Étiquette : Victor Hugo


  • Paule du Bouchet | Point final





    Truinas
    Chapelle de Truinas (Drôme) au-devant du petit cimetière
    où repose le poète André du Bouchet
    D.R. Ph. angelepaoli (12 juillet 2018)







    POINT FINAL



    Vers la fin de sa vie, il me disait souvent : « Tu verras, le temps se rétrécit de plus en plus. » À l’automne, dans la Drôme, face à la montagne, l’ombre gagnait la maison bien avant le coucher du soleil. Les journées se faisaient courtes. Nous sortions dans le dernier jour. Mon père chaussait ses bottes, mettait une écharpe. Nous remontions le chemin de Truinas. Il y avait ce côte à côte, chargé de tout ce qui avait déjà été dit, de tout ce qui ne le serait jamais. Dans le tournant, lorsqu’il avait plu, il fallait contourner une grande flaque. Ça glissait, nous nous tenions la main. Ensuite, le chemin monte jusqu’à la route. Il prenait son courrier à la boîte aux lettres, souvent nous poussions jusqu’à la mairie, marchant d’un bon pas sur l’asphalte sonore. Il avait sa canne en coudrier, celle avec laquelle il s’amusait à nous poursuivre lorsque nous étions enfants en nous menaçant de nous « bastonner ». Parfois nous faisions halte chez un agriculteur qui offrait un verre de vin rêche. On entrait dans la salle sombre, on s’asseyait autour de la table, on parlait de l’orage, de la chasse, d’une recette de cuisine. Le soir tombait. On allumait le plafonnier qui faisait un rond orangé sur la table. Il y avait des silences, on servait une dernière goutte. Mon père se levait, nous prenions congé. On revenait dans la nuit, sur le chemin je lui tenais le bras dans l’obscurité.


    *


    À l’instant de finir, je repense au « point final » évoqué par lui peu de temps avant de mourir. Sur le moment, je l’avais entendu stricto sensu, le « point » achevant son dernier livre, celui de tous les livres. Il me semble aujourd’hui d’une nature différente qu’au moment de commencer ces lignes. De quel point final s’agit-il, lui pour qui le sentiment de l’essentiel était indissociable de celui de l’inachevé ?

    Dans sa postface, intitulée « L’infini et l’inachevé », au recueil L’Œil égaré dans les plis de l’obéissance au vent consacré à Victor Hugo, mon père cite ce dernier : « La pensée c’est l’illimité. Exprimer l’illimité, cela ne se peut. Devant cette énormité immanente, les langues bégaient. » Et de poursuivre en commentaire : « On sera toujours stupéfait de la facilité verbale inouïe dont dispose ce poète pour qui le propre de l’essentiel est de ne pouvoir s’exprimer et dont le propre du talent est de toujours masquer l’essentiel. La “création bègue”, “l’énigme qui a peur du mot”, cette grande nature qui n’affleure que par lambeaux. » Lorsqu’il écrivit ce texte, il avait vingt-sept ans. C’était l’année de ma naissance.





    André du Bouchet Hugo





    Cette « grande nature qui n’affleure que par lambeaux », c’était aussi lui. Mon père. Il me semble à présent que le « point final » évoqué à l’hôpital ce jour d’avril 2001, mois de sa mort, rendait possible de faire du « lambeau » un tout, d’envisager l’infini et l’inachevé. Et de conclure la proposition qui fut sienne sa vie durant, que nous entendîmes dans sa bouche toute notre enfance : « Je me mets au monde moi-même chaque jour. »

    Et du même coup de se retirer comme on ferme la porte.



    Paule du Bouchet, Debout sur le ciel, récit, éditions Gallimard, Collection Blanche, 2018, pp. 114-116.






    Paule du Bouchet  Debout sur le ciel






    PAULE DU BOUCHET


    Paule du Bouchet
    Source




    ■ Voir | écouter aussi ▼père

    → (sur le site de France Culture)
    Paule du Bouchet : « Écrire, c’était trouver mon en moi » (émission Par les temps qui courent par Marie Richet, 1er mai 2018)
    → (sur le site de France Culture)
    André du Bouchet (émission Du jour au lendemain par Alain Veinstein, 19 avril 2011)
    → (sur le site de Radio Télévision suisse)
    Présence d’André du Bouchet (Entre les lignes, émission du 14 janvier 2013)




    ■ André du Bouchet
    sur Terres de femmes

    19 avril 2001 | Décès d’André du Bouchet
    En pleine terre
    Le moteur blanc
    sur la terre immobile




    ■ Voir encore ▼

    → (sur Terres de femmes)
    20 avril 2001 | Philippe Jaccottet, Truinas
    → (sur Terres de femmes)
    Isabelle Baladine Howald, La Douleur du retour (note de lecture d’AP)





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  • 8 février 1807 | bataille d’Eylau
    [Victor Hugo | « Le Cimetière d’Eylau »]

    Éphéméride culturelle à rebours


        Le 8 février 1807, a lieu, en Prusse-Orientale, la bataille d’Eylau, conduite par Napoléon. L’oncle de Victor Hugo, le capitaine Louis-Joseph Hugo, présent sur le champ de bataille, a le bras droit brisé par un éclat d’obus. Plus tard, rendant visite à Mme Hugo aux Feuillantines, le général Hugo fera le récit de la bataille à ses neveux. Ce récit, dont le souvenir hantera la mémoire des enfants Hugo, Victor Hugo nourrira longtemps le projet de le transcrire en vers. Ce qu’il fera en 1874. Daté précisément du 28 février 1874, « Le Cimetière d’Eylau » s’intègre dans la seconde partie de La Légende des siècles, publiée en 1877.






    Gros, Eylau
    Antoine-Jean Gros (1771-1835),
    Napoléon sur le champ de bataille d’Eylau, 1808
    Huile sur toile, 5,21 x 7,84 m
    Paris, Musée du Louvre, Département des peintures
    Source







    LE CIMETIÈRE D’EYLAU
    (extrait)


    Brusquement la bataille éclata. Six cents voix
    Énormes, se jetant la flamme à pleines bouches,
    S’insultèrent du haut des collines farouches,
    Toute la plaine fut un abîme fumant,
    Et mon tambour battait la charge éperdument.
    Aux canons se mêlait une fanfare altière,
    Et les bombes pleuvaient sur notre cimetière,
    Comme si l’on cherchait à tuer les tombeaux ;
    On voyait du clocher s’envoler les corbeaux ;
    Je me souviens qu’un coup d’obus troua la terre,
    Et le mort apparut stupéfait dans sa bière,
    Comme si le tapage humain le réveillait.
    Puis un brouillard cacha le soleil. Le boulet
    Et la bombe faisaient un bruit épouvantable.
    Berthier, prince d’empire et vice-connétable,
    Chargea sur notre droite un corps hanovrien
    Avec trente escadrons, et l’on ne vit plus rien
    Qu’une brume sans fond, de bombes étoilée ;
    Tant toute la bataille et toute la mêlée
    Avaient dans le brouillard tragique disparu.
    Un nuage tombé par terre, horrible, accru
    Par des vomissements immenses de fumées,
    Enfants, c’est là-dessous qu’étaient les deux armées ;
    La neige en cette nuit flottait comme un duvet,
    Et l’on s’exterminait, ma foi, comme on pouvait.
    On faisait de son mieux. Pensif, dans les décombres,
    Je voyais mes soldats rôder comme des ombres ;
    Spectres le long du mur rangés en espalier ;
    Et ce champ me faisait un effet singulier,
    Des cadavres dessous et dessus des fantômes.
    Quelques hameaux flambaient ; au loin brûlaient des chaumes.
    Puis la brume où du Harz on entendait le cor
    Trouva moyen de croître et d’épaissir encor,
    Et nous ne vîmes plus que notre cimetière ;
    À midi nous avions notre mur pour frontière,
    Comme par une main noire, dans de la nuit,
    Nous nous sentîmes prendre, et tout s’évanouit.
    Notre église semblait un rocher dans l’écume.
    La mitraille voyait fort clair dans cette brume,
    Nous tenait compagnie, écrasait le chevet
    De l’église, et la croix de pierre, et nous prouvait
    Que nous n’étions pas seuls dans cette plaine obscure.
    Nous avions faim, mais pas de soupe ; on se procure
    Avec peine à manger dans un tel lieu. Voilà
    Que la grêle de feu tout à coup redoubla.
    La mitraille, c’est fort gênant ; c’est de la pluie ;
    Seulement ce qui tombe et ce qui vous ennuie,
    Ce sont des grains de flamme et non des gouttes d’eau.
    Des gens à qui l’on met sur les yeux un bandeau,
    C’était nous. Tout croulait sous les obus, le cloître,
    L’église et le clocher, et je voyais décroître
    Les ombres que j’avais autour de moi debout ;
    Une de temps en temps tombait. — On meurt beaucoup,
    Dit un sergent pensif comme un loup dans un piège ;
    Puis il reprit, montrant les fosses sous la neige :
    — Pourquoi nous donne-t-on ce champ déjà meublé ? —
    Nous luttions. C’est le sort des hommes et du blé
    D’être fauchés sans voir la faulx. Un petit nombre
    De fantômes rôdait encor dans la pénombre ;
    Mon gamin de tambour continuait son bruit ;
    Nous tirions par-dessus le mur presque détruit.
    Mes enfants, vous avez un jardin ; la mitraille
    Était sur nous, gardiens de cette âpre muraille,
    Comme vous sur les fleurs avec votre arrosoir.
    — Vous ne vous en irez qu’à six heures du soir.
    Je songeais, méditant tout bas cette consigne.
    Des jets d’éclairs mêlés à des plumes de cygne,
    Des flammèches rayant dans l’ombre les flocons,
    C’est tout ce que nos yeux pouvaient voir. — Attaquons !
    Me dit le sergent. — Qui ? dis-je, on ne voit personne.
    — Mais on entend. Les voix parlent ; le clairon sonne.
    Partons, sortons ; la mort crache sur nous ici ;
    Nous sommes sous la bombe et l’obus. — Restons-y.



    Victor Hugo, « Le Cimetière d’Eylau » in La Légende des siècles, Nouveaux Classiques Larousse, 1966, pp. 84-85-86, vers 130 à 202.





    ■ Victor Hugo
    sur Terres de femmes

    26 février 1802 | Naissance de Victor Hugo
    13 août 1837 | Victor Hugo, En bateau à vapeur sur les bords de Somme
    11 janvier 1849 | Victor Hugo, Choses vues
    14 janvier 1855 | Lettre de Victor Hugo à Émile Deschanel
    3 avril 1862 | Début de la publication des Misérables de Victor Hugo
    24 septembre 1871 | Victor Hugo, Choses vues



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la BnF)
    Victor Hugo, L’Homme océan (exposition virtuelle)



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  • 24 septembre 1871 | Victor Hugo, Choses vues

    Éphéméride culturelle à rebours



    VICTOR HUGO PAR  OUSMANE SOW
    Source







    24 septembre.



         ― Six première classe, 149 frs. 10.
         ― Nous partons à 6 heures du matin pour Reims par le chemin des Ardennes. Nous avons traversé le champ de bataille de Sedan. Le chef de train nous l’a expliqué. La plaine est couverte de petites éminences couvertes de touffes de chanvre qu’on y a semé. Ce sont ses tombes. Dans une petite île de la Meuse, il y a quinze cents chevaux enterrés. La place est marquée par l’épaisseur de l’herbe. Tout ce pays est sombre et a un air indigné.
         À l’horizon, on voit sur une hauteur, dans un bois, le château où était logé Guillaume, et sur une colline plus basse, dans un autre bois, le château où Bonaparte est venu signer la capitulation. On distingue des faîtes aigus. Ce château, nous dit le chef de train, se compose de quatre tourelles reliées par des ponts. Je vois en effet les toits pointus des quatre pavillons. Les deux châteaux appartiennent aux deux frères. Ces deux autres frères, Guillaume et Bonaparte, y ont signé une paix qui sera la guerre.
         Un peu plus loin, au bord d’une route près de Donchery, nous avons aperçu la maison, une auberge, où Bonaparte a rendu son épée. C’est du moins ce que nous a dit le chef de train. Je crois qu’il se trompe. C’est à cette auberge que Bonaparte a rencontré Bismarck et c’est dans le château qu’il a rendu son épée.
         ― J’ai revu, sans y entrer, Mézières, que j’avais vue, avec elle*, en 1840, il y a trente ans. Nous l’avons revue ensemble. La pauvre ville a été affreusement bombardée.
         ― Arrivée à Reims à trois heures. Nous descendons au Lion d’or, sur la place de la cathédrale. C’est là que nous logeâmes en 1840. C’est la quatrième fois que je vois Reims. La première fois, en 1825, je venais d’être nommé, en même temps que Lamartine, le 16 avril, membre de la Légion d’honneur. J’avais été invité au sacre de Charles X par lettre close du roi. J’étais avec Charles Nodier. Cailleux et Alaux le Romain nous accompagnaient. Nous logions chez Salomé, directeur de théâtre et ami de Taylor. Nous campions. Je partageais presque la chambre d’une jolie actrice, Mlle Florville, qui était la maîtresse de Duponchel.
         La seconde fois, en 1838, je venais de terminer Ruy Blas, le 11 août ; je voyageais pour me reposer avec elle. Le 28 j’étais à Reims. Je visitais les combles de la cathédrale. J’ai entendu là le canon braqué sur la place annoncer la naissance du comte de Paris.
         La troisième fois, en 1840, je reviens vieux dans cette ville qui m’a vu jeune, et au lieu du carrosse de sacre du roi de France, j’y vois la guérite blanche et noire d’un soldat prussien.
         Nous avons tous les quatre été voir l’église. C’est toujours la merveille qui m’a ravi il y a cinquante ans. Cependant une restauration froide lui ôte un peu de ce mystère que le temps lui avait donné. Je ne sais quel archevêque idiot a fait remplacer par une grille le mur de l’archevêché où était adossée une charmante construction de la Renaissance, tout près de la façade de la cathédrale. C’était un bijou près d’un colosse. Rien de plus charmant que le contraste. Il a disparu. C’est un des effets de la restauration peu intelligente à laquelle la cathédrale est en proie. Dans l’intérieur, tapisseries magnifiques du quinzième et du seizième siècle. Les vitraux sont ce que je les ai vus, splendides.
         ― Quand j’ai passé la frontière, j’ai été prévenu que le commissaire de la frontière télégraphiait à Paris mon arrivée.


    Victor Hugo, Choses vues, Souvenirs, Journaux, Cahiers, 1870-1885, Éditions Gallimard, Collection folio, 1972, pp. 231-232-233. Édition établie, présentée et annotée par Hubert Juin.



    * Le 30 août 1840. Avec Juliette Drouet.





    VICTOR HUGO



    ■ Victor Hugo
    sur Terres de femmes

    26 février 1802 | Naissance de Victor Hugo
    8 février 1807 | bataille d’Eylau [Victor Hugo | « Le Cimetière d’Eylau »]
    13 août 1837 | Victor Hugo, En bateau à vapeur sur les bords de Somme
    11 janvier 1849 | Victor Hugo, Choses vues
    14 janvier 1855 | Lettre de Victor Hugo à Émile Deschanel
    Les Misérables


    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la BnF)
    Victor Hugo, L’Homme océan (exposition virtuelle)


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  • 3 avril 1862 |
    Début de la publication des Misérables de Victor Hugo

    Éphéméride culturelle à rebours



    IL Y A CENT CINQUANTE NEUF ANS, LES MISÉRABLES



         Victor Hugo a déjà fêté ses soixante ans lorsque sont publiés simultanément, le 3 avril 1862, à Bruxelles, chez Lacroix, Verboeckhoven et Cie, à Paris chez Michel Lévy et Pagnerre, les deux premiers volumes des Misérables. Commencée en 1845, sous les titre Les Misères, cette somme hugolienne, œuvre immense, classée au patrimoine littéraire national, jouit dès le début de sa publication d’un succès considérable. Ci-dessous un extrait d’une étude de Jean-Pierre Richard.






    Jean Valjean
    Image, G.AdC






         LA POÉTIQUE DU CHAOS


         À l’origine du monde selon Hugo, et à la source aussi de sa propre création verbale, de son invention imaginaire, se place une figure de statut visiblement onirique : le chaos. Le motif chaotique affecte indifféremment ici toutes les régions de l’expérience : il commande l’univers sensible bien sûr, cette « traînée énorme de désastres, de chaos, de fléaux, planètes, globes, astres, pêle-mêle » ; mais il gouverne aussi, entraînées par la même fatalité du pêle-mêle, la vision historique (« Royauté, tas d’ombre, Amas d’horreur, d’effroi, de crimes… ») ou la rêverie du social. Ainsi, en un admirable texte du début des Misérables, Jean Valjean au bagne de Toulon se perçoit lui-même comme écrasé par une société-chaos : « À travers les perceptions maladives d’une nature incomplète et d’une intelligence accablée, il sentait qu’une chose monstrueuse était sur lui. » Ce qui fait la monstruosité de cette « chose », c’est une combinaison de la plénitude et du désordre. Le chaos est du plein en effet, peut-être même du trop plein, en tout cas un plein qui serait toujours en train de se remplir lui-même, de monter sur soi, d’envahir l’espace, son propre espace. Un plein donc pléthorique, mais non euphorique, car son gonflement n’a jamais pour terme qu’un amas. Aucune structure ne s’affirme capable de lui conférer équilibre ou sens. Il a pour loi le refus de toute loi, pour architecture le déni même de l’architecture. Il peut nous apparaître alors comme une pure épiphanie du brut, comme le signe ou le résultat d’une névrose de la quantité. Car l’amoncellement hystérisé du tas nous annonce en même temps sa chute, sa ruine. On sait que ce mythe de l’amoncellement croulant, ou de l’écroulement amoncelé, se donne chez Hugo un index obsessionnel : la tour de Babel.
         Mais revenons-en à Jean Valjean, coincé par le tas social : « Dans cette pénombre obscure et blafarde où il rampait… il voyait avec une terreur mêlée de rage, s’échafauder, s’étayer et monter à perte de vue au-dessus de lui, avec des escarpements horribles, une sorte d’entassement effrayant de choses, de lois, de préjugés, d’hommes et de faits, dont les contours lui échappaient, dont la masse l’épouvantait, et qui n’était autre chose que cette prodigieuse pyramide que nous appelons civilisation. » Ce qui manque à Jean Valjean, ici porteur d’une hantise très spécifiquement hugolienne, ce sont des axes de coordonnées, des instruments qui lui permettraient d’ordonner ce babélisme, de l’articuler, d’y distinguer des ensembles, d’y marquer une hiérarchie. Sur l’écran du grand magma principiel ne se détachent, au hasard semble-t-il, que quelques sites d’éclat et d’expression auxquels leur solitude prête une existence insolite, et, à la limite, absurde : « Il distinguait ça et là dans cet ensemble fourmillant et difforme, tantôt près de lui, tantôt loin et sur des plateaux inaccessibles, quelque groupe, quelque détail vivement éclairé, ici l’argousin et son bâton, ici le gendarme et son sabre, là-bas l’archevêque mitré, tout en haut, dans une sorte de soleil, l’empereur couronné et éblouissant. »
         Mais quel est le rapport de l’évêque à l’argousin, le lien du gendarme à l’empereur ? Cela, pour l’esprit, reste une énigme. Tout au plus peut-il saisir l’hétérogénéité foncière de la masse accablante, le fait qu’entre les morceaux qui la constituent ― choses, lois, faits, homme, préjugés ― ne semble pouvoir se tendre le fil d’aucune classification logique, et aussi l’hostilité réciproque de tous ces fragments non reliés. Entre ces « blocs sombres » de société, ailleurs de durée, ou de paysage, c’est sans cesse en effet le choc, le contre-choc, la guerre. Chaos signifie aussi tohu-bohu.


    Jean-Pierre Richard, Hugo, in Études sur le Romantisme, Éditions du Seuil, 1970, pp. 177-178.





    VICTOR HUGO



    ■ Victor Hugo
    sur Terres de femmes

    26 février 1802 | Naissance de Victor Hugo
    8 février 1807 | bataille d’Eylau [Victor Hugo | « Le Cimetière d’Eylau »]
    13 août 1837 | Victor Hugo, En bateau à vapeur sur les bords de Somme
    11 janvier 1849 | Victor Hugo, Choses vues
    14 janvier 1855 | Lettre de Victor Hugo à Émile Deschanel
    24 septembre 1871 | Victor Hugo, Choses vues



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Herodote.net)
    3 avril 1862 | Publication des Misérables





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  • 26 février 1802 | Naissance de Victor Hugo

    Éphéméride culturelle à rebours



        Le 26 février 1802 naît à 22h30 à Besançon Victor-Marie Hugo, troisième fils de Léopold Hugo, futur général d’Empire, et de Sophie Trébuchet.






    Les_travailleurs_de_la_mer
    Dessin de Victor Hugo pour Les Travailleurs de la mer
    Plume, pinceau, encre brune et lavis, rehauts de gouache blanche, 192 x 251 mm
    Source : Ms N.af. 24745, fol. 85 © Bnf Paris








    V

    LES RISQUES DE MER



        L’overfall*, lisez : casse-cou, est partout sur la côte ouest de Guernesey. Les vagues l’ont savamment déchiquetée. La nuit, sur la pointe des rochers suspects, des clartés invraisemblables, aperçues, dit-on, et affirmées par des rôdeurs de mer, hardis et crédules, distinguent sous l’eau l’holothurion des légendes, cette ortie marine et infernale qu’on ne peut toucher sans que la main prenne feu. Telle dénomination locale, Tinttajeu, par exemple (du gallois, Tin-Tagel), indique la présence du diable. Eustache, qui est Wace, le dit dans ses vieux vers :


             Dont commença mer à meller,
             Undes à croistre et à troubler,
             Noircir il cieux, noircir la nue ;
             Tost fust la mer toute espandue.**


        Cette manche est aussi insoumise aujourd’hui qu’au temps de Tewdrig, d’Umbrafel, d’Hamon-dhû, le noir, et du chevalier Emyr Lhydau, réfugié à l’île de Groie, près de Quimperlé. Il y a, dans ces parages, des coups de théâtre de l’océan desquels il faut se défier. Celui-ci par exemple, qui est un des caprices les plus fréquents de la rose des vents des Channels Islands : une tempête souffle du sud-est ; le calme arrive, calme complet ; vous respirez ; cela dure parfois une heure ; tout à coup l’ouragan, disparu au sud-est, revient du nord-ouest ; il vous prenait en queue, il vous prend en tête ; c’est la tempête inverse. Si vous n’êtes pas un ancien pilote et un vieil habitué, si vous n’avez pas, profitant du calme, pris la précaution de renverser votre manœuvre pendant que le vent se renversait, c’est fini, le navire se disloque et sombre. Ribeyrolles, qui est allé mourir au Brésil, écrivait à bâtons rompus, dans son séjour à Guernesey, un mémento personnel des faits quotidiens, dont une feuille est sous nos yeux :
    — « 1er janvier. Étrennes. Une tempête. Un navire arrivant de Portrieux, s’est perdu hier sur l’Esplanade. — 2. Trois-mâts perdu à la Rocquaine. Il venait d’Amérique. Sept hommes morts. Vingt et un sauvés. — 3. Le packet*** n’est pas venu. — 4. La tempête continue.— … — 14. Pluies. Éboulement aux terres qui a tué un homme. — 15. Gros temps. Le Fawn n’a pu partir. — 22. Brusque bourrasque. Cinq sinistres sur la côte ouest. — 24. La tempête persiste. Naufrages de tous côtés. » Presque jamais de repos dans ce coin de l’océan. De là les cris de mouettes jetés à travers les siècles dans cette rafale sans fin par l’antique poète inquiet Lhy-ouar’h-henn, ce Jérémie de la mer. Mais le gros temps n’est pas le plus grand risque de cette navigation de l’archipel ; la bourrasque est violente, et la violence avertit. On rentre au port, ou l’on met à la cape, en ayant soin de placer le centre d’effort des voiles au plus bas ; s’il survente, on cargue tout, et l’on peut se tirer d’affaire. Les grands périls de ces parages sont les périls invisibles, toujours présents, et d’autant plus funestes que le temps est plus beau.
        Dans ces rencontres-là, une manœuvre spéciale est nécessaire. Les marins de l’ouest de Guernesey excellent dans cette sorte de manœuvre qu’on pourrait nommer préventive. Personne n’a étudié comme eux les trois dangers de la mer tranquille, le singe, l’anuble, et le derruble. Le singe (swinge), c’est le courant ; l’anuble (lieu obscur), c’est le bas-fond ; le derruble (qu’on prononce le terrible), c’est le tourbillon, le nombril, l’entonnoir de roches sous-jacentes, le puits sous la mer.


    Victor Hugo, L’Archipel de la Manche in Les Travailleurs de la mer, Le Livre de Poche classique, Librairie Générale Française, 2002, pp. 46-49.




    _________________________________________
    * Overfall : Mouvement de la mer dû à la violence du courant.
    ** Vers extraits — avec deux fautes — de L’Établissement de la fête de la conception Notre-Dame (éd. de 1842). Wace, poète jersiais du XIIe siècle dont les éditeurs rapprochent le nom d’Eustache par l’intermédiaire de Huistace, est l’un des premiers auteurs des romans de la Table ronde (Y. Gohin).
    *** Packet : pour packetboat, bateau amenant courriers et colis.





    ■ Victor Hugo
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    8 février 1807 | bataille d’Eylau [Victor Hugo | « Le Cimetière d’Eylau »]
    13 août 1837 | Victor Hugo, En bateau à vapeur sur les bords de Somme
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