Étiquette : Vincent La Soudière


  • 5 février 1979 |
    Vincent La Soudière, Cette sombre ferveur

    Éphéméride culturelle à rebours



    Michaux - La Soudière

    « Le modèle Michaux ne peut être le mien ; ses refus,
    sa solitude n’ont absolument pas la même signification, la même portée
    que les miens. Il a son œuvre derrière lui, il a 80 ans ;
    il peut se permettre (il doit) de refuser les sollicitations du monde
    (les plus inutiles, en tout cas). Il peut jouer les sages
    (peut-être en est-il un…). »

    Source Ph.







    Lettre 495


    Paris, le 5 février 1979.



    De nouveau à Paris ― cette fois pour une semaine seulement, j’espère.

    Depuis le mois d’août, tu le sais (et même avant), je me trouve à un tournant ― décisif : savoir si je saurai m’extraire du bourbier de silence et de démission où je m’enlise depuis des années. J’en ai perdu les avantages (de la solitude) et n’en subis à présent que les inconvénients : quasi-impossibilité de travailler et de croire à mon travail, refus des autres (de leur aide), et, tout récemment, douloureuses crises nerveuses à base d’insomnies, de troubles respiratoires, de confusion mentale, de tremblements, de phobies variées, etc. Mon médecin consulté juge cet état assez inquiétant. Il m’a donné un petit traitement neurologique pour enrayer ce processus dépressif ― dont les symptômes me rappellent tragiquement (en moins accusé, certes) ceux du grand bouleversement d’il y a vingt ans. L’impossibilité de fixer mon attention sur une page de livre, donc de lire, en est un des plus pénibles ; qui ne s’était pas manifesté depuis vingt ans.

    Ceci pour te dire que tout cela forme un tout « symptomatique », en relation étroite avec l’être nouveau appelé à naître. Tout (et tous) me le confirme. Le modèle Michaux ne peut être le mien ; ses refus, sa solitude n’ont absolument pas la même signification, la même portée que les miens. Il a son œuvre derrière lui, il a 80 ans ; il peut se permettre (il doit) de refuser les sollicitations du monde (les plus inutiles, en tout cas). Il peut jouer les sages (peut-être en est-il un…). Mais pour moi, « jouer les sages », c’est la mort. Celui qui n’a rien à manger ne peut se permettre de refuser le morceau de pain qu’on lui propose. Ce serait de la folie, de l’autodestruction ― la négation et le mépris de la vie (et de Dieu).

    Je ne veux plus vivre comme je vivais. Ma solitude était réelle ; c’est-à-dire qu’elle excluait la relation humaine. Je me drapais dans l’orgueil du non serviam (jusqu’à ne pas ― ou ne pas pouvoir ― écrire). Situation dont l’aspect destructeur m’est apparu soudain il y a quelques mois.

    Est-ce capituler ? Baisser pavillon ? (pavillon à tête de mort).

    Nullement. C’est courage de vivre, au contraire ; tentative d’« être ce que je suis » ― dans les étroites limites qui sont désormais les miennes.

    Je pense que tu comprendras les raisons profondes qui guident en ce moment mon jugement et mon diagnostic.

    Laissé à moi-même ― à moi seul ―, je ne puis que pourrir et me défaire. Comme tout vivant (plante, animal, homme, ange, ou Dieu trinitaire), je me nourris par l’échange, l’alliance. Un vivant qui refuse l’échange dépérit et meurt ― inéluctablement (mes Chroniques me l’ont dit). J’avais parié sur l’inertie ; elle mène à l’annihilation. (Je crois savoir ce que je dis).

    Tout cela te fera comprendre ce qui suit :

    Je veux tenter de vivre en tant qu’homme. Déjà, la publication des Chroniques a été cette accession inespérée à la terre des vivants. Il faut que je continue ; il faut que je seconde ce mouvement ― que je ne recule pas dans les sables de la nuit.

    Qu’est-ce à dire, précisément ?

    Accepter de rencontrer des gens qui veulent me rencontrer. Accepter de publier des textes, dans des revues dont les directeurs me font l’honneur de m’en réclamer (un Georges Lambrichs, directeur de la NRF, et d’autres). Surtout ne pas dire : « Excusez-moi ; je ne vaux rien. Dans dix ans peut-être ; mais aujourd’hui, je suis nul, je ne suis pas. Je n’écris rien de bon. Au revoir. Ma vie est dans le jeûne, la solitude, et le mutisme. » Gloire de l’ermite (faux) qui se retire et se glorifie d’être pur, indemne de tout compromis avec le monde. Pour moi : gloire sinistre, orgueilleuse – gloire d’être dans une exceptionnelle négativité. Mécompréhension de l’exemple de Michaux. Je ne suis pas lui, je n’ai ni son âge, ni son œuvre, ni ses ressources. Il serait aberrant, mortel, insensé de me retirer le peu que j’ai – de jouer un rôle qui n’est pas le mien. Je blasphémerais la vie ; m’enfoncerais rapidement dans une nuit pire…

    Je t’en dirai davantage dans ma prochaine lettre.

    Aujourd’hui, j’oscille au bord de mon existence ; phase essentielle, cardinale, comme tu dirais. Je sonde, j’ausculte ma vérité. Je veux, devant Dieu, m’employer à la faire bouger, avancer. Petitement, mais enfin… Sortir, oui, des griffes de la mort.


    Vincent La Soudière, Cette sombre ferveur, Lettres à Didier, II (1975-1980), Éditions du Cerf, 2012, pp. 387-388-389. Édition présentée, établie et annotée par Sylvia Massias.





    Cette sombre ferveur





    VINCENT LA SOUDIÈRE

    Vincent La Soudière




    ■ Vincent La Soudière
    sur Terres de femmes

    Vincent La Soudière | Qui a crié ? (extrait de Brisants + notice bio-bibliographique)
    2 avril 1971 | Vincent La Soudière, C’est à la nuit de briser la nuit (Lettres à Didier, I)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur fr.wikipedia)
    une très belle notice sur Vincent La Soudière (notice entièrement revue par Sylvia Massias)





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  • 2 avril 1971 |
    Vincent La Soudière, C’est à la nuit de briser la nuit

    Éphéméride culturelle à rebours



    La seule mati-re de mon -criture est l--preuve du manque- du vide
    Ph., G.AdC






    Lettre 122


    Boddum, le 2 avril 1971.

         J’ai écrit hier coup sur coup deux lettres à Henri Michaux, que j’ai renoncé à lui envoyer. Elles sont injustes envers moi, ne dévoilent que ce que j’ai de pire et de plus désespérant. À un moment, lui décrivant certain mouvement en spirale de mon être intérieur, j’ai été victime d’une agression nerveuse extrêmement pénible, qui a mis deux heures à se calmer. Voilà le genre d’exercice « littéraire » qui m’est interdit dorénavant. Trop dangereux pour la santé de l’exécutant lui-même qui, instinctivement, ne peut s’empêcher de réactualiser des situations torturantes anciennement vécues. L’expérience d’hier n’est guère encourageante pour mes travaux futurs… Pourtant, la seule matière de mon écriture est l’épreuve du manque, du vide et de tous les éboulements existentiels qui s’ensuivent. Comment faire pour tourner la difficulté et arriver quand même, sans dommages pour moi, à faire jouer ce manque angoissant dans mon travail, ce manque d’où je proviens et qui constitue maintenant l’essentiel de ma personnalité ? Sur quoi se fonder (et pas fonder), si ce n’est sur ce que nous avons réellement vécu ? Seule façon, à mon sens, d’être à même de produire un travail honnête, authentique, véridique. Que penses-tu de tout cela, cher Didier ? Cet événement (dans la solitude les émotions deviennent des événements) m’a causé une bonne nuit d’insomnie que j’ai utilisée à mes « évocations » intérieures ― cette fois-ci, mes pas (sic) m’ont porté à Venise, puis à Munich ―, et à l’audition d’admirables chants russes, mon transistor recevant avec une parfaite netteté les émissions soviétiques, sans doute à cause de la latitude du Danemark. En ce qui concerne ma lettre à Michaux, je ne m’estime pas battu. J’arriverai bien à lui écrire ce soir ou demain une lettre plus simple et plus « dégagée ».
         Je me rappelle que je ne t’ai toujours pas parlé de la conversation téléphonique que j’ai eue avec lui le soir de mon départ. Entretien trop bref à mon goût, Michaux ayant un invité chez lui. Je lui ai donné mon sentiment sur ses Poteaux d’angle qu’il vient de faire paraître aux Éditions de l’Herne. Il m’a dit avoir eu, en le composant, un extrême souci de la forme. Mais je crois t’avoir déjà dit cela. Il avait bien reçu ma dernière lettre et m’a souhaité bon courage et bonne chance (il a employé d’autres mots, je ne me rappelle plus lesquels) pour mon séjour au Danemark. Il m’a aussi demandé de lui écrire au cours de ce séjour. Voilà un mois que je suis ici, et je ne lui ai pas encore écrit… D’autre part, je ne lui remettrai sans doute aucun travail, aucun manuscrit à mon retour : je n’ai rien écrit de construit et de cohérent (que des « bribes ») qui soit susceptible de retenir l’attention d’un éditeur, et a fortiori du « public ».
         Sur la cinquantaine de textes ― les plus longs font deux pages ― tapés (recopiés) depuis quinze jours, j’en retiens trois ayant peut-être figure et que je t’envoie (pourras-tu me les renvoyer ?). Que te paraît-il ? Possèdent-ils quelque dignité ? Les autres ― c’est-à-dire la plus grande majorité ― ne sont que des gloussements infects.
         Je viens d’apprendre que, pour être agréables à l’Angleterre qui s’apprête à entrer dans le Marché commun, les pays de ce même Marché ont décidé qu’en Europe les voitures désormais rouleraient à gauche. C’est révoltant et, en outre, extrêmement dangereux (pour les réflexes qui mettront longtemps à changer de centre). De beaux carnages en perspective1
         Très cher, je ne sais pas combien de temps je resterai ici, mais j’ai bien envie d’aller te rejoindre dans le Midi.


    1. Exemple de la naïveté de Vincent, car naturellement il s’agissait d’un « poisson d’avril » d’une quelconque radio française (Note du Destinataire).



    Vincent La Soudière, C’est à la nuit de briser la nuit, Lettres à Didier, I ( 1964-1974), Éditions du Cerf, 2010, pp. 276-277. Édition présentée, établie et annotée par Sylvia Massias.









    ■ Vincent La Soudière
    sur Terres de femmes

    Vincent La Soudière | Qui a crié ? (extrait de Brisants + notice bio-bibliographique)
    5 février 1979 | Vincent La Soudière, Cette sombre ferveur (Lettres à Didier, II)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur fr.wikipedia)
    une très belle notice sur Vincent La Soudière (notice entièrement revue par Sylvia Massias)



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