Étiquette : W.G. Sebald


  • 14 décembre 2001 | Mort de W.G. Sebald

    Éphéméride culturelle à rebours





    Portrait de SEBALD
    Image, G.AdC







    Le 14 décembre 2001 meurt l’écrivain et essayiste allemand Winfried Georg Maximilian Sebald. Victime d’un accident cardiaque au volant de sa voiture sur une petite route de la campagne anglaise, près de Norwich (dans le Norfolk), il disparaît brutalement à l’âge de cinquante-sept ans. Il laisse derrière lui une œuvre singulière, dont la prose, reconnaissable entre toutes, s’accompagne de photographies en noir et blanc prises par l’auteur.

    Son œuvre, composée d’un recueil de poèmes D’après Nature (1988) et de plusieurs textes en prose — Vertiges (1990), Les Émigrants (1992), Les Anneaux de Saturne (1995), Austerlitz (2001), Campo Santo (2003) — connaît à sa mort un succès considérable qui vaut à l’auteur d’être traduit dans plus d’une trentaine de langues et de faire de lui un « phénomène » littéraire.

    Dans Austerlitz, « le plus romanesque » de ses récits, selon certains critiques, Sebald retrace la vie de Jacques Austerlitz, architecte et érudit, en proie à l’obsession d’un passé confisqué par l’Histoire et dont il porte néanmoins le poids. Tout en mêlant fiction et non fiction, le portrait d’Austerlitz se construit autour du mystère de ses parents, de son propre exil et de ses racines juives.





    EXTRAIT d’AUSTERLITZ



    Mais pour en revenir à mon histoire… C’est après cette promenade dans les jardins de Schönborn, de retour à l’appartement, que Věra me parla pour la première fois avec de plus amples détails de mes parents, de leurs origines, pour autant qu’elle les connaissait, de l’existence qu’ils avaient eue et de l’anéantissement de celle-ci, au bout de quelques années. Ta mère Agáta, ainsi commença-t-elle, je crois, dit Austerlitz, en dépit de sa manière taciturne et quelque peu mélancolique, était une femme qui avait tout à fait confiance en la vie et se montrait parfois insoucieuse. Elle était en cela exactement comme son père, le vieil Austerlitz, qui possédait à Sternberg une manufacture de fez et de pantoufles fondée du temps de la domination autrichienne et avait l’air de passer outre à tous déboires et contrariétés. Un jour qu’il était en visite ici, je l’entendis parler de l’essor respectable qu’avait pris son activité, depuis que les gens de Mussolini portaient ces couvre-chefs à demi-orientaux, et dire qu’il avait du mal à les produire en quantité suffisante pour l’exportation en Italie. Agáta elle aussi, confortée par la reconnaissance acquise plus rapidement qu’elle n’avait espéré dans sa carrière de chanteuse d’opéra et d’opérette, croyait que tôt ou tard les choses finiraient par s’arranger, alors que Maximilian, en dépit de cette nature enjouée qu’il partageait avec elle, depuis que je le connaissais, précisa Věra, dit Austerlitz, était persuadée que les parvenus arrivés au pouvoir en Allemagne et les foules et les corporations proliférant à l’infini sous leur férule, qui lui faisaient littéralement horreur, comme il disait souvent, avaient succombé à une rage de conquête et de destruction aveugle, orchestrée autour d’une formule magique, ce mot de « mille » que le chancelier du Reich, ainsi qu’on pouvait l’entendre à la radio, ne cessait de répéter dans ses discours. Mille, dix mille, vingt mille, mille fois mille et des milliers et des milliers : tel était le refrain martelé aux Allemands d’une voix éraillée pour leur chanter leur propre grandeur, mais aussi la fin qui les attendait. Néanmoins, dit Věra, poursuivit Austerlitz, Maximilian ne croyait en aucune façon que le peuple allemand avait été mené à sa perte ; bien plus, selon lui, partant des aspirations individuelles et de l’état d’esprit régnant dans les familles, il s’était lui-même radicalement refondé en se coulant dans ce moule pervers ; et il avait ensuite engendré ces dignitaires nazis que Maximilian tenait tous pour des bons à rien et des têtes brûlées, pour servir de porte-parole symboliques aux instincts profonds qui l’agitai[en]t. Věra se rappelait, dit Austerlitz, une anecdote que Maximilian racontait à l’occasion : un jour, au début de l’été 1933, après une réunion syndicale à Teplice, il avait pris la voiture pour pousser un peu plus avant dans l’Erzgebirge ; et là, dans le jardin d’une auberge, il était tombé sur un groupe de randonneurs qui avaient acheté toutes sortes de provisions du côté allemand, entre autres de nouveaux bonbons sur lesquels étaient coulée, en pâte de sucre et donc fondant effectivement sur la langue, une croix gammée couleur framboise. À la vue de cette confiserie nazie, avait dit Maximilian, il avait soudain réalisé que maintenant les Allemands réorganisaient la totalité de leur production, depuis l’industrie lourde jusqu’à la fabrication d’articles aussi vulgaires, non par contrainte extérieure mais, chacun dans son domaine, par enthousiasme pour le soulèvement national. Věra raconta encore, dit Austerlitz, qu’à plusieurs reprises Maximilian était allé en Allemagne et en Autriche pour se faire une idée plus précise de l’évolution générale, et elle se souvenait, qu’à peine rentré de Nuremberg il lui avait décrit l’accueil faramineux que cette ville avait réservé au Führer, venu assister au congrès du parti nazi. Des heures déjà avant son arrivée, toute la population de Nuremberg et des foules venues de partout, non seulement de Franconie et de Bavière mais aussi des contrées les plus éloignées du pays, du Holstein et de Poméranie tout autant que de Silésie et de Forêt-Noire, s’étaient massées en rangs serrés, brûlant d’impatience, tout le long du trajet que devait emprunter le cortège officiel, jusqu’à ce qu’enfin, au milieu d’une liesse délirante, apparaisse la cavalcade motorisée des lourdes Mercedes, qui se frayèrent un chemin dans la ruelle étroite, fendant la mer des visages extasiés et des bras tendus, tétanisés. Maximilian lui avait expliqué, dit Věra, que dans cette foule qui ne faisait plus qu’un seul être agité d’étranges convulsions et soubresauts, il s’était senti comme un corps étranger qui allait incessamment être broyé et expulsé. De la place de l’église Saint-Laurent où il se trouvait, il avait vu le cortège s’acheminer lentement, à travers la marée humaine, vers la Vieille-Ville dont les maisons à pignons pointus ou biscornus, avec leurs grappes d’habitants aux fenêtres, faisaient songer à un ghetto désespérément surpeuplé dans lequel enfin, avait dit Maximilian, le sauveur tant attendu faisait son entrée triomphale.



    W. G. Sebald, Austerlitz [Austerlitz, Carl Hanser Verlag, 2001], Actes Sud, 2002, pp. 199-200-201-202. Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau.







    Austerlitz, Actes Sud





    ■ W. G. Sebald
    sur Terres de femmes

    W. G. Sebald, Campo Santo (note de lecture d’AP)
    4 décembre | W.G. Sebald, Les Émigrants
    18 mai 1944 | Naissance de W. G. Sebald







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  • 4 décembre | W.G. Sebald, Les Émigrants

    Éphéméride culturelle à rebours



    JOUR SANS CONTOUR
    Ph., G.AdC






    AMBROS ADELWARTH, EXTRAIT



        4 décembre : cette nuit, en rêve, traversé avec Cosmo l’étendue vide et scintillante du fossé du Jourdain. Un guide aveugle nous précède. Il montre de son bâton une tache sombre à l’horizon et crie plusieurs fois à la suite er-Riha, er-Riha. Quand nous nous rapprochons, il s’avère qu’er-Riha est un groupe de maisons sales, envahies par le sable et la poussière. Tous les habitants se sont réunis en bordure de village, à l’ombre d’un moulin à sucre délabré. On a l’impression qu’ils sont tous mendiants ou voleurs de grand chemin. On s’étonne de voir que beaucoup sont déformés par la goutte, bossus, infirmes. D’autres ont la lèpre ou d’énormes goitres. Je m’aperçois maintenant que ce sont tous des gens de Gopprechts. Nos compagnons arabes tirent en l’air avec leurs fusils. Suivis par des regards mauvais, nous passons à cheval. Au pied d’une colline au sommet arasé, les tentes sont montées. Les Arabes allument un petit feu et préparent avec de la mauve et des feuilles de menthe une soupe vert foncé dont ils nous apportent une portion dans un récipient de fer-blanc, avec des tranches de citron et du blé concassé. La nuit tombe vite. Cosmo allume la lampe et déploie sa carte sur le tapis multicolore; il pointe du doigt l’une des nombreuses taches blanches et dit : Nous sommes maintenant à Jéricho. L’oasis fait quatre heures de marche de longueur et une de largeur et elle est d’une rare beauté, comme seul l’est peut-être à part elle le merveilleux jardin de Damas. Ici, les hommes ont tout ce dont ils ont besoin. Quoi qu’on sème, tout pousse aussitôt dans ce sol léger et fertile. Les jardins sont couverts à foison de fleurs somptueuses. Dans les clairières, entre les bouquets de palmes, les blés verts ondulent sous la brise. L’ardeur de l’été est tempérée par les nombreux ruisseaux et les prairies humides, les couronnes des arbres et les frondaisons des vignes qui abritent les chemins. Et pendant l’hiver il fait si doux que les habitants de ce pays béni peuvent se promener vêtus de simples chemises de lin, même si tout près, sur les monts de Judée, tout est blanc de neige. ― La description du rêve de Riha est suivie dans le petit agenda d’une série de pages blanches. Ambros a dû être occupé tout ce temps par le recrutement d’une petite troupe d’Arabes ainsi que par l’acquisition du matériel de l’équipement et du fourrage nécessaires pour une expédition vers la mer Morte, car le 16 décembre il écrit : Partis il y a trois jours d’une Jérusalem envahie par des hordes de pèlerins, et descendus à cheval par la vallée du Cédron pour rejoindre la région la plus basse du monde. Puis, en contrebas de la montagne de Gueshimon, longé le lac jusqu’à Aïn Guedi. Généralement, on s’imagine que ces rives, détruites par les braises et les feux sulfuriques, ne sont plus depuis des millénaires que sel et cendre. Du lac, qui est à peu près aussi vaste que le Léman, j’ai moi-même entendu dire qu’il était immobile comme du plomb fondu, mais aussi parfois travaillé à sa surface par une écume aux reflets phosphorescents. Aucun oiseau, dit-on, ne peut le survoler sans étouffer dans son atmosphère, et selon d’autres relations, il arrive que dans les nuits de lune une lueur sépulcrale couleur d’absinthe monte de ses profondeurs. Nous n’avons rien constaté de tout cela. Le lac au contraire présente une surface merveilleusement transparente et le ressac se brise dans un murmure contre le rivage. Plus à droite, sur les hauteurs, on trouve des gorges vertes d’où jaillissent des fontaines. L’œil est attiré par une mystérieuse ligne blanche qui, au petit matin, sillonne le lac dans sa longueur, pour disparaître quelques heures plus tard. Personne, à en croire Ibrahim Hishmeh, notre guide arabe, n’en connaît la raison ni ne saurait l’expliquer. Quant à Aïn Guedi, c’est un endroit béni par une source pure et une riche flore. Nous avons établi notre camp près de buissons sur la rive, où piètent des bécasses et où chante l’oiseau bulbul, au plumage bleu et brun et au bec rouge. J’ai cru voir hier un gros lièvre foncé et un papillon aux ailes tachetées d’or.



    W.G. Sebald, Ambros Adelwarth in Les Émigrants, Actes Sud, 1999 ; Babel, 2001, pp. 168-169-170. Récits traduits de l’allemand par Patrick Charbonneau.





    Sebald





    ■ W. G. Sebald
    sur Terres de femmes

    18 mai 1944 | Naissance de W. G. Sebald (+ un autre extrait des Émigrants)
    14 décembre 2001 | Mort de W.G. Sebald
    W. G. Sebald, Campo Santo (note de lecture d’AP)






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  • 18 mai 1944 | Naissance de W. G. Sebald

    Éphéméride culturelle à rebours



    Le 18 mai 1944 naît à Wertach, en Bavière du Sud, Winfried Georg Maximilian Sebald.








    Sebald
    Image, G.AdC







    Écrivain de langue allemande, auteur de nombreux essais, W. G. Sebald connaît un succès international avec la publication en 1992 de Die Ausgewanderten : vier lange Erzählungen (traduction française : Les Émigrants, 1999). Sebald est également l’auteur des Anneaux de Saturne (1999), de Vertiges (2001) et de Campo Santo (2009).

    Dans Les Émigrants, W. G. Sebald retrace, à partir de ses souvenirs, « la trajectoire de quatre personnages de sa connaissance que l’expatriation aura conduits – silencieux, déracinés, fantomatiques ― jusqu’au désespoir et à la mort. » La traduction française (par Patrick Charbonneau) des Émigrants a reçu en 1999 le prix Laure-Bataillon.








    Statue of Liberty, New York, 1930, photographed by Margaret Bourke-White
    Source








    Dr HENRY SELWYN, EXTRAIT


    À la mi-mai 1971, nous avons quitté Prior’s Gate parce que Clara, un après-midi, avait acheté une maison sur un coup de tête. Nous regrettâmes les premiers temps le vaste panorama, mais en échange s’agitaient maintenant presque sans répit devant nos fenêtres, même les jours où le vent ne soufflait pas, les feuilles lancéolées, gris-vert, de deux saules. Les arbres étaient plantés à quinze mètres à peine de l’habitation et la vie de leurs frondaisons paraissait si proche qu’on croyait souvent, en regardant à l’extérieur, en faire partie. Assez régulièrement, le Dr Selwyn nous rendait visite dans cette maison encore presque vide et nous apportait des légumes et des herbes de son jardin ― des haricots jaunes et bleus, des pommes de terre soigneusement nettoyées, des patates douces, des artichauts, de la ciboulette, de la sauge, du cerfeuil et de l’aneth. À l’occasion d’un de ses passages, Clara était allée en ville, nous nous engageâmes tous deux dans une longue conversation, initialement motivée par la question du Dr Selwyn, qui voulait savoir si je n’éprouvais jamais de nostalgie. Je ne savais trop que répondre, mais le Dr Selwyn en revanche, au bout d’un temps de réflexion, me fit l’aveu ― un autre mot serait inadéquat ― qu’au cours des dernières années le mal du pays l’avait de plus en plus assailli. Comme je lui demandais quel était ce pays qui se rappelait à lui, il me raconta qu’à l’âge de sept ans il avait quitté avec sa famille un petit village de Lituanie situé dans la région de Grodno. Oui, à la fin de l’automne 1899 ses parents, ses sœurs Gita et Raja et son oncle Shani Feldhendler étaient partis pour Grodno dans la carriole du cocher Aaron Wald. Pendant des décennies les images de cet exode s’étaient effacées de sa mémoire, mais ces derniers temps, elles se manifestaient de nouveau, elles revenaient. Je vois, dit-il, l’instituteur du cheder que je fréquentais depuis déjà deux ans me poser la main sur la tête. Je vois les pièces vidées. Je me vois assis tout au sommet de la carriole, je vois la croupe du cheval, la vaste étendue de terre brune, les oies dans la gadoue des basses-cours et leurs cous tendus, et aussi la salle d’attente de Grodno avec, au beau milieu, le poêle surchauffé entouré d’une grille et les familles d’émigrants regroupées autour. Je vois les fils du télégraphe montant et descendant devant les fenêtres du train, je vois les alignements des maisons de Riga, le bateau dans le port et le recoin sombre du pont où, autant que l’entassement le permettait, nous avions installé notre campement familial. La haute mer, le panache de fumée, l’horizon gris, le bateau se soulevant et replongeant au gré du tangage, la peur et l’espoir que nous portions en nous, tout cela, me dit le Dr Selwyn, je le sais comme si ça ne datait que d’hier. Au bout d’une semaine environ, beaucoup plus tôt que nous ne l’avions escompté, nous arrivions à destination. Nous entrâmes dans une large embouchure de fleuve. Il y avait des cargos partout, des grands et des petits. De l’autre côté de l’eau s’étendait une terre plate. Tous les émigrants s’étaient rassemblés sur le pont et attendaient que surgisse de la brume mouvante la statue de la Liberté, car tous avaient acheté un passage pour l’Amerikum ― comme on l’appelait chez nous. Quand nous touchâmes terre, il ne faisait pour nous aucun doute que nous foulions le sol du Nouveau Monde, de la ville promise de New York. Mais en réalité, comme il s’avéra à notre grand regret au bout de quelque temps – le bateau était reparti depuis belle lurette –, nous avions accosté à Londres. La plupart des émigrants se firent, contraints et forcés, une raison, mais quelques-uns néanmoins, en dépit de toutes les preuves contraires, persistèrent à croire qu’ils se trouvaient en Amérique. […]


    W. G. Sebald, Dr Henry Selwyn in Les Émigrants, Actes Sud, 1999 ; Babel, 2001, pp. 27-28-29. Récits traduits par Patrick Charbonneau.





    ■ W. G. Sebald
    sur Terres de femmes

    W. G. Sebald, Campo Santo (note de lecture)
    4 décembre | W.G. Sebald, Les Émigrants
    14 décembre 2001 | Mort de W.G. Sebald






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  • Corse_3
    W. G. Sebald, Campo Santo

    W. G. Sebald, Campo Santo,
    Actes Sud, 2009.
    Traduit de l’allemand
    par Patrick Charbonneau
    et Sibylle Muller.


    W.G. SEBALD dans le ciel du Campu Santu de Canari
    Image, G.AdC





    « TOUT L’INSONDABLE MALHEUR DE LA VIE »



    Premier ouvrage de W.G. Sebald à être entré dans ma bibliothèque, Campo Santo n’a pas tout à fait tenu, dans un premier temps, les promesses que j’en attendais ! Mon attente était pourtant forte. Qu’allais-je donc découvrir de la Corse que j’ignorais ? Le « champ des morts » (Campu Santu) livrera-t-il pour moi une vaste part de ses mystères ? Quel regard cet auteur allemand de haute réputation a-t-il porté sur l’île et sur ses habitants au cours de son voyage ? Ce regard peut-il avoir une influence sur le mien ? En quoi pourra-t-il le modifier ?

    J’espérais être surprise, dérangée même, dans mes certitudes. Dès l’abord du livre, la déception m’a guettée. La première de couverture sentait son cliché ! La photographie de Jean-Pierre Lescourret, un coucher de soleil sur les Calanche de Piana, ne me faisait pas rêver. J’ai tant de fois vu ce spectacle sur les cartes postales et les dépliants touristiques ! Tant pis. Ne pas m’arrêter aux apparences ! Je suis allée aux textes. Me suis attardée sur les quatre Petites Proses qui composent la première partie de l’ouvrage. L’autre partie, de loin la plus importante, est consacrée à des essais critiques sur des auteurs tels que Peter Handke, Günter Grass, Peter Weiss, Kafka, Nabokov ou encore Bruce Chatwin. J’ai lu ces essais dans le désordre. Vagabondages. Points communs aux deux parties de l’ouvrage, des thèmes de prédilection : destruction, deuil, souvenir. Thèmes omniprésents dans les récits des Petites Proses. Thèmes que j’affectionne et qui nourrissent ma mélancolie.

    Petites Proses regroupe quatre récits. « Petite excursion à Ajaccio », « Campo Santo », qui donne son titre à l’ensemble des textes regroupés dans cet ouvrage, « Les Alpes dans la mer », « La cour de l’ancienne école ». D’intensité différente, ces récits ont la Corse comme dénominateur commun, beauté foudroyante et mort tout au long du voyage. Nourris de lectures multiples ― du Guide Bleu aux écrits de Dorothy Carrington en passant par le journal de voyage de Flaubert, les descriptions du paysagiste anglais Edward Lear (été 1876), et les écrits topographiques de Melchior Van de Velde, qui affirme dans le Dictionnaire de géographie (édité en 1879 par Vivien de Saint-Martin) n’avoir jamais vu « une plus belle forêt que celle de Bavella, ni en Suisse, ni au Liban, ni en Indonésie » ; ou encore par les récits de Ferdinand Gregorovius (1852) ― ces récits de voyage sont également nourris de témoignages récents ―, depuis les récits de Stephen Wilson sur « les curieuses mœurs corses » jusqu’au témoignage épistolaire final de Mme Séraphine Aquaviva sur le souvenir qu’elle a gardé de l’ancienne école de Porto-Vecchio, exténuée jadis par la malaria.

    Érudites et passionnantes, les Petites Proses de Sebald relèvent davantage de compilations tirées du passé que d’expériences vécues. Le récit des cérémonies funèbres dont le « caractère très théâtral » revient pour l’essentiel aux voceratrici corses, est emprunté à Stephen Wilson qui les tient lui-même du bandit Muzzarettu, mort en 1952. De même le passage consacré aux chasseurs de rêve, mazzeri ou acciatori, dont Dorothy Carrington1 tient l’existence de son ami Jean Cesari. Témoignages que l’on peut retrouver et lire dans les ouvrages de Dorothy Carrington elle-même. Que reste-t-il aujourd’hui de la crainte de l’esprit de morts ? Quels pouvoirs de fascination la squadra d’Arozza exerce-t-elle encore sur les familles endeuillées ? La plainte funèbre des femmes semble avoir déserté l’île, jusque dans ses régions les plus reculées. Restent les écrits anciens pour témoigner encore des « curieuses mœurs corses ».

    L’un des rares moments corses dont Sebald témoigne directement dans Campo Santo, c’est celui de la chasse de septembre et de ses rituels obscurs : « Lors de mes excursions à l’intérieur de l’île, j’ai chaque fois eu l’impression que toute la population masculine participait à un rituel de destruction depuis longtemps dépourvu de finalité ». Suit une description inquiétante des chasseurs corses. « Postés le long des routes jusque tout en haut dans la montagne », équipement paramilitaire et gestes menaçants, ces hommes font inévitablement penser aux « milices croates et serbes » sur le pied de guerre. Une vision et un point de vue qui sont aussi les miens.

    Qu’a vu Sebald du cimetière de Piana, sinon « des dalles déplacées, de la maçonnerie effondrée… des fragments muets d’une ville laissée à l’abandon depuis des années ». Des médaillons sépia, portraits de jeunes filles et de soldats, des ex-voto gravés de « Regrets éternels ». Et des sépultures rangées selon l’appartenance clanique des défunts ― les Ceccaldi avec les Ceccaldi, les Quilichini avec les Quilichini, les Aquaviva avec les Aquaviva… ? Qu’a-t-il rapporté de sa visite de la Casa Bonaparte sinon le souvenir d’objets personnels, camées et autres miniatures, « gravures coloriées représentant les batailles de Friedland, Marengo et Austerlitz… et un arbre généalogique de la famille Bonaparte » ? Des reliques napoléoniennes !

    Mais alors, qu’est-ce qui fait de Sebald ce visiteur singulier ? En quoi ses Petites Proses dépassent-elles le simple récit de voyage ? L’émouvant dans Petites Proses vient de ce qu’elles livrent de temps à autre de furtives notations personnelles, comme celle que j’ai relevée dans l’incipit de « Petite excursion à Ajaccio » : « J’essayais de m’imaginer habitant l’une de ces forteresses de pierre, sans autre occupation jusqu’à la fin de mes jours que l’étude du temps passé et du temps qui passe » ; et un peu plus loin : « le fantasme qui venait de naître en moi ― passer quelques dernières années sans la moindre espèce d’obligation ― fut bientôt refoulé par le besoin de remplir l’après-midi d’une manière quelconque… » L’esprit du lieu gagnerait-il peu à peu le promeneur incrédule ? Ou encore, dans le même récit, cette réflexion qui me fait pénétrer à contre-jour et comme par effet de « zoom » dans l’intimité familiale des Bonaparte :

    « Certes, ni Laetitia ni Charles, au cours des années 1770 et 1780, alors que l’on s’accommodait du nouveau régime, ne rêvèrent que leurs enfants, assis avec eux tous les jours autour de la table de la salle à manger, s’élèveraient un jour au rang des rois et des reines et que justement le plus chamailleur d’entre eux, ce « Ribulione » perpétuellement mêlé à des querelles dans les ruelles du quartier porterait un jours la couronne d’un empire immense, s’étendant sur presque toute l’Europe. »

    Réflexion émouvante, suivie un peu plus loin de cette vérité qui, relativisant la valeur du propos, la teinte du même coup de sfumato sépia:

    « Même après coup, nous ne pouvons pas reconnaître ce qui s’est réellement passé alors, et comment on en est arrivé à tel ou tel événement mondial. La science du passé la plus exacte ne s’approche guère plus de la vérité, inaccessible à l’imagination… »

    Mais le plus étonnant de cette visite, la découverte la plus ahurissante de Sebald, et la plus émouvante pour la lectrice que je suis, c’est la ressemblance frappante des « discrètes messagères du passé » ― caissière et autre dame officiant dans la Casa Bonaparte ―, avec l’Empereur des Français :

    « Elle avait le même visage rond, les mêmes grands yeux très proéminents, les mêmes cheveux fauves retombant sur son front en mèches triangulaires… » Il y a là, dans ce mimétisme affectif poussé à l’extrême, quelque chose de la vénération, qui bouleverse !

    Ce qui frappe également dans le récit dense de « Campo Santo », ce sont les rebondissements inattendus, les digressions qui conduisent l’auteur à resserrer le temps jusqu’à l’enfance et, de là, à élargir à nouveau son champ de vision sur d’autres considérations et interrogations taraudantes englobant le passé et le présent, l’ici et l’ailleurs. Ainsi les considérations autour des anciennes cérémonies funèbres corses ramènent-elles soudain par analepse jusqu’au cercueil ouvert du grand-père gisant sur des copeaux de bois ― vision qui fait remonter avec elle le souvenir du sentiment de « scandaleuse injustice » que la mort de l’être aimé avait suscité dans le cœur de l’enfant. De ce sentiment obscur, aux contours toujours intacts, Sebald revient à des interrogations plus larges sur la manière actuelle « de prendre congé des défunts », « son côté hâtif et minable, à peine dissimulé ». Quant à « la place que l’on assigne aux morts », elle est « de plus en plus réduite et souvent, à peine quelques années ont-elles passé, elle est résiliée… »

    Inauguré par une magistrale description de baignade en apesanteur dans la crique de Ficajola, le récit de « Campo Santo » se clôt sur le Memorial Grove, cimetière virtuel récemment instauré sur Internet. Au sentiment voluptueux de lévitation éprouvé au cours de ce sublime après-midi marin se substitue le sentiment décoloré de la perte, perte de mémoire, perte de la conscience de ce que nous sommes. Dilution.

    Récurrente chez Sebald est la référence à Flaubert. Par deux fois, l’auteur revient à La Légende de saint Julien l’Hospitalier. La première évocation de ce texte figure dans le récit « Les Alpes dans la mer ». La seconde évocation dans l’essai consacré à Bruce Chatwin, « Approche de Bruce Chatwin ». Contrairement à Chatwin pour qui les Trois contes sont au nombre de ses textes de prédilection, Sebald éprouve une sorte de répulsion pour le personnage qui en est le centre. Et un grand effroi pour cette histoire « née de la profonde disposition hystérique de son auteur ». Cette « Légende », que Sebald a l’occasion de lire pour la première fois dans sa petite chambre de l’hôtel de Piana, permet à l’écrivain une longue digression détournée sur la chasse. Sur la passion violente et inextinguible, presque perverse, de ce saint pour cette activité sanguinaire dont seule la « Transfiguration » finale permet le baiser au lépreux. Rien d’aussi extrême, à ma connaissance, ne s’est produit chez les chasseurs corses. Mais la relecture de ce conte de Flaubert à travers le regard de Sebald éclaire de manière inattendue et originale les récits de chasses de nuit, encore en pratique en Corse au XIXe siècle.

    « Tout l’insondable malheur de la vie » imprègne les récits de Sebald. « Insondable malheur » qui se trouve annoncé d’emblée dès le premier récit de Campo Santo, « Petite excursion à Ajaccio » et résumé dans l’analyse que l’auteur fait d’un tableau appartenant à la collection du Musée Fesch d’Ajaccio. Il s’agit d’une toile du peintre seicentesco Pietro Paolini (1603-1681), qui vécut et travailla à Lucques au XVIIe siècle. Dans ce Double portrait d’une mère et de sa fille, la mère entoure de ses bras son enfant. Au geste protecteur de la mère s’oppose le visage sérieux de l’enfant, cet air de « défi muet » qu’elle présente au spectateur en même temps que la poupée minuscule qu’elle lui tend. Sur la joue vient de sécher une larme. Dans ce tableau où domine l’obscurité qui enveloppe la mère, le rouge brique de la robe de la fillette, le rouge de l’uniforme de soldat de la poupée, contraste avec la « robe couleur de nuit » de la mère. Le spectre de la guerre et du deuil est là, en contrepoint implicite dans cette toile. Qui donne, dès la première page, toute sa tonalité crépusculaire à l’œuvre de Sebald.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



    ____________________
    1. Dorothy Carrington, La Corse [Granite Island, a Portrait of Corsica, Longman Group Limited, Londres, 1971], Arthaud, 1980 ; Mazzeri, finzioni, signadori : aspects magico-religieux de la culture corse, Ajaccio, Éditions Alain Piazzola, 1998, rééd. 2004.




    CAMPO SANTO





    ■ W. G. Sebald
    sur Terres de femmes

    4 décembre | W.G. Sebald, Les Émigrants
    18 mai 1944/Naissance de W. G. Sebald
    14 décembre 2001 | Mort de W.G. Sebald







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