Étiquette : Victor Segalen


  • 3 octobre 1911 | Victor Segalen, René Leys

    Éphéméride culturelle à rebours



    Segalen
    Ph., G.AdC






    3 octobre 1911.


        Ce matin, de grand matin, il fait encore presque nuit, car Octobre commence, et, les moissons rentrées, le calendrier chinois annonce un retard étonnant dans les coutumes et la lumière, René Leys est déjà là, sur son cheval peureux, toujours le même… Au moment de sauter en selle, le valet d’écurie, d’une main, me sert l’étrier, et de l’autre me tend pieusement un chiffon couvert d’écriture européenne qu’il vient de tirer du crottin.
        Inconsciemment, je le déplie. Inconsciemment je rougis, et, comme pour m’excuser devant Leys, je mets précieusement le chiffon dans ma poche…
    ― C’est étonnant, mon cher, comme ces arrière-petits-fils de lettrés chinois, même domestiques, ont le respect de tout ce qui est écrit ! Savez-vous ce que ce brave « mafou » vient de me remettre ? Une vieille note de linge sale… Il a raison. Elle n’est pas encore payée. Elle le sera.
        Il a passé devant, sur son extraordinaire cheval agressif… Il s’enfonce dans l’aube grise. Manifestement, le ciel hésite entre le grand hiver que je ne connais pas encore et le plein été qui se clôt. Il se prépare doucement cet automne prolongé, seule saison bien assise entre les trois autres, qui éclatent comme des cataclysmes, en explosions de vent, de chaleur ou de froid, de caléfaction, ou de glace…
        C’est décidément une bien belle aube qui se lève. Pour la première fois, je constate que René Leys est doucement ému par la pénétration de l’heure et des choses alentour… Il respire longuement. Un poète dirait aussitôt « qu’il soupire ». Il regarde en haut, le « ciel » puis devant lui, tout l’« horizon »…, se retourne vers moi et me sourit. Vraiment je ne l’ai jamais vu sourire ainsi : il me semble chercher quelque chose de très difficile à exprimer… Il dit enfin, pleurant presque de ses yeux sombres devenus plus jeunes tout d’un coup :
    ― Ah ! il fait bien beau, ce matin !
        J’ai compris : ce garçon est décidément amoureux.
        Il se confie :
    ― Je n’ai pas suivi votre conseil. Vous m’aviez dit de refuser ?
    ― Refuser quoi ? La veste jaune ? Pas du tout !
    ― Non : la petite concubine offerte par le Régent.
    ― Encore moins ! Mais vous y pensez encore ? C’est très grave : vous allez vous attirer une bonne scène de jalousie ; vous ne pourrez pas vous cacher. Que va-t-Elle bien penser de vous, l’Autre ?
        Et, de mes deux mains levées, je fais le geste qui désigne Celle ou Celui que le Trône assoit.
        Il me répond avec simplicité :
    ― Je n’essaierai pas de me cacher… Elle a une « contre-police-secrète… » payée par Elle et qui ne me lâche pas. Mais c’est Elle qui m’a obligé d’accepter…
    ― Alors, qu’est-ce que vous faites ici, à cheval, à courir les chemins et à parler « sans agir » ?
    ― C’est déjà fait.
    ― Enfin !
    ― Oui ; avant-hier, quand je vous ai quitté, ce n’était pas « Elle » que je m’en allais rejoindre.
        Et son air est ravi à ce point que je ne dois dès lors plus rien ignorer. D’ailleurs, il m’explique :
    ― Elle aussi voulait m’offrir une concubine !
    ― Hein ! Elle aussi ?
    ― Mais oui. Ce n’est pas convenable qu’un homme un peu bien placé n’ait pas de concubine. Il y a des jours du mois où la concubine est nécessaire.
    ― Oui.
    ― Elle m’a présenté une suivante… Elle a compris que je ne la trouvais pas… acceptable puisque le Régent m’en avait déjà réservé une autre.
    ― Alors ?
    ― Elle m’a permis de la recevoir. Je suis donc retourné au Palais du Régent et j’ai offert à ma concubine une voiture européenne…
    ― C’est tout ?
    ― Cette fois, elle n’a pas eu peur de moi. Je crois aussi que le Régent lui avait fait des recommandations.
         J’admire beaucoup la poésie de cette défloration politique. Je ne puis m’aventurer à reconstituer au hasard les impressions de la jeune acceptée, ― par ordre, ― mais je dois dire que celles de l’acceptant lui ont donné ce je ne sais pas quoi de victorieux et de sûr qui s’attache aux fermes conquêtes…
        Et, longtemps, la promenade se prolonge, mielleuse comme un voyage de noces, alanguie comme un retour de confidences…


    Victor Segalen, René Leys [1922], Éditions Gallimard, 1971 ; Collection L’Imaginaire, 1978, pp. 172-173-174.





    VICTOR SEGALEN


    Victor_sgalen



    ■ Victor Segalen
    sur Terres de femmes

    14 janvier 1878 | Naissance de Victor Segalen
    13 mai 1911 | Victor Segalen, René Leys
    Perdre le Midi quotidien



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site du Centre national du Livre)
    une note de lecture de Simon Leys sur René Leys de Victor Segalen

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  • 3 octobre 1911/Victor Segalen, René Leys

    Éphéméride culturelle à rebours



    Segalen
    Ph., G.AdC





    3 octobre 1911.


        Ce matin, de grand matin, il fait encore presque nuit, car Octobre commence, et, les moissons rentrées, le calendrier chinois annonce un retard étonnant dans les coutumes et la lumière, René Leys est déjà là, sur son cheval peureux, toujours le même… Au moment de sauter en selle, le valet d’écurie, d’une main, me sert l’étrier, et de l’autre me tend pieusement un chiffon couvert d’écriture européenne qu’il vient de tirer du crottin.
        Inconsciemment, je le déplie. Inconsciemment je rougis, et, comme pour m’excuser devant Leys, je mets précieusement le chiffon dans ma poche…
    ― C’est étonnant, mon cher, comme ces arrière-petits-fils de lettrés chinois, même domestiques, ont le respect de tout ce qui est écrit ! Savez-vous ce que ce brave « mafou » vient de me remettre ? Une vieille note de linge sale… Il a raison. Elle n’est pas encore payée. Elle le sera.
        Il a passé devant, sur son extraordinaire cheval agressif… Il s’enfonce dans l’aube grise. Manifestement, le ciel hésite entre le grand hiver que je ne connais pas encore et le plein été qui se clôt. Il se prépare doucement cet automne prolongé, seule saison bien assise entre les trois autres, qui éclatent comme des cataclysmes, en explosions de vent, de chaleur ou de froid, de caléfaction, ou de glace…
        C’est décidément une bien belle aube qui se lève. Pour la première fois, je constate que René Leys est doucement ému par la pénétration de l’heure et des choses alentour… Il respire longuement. Un poète dirait aussitôt « qu’il soupire ». Il regarde en haut, le « ciel » puis devant lui, tout l’« horizon »…, se retourne vers moi et me sourit. Vraiment je ne l’ai jamais vu sourire ainsi : il me semble chercher quelque chose de très difficile à exprimer… Il dit enfin, pleurant presque de ses yeux sombres devenus plus jeunes tout d’un coup :
    ― Ah ! il fait bien beau, ce matin !
        J’ai compris : ce garçon est décidément amoureux.
        Il se confie :
    ― Je n’ai pas suivi votre conseil. Vous m’aviez dit de refuser ?
    ― Refuser quoi ? La veste jaune ? Pas du tout !
    ― Non : la petite concubine offerte par le Régent.
    ― Encore moins ! Mais vous y pensez encore ? C’est très grave : vous allez vous attirer une bonne scène de jalousie ; vous ne pourrez pas vous cacher. Que va-t-Elle bien penser de vous, l’Autre ?
        Et, de mes deux mains levées, je fais le geste qui désigne Celle ou Celui que le Trône assoit.
        Il me répond avec simplicité :
    ― Je n’essaierai pas de me cacher… Elle a une « contre-police-secrète… » payée par Elle et qui ne me lâche pas. Mais c’est Elle qui m’a obligé d’accepter…
    ― Alors, qu’est-ce que vous faites ici, à cheval, à courir les chemins et à parler « sans agir » ?
    ― C’est déjà fait.
    ― Enfin !
    ― Oui ; avant-hier, quand je vous ai quitté, ce n’était pas « Elle » que je m’en allais rejoindre.
        Et son air est ravi à ce point que je ne dois dès lors plus rien ignorer. D’ailleurs, il m’explique :
    ― Elle aussi voulait m’offrir une concubine !
    ― Hein ! Elle aussi ?
    ― Mais oui. Ce n’est pas convenable qu’un homme un peu bien placé n’ait pas de concubine. Il y a des jours du mois où la concubine est nécessaire.
    ― Oui.
    ― Elle m’a présenté une suivante… Elle a compris que je ne la trouvais pas… acceptable puisque le Régent m’en avait déjà réservé une autre.
    ― Alors ?
    ― Elle m’a permis de la recevoir. Je suis donc retourné au Palais du Régent et j’ai offert à ma concubine une voiture européenne…
    ― C’est tout ?
    ― Cette fois, elle n’a pas eu peur de moi. Je crois aussi que le Régent lui avait fait des recommandations.
         J’admire beaucoup la poésie de cette défloration politique. Je ne puis m’aventurer à reconstituer au hasard les impressions de la jeune acceptée, ― par ordre, ― mais je dois dire que celles de l’acceptant lui ont donné ce je ne sais pas quoi de victorieux et de sûr qui s’attache aux fermes conquêtes…
        Et, longtemps, la promenade se prolonge, mielleuse comme un voyage de noces, alanguie comme un retour de confidences…


    Victor Segalen, René Leys [1922], Éditions Gallimard, 1971 ; Collection L’Imaginaire, 1978, pp. 172-173-174.





    VICTOR SEGALEN

    Victor_sgalen


    ■ Victor Segalen
    sur Terres de femmes


    14 janvier 1878/Naissance de Victor Segalen
    13 mai 1911/Victor Segalen, René Leys
    Perdre le Midi quotidien


    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site du Centre national du Livre)
    une note de lecture de Simon Leys sur René Leys de Victor Segalen



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  • 14 janvier 1878 | Naissance de Victor Segalen

    Éphéméride culturelle à rebours



    Le 14 janvier 1878 naît à Brest, au 17 de la rue Massillon, Victor Ambroise Désiré Segalen. Fils de Victor Joseph Segalen et de Marie-Ambroisine Lalance, Victor Segalen vient au monde le jour même où « le transport de troupes Loire arrive en provenance de Nouméa avec à son bord quatre-vingt-un communards libérés ». « Le voyage commence ici, à Brest, sa ville natale, dans un imaginaire enfantin, devant les bâtiments de guerre au repos au Penfeld. »

    Médecin de la marine, explorateur et archéologue hors pair, sinologue et critique d’art, Victor Segalen est avant tout poète. Lorsqu’il meurt en 1919, à peine âgé de quarante et un ans, seules trois de ses œuvres ont été publiées : Les Immémoriaux, Stèles, Peintures.







    Portrait de Victor Segalen
    Jean-Claude Echallier, dit Forez
    Portrait de Victor Segalen
    Bois gravé, 25 x 14,5 cm
    Source





    Équipée, journal de route au « pays du réel » sera publié en 1929, dix ans après sa mort, survenue le 21 mai 1919, à Houelgoat, dans le Finistère.







    9.

    LE FLEUVE DISPUTE A LA MONTAGNE d’avoir inspiré tant de poètes… Le fleuve, bien plus que la montagne, semble posséder son existence symbolique et sa personnalité. Il est simple, et part d’une source et s’en va par des détours nombreux très infailliblement à la mer. C’est du moins ce que pensaient tous les poètes, et quelques prosateurs moralistes : « Les vertus se perdent dans l’intérêt, comme les fleurs, etc. » Mais mil huit cent seize ans avant cet aphorisme, déjà périmé, un historien de la Chine prêtait à un ambassadeur cette image : « L’Eau du Fleuve vénère, et au bout de sa course, va saluer l’Eau de l’Océan. De même je viens saluer Votre Grandeur, Vaste comme la Mer. »

    Depuis lors, des voyages plus précis, ou encore des variations dans l’humidité des climats ont montré que tous les fleuves ne s’en vont pas infailliblement à la mer. Le Tarim est le drain malheureux d’un bassin clos. Nourri de sources logées dans les hautes altitudes, il inonde largement des prairies, dans l’Asie centrale, et finit lamentablement par se perdre dans les sables.

    Ceci dit, il faut reconnaître que le fleuve, bien plus que la mer, est un lieu poétique par excellence. Un poète ne s’improvise pas un marin ; ― lesquels ont déjà leurs habitudes, leur vocabulaire, leurs usages dans les mots, dans les gestes pratiques ou lyriques. Un peintre, qui happe d’un coup d’œil les manies d’un homme en mouvement, est souvent bien ridicule à saisir le gonflement de la peau de la mer, et reste longtemps impuissant à voir dans sa véritable allure, un bateau. Mais le fleuve, par son existence fluidique, ordonnée, contenue, donnant l’impression de la Cause, du Désir, est accessible à tous les amants de la vie. Là-dessus, l’ignorance marine est pardonnable. Il n’y a plus de houle ni de vents réguliers ; pas de courants plats et bleus, mais un « sens », indépendant des cardinaux, et, de toute part, des mouvements d’eaux qui tiennent bien plus du courant et du remous aérien, que de la pulsation formidable, connue, de la grande Marine.

    Le fleuve est plus moral que la mer « informe et multiforme ». On peut même, si l’on vise à son embouchure, lui prêter un « vouloir vaincre » des montagnes. Quand on le suit, ― si l’embouchure, comme il arrive maintenant, est connue, on est certain d’arriver au but avec lui.

    C’est un des points où le Réel et l’Imaginaire ne s’opposent pas, véritablement, mais s’accordent. ― J’ai dit, j’ai senti, j’ai sué déjà sur ces mots : que l’ascension trop dure n’allège plus et n’est pas un envol dans les cieux. Mais, pilotes du Yang-tseu et Poètes s’accorderont toujours sur les deux mouvements suivants : la Descente, au fil de l’eau, est un enchantement paresseux, délicat et bref, parfois périlleux au-delà de tout effort. ― La remontée « à la cordelle », le bateau halé durement par trois cents coolies maigres et nus qui piétinent, est un sport, une aventure non moins reposante pour l’habitant de la jonque, mais d’une image, d’une sensation toute différente. Qu’on fasse de ses mains l’effort ou non, le sens du fleuve est bien là : d’abord, l’eau qui mène tout, le femelle abandon de tout son corps à quelque chose de plus grand que soi, de plus long que soi, dont les secousses ne se commandent pas mais se subissent. ­Et, s’il s’agit de remontée, la domination mâle, obstinée, de l’élément eau redevenu femme et fluide, souple et fugitive, et, sur la poitrine et le bateau le bouillonnement des milliers de petites luttes, sans cesse gagnées.

    Le plus extraordinaire des visionnaires marins, Arthur Rimbaud, dont le Bateau ivre n’a pas une défaillance marine, a néanmoins passé très vite sur le Fleuve. Et pourtant, sans jamais s’être mêlé aux mariniers du Rhône, sans jamais avoir porté la vareuse et le béret, il a dit sur les fleuves, le premier mot qui devait être dit : « Impassible ».

    Comme je descendais des fleuves…



    Victor Segalen, Équipée [1929], Éditions Gallimard, Collection L’Imaginaire, 1983, pp. 36-37-38.






    Segalen equipée
    VICTOR SEGALEN


    Segalen cheval





    ■ Victor Segalen
    sur Terres de femmes


    13 mai 1911 | Victor Segalen, René Leys
    3 octobre 1911 | Victor Segalen, René Leys
    Victor Segalen | Perdre le Midi quotidien





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  • 3 octobre 1911 | Victor Segalen, René Leys

    Éphéméride culturelle à rebours



    Il_fait_encore_presque_nuit
    Ph., G.AdC






    3 octobre 1911.


        Ce matin, de grand matin, il fait encore presque nuit, car Octobre commence, et, les moissons rentrées, le calendrier chinois annonce un retard étonnant dans les coutumes et la lumière, René Leys est déjà là, sur son cheval peureux, toujours le même… Au moment de sauter en selle, le valet d’écurie, d’une main, me sert l’étrier, et de l’autre me tend pieusement un chiffon couvert d’écriture européenne qu’il vient de tirer du crottin.
        Inconsciemment, je le déplie. Inconsciemment je rougis, et, comme pour m’excuser devant Leys, je mets précieusement le chiffon dans ma poche…
    ― C’est étonnant, mon cher, comme ces arrière-petits-fils de lettrés chinois, même domestiques, ont le respect de tout ce qui est écrit ! Savez-vous ce que ce brave « mafou » vient de me remettre ? Une vieille note de linge sale… Il a raison. Elle n’est pas encore payée. Elle le sera.
        Il a passé devant, sur son extraordinaire cheval agressif… Il s’enfonce dans l’aube grise. Manifestement, le ciel hésite entre le grand hiver que je ne connais pas encore et le plein été qui se clôt. Il se prépare doucement cet automne prolongé, seule saison bien assise entre les trois autres, qui éclatent comme des cataclysmes, en explosions de vent, de chaleur ou de froid, de caléfaction, ou de glace…
        C’est décidément une bien belle aube qui se lève. Pour la première fois, je constate que René Leys est doucement ému par la pénétration de l’heure et des choses alentour… Il respire longuement. Un poète dirait aussitôt « qu’il soupire ». Il regarde en haut, le « ciel » puis devant lui, tout l’« horizon »…, se retourne vers moi et me sourit. Vraiment je ne l’ai jamais vu sourire ainsi : il me semble chercher quelque chose de très difficile à exprimer… Il dit enfin, pleurant presque de ses yeux sombres devenus plus jeunes tout d’un coup :
    ― Ah ! il fait bien beau, ce matin !
        J’ai compris : ce garçon est décidément amoureux.
        Il se confie :
    ― Je n’ai pas suivi votre conseil. Vous m’aviez dit de refuser ?
    ― Refuser quoi ? La veste jaune ? Pas du tout !
    ― Non : la petite concubine offerte par le Régent.
    ― Encore moins ! Mais vous y pensez encore ? C’est très grave : vous allez vous attirer une bonne scène de jalousie ; vous ne pourrez pas vous cacher. Que va-t-Elle bien penser de vous, l’Autre ?
        Et, de mes deux mains levées, je fais le geste qui désigne Celle ou Celui que le Trône assoit.
        Il me répond avec simplicité :
    ― Je n’essaierai pas de me cacher… Elle a une « contre-police-secrète… » payée par Elle et qui ne me lâche pas. Mais c’est Elle qui m’a obligé d’accepter…
    ― Alors, qu’est-ce que vous faites ici, à cheval, à courir les chemins et à parler « sans agir » ?
    ― C’est déjà fait.
    ― Enfin !
    ― Oui ; avant-hier, quand je vous ai quitté, ce n’était pas « Elle » que je m’en allais rejoindre.
        Et son air est ravi à ce point que je ne dois dès lors plus rien ignorer. D’ailleurs, il m’explique :
    ― Elle aussi voulait m’offrir une concubine !
    ― Hein ! Elle aussi ?
    ― Mais oui. Ce n’est pas convenable qu’un homme un peu bien placé n’ait pas de concubine. Il y a des jours du mois où la concubine est nécessaire.
    ― Oui.
    ― Elle m’a présenté une suivante… Elle a compris que je ne la trouvais pas… acceptable puisque le Régent m’en avait déjà réservé une autre.
    ― Alors ?
    ― Elle m’a permis de la recevoir. Je suis donc retourné au Palais du Régent et j’ai offert à ma concubine une voiture européenne…
    ― C’est tout ?
    ― Cette fois, elle n’a pas eu peur de moi. Je crois aussi que le Régent lui avait fait des recommandations.
         J’admire beaucoup la poésie de cette défloration politique. Je ne puis m’aventurer à reconstituer au hasard les impressions de la jeune acceptée, ― par ordre, ― mais je dois dire que celles de l’acceptant lui ont donné ce je ne sais pas quoi de victorieux et de sûr qui s’attache aux fermes conquêtes…
        Et, longtemps, la promenade se prolonge, mielleuse comme un voyage de noces, alanguie comme un retour de confidences…


    Victor Segalen, René Leys [1922], Éditions Gallimard, 1971 ; Collection L’Imaginaire, 1978, pp. 172-173-174.





    VICTOR SEGALEN


    Victor_sgalen



    ■ Victor Segalen
    sur Terres de femmes

    14 janvier 1878 | Naissance de Victor Segalen
    13 mai 1911 | Victor Segalen, René Leys
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  • 13 mai 1911 | Victor Segalen, René Leys

    Éphéméride culturelle à rebours



    Ce grand soleil donne comme une ombre allongée
    Ph., G.AdC







    13 mai 1911.


         […] Le sommeil est impossible. Et ce grand œil jaune du ciel pékinois, ce grand soleil si quotidien qu’on le réclame comme un dû, qu’on l’attend comme un ami fidèle… Je m’accorde donc plein congé, puisque mes professeurs eux-mêmes…
        Et ce grand soleil donne comme une ombre allongée, que je suis debout, dehors, à cheval, en route pour n’importe où, sous sa lumière et sous le bol bleu sans tache… — n’importe où, c’est-à-dire évidemment près du Palais.
        D’instinct, me voici à Tong-Houa-men, la Porte de l’Orient Fleuri, — jamais vue encore à cette heure princière… encombrée de chars à mules, de valets, d’eunuques et d’officiers en tenue de cérémonie : le chapeau d’été, le chapeau conique de paille à la queue de crin rouge, que l’on coiffe par ordre aujourd’hui. Par-dessus tout, la masse ventrue dans ses lignes inclinées, le flanc violet à lèpres grises du mur, percé de la porte coiffée des trois chapes recourbées… Je sais d’instinct que la porte va s’ouvrir.






    La_porte_coiffe_des_trois_chapes_re
    Ph., G.AdC






        Elle s’ouvre. Un flot en débouche et me refoule. Je prends poste à l’angle de la grande avenue par lequel il faudra bien que le cortège tourne. La garde, échelonnée de dix pas en dix pas, ose à peine écarter l’Européen que je suis. On voudrait bien me faire descendre de cheval. Je descends. On me laisse libre ; et, simplement, au moyen de quelques coups de coude, on accepte ma présence au premier rang, et je vais voir…
        Je vais bien voir. C’est l’heure de la sortie du Grand Conseil, tenu chaque jour avant l’aube, logiquement, afin de régler par avance de quoi sera fait ce jour-ci. Le Régent sort le premier pour regarder ses maisons privées. La porte s’ouvre : voilà son escorte, à toute allure, droit sur moi : d’abord des ambleurs mongols, portant en vedette des étendards… puis, un extraordinaire cavalier, jeune, et rond, brun de visage, trapu et vif, serrant fortement de ses courtes jambes la selle haute très arçonnée, la selle chinoise qui le juche bien plus haut que l’échine de son cheval… Un œil étincelant qui fouille à la fois la rue et les passants… Dans un éclair, voilà toute la chevauchée tartare conquérante, aux prises, il y a deux cent quarante ans, avec la Chine soumise…


    Victor Segalen, René Leys [1922], Éditions Gallimard, 1971 ; Collection L’Imaginaire, 1978, pp. 58-59.





    VICTOR SEGALEN


    Victor_sgalen



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    sur Terres de femmes

    14 janvier 1878 | Naissance de Victor Segalen
    3 octobre 1911 | Victor Segalen, René Leys
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