Étiquette : Vassili Golovanov


  • 1er juillet 1876 | Mort de Mikhaïl Bakounine

    Éphéméride culturelle à rebours



    Portrait-Of-Mikhail-Alexandrovich-Bakunin-

    Source







    Le 1er juillet 1876 meurt à Berne, en Suisse, Mikhaïl Aleksandrovitch Bakounine.







    EXTRAIT D’ESPACE ET LABYRINTHES DE VASSILI GOLOVANOV



    Le 1er juillet 1876, Bakounine meurt. L’homme-légende qui, au moins dans les têtes russes, restera toujours le plus grand des rebelles, l’anarchiste numéro I quitte la vie. Il y a beaucoup d’étrangeté dans tout cela : véritablement anarchiste, professant une doctrine cohérente, c’est ce que fut Bakounine les neuf dernières années de sa vie. Parler de sa « vision du monde » avant est un non-sens, tant il s’est agi d’aspirations, de dessins et d’idées contradictoires. En revanche, il a toujours été un rebelle, avant et en dehors de toute adhésion. Spontanément. Organiquement. Les barricades et les insurgés suscitaient en lui une authentique émotion spirituelle, une « ivresse » véritable, il fonçait toujours aveuglément et, fatalement, il était incapable de se soumettre à la volonté d’autrui, c’était un réel génie de la destruction. La conversation qui avait eu lieu, en 1843, entre Bakounine et son ami le musicien A. Reichel est éloquente : à ce dernier qui lui demandait ce qu’il comptait faire, une fois tous ses plans réformateurs réalisés, Bakounine répondit : « Je les renverserai tous. »

    Un homme témoigne de ce qu’il est par sa vie entière, pas seulement par les dernières années de vieillesse solitaire, les livres ou les mémoires de ses contemporains, dans lesquels son image se démultiplie, comme dans un jeu de miroirs. Dostoïevski n’a pas résolu l’énigme Bakounine (il ne s’était pas assigné cette tâche). Nos perceptions de la réalité ont trop changé. Désormais, avec la distance des années, nous ne sommes plus en mesure de découvrir qui était ce « politicard de comptoir », comme le considérait Marx, ou ce géant, ce titan, tel que le voyaient E. Malatesta, E. Reclus, M. Sajine et C. Cafiero. Certes, ce « tombé de tout, tombé de rien », comme l’était Mikhaïl Bakounine, pouvait inspirer dans le mouvement révolutionnaire autant d’amour que de haine. En Russie, Bakounine était perçu d’une tout autre façon qu’en Europe : plus tard, tous les premiers révolutionnaires russes authentiques, même aussi différents les uns des autres que S. Petrovskaya, A. Jelabov, P. Kropotkine et G. Plekhanov, ont été bakounistes. Son image était quasi mythique. O. Aptekman, parlant de Bakounine, écrit :

    C’est le géant Sviatogor moderne, si lourd que la terre russe ne peut le porter. Sa nature fougueuse, son caractère volontaire, le discours passionné de Bakounine produisaient un effet imparable. C’était un révolutionnaire par tempérament, il agissait avant tout sur les sentiments des jeunes, « révolutionnait » leur état d’esprit, éveillait leur volonté […]

    […] Bakounine, c’est la croisée des chemins de la vie russe, selon A. Blok. Si je pouvais, je ferai remonter le temps jusqu’à ce carrefour, et j’emprunterais un autre chemin. La philosophie des jardins m’est plus proche que la rage bakouninienne, mais si Mikhaïl Bakounine parvient un jour à s’évader de son passé, ce ne sera que grâce au mot liberté, la marque de feu qu’il porte à son front. Tout le reste s’oubliera. Mais, dans ce futur dont nous ne connaissions pas le nom, elle restera. Car un futur sans liberté est inconcevable.




    Vassili Golovanov, Espace et labyrinthes, Éditions Verdier, Collection « Slovo », 2012, pp. 145-146-149. Traduit du russe par Hélène Châtelain.



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  • 30 avril | Vassili Golovanov, Espace et labyrinthes (extrait)

    Éphéméride culturelle à rebours



    [LA NUIT DE WALPURGIS] (extrait)



    C’est la nuit. Celle du 30 avril au premier mai, la nuit de Walpurgis. Il est 3 heures du matin. Satan a déjà réuni toute sa clique sur la lointaine montagne de Brocken, enchevêtrant pensées et sentiments, pétrissant pluie et brouillard, empêchant la venue fraternelle du printemps. Une fumée de tabac froid plane dans le hall de l’hôtel Volga, à Tver.

    − Partout il y a du bien et du mal. Mais contre le mal d’ici, nous avons développé notre propre système immunitaire. Alors que là-bas, il y a des choses auxquelles je ne m’habituerai jamais.

    J’ai entendu cela des centaines de fois, sans jamais vraiment comprendre de quoi il était question.

    − Je vais vous dire, intervient Tiagny-Riadno qui en a assez d’écouter nos fadaises, à mon avis, vraiment, vous exagérez.

    − Nous édulcorons…


    La vie s’écrit sur la route comme sur une page blanche. Surgissent immanquablement des situations inattendues, de brèves rencontres imprévues, des séparations légères et sans douleur, et enfin, le plus étonnant, une impression de déjà-vu, une soudaine évidence quand, par exemple, sur un quai à Tver ou à Torjok, levant soudain les yeux sur une maison, on sait, on sent qu’on la connaît, qu’on y a même vécu, qu’on y a été heureux… tout autrement peut-être, mais mieux et plus simplement qu’aujourd’hui. Les fleurs à la fenêtre, les rideaux de mousseline, le chat, la porte que je passais tous les matins… Qui pouvais-je bien être ? Professeur de français au collège du district ? Enseignant de géographie à l’université de la province ? Ou alors… oui, ethnographe de la région ! J’avais un cahier recouvert de toile cirée où je consignais les notes de mon roman en cours, une barque sur la Volga, une superbe bibliothèque avec des collections de journaux reliés, des revues et des livres rares oubliés. Dans la maison, les matins étaient frais et purs comme les natures mortes du peintre Petrov-Vodkine…

    Des psychologues avertis disent que le phénomène du déjà-vu se produit lorsque l’homme se trouve à un carrefour décisif, et que de la décision qu’il va prendre à ce moment précis peut dépendre sa vie entière.

    Quelque chose de semblable m’était arrivé il y a une dizaine d’années à Torjok justement. J’étais venu voir le prêtre Vladislav Svechnikov pour rassembler de la documentation, je voulais écrire sur lui et finalement nous avons passé notre temps à parler. Son fils spirituel, Sacha, travaillait alors à l’église comme responsable de l’entretien de poêles. Il se levait à quatre heures, partait dans les matins sombres et glacés du mois de mars, rentrait avec, sur lui, l’odeur de la fumée et du charbon. Il me semblait être l’homme le plus heureux au monde, il ne possédait rien. Rien de superflu, seulement ce qui pour lui était l’essentiel. Alors que moi je n’avais que du superflu : des relations inutiles, sans dieu et sans espoir. Soudain, dans le jardin de l’église, le vent fit tanguer les tilleuls de mars, un vol de choucas tournoya au-dessus des coupoles, et j’eus l’intuition que cette source de vie m’était connue, qu’il suffisait que j’arrive à me souvenir de l’endroit où elle se trouve pour savoir comment vivre !

    À cette époque déjà, j’étais en quête d’une source. Je ne l’ai pas trouvée. Une semaine plus tard, ma vie déraillait.



    Vassili Golovanov, Espace et labyrinthes, Éditions Verdier, Collection « Slovo », 2012, pp. 19-20-21. Traduit du russe par Hélène Châtelain.







    Espace et labyrinthes




    VASSILI GOLOVANOV


    Vassili Golovanov
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    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Verdier)
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