Étiquette : Verdier


  • Septembre 1972 | Mathieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien

    Éphéméride culturelle à rebours




    Overney obseques
    Ph. D.R. Margnac : obsèques de Pierre Overney, mars 1972
    vingt-sept ans comme un chien aux portes de Billancourt
    par le vigile armé d’une entreprise d’État

    Source







    Je vais vous dire, moi, ce qui est contre nature, après quoi je vous laisserai aller vous faire foutre : c’est la mort des hommes abattus dans la rue comme des chiens dans des pays de paix. Mais, ignorants de ce que vous ratez, vous n’irez pas vous faire foutre, la rétention de pouvoir et d’argent est votre seul carburant, et votre seule largesse l’usage de votre force.

    Nous sommes rentrés de Pologne en septembre 1972, et jusqu’en 1974, jusqu’au jour où sur le pont de Billancourt j’ai compris comment je serais moi, où se trouvait ma place, je n’ai rien fait d’autre qu’attendre. L’ordre des mondes m’était encore opaque. Une sorte de stupeur frappait les parents les amis les voisins depuis que l’assassinat de Pierre Overney, vingt-sept ans comme un chien aux portes de Billancourt par le vigile armé d’une entreprise d’État, avait placé l’ensemble du mouvement qu’il formaient, dans les rues les usines les ateliers les foyers les bidonvilles, au bord de la question vers où tout les menait, les raisonnements l’action les forces en présence la rage l’étouffement le passé la persistance de cadres anciens ne découpant plus rien des horizons nouveaux, la question que partout de diverses manières s’est posée en même temps la jeunesse de l’Europe, celle de la lutte armée. Ça ne veut pas rien dire. Quelle que soit la manière dont elle y répondit, par la négative en France, par l’affirmative en Allemagne et en Italie, ce ne fut pas une lubie, le caprice d’une poignée de baby-boomers gâtés, isolés, exaltés, mais un fait politique indéniable, meurtrier, qui impliqua des milliers de personnes et laissa une empreinte que l’on décèle encore aisément çà et là dans les divers héritages, souvent impensés, ou pas encore, qu’il a laissés. Moi qui l’ai vécu de biais, les bras ballants, mais qui m’y suis frotté assez pour qu’il me forme, je ne peux pas, de là où m’a conduit la suite de l’histoire, me contenter de ce que l’horrible recul la plupart du temps donne à voir : des chiffres, des analyses, des jugements rampants dans les articles ou les livres d’histoire, de sociologie politique, et des souvenirs, des contradictions, des jugements encore tranchants du côté des acteurs, des témoins, qui ont décidé de laisser des traces de leur passage dans ce sillon écumant de rage. Rien ne me dégoûte comme le voile d’ironie qu’on jette sur ces années, l’entourloupe politique, morale, intellectuelle qui les transforme en une espèce de comédie dont l’esprit français aurait évité qu’elle ne dérapât dans le sang comme le firent nos voisins allemands et italiens, les premiers trop lourds, les seconds trop légers, conformément aux lieux communs des peuples de l’Europe, comédie qu’on aurait rapidement considérée avec recul, esprit critique, autodérision, une fois les esprits ressaisis et Mitterrand élu. Et rien ne me déprime comme le constat que ce sont bien souvent les acteurs mêmes de la période qui le tissent, c’est désormais de bon ton et ce n’est pas la forme de reddition la moins entière […]






    Septembre 1972
    Ph. D.R. Gilles Peress/Magnum Photos, 1974
    résolus à rejoindre
    la cohorte des « plus de 343 salopes »

    Source






    On a donc commencé par tout faire péter dans nos propres corps Martin et moi dès lors qu’on s’est trouvés, résolus à rejoindre la cohorte des « plus de 343 salopes ». Dans le circuit caché des économies libidinales masculines pédé, ou hétéro un peu aventureux ou carrément en manque, lâcher deux gazelles pas bêcheuses de dix-sept ans, l’une athlétique et blonde, l’autre un rien sèche et brune, c’est faire se lever le grand vent des bas-ventres, court-circuiter toutes les connexions avec le cerveau pensant, c’est faire parler la poudre hormonale qui ne demande qu’à exploser. On n’avait qu’à choisir, mais d’emblée Martin, toujours une longueur d’avance, a dit, On ne choisit pas chérie on prend ce qui vient ça va les achever. Pas bêcheuses je vous dis, en effet ça les rendait dingues tous ceux que d’ordinaire la jeunesse rejetait parce que trop efflanqué, pas assez bien monté, trop de ceci, pas assez de cela. Ca doublait les enjeux pour les autres, soudain tenus de partager s’ils voulaient en tâter. Je ne sais pas si vous vous rendez bien compte de ce que ça représente ce circuit-là, du potentiel explosif que ça renferme un homme déterminé à jouir, qui sent que son corps le lâchera s’il ne répond pas à l’appel, qu’il risque de se fendre, d’aller s’éparpiller sur les murs qu’il trouvera en chemin, que sa tête plus encore pareillement le lâchera parce que le risque de débord qui s’accumule en bas voilera le regard qu’il porte sur les choses. Sortir de soi un peu de foutre et ajourner le morcellement, éviter l’explosion, rester encore un peu au-dedans de soi-même, voilà l’enjeu qui les saisit et leur donne ces rythmes de bêtes encagées, ces allures de chevaux martelant de leurs fers le pavé gris des quais, ce n’est pas cher payé, ça tient à rien, un peu d’air tiède charriant une odeur de tilleul, la gazelle qui passe, bientôt se met à l’œuvre, apaise les tensions aveuglantes, et les flux incontrôlables qui les portent, les essorent et parfois les apaisent se calment, adoptent une nouvelle répartition, épousent d’autres contours, et la circulation reprend que tout, à tout moment, peut de nouveau bloquer. S’il n’y a plus de soutiers pour réguler tout ça, qui se joue dans la nuit et dans le grand silence des mots, pour cueillir ces jouissances qui déposent si souvent au bord de la souffrance et arrachent des râles qui évoquent la douleur bien plus que le plaisir, où donc iront ces forces qui ont maille à partir avec l’obscurité ?



    Mathieu Riboulet, « II, Le sexe ça n’est pas séparé du monde. 1977 » in Entre les deux il n’y a rien, Éditions Verdier, 2015, pp. 77-80.






    Riboulet, entre_les_deux_il_n_y_a_rien_cmjn




    MATHIEU RIBOULET


    Mathieu Riboulet
    Source




    ■ Mathieu Riboulet
    sur Terres de femmes

    Mathieu Riboulet, L’Amant des morts (lecture d’AP)
    Passé le pont (extrait de Nous campons sur les rives)
    [Le sexe ça n’est pas séparé du monde] (extrait d’Entre les deux il n’y a rien)
    9 mai 1978 | Mort d’Aldo Moro in Mathieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur La République des livres)
    Rage de Riboulet
    → (sur le site de France Culture)
    Mathieu Riboulet, Entre les deux, il n’y a rien (émission Les Bonnes feuilles | 14-15 du 24 août 2015 : Mathieu Riboulet présente et lit les premières pages de son récit Entre les deux il n’y a rien)
    → (sur Terres de femmes)
    29 septembre 1571 | Naissance de Caravage (+ un extrait des Œuvres de miséricorde de Mathieu Riboulet)






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  • Mario Luzi | Dove l’ombra



    Mes tracesImage, G.AdC








    DOVE L’OMBRA



    Dove l’ombra procede e le strade ristanno
    tra i fiori, ricordarmi le parole
    e le grida dell’uomo è forse un inganno.
    Ma sempre sotto il cielo consueto
    ritrovo le mie tracce, il mio sole
    e gli alberi remoti dal tempo
    fissi dietro le svolte. E sempre,
    ancor che mi sia noto il dolce segreto,
    sulla polvere quieta, tra le aiuole,
    m’indugio ad aspettare che sporga
    un viso inenarrabile dal sole.




    Mario Luzi, “Dell’anima”, Un brindisi, in Tutte le poesie, volume primo, Garzanti editore, Collana gli elefanti poesia [prima edizione 1988], 2005, pagina 111.






    LÀ OÙ L’OMBRE



    Là où l’ombre progresse et où cessent les routes
    parmi les fleurs, me rappeler les mots
    et les cris de l’homme est peut-être un leurre.
    Mais toujours sous le ciel coutumier
    je retrouve mes traces, mon soleil
    et les arbres loin du temps
    figés derrière les virages. Et toujours,
    encore que me soit connu le doux secret,
    sur la poussière paisible, au milieu des parterres,
    je m’attarde, attendant que saille
    du soleil un visage inexprimable.




    Mario Luzi, « De l’âme », Une libation, in Cahier gothique précédé d’Une libation, édition bilingue, éditions Verdier, Collection « Terra d’altri », 1989, pp. 56-57. Traduit de l’italien par Jean-Yves Masson.






    Mario Luzi  Cahier gothique MARIO LUZI


    Luzi





    ■ Mario Luzi
    sur Terres de femmes


    Cahier gothique, VII
    Diana, risveglio (autre poème extrait d’Une libation)
    En mer
    Il pensiero fluttuante della felicità
    Nature
    Près de la reine de Saba (note de lecture sur Trames de Mario Luzi + extrait)
    Primitiales (article sur Prémices du désert)
    Quanta vita
    [Vita o sogno ?]







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  • 21 mars 1825 | Incendie du théâtre de Weimar [Jean-Yves Masson]

    Éphéméride culturelle à rebours



    Andy_Warhol_Goethe-1981








    Dans la nuit du lundi 21 au mardi 22 mars 1825, peu après minuit, une entêtante odeur de brûlé se répandit dans les rues de Weimar, aussitôt suivie du tocsin qui retentissait de clocher en clocher. Le concierge, qui dormait, n’avait eu que le temps de s’enfuir et de donner l’alerte. Le feu avait pris dans le sous-sol du théâtre, où l’on n’avait pas cru bon d’éteindre le chauffage à cause de la représentation prévue le mardi soir. Il était parti d’une provision de bois qu’on avait laissée trop près de la chaudière, et que quelques braises répandues par inadvertance avaient suffi à enflammer. En un peu plus d’une heure, sans se faire remarquer, le feu avait eu le temps de ronger par en dessous tout le parterre. Le plancher de la salle s’effondra d’un coup, révélant brutalement un sinistre déjà trop étendu pour être maîtrisable. Ce soir-là, j’avais croisé Eckermann à une représentation d’une pièce oubliée de Cumberland, Le Juif, que nous avions tous deux beaucoup appréciée — surtout La Roche dans le rôle principal.

    Alerté par le bruit, je fis comme beaucoup de gens : je m’habillai en hâte et j’accourus de l’auberge où je logeais. En approchant de la place du théâtre, je reconnus quelques–uns de mes camarades anglais, les saluai, puis aperçus Eckermann et le rejoignis.

    Sur la grand-place, ils étaient tous là, les acteurs et les actrices engagés pour la saison, et ceux qui, comme le vieux Graff, ou Oels, figures bien connues, avaient passé presque toute leur vie à jouer ou à chanter sur cette scène. Eckermann en connaissait beaucoup qu’il me nomme discrètement : il y avait là le chef d’orchestre Eberwein et sa femme Henriette, une célèbre soprano, à côté du ténor Moltke et des acteurs La Roche, Durand et Lortzing. Tous observaient le feu, l’air navré, en silence. Et puis, il y avait aussi, tout autour de nous, l’immense foule anonyme – les courtisans, les bourgeois, les aubergistes, les artisans, les commissionnaires, les postillons, les voyageurs de passage … — toute la population de Weimar accourue, le cœur navré, pour regarder brûler son théâtre. Le bourgmestre Schwabe allait et venait en tous sens, donnant des ordres afin que le feu ne se propageât pas aux maisons voisines.

    En silence, médusés, nous contemplions l’incendie. Tout autour, les femmes poussaient de petits cris d’effroi chaque fois qu’on entendait un nouveau craquement, ou qu’une flamme un peu plus forte jaillissait du toit, comme s’il fallait la comédie de la peur alors qu’il n’y avait de toute évidence rien à craindre si l’on restait à distance raisonnable. Non, personne ne risquait rien. Et du reste, les sergents de la ville contenaient maintenant la foule du côté de la place opposé à l’édifice en flammes. L’incendie ressemblait plutôt à un grand feu d’artifice. Oui, c’était comme un ultime spectacle que donnait à toute l’assistance le vieux théâtre à la silhouette si familière. « Vieux » théâtre est une façon de parler : assez récent, en fait, pour un édifice de ce genre, car il avait moins de cinquante ans. Mais on y avait vu tant de choses ! Et la plupart des assistants n’étaient pas assez âgés pour se souvenir de l’édifice précédent. Tout au plus pouvait-on l’imaginer d’après d’anciennes gravures.

    La partie supérieure de la façade s’effondra la première, découvrant entre ses pilastres, qui restèrent encore debout un bref instant, tout le premier étage avec la grande salle et la galerie en feu. Sur la scène dont le rideau était depuis longtemps parti en fumée, des nuages de carton embrasés tombaient avec une sorte de grâce légère, un instant retardés dans leur chute par un tourbillon d’air brûlant. Un soleil de carton jeta soudain de vraies flammes par-dessus ses flammes peintes, et oscilla un moment au bout d’un câble avant de se laisser choir avec un grand soupir bizarre au milieu des poutres été des poulies qui pleuvaient. Le feu rugissait dans la fosse d’orchestre, il montait, descendait, remontait au septième ciel, descendait au premier, deuxième, troisième dessous, crépitait avec ardeur, accomplissait son travail de feu avec une autorité très sûre, culbutant sans ménagement les portes du fond de la scène à grand fracas, découvrant le jardin qui avait parfois servi d’arrière-plan aux spectacles, à la belle saison. Les peintures de Thouret, tant admirées, les précieux décors de Beuther, n’étaient déjà plus qu’un souvenir.



    Jean-Yves Masson, L’Incendie du théâtre de Weimar, I, Éditions Verdier, 2014, pp. 17-18-19.








    Weimar






    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Verdier)
    la page de l’éditeur sur L’Incendie du théâtre de Weimar





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  • Antoine Wauters, Nos mères

    Antoine Wauters, Nos mères,
    Éditions Verdier, 2014.



    Lecture d’Angèle Paoli



    L'écriture prend le relais des chimères anciennes
    Ph., G.AdC







    « DIEU BÉNISSE NOS DISPARITIONS »



    Mères plurielles, les mères de fiction d’Antoine Wauters sont celles à qui l’enfant de Nos mères s’adresse sans jamais dire « maman ». Dès les premières pages, la lectrice que je suis est surprise par cette pluralité maternelle à laquelle rien, ni dans ses lectures ni dans sa vie, ne l’a préparée. S’agit-il de plusieurs mères différentes, construites sur le même moule, aux réactions identiques ? Interchangeables ? Ou, au contraire, d’une même et unique mère, démultipliée au travers du kaléidoscope de l’imagination de ses nombreux enfants ? Le « nous » enveloppe-t-il plusieurs enfants d’une même fratrie ou bien un seul et unique sujet, confronté aux multiples accoutrements de son être et tenu à l’étroit dans une enveloppe charnelle à laquelle il tente d’échapper ?


    « Elles nous aiment, c’est évident, simplement elles ne supportent plus grand-chose depuis qu’elles sont seules avec nous » ? confie la voix narrative qui mène le récit dès l’incipit de Nos mères, dernier roman d’Antoine Wauters publié chez Verdier. Il faut un temps de lente et patiente immersion dans le récit, pour s’approprier cette démultiplication de voix et pour faire siennes, dans le déploiement de leur multiplicité, ces pluralités étranges qui résultent cependant du choix délibéré d’un enfant. Et, derrière l’enfant, de celui d’un jeune auteur dont l’écriture, par son originalité même et par son inventivité, ne cesse de surprendre.


    L’enfant, c’est Jean. Jean aux voix multiples, qui s’invente toute une compagnie de son âge pour tenter de survivre. « Comme si j’étais plusieurs enfants et toi plusieurs mères à la fois, et comme si tout ce que je souhaitais finalement c’était ça : diluer nos souffrances en fragmentant nos vies. » Ainsi s’exprime Jean Charbel dans l’exergue de la première partie du récit, livrant la clé maîtresse de Nos mères. Jean qui se dédouble en Charbel et donne vie, tout au long du premier volet du roman, à « de petites extensions farfelues » qui peuplent son imagination et habitent sa détresse : Moukhtar, Tarek, Pierre, Abdel Salam ; ou encore Tarek, Joseph, Charles, Nizar, Maroun et Abdel Salam. C’est-à-dire Luc. Luc, petite fille triste à qui Jean confie ses chimères. Luc qui annonce la belle et sensuelle Alice de la seconde partie du roman. Alice de Montecucculi, qui combine dans son nom les merveilles des pays du Nord et les bouillonnements ardents du Sud. Alliage salvateur qui conduira Jean vers des hauteurs lumineuses et jusque dans des profondeurs insoupçonnées.


    Mais le chemin est long avant la rencontre d’Alice. Et il faut s’imprégner, dans ce récit de formation « cruel et tendre à la fois », des aventures de Jean et de celles de sa tribu. Lesquelles se déroulent en lieu clos, dans la grotte appelée aussi « taupinière » ou « cage de Faraday ». Le temps est à la guerre et les journées sont rythmées par les tirs de kalachnikovs ou de M16 : TATATATA/PAN/TATATATA. « Petites gifles bien cadencées » qui donnent son phrasé au roman. Qui ponctuent le récit, martelé par les onomatopées sèches : gifles qui pleuvent, pluies de balles qui déchirent l’espace et, plus tard, dans le second volet du récit, déflagrations provenant d’une carrière, qui exhument, avec les tirs de mines, le souvenir des bombes et d’une vie passée à inventer la grotte et à l’animer de fantasmagories et de cavalcades.


    « C’est la guerre, le chaos, la guerre et le chaos.
    Je m’endors avec des bruits de balles dans la tête et me réveille avec. D’autres fois, c’est le silence que j’entends (des trêves, des cessez-le-feu). Ensuite, ça redémarre et ça n’en finit plus.
    TATATATA !
    PAN !
    TATATATA ! »


    Le père de l’enfant est mort, « mort dans la boue des poussières d’obus », transformé en « caramel fondu au soleil » ; et les mères de Jean — exclusives, passionnées, autoritaires, douloureuses, poignantes, folles d’amour pour l’homme qu’elles ont perdu et pour le fils qui leur reste — tentent de protéger l’enfant de la guerre, de lui construire un avenir hors du cocon où elles l’enserrent. « Nos mères, excessives, toujours ». « Paradoxales, toujours. »


    Exclue du monde de Jean, de son théâtre d’ombres et de ses rituels, la mère insiste, tenue à l’écart des mille « cairns » que l’enfant a semés sur son passage, afin de tenir debout et de ne pas sombrer dans la folie. Qu’y a-t-il derrière le rideau, insiste-t-elle, qu’y a-t-il derrière ce « lourd voile de douleur » ? Derrière, il y a le cadavre du père. Mais il y a aussi Luc et Walid, Maroun, Pierre et Mona ; il y a Jean et sa nombreuse compagnie chimérique, « enfants de la ruine et de l’oubli ». Qui tentent de vivre « dangereusement et violemment ». Et s’inventent des mondes, « pour faire diversion ». Pourtant, au plus fort du tumulte et du désarroi, il reste toujours les langues pour chanter pour sourire, « les langues des rifs et des rochers troués de partout pour le rapide passage et le torrent vital et nous sourions ».


    Avec la mort du grand-père, une fois accompli le rituel funéraire de feu et d’eau inventé par les enfants, prend fin la période libanaise du premier volet — « Parler de tout et de n’importe quoi » —. La vie de Jean bascule. À l’autre bout du monde, quelque part dans un village du Nord de l’Europe où l’attend sa famille d’accueil, s’ouvre un monde nouveau, étranger au monde originel de l’enfance méditerranéenne. Une nouvelle famille surgit, avec ses us et coutumes que Jean s’efforce de comprendre ; tout en renâclant et en se rebiffant. Un monde où s’affrontent les sentiments ambivalents de tendresse et de révolte. Échapper à l’emprise de la nouvelle mère, pétrie de souffrances et de frustrations. Sophie, qui s’abîme jour après jour dans la dépression. Sophie, si généreuse et si fragile, implorante et désespérée, qui pleure son père dans son sommeil. Sophie, dont l’histoire douloureuse s’éclairera dans le troisième volet du récit : « Un souvenir de mon père, avais-tu dit ». Jeune femme sur qui, en attendant, il faut veiller sans cesse :

    « Voilà la vérité, le terrible vérité : ces femmes, ou nous veillons sur elles ou bien nous les perdons ! »

    Parfois, au plus fort de la nostalgie, le monde ancien reflue, qui charrie avec lui les voix du passé, ses parfums, ses beautés. La beauté renversante de La Forza del Destino, musique dont raffole le grand-père grabataire et mourant. Beauté des cèdres et des gardénias, des « fines venelles » de Gemmayzeh. Et « l’odeur de l’atâyef », « fines crêpes fourrées à la crème avec un sirop de fleur d’oranger ». Et les voix. Celle de madame Guiragossian qui se veut rassurante et annonce, presque enjouée, le départ de Jean, la fin du rêve, « la fin du monde, de notre monde. Pays de biefs, de cascades d’eau chaude et de fines pluies qui ne souillent pas ».

    « Tu vois la neige au sommet des montagnes ? Eh bien dans quelques jours, toi, c’est encore plus loin que tu t’en vas. Tu te rends compte ? On t’attend en Europe, Jean ! Fais ta valise, allez, ce pays n’est plus pour les enfants comme toi. La guerre a tout détruit, tout ravagé, tout pétrifié. »

    Ou encore la voix lointaine de la mère s’insurgeant contre son fils :

    « Non mais bien sûr que Luc n’existe pas ! Ouvre les yeux, Jean, une jeune fille au nom de Luc, tu as déjà vu ça ?  »

    Parfois « les mots de nos mères résonnent » sous le crâne. Omniprésente, la guerre envahit l’esprit de Jean et son sentiment de culpabilité se fait violent, alors, de n’être pas avec les autres, étendu dans la poussière. Dans ce contexte de souffrances nouvelles où les vieilles luttes intérieures refont surface, Jean rassemble ses « cairns ». Il décline dans sa langue de feu le chant des nombres :

    « Wâhad, tnên, tlête, ‘arbâ, khamse, sette, sab’a, tmêne, tes’a, ‘ashra… ». Se « hisse sur les grands chevaux de l’imaginaire » et se « projette loin, loin, dans les hautes sphères. »

    Il s’évade par la rêverie. La poésie devient son soutien ; son arme la plus fidèle :

    « Clac, voilà : je murmure pour moi seul toutes sortes de poèmes qui me montent dans le ventre, avec des temps de silence, un souffle et un rythme précis, puis qui me sortent par la bouche comme des pétales de feu :

    Nous ne sommes déjà plus nous-mêmes, les mecs. Nous ne sommes déjà plus que le souvenir de nous-mêmes. Verticaux de solitude, voilà ce que nous sommes. »

    Lorsque remontent en lui toutes les voix du désastre et que la migraine, soudain, relâche son étreinte, l’écriture prend le relais des chimères anciennes.

    « Je m’assieds alors sur mon lit et, des heures entières, pensant à vous, vivant de vous, je vous écris, en me répétant qu’écrire est égal à survivre. »

    Avec l’entrée d’Alice dans la vie de Jean, — « Tout ce que j’ai écrit », second volet du récit — une nouvelle chimère se fait jour, engendrée par les inventions de jadis. Celle d’être un écrivain en devenir. Secret contenu dans sa valise de voyage et confié un jour à l’amoureuse :

    « Dedans, il y a tout ce que j’écris, c’est-à-dire tout ce que je vis, tout ce que je pense et tout ce que je suis. Tu comprends ? Et je lui montre alors comme même sous la pluie, en pleine tempête, dans le blizzard, je n’arrête pas d’écrire ».

    À ceux qui lui reprochent sa facilité à s’évader et à rejoindre les vieux rêves que nul, sinon lui, ne peut atteindre, Jean répond par les convictions qu’il nourrit en le silence :

    « Bon Dieu. S’ils savaient seulement que je me prépare à devenir écrivain et à changer la littérature en bombe. PA ! RATATATA ! PAN ! ».

    Le roman de Nos mères, qui prend fin avec un nouveau récit de mort, ne dit pas si Jean est devenu écrivain. Il se clôt, après la lecture d’une lettre au chevet du défunt — « Je vous demande pardon. Je n’ai pas pu vous rendre heureux » —, sur le désarroi silencieux de la mère, qui observe le père haï-aimé-haï, « comme on observe les dieux, les dormeurs et les morts. »

    Long enchaînement de déchirements endurés d’une guerre à l’autre, de blessures transmises d’une génération à l’autre, le récit de Nos mères cache derrière les voix plurielles des femmes, celles plus atténuées mais présentes de « nos pères ». Les uns et les autres meurtris à mort. Et, au cœur de ce vacarme impénétrable, la tentative d’un enfant, pris en otage dans la verticalité de sa solitude, de lutter avec ses forces et son inventivité contre le destin imposé aux hommes par la guerre.

    Admirable roman polyphonique d’amour et de mort, Nos mères est aussi un roman de l’écriture. Construit sur l’entremêlement complexe de réalités différentes — qui ne sont peut-être que mensonges et pures inventions —, il donne à découvrir un style qui joue sur les différences tonales en adaptant ses variations aux voix qui témoignent de cette multiplicité. Mais c’est l’inventivité généreuse d’Antoine Wauters qui sert de liant à cette subtile diversité. C’est elle qui unit entre eux les éléments du puzzle. C’est elle encore qui donne à Nos mères sa surprenante beauté.

    « Grâce à Verdi, on sent, d’instinct, dans nos deux corps, que la beauté est un monstre chaud qui nous dévore le ventre et donne envie d’être écrasé. Anéanti. Écrabouillé.

    — Écrase-moi, Alice.

    — Écrabouille-moi, Jean mon amour, elle répond en retirant mon short tandis que je lui retire le sien…

    Grâce à Verdi, Alice, en larmes, rampe sur le sol, le dos cambré et les fesses nues tendues vers moi comme des offrandes, du pain béni. Grâce à Verdi, elle me montre combien c’est chaud, humide déjà, ce creux qu’elle a entre les jambes et qu’elle caresse de haut en bas, du bout de l’index puis de toute la main, paume et revers. […]

    Plus tard, quand Teneste la promessa devient insoutenable de beauté, que c’est trop, qu’on n’en peut plus, elle demande que je me glisse en elle, et, en un temps record, sur le mot Traviata pour être précis, nous disparaissons.

    Dieu bénisse nos disparitions, les mecs. Et Dieu bénisse Verdi. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Antoine Wauters, Nos mères, Verdier, 2014





    ANTOINE WAUTERS


    Antoine_Wauters
    Source



    ■ Antoine Wauters
    sur Terres de femmes

    [De bracelets, de colliers de perles] (extrait de Césarine de nuit)



    ■ Voir aussi ▼

    Cacophonie, le blog d’Antoine Wauters





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  • 29 septembre 1571 | Naissance de Caravage

    Éphéméride culturelle à rebours





    Le 29 septembre 1571 naît à Milan, le jour de la fête de saint Michel Archange, Michelangelo Merisi, dit Caravage.





    Aîné de quatre enfants, Michelangelo Merisi (fils de Fermo Merisi et de Lucia Aratori) passe les cinq premières années de sa vie à Milan où son père occupe auprès du marquis de Caravaggio la charge d’architecte-intendant. Le marquis lui a confié la restauration de ses appartements. La petite ville lombarde de Caravaggio est depuis plusieurs générations le terroir de la famille Merisi et c’est à elle que Michelangelo Merisi empruntera son nom. Lorsque la peste survient à Milan en 1576, les Merisi se réfugient à Caravaggio. En octobre 1577, à la mort de Fermo Merisi, la famille Merisi se trouve à la tête d’un patrimoine important doublé d’un réseau relationnel qui se consolidera d’année en année tout au long de la vie du peintre. La disparition du père ne porte donc pas atteinte à l’aisance familiale.


    Michelangelo Merisi reçoit une éducation sérieuse et entreprend sa formation artistique en avril 1584, dans l’atelier du peintre milanais Simone Peterzano, de notoriété modeste. Pour autant, Peterzano donne à son élève un enseignement suffisamment solide pour que Merisi puisse entreprendre de travailler par lui-même. Il lui apprend le dessin, les techniques de la peinture à l’huile et de la fresque, la perspective, l’anatomie, l’espace et la lumière. Merisi a également eu l’occasion de s’initier à la nature morte et au portrait. À Milan où il a vécu ses années adolescentes, Merisi découvre la violence des mœurs et un goût prononcé de la contestation de l’autorité qui ne le quittera plus.


    Au cours de ses voyages en Italie du Nord (Lombardie, Vénétie…), Merisi se familiarise avec les œuvres des peintres reconnus de ces régions : Antonio Campi, Girolamo Romanino, Moretto da Brescia, Giovanni Savoldo. Mais aussi Tintoret et Lorenzo Lotto. Les portraits de Paolo Véronèse et du Titien ne lui sont pas inconnus. Pas davantage les sobres compositions d’un Giorgione.


    À l’automne 1592, Merisi, à peine âgé de vingt et un ans, est à Rome. Capitale de la papauté, Rome est alors un centre artistique obligé et les mécènes y sont nombreux. Michelangelo Merisi, s’il ne bénéficie pas directement des bienfaits dispensés par le pape Clément VIII Aldobrandini (pontife de 1592 à 1605), obtient en revanche les faveurs et le soutien de ceux qui étaient en grâce auprès de lui. Une cour importante, composée de prélats, d’aristocrates, d’intellectuels, de commerçants, tous richissimes. Il fréquente le Cavalier d’Arpin auprès duquel il peint fleurs et fruits. Après plusieurs mois de cet exercice qui ne le satisfait pas, il décide de s’établir à son compte et de se consacrer à la peinture des figures. Il travaille alors sous le mécénat de Prospero d’Orsi. C’est à cette époque qu’il peint le Jeune garçon pelant un fruit, le Petit Bacchus malade, le Jeune garçon à la corbeille de fruits, la Diseuse de bonne aventure, les Tricheurs. Merisi est alors sous la protection du cardinal Francesco Maria del Monte, ambassadeur des Médicis à Rome. En 1595, renouant avec les paysages, Merisi exécute le Repos pendant la fuite en Égypte. Méduse, le Concert de jeunes gens, le Joueur de luth, la Sainte Catherine d’Alexandrie, la Conversion de Madeleine, Judith et Holopherne datent également de la même période. Période intense au cours de laquelle Caravage élabore son style, travaille ses ombres et s’attache à perfectionner sa technique du clair-obscur.


    En juillet 1599, Caravage reçoit sa première commande publique — qui lui vient du cardinal Matthieu Contarelli — et signe son premier contrat. Il s’agit pour le peintre de réaliser deux toiles destinées à l’église Saint-Louis-des-Français. Ces deux toiles, illustrant chacune un épisode de la vie du saint — la Vocation de saint Matthieu et le Martyre de saint Matthieu — seront installées sur les parois d’une des chapelles latérales de l’église, la chapelle Contarelli.









    Caravaggio_-_Martirio_di_San_Matteo
    Source








    MATHIEU RIBOULET, 8. PEINDRE CEUX QUI SONT NUS IN LES ŒUVRES DE MISÉRICORDE (extrait)




    Le Martyre de saint Matthieu à Saint-Louis-des-Français fait la part belle à l’assassin, central, rayonnant, poignard dans la main droite, penché sur sa victime qu’il tient par la main gauche, auquel il est relié du geste et du regard, et, surtout, presque nu. Comme sont presque nus les deux adolescents qui nous tournent le dos et contemplent la scène, à droite, et celui qui, à gauche, semble vouloir partir mais s’attarde un instant.


    Que les anges soient nus, passe encore, mais les hommes ?


    Peindre les bourreaux nus, c’est porter à nos sens la fine perception de ce qui noue serré le désir et la mort, l’infime instant de joie qui vise à l’accepter avant de disparaître, c’est inscrire sur la toile l’instant de notre mort- comme à Malte où, au sol, le saint palpite encore quand le bourreau attend. Peindre les témoins nus, c’est dire où sont les anges et que nous n’avons rien d’autre à faire ici-bas que célébrer le monde. Ah, serrer Adrien dans mes bras assouplis et l’amener ici voir jaillir le prodige des murs de cette chapelle…


    Si le travail de la mort est vertical, celui de la grâce, dans la chapelle Contarelli, est horizontal. Face au travail du chien de l’assassin, à la peine, au labeur, à la gloire que son corps forme en déchirant l’ombre, une sorte de tranquillité domestique et paisible baigne le bureau de péage où Matthieu accomplit sa tâche quotidienne. Et c’est la belle lumière de l’étonnement que La Vocation de saint Matthieu peint sur le visage du percepteur, venue de Pierre, du Christ et des nuées hors champ, ou du récit de Marc, simple comme un bon jour : « En passant, il vit Lévi, le fils d’Alphée, assis au bureau des taxes. Il lui dit : « Suis-moi. » Il se leva et le suivit » (Marc 2, 14).


    On aurait suivi à moins un Christ d’une telle beauté, promesse que l’on distingue à peine.


    Qu’y avait-il au creux de ces regards que le peintre parvint à saisir, dans le choix des postures, dans l’ombre des modèle et qui m’est redonné, intact, éblouissant, à plus de quatre cents ans de distance ? De quelle liberté inouïe s’est-il nourri que je la sente encore à l’œuvre sur l toile où les horizons s’ouvrent ? Est-ce le tournoiement infini de la grâce ? Celui-là dont il est assurément question dans La Conversion de saint Paul, à Santa Maria del Popolo, où il atteint un degré tel qu’il a mis Paul à terre, laissant son cheval libre envahir tout l’espace ? Celui-là même que je n’atteindrai pas ?




    Mathieu Riboulet, « Peindre ceux qui sont nus » in Les Œuvres de miséricorde, Éditions Verdier, 2012, pp. 64-65.





    ■ Mathieu Riboulet
    sur Terres de femmes

    L’Amant des morts (note de lecture d’AP)





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  • 1er juillet 1876 | Mort de Mikhaïl Bakounine

    Éphéméride culturelle à rebours



    Portrait-Of-Mikhail-Alexandrovich-Bakunin-

    Source







    Le 1er juillet 1876 meurt à Berne, en Suisse, Mikhaïl Aleksandrovitch Bakounine.







    EXTRAIT D’ESPACE ET LABYRINTHES DE VASSILI GOLOVANOV



    Le 1er juillet 1876, Bakounine meurt. L’homme-légende qui, au moins dans les têtes russes, restera toujours le plus grand des rebelles, l’anarchiste numéro I quitte la vie. Il y a beaucoup d’étrangeté dans tout cela : véritablement anarchiste, professant une doctrine cohérente, c’est ce que fut Bakounine les neuf dernières années de sa vie. Parler de sa « vision du monde » avant est un non-sens, tant il s’est agi d’aspirations, de dessins et d’idées contradictoires. En revanche, il a toujours été un rebelle, avant et en dehors de toute adhésion. Spontanément. Organiquement. Les barricades et les insurgés suscitaient en lui une authentique émotion spirituelle, une « ivresse » véritable, il fonçait toujours aveuglément et, fatalement, il était incapable de se soumettre à la volonté d’autrui, c’était un réel génie de la destruction. La conversation qui avait eu lieu, en 1843, entre Bakounine et son ami le musicien A. Reichel est éloquente : à ce dernier qui lui demandait ce qu’il comptait faire, une fois tous ses plans réformateurs réalisés, Bakounine répondit : « Je les renverserai tous. »

    Un homme témoigne de ce qu’il est par sa vie entière, pas seulement par les dernières années de vieillesse solitaire, les livres ou les mémoires de ses contemporains, dans lesquels son image se démultiplie, comme dans un jeu de miroirs. Dostoïevski n’a pas résolu l’énigme Bakounine (il ne s’était pas assigné cette tâche). Nos perceptions de la réalité ont trop changé. Désormais, avec la distance des années, nous ne sommes plus en mesure de découvrir qui était ce « politicard de comptoir », comme le considérait Marx, ou ce géant, ce titan, tel que le voyaient E. Malatesta, E. Reclus, M. Sajine et C. Cafiero. Certes, ce « tombé de tout, tombé de rien », comme l’était Mikhaïl Bakounine, pouvait inspirer dans le mouvement révolutionnaire autant d’amour que de haine. En Russie, Bakounine était perçu d’une tout autre façon qu’en Europe : plus tard, tous les premiers révolutionnaires russes authentiques, même aussi différents les uns des autres que S. Petrovskaya, A. Jelabov, P. Kropotkine et G. Plekhanov, ont été bakounistes. Son image était quasi mythique. O. Aptekman, parlant de Bakounine, écrit :

    C’est le géant Sviatogor moderne, si lourd que la terre russe ne peut le porter. Sa nature fougueuse, son caractère volontaire, le discours passionné de Bakounine produisaient un effet imparable. C’était un révolutionnaire par tempérament, il agissait avant tout sur les sentiments des jeunes, « révolutionnait » leur état d’esprit, éveillait leur volonté […]

    […] Bakounine, c’est la croisée des chemins de la vie russe, selon A. Blok. Si je pouvais, je ferai remonter le temps jusqu’à ce carrefour, et j’emprunterais un autre chemin. La philosophie des jardins m’est plus proche que la rage bakouninienne, mais si Mikhaïl Bakounine parvient un jour à s’évader de son passé, ce ne sera que grâce au mot liberté, la marque de feu qu’il porte à son front. Tout le reste s’oubliera. Mais, dans ce futur dont nous ne connaissions pas le nom, elle restera. Car un futur sans liberté est inconcevable.




    Vassili Golovanov, Espace et labyrinthes, Éditions Verdier, Collection « Slovo », 2012, pp. 145-146-149. Traduit du russe par Hélène Châtelain.



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  • 30 avril | Vassili Golovanov, Espace et labyrinthes (extrait)

    Éphéméride culturelle à rebours



    [LA NUIT DE WALPURGIS] (extrait)



    C’est la nuit. Celle du 30 avril au premier mai, la nuit de Walpurgis. Il est 3 heures du matin. Satan a déjà réuni toute sa clique sur la lointaine montagne de Brocken, enchevêtrant pensées et sentiments, pétrissant pluie et brouillard, empêchant la venue fraternelle du printemps. Une fumée de tabac froid plane dans le hall de l’hôtel Volga, à Tver.

    − Partout il y a du bien et du mal. Mais contre le mal d’ici, nous avons développé notre propre système immunitaire. Alors que là-bas, il y a des choses auxquelles je ne m’habituerai jamais.

    J’ai entendu cela des centaines de fois, sans jamais vraiment comprendre de quoi il était question.

    − Je vais vous dire, intervient Tiagny-Riadno qui en a assez d’écouter nos fadaises, à mon avis, vraiment, vous exagérez.

    − Nous édulcorons…


    La vie s’écrit sur la route comme sur une page blanche. Surgissent immanquablement des situations inattendues, de brèves rencontres imprévues, des séparations légères et sans douleur, et enfin, le plus étonnant, une impression de déjà-vu, une soudaine évidence quand, par exemple, sur un quai à Tver ou à Torjok, levant soudain les yeux sur une maison, on sait, on sent qu’on la connaît, qu’on y a même vécu, qu’on y a été heureux… tout autrement peut-être, mais mieux et plus simplement qu’aujourd’hui. Les fleurs à la fenêtre, les rideaux de mousseline, le chat, la porte que je passais tous les matins… Qui pouvais-je bien être ? Professeur de français au collège du district ? Enseignant de géographie à l’université de la province ? Ou alors… oui, ethnographe de la région ! J’avais un cahier recouvert de toile cirée où je consignais les notes de mon roman en cours, une barque sur la Volga, une superbe bibliothèque avec des collections de journaux reliés, des revues et des livres rares oubliés. Dans la maison, les matins étaient frais et purs comme les natures mortes du peintre Petrov-Vodkine…

    Des psychologues avertis disent que le phénomène du déjà-vu se produit lorsque l’homme se trouve à un carrefour décisif, et que de la décision qu’il va prendre à ce moment précis peut dépendre sa vie entière.

    Quelque chose de semblable m’était arrivé il y a une dizaine d’années à Torjok justement. J’étais venu voir le prêtre Vladislav Svechnikov pour rassembler de la documentation, je voulais écrire sur lui et finalement nous avons passé notre temps à parler. Son fils spirituel, Sacha, travaillait alors à l’église comme responsable de l’entretien de poêles. Il se levait à quatre heures, partait dans les matins sombres et glacés du mois de mars, rentrait avec, sur lui, l’odeur de la fumée et du charbon. Il me semblait être l’homme le plus heureux au monde, il ne possédait rien. Rien de superflu, seulement ce qui pour lui était l’essentiel. Alors que moi je n’avais que du superflu : des relations inutiles, sans dieu et sans espoir. Soudain, dans le jardin de l’église, le vent fit tanguer les tilleuls de mars, un vol de choucas tournoya au-dessus des coupoles, et j’eus l’intuition que cette source de vie m’était connue, qu’il suffisait que j’arrive à me souvenir de l’endroit où elle se trouve pour savoir comment vivre !

    À cette époque déjà, j’étais en quête d’une source. Je ne l’ai pas trouvée. Une semaine plus tard, ma vie déraillait.



    Vassili Golovanov, Espace et labyrinthes, Éditions Verdier, Collection « Slovo », 2012, pp. 19-20-21. Traduit du russe par Hélène Châtelain.







    Espace et labyrinthes




    VASSILI GOLOVANOV


    Vassili Golovanov
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Verdier)
    une page sur Espace et labyrinthes





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  • 18 août 1912 | Naissance d’Elsa Morante

    Éphéméride culturelle à rebours


    Elsa Morante 2






         Il y a cent huit ans, le 18 août 1912, sous le signe du Lion*, naissait à Rome, 7, rue Aniero, Elsa Morante. Elle est la fille d’Irma Poggibonsi, ― épouse d’Auguste Morante ― et de Francesco Lo Monaco. Elsa grandit dans le quartier populaire du Testaccio, entre sa mère, d’origine juive, institutrice, son père putatif, instituteur dans la maison de redressement « Aristide Gabelli », ses frères ― Aldo et Marcello ―, et Maria, sa sœur. Son véritable père est un employé des postes sicilien. À treize ans, Elsa Morante a déjà écrit des poèmes, récits et dialogues. Mais aussi des contes publiés dans des journaux pour enfants. À dix-huit ans, elle quitte sa famille mais son manque de ressources la contraint à abandonner aussi la faculté des lettres. Elle gagne sa vie en donnant des cours d’italien et de latin. En 1941, elle épouse Alberto Moravia, dont elle se sépare en 1962.

         Les premiers récits d’Elsa Morante remontent aux années trente ― de 1933 à 1941 ―, époque où, écrivain précoce, Elsa Morante développe une importante activité de feuilletoniste. De sa collaboration avec le Meridiano di Roma datent L’uomo dagli occhiali, Il gioco segreto, La nonna e Via dell’angelo, récits qui seront rassemblés dans les recueils de nouvelles Il gioco segreto et Lo scialle andaluso.

         De nombreux autres récits ont jadis été mis à l’écart par la romancière. Sans doute parce que ces récits, écrits de jeunesse tout imprégnés de l’imagination et des fantasmes d’Elsa Morante, tournent résolument le dos au futur. Pourtant, ces Récits oubliés, tirés de l’exil où ils ont longtemps été tenus, annoncent la grande voix que fut celle d’Elsa Morante, romancière. Mensonge et sortilège, L’Île d’Arturo, La Storia, Aracoeli, romans résolument ancrés dans le XIXe siècle, puisent leurs racines dans ces récits de jeunesse, qui en sont en quelque sorte le creuset.



        * « Mon étoile est le Lion, qui n’est pas très sympathique, car tous les dictateurs sont du Lion, mais moi je ne suis pas un dictateur ! ― rires ! Je suis née sous le signe du Lion, le 18 août 1912. J’ai vu en quatrième de couverture d’Aracoeli, et sur mes autres livres publiés en France, et dans les journaux que vous m’avez apportés, que je suis née en 1918 ! La raison en est simple : quand j’étais jeune, je voulais être plus jeune encore, car je tombais amoureuse, alors… J’étais pourtant assez vieille, mais tout le monde croyait que j’étais jeune. Je ne voulais pas, en ce temps-là, avouer mon âge… Dans une célèbre grande encyclopédie anglaise, j’ai vue que j’étais née en 18 ou 16 : mais je suis née en 1912 ! Je suis très vieille !…― rires ― »

    Source : « La divine barbare », interview d’Elsa Morante (29, 31 octobre et 1er novembre 1984), par Jean-Noël Schifano, Le Monde, 23 novembre 1984, in Jean-Noël Schifano, Désir d’Italie, folio essais n° 288, 1996, page 415.





    Noir
    Ph., G.AdC





    RÉCITS OUBLIÉS



        Publiés en français en avril 2009 aux Éditions Verdier, excellemment traduits par Sophie Royère pour la collection « Terra d’altri » dirigée par Martin Rueff, les Récits oubliés comportent quatre sections. Du « Jeu secret », « Récits dispersés », « Anecdotes enfantines », « Un récit retrouvé », auquel s’ajoute un « Appendice ». Quarante-six récits en tout, contes et nouvelles brèves, mélange subtil de vérisme et de fantastique, un fantastique nourri de l’esprit des « larves », songes et âmes qui hantent, à l’image de leurs habitants rongés par la mort, les palais décrépis du mezziogiorno. Un fantastique à la « sicilienne », en quelque sorte, inattendu, original et puissant, qui rend compte du désir d’Elsa Morante de nier le monde réel au profit du monde larvaire qui irrigue ses récits.

         La section intitulée Du « Jeu secret » reprend des nouvelles habituellement rassemblées dans un recueil de même titre. Mais la nouvelle éponyme, antérieurement traduite par Mario Fusco, ne figure pas parmi les Récits oubliés, qui procèdent cependant de la même facture et du même esprit que le Jeu secret. Dans ce récit étrange, l’univers magique de l’enfance, avec ses rêves et ses ambiguïtés, est perverti par les règles insipides et mortifères des adultes. Cet univers de fantaisie et de passion est aussi celui qu’Elsa Morante poursuit dans les Récits oubliés.

         Le premier récit de la première section ― L’écolier pâle ― donne le ton, qui met en scène un maître en proie à une forme de délire paranoïaque. Cette nouvelle, à la tonalité grinçante, amorce en final un revirement inattendu de situation. Le thème du double, qui apparaît également dans l’écriture et dans la forme du récit, est omniprésent dans ces nouvelles. Polymorphe et anamorphique, présent jusque dans le fascinant blason inversé d’Une histoire d’amour, le double est lié à la folie. Qui court sur le fil du rasoir. D’une nouvelle à l’autre. Avec la mort comme meneuse. Et comme guide. De la galerie de portraits poussiéreux, grimaçants, simiesques qui s’ouvre dès L’écolier pâle. Fantomatiques, échevelés et cruels, les marquis et leurs servantes, les cochers et leurs maîtres, les frères jumeaux, défigurés par leurs contorsions entre amour et haine, les sœurs ensorcelées et ensorceleuses et les figures allégoriques de la beauté et de la vieillesse, mènent une sarabande inoubliable, onirique et démoniaque à la fois. Entre mensonges et sortilèges, du grand Morante, assurément.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Une histoire d’amour


    EXTRAIT



        « Dieu, comme elle est belle ! pensa Paolo ; et une piqûre froide le traversa, allant frapper son cœur, lui coupant le souffle. Madame, lui dit-il alors humblement, éteins la lumière. Je ne veux pas te voir », mais au même moment il s’aperçut qu’il l’avait enlacée et qu’il baisait ses maigres cheveux bouclés, ses joues fanées et parfumées de poudre, avec une douleur mêlée de désir, qui dès lors n’abandonna plus son sang, jusqu’à la dernière minute.
        Elle lançait des plaintes étouffées et s’agitait comme un oiseau pris au piège ; la fureur de l’autre, quoique violente, était désordonnée et mêlée à une tendresse inoffensive. Elle parvint donc à se libérer de lui : « Allez-vous-en, lui dit-elle, les lèvres convulsées de dégoût, allez-vous-en, malheureux. »

         Le jeune homme s’agita un peu, cherchant ses lunettes, qui étaient tombées ; entre les objets allongés et blafards, il se penchait maladroitement, en tâtonnant. Quand il les eut trouvées, il recula jusqu’à sa chambre ; Giovanna vit une fois encore ses épaules un peu voûtées, maigres comme celles d’un adolescent grandi trop vite. Il s’enferma dans sa chambre, et ne revit plus Giovanna ; il vit seulement une larve d’elle, fugace et morbide, qui brûlait de fièvre et qui l’accompagna irrégulièrement durant toute la nuit.

        La chambre du jeune homme contenait quelques meubles modestes : une table de nuit grossière, teinte en noir et pleine de livres, une armoire haute et étroite avec un long miroir embué, un ou deux sièges de paille et, près du lit en bois de noyer, une petite commode sur laquelle étaient posés la Bible et le portrait de Sigrid. Je m’attarde à décrire tous ces meubles car durant toute la nuit, la larve de Giovanna se dissimula en eux, et même s’y mélangea, avec des transformations étranges et monstrueuses, mais douloureusement caressantes. Cette larve était d’une douceur et d’une cruauté sans limites ; sa ressemblance avec Giovanna était telle, et d’une clarté si pénétrante, que chacun de ses traits se marquait en Paolo avec un poinçon de pierre. Mais à peine essayait-il de l’attraper, qu’elle se dissolvait comme de l’eau, dans une sorte de rire muet plein d’horreur. Alors, il se fit respectueux au point de ne pas même tenter de l’effleurer du doigt ; cela lui valut une lutte horrible, car la moindre partie de son être, comme le feu dans le ciel, se tendait vers elle, et il devait étouffer en lui cette force qui le foudroyait. Toute la nuit, il se débattait et se tordait dans les draps mouillés de sueur, dans l’illusion que la larve ne s’apercevait pas de son délire. Il était déjà épuisé, mais sa bouche ne cessait de lui parler, d’une voix sonore comme celle qui parfois résonne à nos oreilles, nous secouant d’un rêve.

        Il la suppliait au moins de ne pas s’en aller, et de l’écouter ; et elle, de temps en temps, pour l’effrayer, feignait de disparaître puis réapparaissait dans le coin, avec des yeux absorbés et perçants. Elle jouait ainsi à la manière d’une enfant, ce qui tranchait pourtant avec son visage dévasté et empli d’une sombre pitié. Mais lui ne se lassait point de discourir avec elle, même s’il savait que c’était absurde, comme les mots jetés contre les roches qui résonnent et qui, inchangés, mais avec un bruit spectral et inhumain, vous reviennent. Il savait qu’elle ne comprenait rien de la langue qu’il parlait ; mais il ne pouvait s’empêcher de bavarder et bavarder encore, sans trêve.


    Elsa Morante, Récits oubliés, Verdier, Collection « Terra d’altri », 2009, pp. 104-105-106. Traduit de l’italien par Sophie Royère.





    Elsa Morante  Récits oubliés






    ■ Elsa Morante
    sur Terres de femmes


    Alibi
    L’Île d’Arturo
    22 janvier 1938 | Elsa Morante, Rêves érotiques (Diario 1938)
    25 novembre 1985 | Mort d’Elsa Morante (+ extrait de Aracoeli)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    un portrait d’Elsa Morante (+ un extrait de L’Île d’Arturo et un extrait d’Aracoeli)





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  • Mathieu Riboulet, L’Amant des morts

    par Angèle Paoli

    Mathieu Riboulet, L’Amant des morts,
    Éditions Verdier, 2008.



    Lecture d’Angèle Paoli



    Jusqu_sa_mort
    Ph., G.AdC






    HOC EST CORPUS MEUM, HIC EST MUNDUS



    Tout commence avec le père. Avec le commerce sexuel d’un père avec son fils, tout juste adolescent. Un père bûcheron de la Creuse, à la sex/sensualité brute, quasi primitive. C’était arrivé un jour, au petit matin, sur le carreau de la cuisine, et le fils, que son père bichonnait depuis sa naissance, s’était laissé prendre sans réticence. De ce premier « adoubement » et des cérémonies qui suivirent avec le père mais aussi, sous ses yeux, avec d’autres bûcherons du crû, date ce « besoin de sueur séchée, de salive, de sperme venu du fond des temps » auquel Jérôme ne va cesser de répondre tout au long de L’Amant des morts, dernier roman de Mathieu Riboulet.

    De gamin creusois « grandi sur le plateau » entre une mère désœuvrée et vide et un père régi par des forces animales dévastatrices, ancestrales, Jérôme devient ce « joli brin de garçon » dont le déhanchement étrange subjugue. Pas seulement les hommes, tous les hommes, mais aussi ses tantes jumelles, Alix et Constance Mondeville chez qui Jérôme débarque, un beau jour, rue de Liège.

    Commence alors à Paris, dans le « triangle d’or » ― Saint-Lazare, Clichy, les Batignolles ―, une vie partagée entre le confort semi-bourgeois que lui offrent ses tantes et leur affection admirative emplie d’un désir interdit, son travail régulier et sérieux dans leur commerce de cartons d’emballage, et son destin d’homosexuel lumineux. Dont le corps désirable et souple se livre sans façon aux désirs les plus sombres des amants de passage. « On en était là, avec lui ». « Voilà, c’était l’amour. Quoi d’autre ? Pour Jérôme, rien qu’un peu de commerce dans la journée pour oublier les risques insensés de la nuit. »

    Jusqu’au moment où la maladie fait irruption dans la vie de Jérôme. Qui recueille La Biquette mourante ― « d’où s’échappe, formant filet puis flaque et bientôt mare, une sécrétion comme seule la part obscure de l’humain peut en générer, et la douleur stupide à l’entêtant parfum de sueur de la peur » ―, la soigne avec des gestes débordants de tendresse, la protège de sa présence réconfortante. Jusqu’à sa mort. Dès lors se glisse en Jérôme une force invincible qui irradie de « tous ses pores », « un flux de désir intense », acte de foi qui passe par le don total du mystère du corps et de soi : « prenez, ceci est mon corps, ceci est le monde, ceci est à vous. »

    De cette offrande athée naît la communion exaltée de Jérôme avec le monde des siens. Celui des Séropos s’immolant, au cours d’une scène à la flamboyance médiévale, sur les tombes du Père-Lachaise. Offrande ultime qui fait de lui, pour longtemps encore, le porte-parole et le messager glorieux de ses semblables. L’amant des morts.

    Roman aux tonalités riches et complexes, L’Amant des morts est porté à son plus haut degré de ciselure par une écriture exigeante et un phrasé incantatoire. Qui tiennent en suspens sur la ligne de crête du récit. Une prise de risque parfaitement maîtrisée par Mathieu Riboulet.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    MATHIEU RIBOULET


    Mathieu Riboulet
    Source




    ■ Mathieu Riboulet
    sur Terres de femmes

    Septembre 1972 | Mathieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien
    9 mai 1978 | Mort d’Aldo Moro in Mathieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien
    Passé le pont (extrait de Nous campons sur les rives)
    [Le sexe ça n’est pas séparé du monde] (extrait d’Entre les deux il n’y a rien)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terres de femmes)
    29 septembre 1571 | Naissance de Caravage (+ un extrait des Œuvres de miséricorde de Mathieu Riboulet)






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