d’y parvenir consiste à opposer ce qui caractérisait les jours vécus ensemble et le présent, par exemple « la nuit » qui semble continue maintenant, durée étale, sans relief, et « des nuits d’amour », où les amants sans cesse inventaient chaque instant, unis et « séparés de [leurs] gestes ». 

    Avec le sentiment que l’environnement est détruit, non seulement domine la perte de toute clarté, mais les couleurs disparaissent, le chant ne peut se construire que pour dire le défait : les gestes passés sont coupés totalement du présent avec l’emploi de l’imparfait (« toi qui sortais souriante », « nous étions », etc.), et seuls des adjectifs à fort contenu négatif qualifient les objets les plus familiers : « vitres brisées », « pages séchées », « pommes mortes », la lumière ne passe plus, l’écriture se tarit, la nature entre dans l’hiver. Alors que le déroulement des jours s’inscrivait dans une durée sans limite qui donnait sens à la vie, la maladie et la mort sont « un soudain », l’imprévisible, une chute que rien ne peut expliquer :

    Je ne sais pas

    ce qui s’est passé, ce qui

    s’est passé, mon amour, ni pour

    quoi, ni pourquoi.

    Ce qui s’est passé, la maladie, c’était « la blessure », « la chair blessée », par où la vie s’en va, et à l’écart de la lumière (« il faisait noir / toute la lumière était close ») l’enfermement dans la chambre de l’hôpital, c’est-à-dire dans un lieu immobile, totalement différent des lieux où vivait le couple, Milan et ses quartiers, de tous les autres lieux, « géographie d’unions inespérées, temps qui ne se perd pas, / toutes les routes, tous les amours immergés en un seul / et rejaillis […] ». La chambre des soins est impossible à décrire comme ne peut être écrit le moment où est connue l’issue de la maladie : « Ils ont raté l’opération » ; la chambre — « c’était là que tu étais en train de mourir » — n’a rien de commun avec celle de l’hôtel, chambre d’amour d’avant le cancer du sein, évoqué dans un présent comme arrêté, « Nous nous sommes pris, visages essoufflés et circonspects, / sur le carrelage, mesurant le souffle, / vérifiant les empreintes digitales, embrassant / la gorge qui abandonne […] ». Dans la chambre où la mort viendra, départ vers nulle part, la séparation déjà s’accomplit, « et pourtant j’étais avec toi / et tu n’étais plus avec moi ».

    On rappellerait volontiers la tradition du « thème de l’adieu », avec ces dernières décennies les textes de Jacques Roubaud, Michel Deguy, Claude Esteban, Françoise Clédat, Jude Stéfan. Ce serait pour souligner le caractère unique de chacun, l’expérience de la mort de l’autre aboutissant chaque fois à une œuvre singulière, sans aucun doute, comme l’écrit Jacques Demarcq à la fin de sa postface, parce que « L’art, la littérature, à leur plus haut degré de risque, n’ont au fond que deux sujets : l’amour et la mort. La perte d’un être aimé les combine violemment. La poésie, qui joint le rythme à la parole, l’art à la littérature, donne à ce qui dépasse les capacités du discours, étant en partie au-delà du sens, une forme active et signifiante. Tel est l’enjeu que peu affrontent. Milo De Angelis, oui. »



    Tristan Hordé
    D.R. Texte Tristan Hordé
    pour Terres de femmes




    _______________
    * Ont été traduits de Milo De Angelis Terre du visage (trad. J.-B. Para, Chopard, Paris, 1988), Ce que je raconte aux chaises (trad. A. Pilia et J. Demarcq, Cahiers de Royaumont, 1989), L’Océan autour de Milan (trad. J.-B. Para, Meet, Saint-Nazaire, 1993) et Thème de l’adieu, éd. NOUS, 2010 (supra). On lira dans Terres de femmes une traduction inédite d’Angèle Paoli (février 2009) de quatre poèmes extraits de Thème de l’adieu, d’un poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili (2010), d’un poème extrait d’Incontri e agguati (2015), extraits accompagnés du texte original.






    Thème de l'adieu





    MILO DE ANGELIS


    Milo De Angelis et Giovanna Sicari




    ■ Milo De Angelis
    sur Terres de femmes


    6 juin 1951 | Naissance de Milo De Angelis
    Thème de l’adieu (traduction d’extraits par Angèle Paoli ― février 2009 + notice de Martin Rueff)
    Tutto era già in cammino (extraits du Thème de l’adieu, éditions Nous)
    Mercoledì (poème extrait de Linea intera, linea spezzata)
    Il morso che ti spezza (autre poème extrait de Linea intera, linea spezzata)
    Sala Venezia (autre poème extrait de Linea intera, linea spezzata)
    [Inquadratura](poème extrait d’Incontri e agguati + traduction inédite d’AP)
    Milano lì davanti (poème extrait de « L’oceano intorno a Milano » in Biografia sommaria, 1999)
    L’oceano lì davanti (poème extrait de L’Océan autour de Milan)
    A volte, sull’orlo della notte (poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP)
    Era buio (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite de Sylvie Fabre G.)
    [Nessuno riposa] (autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 1]
    [Mi attendono nascosti] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP)[Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 2]
    [È qui] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 3]
    [Ecco l’acrobata della notte] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 4]
    [Ho saputo, amica mia…] (un autre poème extrait de Quell’andarsene nel buio dei cortili + traduction inédite d’AP) [Anthologie poétique TdF | Milo De Angelis, 5]
    “T.S.”, II (extrait de Somiglianze)




    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur Lyrikline)
    Milo De Angelis disant plusieurs de ses poèmes
    → (sur Les Carnets d’Eucharis de Nathalie Riera)
    d’autres poèmes de Milo De Angelis (extraits de L’ocean intorno a Milano traduits par Jean-Baptiste Para) et une courte notice bio-bibliographique
    → (sur YouTube)
    un portrait video de Milo De Angelis par Viviana Nicodemo





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  • Jacques Moulin, Véronique Dietrich, Oublie

    Jacques Moulin, Véronique Dietrich, Oublie,
    éditions de la Maison chauffante, Besançon, 2009.


    Lecture de Tristan Hordé


    Oublie 4
    Source






    « L’OUBLIE S’ÉMIETTE… T’EN SOUVIENT-IL ? »



          Ce qu’on lit d’abord sur la couverture cartonnée, en fortes majuscules, c’est le titre, OUBLIE et, au-dessus de ce mot, deux strophes de longueur inégale reprises du premier poème et autrement découpées. La quatrième de couverture porte discrètement en haut le nom des auteurs, en bas entre crochets la définition de « oublie », cette pâtisserie très ancienne, « sorte de pâte déliée & légère qui se cuit entre deux fers » ; entre les deux, un poème non repris dans le corps du livre où l’on retrouve des mots de l’ensemble et qui donne la relation entre les dessins et collages de Véronique Dietrich et les poèmes de Jacques Moulin :

         on a joué au jeu du palet et de l’OUBLIE
         les images ont roulé
         les mots ont surgi […]
         un livre est né


         Que donnent à voir ces dessins ? Un cercle, comme un cerceau ou un palet, où est insérée une image souvent très travaillée — chat, chimpanzé, lierre sur un tronc d’arbre, loup, chouette, poisson, nid tenu dans la main, visage masqué par une écorce, etc. Cercle vide aussi, ou empli de couleur, qui marque le caractère parfois peu figuratif des montages : ainsi, l’image d’une sainte est l’une de celles que l’on peut encore découvrir dans un vieux missel chez un bouquiniste. L’imaginaire du lecteur est sollicité, rapporté aux livres de l’enfance ou ayant toute latitude pour réinventer ce qu’il a oublié.

         Les poèmes sont des variations autour de ces montages, le premier les embrassant tous, évoquant les jeux d’autrefois liés au cercle ou à la sphère, le cerceau, la marelle, la neige dans la boule de verre, etc., et, remontant plus avant, les oublies transportées dans le coffin. Si le couffin (coffin est une forme ancienne) est toujours bien vivant, les oublies ne sont plus qu’un souvenir, comme le cerceau… Les oublieurs (quel joli nom de métier !) ont disparu au XVIIIe siècle1, « ô les bouches en allées par les rues pour crier leurs OUBLIES » ; ils ont été remplacés par les marchandes de plaisirs, du nouveau nom de ces pâtisseries en forme de cornet — « elle face au bois joue à la marchande de plaisirs ».

         À partir des montages de Véronique Dietrich, Jacques Moulin chemine dans l’enfance — dans toute enfance d’avant le règne des images —, avec par exemple une brève variation autour du chimpanzé qui a l’allant des chantefables de Desnos. Les souvenirs plus larges emportent « sur les grands quais d’oubli », bien au-delà du « comptoir de l’enfance », vers des visages perdus et retrouvés ; l’image du loup dans la forêt fait renaître le moment d’un poème le Père Soubise, dans la légende un des bâtisseurs du premier temple de Jérusalem que les compagnons charpentiers ont pris pour patron. Ce sont tous les jours anciens qui peuvent renaître quand on se prend à rêver devant les images et cette rêverie, si peu que ce soit, écarte le gris des jours :

         l’OUBLIE s’émiette
         ronds dans l’eau
         t’en souvient-il


         C’est aussi la forme de ces poèmes qui retient. Les vers de Jacques Moulin peuvent à leur tour susciter des montages — et de nouvelles rêveries du lecteur. Le vers libre, de facture très variée d’une page à l’autre, joue souvent discrètement avec la tradition métrique. Ici, on reconnaît deux alexandrins avec rime interne :

         c’est le jeu du tonneau qui roule son image
         c’est le chant de l’oiseau qui tisse son ramage ;


    là, une rime court dans la strophe, passant de l’intérieur à la fin du vers (clairière / sorcières /terre / enfer ) ; etc. On repèrera les nombreux jeux d’échos, manière de ne pas oublier que certaines marques de la poésie d’hier sont toujours bien vivantes — mais certains mots nous reportent à des usages un peu éloignés de nous (coffin, gavot, frimas).

         On ne regarde plus les nids dans les haies, pas plus qu’on n’écoute la chouette hulotte au début de la nuit… Qu’un livre donne à rêver autour de ce que notre présent a abandonné est un petit bonheur à ne pas négliger. Qu’il joue sur l’homonymie entre oublie  (forme moderne de l’ancien français oblee — qui désigna d’abord une hostie, une oblata, une offrande) et oubli  (de oublier, d’un verbe latin de même sens) ajoute au plaisir.


    Tristan Hordé
    D.R. Texte Tristan Hordé
    pour Terres de femmes





    1. On lira l’histoire des oublies dans Jean Massin, Les Cris de la ville, Commerces ambulants et petits métiers de la rue, Gallimard, 1978, pp. 36 et 38.






    JACQUES MOULIN


    Jacques-Moulin
    Source



    ■ Jacques Moulin
    sur Terres de femmes

    Écrire à vue (lecture d’AP)
    [Partir à dos de feuilles ou d’arbres] (extrait d’Écrire à vue)
    D 27 et D 28 (extrait de L’Épine blanche)
    Journal de Campagne (lecture d’AP)
    Portique (lecture d’AP)
    Portique 2 (extrait de Portique)
    [Sur le halage certains soirs] (extrait d’À vol d’oiseaux)
    Un galet dans la bouche (extrait)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la Littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Jacques Moulin



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