Étiquette : Yves di Manno


  • Esther Tellermann | [un mot encore]



    Guidu son de cordes
    « Aujourd’hui vint
    un son de cordes
    sur les 3 univers. »
    Ph., G.AdC







    [UN MOT ENCORE]



    Un mot encore
    fut notre tempe
    et nous étions
    parcourant les écorces
    en dessus et en

    dessous.
    Dans les métamorphoses
    et les césures

    à rebours
    des peuples muets
    inscrivions

    dans les craies
    le rythme des

    royaumes.
    Aujourd’hui vint
    un son de cordes
    sur les 3 univers.
    Derrière tes doigts
    je vis monter

    la fugue
    valses lentes
    transfigurent

    la douleur.



    Esther Tellermann, Sous votre nom, Éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion dirigée par Yves di Manno, 2015, page 80.






    ____________________
    NOTE DE L’ÉDITEUR



    Sous votre nom poursuit la quête obstinée d’Esther Tellermann, ce rêve d’une indicible épopée qui traverse les époques et les contrées, dans l’aura d’un temps arrêté. Ce nouvel ensemble – dont les trois mouvements, malgré leurs différents rythmes, composent un seul et même chant – reprend bien sûr les grands thèmes de son œuvre, sa méditation notamment sur l’érosion des règnes et le pouvoir de la nomination. Une inflexion plus intimiste la caractérise aussi depuis Contre l’épisode, dans la distance que supposent l’extrême tension de ses vers, la lumière et la rigueur de sa prosodie. Ni d’ailleurs ni d’ici (comme on a pu l’écrire dans Europe) la poésie d’Esther Tellermann s’ancre ainsi – et s’inscrit – dans une terre insituable dont le langage n’est pas la métaphore, mais l’écho le plus insistant. » Ce dont Sous votre nom apporte, une fois encore, la troublante démonstration.







    Esther Tellermann, Sous votre nom






    ESTHER TELLERMANN


    Esther tellermann





    ■ Esther Tellermann
    sur Terres de femmes


    Carnets à bruire
    Corps rassemblé (lecture d’AP)
    [Pour elle il voulut] (extrait de Corps rassemblé)
    Éternité à coudre (lecture d’AP)
    [Je sais vous me disiez de préférer l’ombre] (poème extrait du recueil Le Troisième)
    Je t’ai vu (poème extrait de Contre l’épisode)
    [Jours firent de toi ma teinture]
    [Onde] (poème extrait du recueil Voix à rayures)
    Première version du monde (lecture d’AP)
    Sous votre nom (lecture de Matthieu Gosztola)
    Sûrement je vous tiendrai (poème extrait de Terre exacte)
    [Un écho     un roman] (extrait d’Éternité à coudre)
    [Puis se ferme | la porte] (poème extrait d’Un versant l’autre)
    Voix à rayures




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur YouTube)
    une présentation de Sous votre nom à la Maison de l’Amérique latine le vendredi 23 octobre 2015 (Institut du Tout-Monde, Cycle « Le chant du monde »). Interventions d’Esther Tellermann, d’Yves di Manno et de Jean-Baptiste Para
    → (sur le site de la Maison des écrivains et de la littérature) une
    fiche bio-bibliographique sur Esther Tellermann
    → (sur Recours au poème)
    Une lecture d’Une odeur humaine d’Esther Tellermann par AP





    Retour au répertoire du numéro d’octobre 2015
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Yves di Manno | Anne Calas | [par transparence d’une vitre]



    Anne-Calas-NYC-drap-sér-1-2
    Ph. © Anne Calas | isabelle sauvage
    Source








    [PAR TRANSPARENCE D’UNE VITRE]



    par transparence
    d’une vitre

    à l’autre en travers
    de ses nuits

    (si le jour cède)

    : femme au miroir
    dans la baignoire

    noyée de pluie

    la jambe bue
    repliée sur

    le drap défait

    l’épaule au creux
    de l’oreiller

    le sein caché
    (puis découvert)

    le regard qui
    chavire de cette

    liesse intime

    (la nuit n’y
    est pour rien

    (un miroir)
    suspendu

    au mur
    (du fond)

    comme un sigle
    (une sangle)

    son dos pris
    (dans le cadre)

    : du reflet :

    un regard
    suffirait

    : un portrait

    sur la toile
    cirée dans l’angle

    un vase vide
    (à distance)

    : une carafe
    au bord

                 du lit



    Yves di Manno (texte) | Anne Calas (photographies), « la série monotype », in Une, traversée, Éditions Isabelle Sauvage, Collection Ligatures, 29410 Plounéour-Ménez, 2014, pp. 48-49-50.






    Une-traversée





    ■ Yves di Manno
    sur Terres de femmes


    après Privas… Nicolas Pesquès (I). « du geste une écriture » (article republié dans Terre ni ciel)
    féal (poème extrait de Champs)
    Objets d’Amérique (note de lecture d’AP)
    [pour rejoindre en lisière de la page] (extrait de Terre sienne)
    Terre ni ciel (note de lecture d’AP)




    ■ Anne Calas
    sur Terres de femmes


    [Mon île fantastique et joyeuse] (poème extrait de Déesses de corrida)
    Val cosmique (autre poème extrait de Déesses de corrida)
    Honneur aux serrures (lecture d’AP)
    Littoral 12 (lecture d’AP)
    [Ni princesse, ni d’hier ni d’aujourd’hui] (extrait d’Honneur aux serrures)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des Éditions Isabelle Sauvage)
    la fiche de l’éditeur consacrée à Une, traversée






    Retour au répertoire du numéro de décembre 2014
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Anne-Marie Albiach | Flammigère [I]



    FLAMMIGÈRE [I]



    la taille du sexe
    dans l’indécision du genre
    et les singularités du pluriel
    nous demeure
    à nous étrangers
    assignés à cette blessure

    cette quête rigide

    quelle que soit l’équation
    résultante inhérée à
    l’énigme
    la chair rejoint le sang
    et s’y confond
    à la chaleur
    existe
    dans la précision de l’absence
    Espace alourdit à noir
    lenteur de caresse
    simultanéité charnelle
    au point d’espace où se confrontent
    nos futurs assimilables
    et la jointure mâle qui nous unit
    l’un à l’autre
    dans “l’énigme chaleureuse de la langue”
    cet envers du réel

    Ortie femelle

    la stérilité pince l’entraille verte
    à immobile
    à impavide
    à netteté des cicatrices
    et mort renouvelée des lames
    couteaux inhérents dans leur lumière

    il se lève     il se rabaisse
    il se lève     il se replie    en noir     tel en l’œuf d’une
    plage chatoyante de chaleur
    et lové au sable il renaît dans les fibres stériles de
    l’androgyne trinitaire




    Anne-Marie Albiach, Flammigère (éditions de la revue Siècle à mains, Londres, 1967) in Cinq le Chœur, Œuvres 1966-2012, Flammarion, Collection Poésie/Flammarion dirigée par Yves di Manno, 2014, pp. 15-16. Postface par Isabelle Garron.






    Albiach Cinq le choeur






    ANNE-MARIE ALBIACH


    Albiach
    Image, G.AdC



    ■ Anne-Marie Albiach
    sur Terres de femmes

    Cette douceur
    La Gradiva
    la voix distincte (+ bibliographie)
    Le chemin de l’ermitage
    4 novembre 2012 | Mort d’Anne-Marie Albiach
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    Délinéation du désir



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur laviemanifeste.com)
    le texte intégral de Flammigère
    → (sur le site du cipM)
    une fiche bibliographique sur Anne-Marie Albiach + un extrait sonore (La Nuit) [pour un accès direct à l’extrait sonore, cliquer ICI]
    Anne-Marie Albiach dire « Énigme IX » (État) et « Esquisse: le froid » (Mezza voce). Enregistrement effectué par Jonathan Skinner dans l’appartement de la mère de l’auteure, rue de l’Hôtel-de-Ville à Neuilly-sur-Seine, le 29 juillet 2000 et le 31 juillet 2000 (Source : Kenning 12)
    → (sur YouTube)
    Anne-Marie Albiach – In Memoriam (une émission d’Alain Veinstein sur France Culture avec Anne-Marie Albiach en 2003)
    → (sur Littéralité)
    Pour Anne-Marie Albiach, par Jean-Marie Gleize
    → (sur le site de Jean-Michel Maulpoix)
    Anne-Marie Albiach, Mezza voce (article paru dans La Quinzaine littéraire du 16 mai 1984)





    Retour au répertoire du numéro d’octobre 2014
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Mathieu Bénézet | Poëme




    Les larmes pleurent d’être mortes abandonnées du signe et du sens
    Ph., G.AdC






    POËME



    les larmes dans les pensées
    du couloir
    douces puis violentes violentées
    elles pleurent
    les larmes pleurent d’être mortes
    abandonnées du signe et du sens
    seules elles pleurent d’être seules
    seules pensées à se souvenir
    des larmes vives
    qui déchiraient le paysage
    et le nom du mort à venir
    le sait-il ?
    le savent-elles ?




    Mathieu Bénézet, 2. « Le bris de la biscotte… », Premier crayon, Editions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion dirigée par Yves di Manno, 2014, page 74.






    Bénézet, crayon






    MATHIEU BÉNÉZET


    Mathieu Bénézet
    Ph. © Hervé B. (France),
    All rights reserved.
    Source





    ■ Mathieu Bénézet
    sur Terres de femmes

    [Nous sommes de lumière si étrangers vides] (poème extrait de De Langue)
    Premier crayon (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Trois mouvements (poème extrait de Premier crayon)
    Une phrase maison (composés instables) [poème extrait de La Chemise de Pétrarque]



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur remue.net)
    L’Œuvre poétique de Mathieu Bénézet






    Retour au répertoire du numéro de septembre 2014
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Chantal Dupuy-Dunier | [Au milieu du dessin bleu]



    Au milieu du dessin bleu tu cherches la figure cachée
    Aquatinte numérique, G.AdC







    [AU MILIEU DU DESSIN BLEU]



    363




    Au milieu du dessin bleu,
    tu cherches la figure cachée.

    Il faut retourner l’assiette à dessert et,
    dans les branches de l’arbre
    ou sous la pente du toit,
    elle t’apparaîtra.





    364


    Sur les images gagnées en classe,
    se trouvaient des devinettes,
    ou bien des fleurs,
    ou des oiseaux.
    Avec dix bons points, on obtenait une image.
    je les collectionnais dans une boîte en métal
    ayant contenu des gommes pectorales.





    365



    J’élevais des escargots
    dans un pot de confiture au couvercle percé,
    changeais les feuilles de salade,
    faisais la pluie avec mes doigts mouillés.
    Il y avait aussi un poisson rouge,
    souvent noir avec des voiles,
    qui tournait à l’intérieur d’un bocal
    au fond garni de cailloux colorés,

    de fausses algues

    et de coquillages.

    J’étais leur dieu,
    nourricier et tortionnaire comme tous les dieux,

    au-dessus d’eux,

    démesuré.




    Chantal Dupuy-Dunier, Mille grues de papier, Éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion dirigée par Yves di Manno, 2013, pp. 194-195-196.







    Chantal Dupuy-Dunier, Mille grues de papier






    CHANTAL DUPUY-DUNIER


    Chantal Dupuy-Dunier



    ■ Chantal Dupuy-Dunier
    sur Terres de femmes

    Amiens (extrait de Des villes parfois…)
    [Traduire le dit des couleurs] (extrait de Cathédrale)
    [L’eau et sa mémoire] (extrait de Pluie et neige sur Cronce Miracle)
    [La grande pluie tropicale] (extrait de C’est où Poezi ?)
    Mille grues de papier (note de lecture d’AP)
    25 octobre | Chantal Dupuy-Dunier, Éphéméride
    7 novembre | Chantal Dupuy-Dunier, Éphéméride



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature])
    une fiche bio-bibliographique sur Chantal Dupuy-Dunier
    → (sur Recours au poème)
    une recension de Mille grues de papier, de Chantal Dupuy-Dunier, par Gwen Garnier-Duguy





    Retour au répertoire du numéro de juillet 2014
    Retour à l’ index des auteurs


    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Yves di Manno, Terre ni ciel

    par Angèle Paoli


    Yves di Manno, Terre ni ciel,
    Éditions Corti,
    Collection « en lisant en écrivant », 2014.




    Lecture d’Angèle Paoli


    Un paysage intérieur rendu tangible par le langage
    Ph., G.AdC







    « LA GALAXIE POÉTIQUE » D’YVES DI MANNO




    Terre ni ciel. Terre sienne. À deux ans d’intervalles, deux titres du même auteur se suivent et semblent se répondre, écho de l’un à l’autre. Leur proximité phonique et structurelle s’impose à l’évidence. La terre est. Liée à l’appartenance. Ou implicitement niée. Territoire inconscient à explorer, « contrées interdites » que seule une certaine littérature permet d’aborder ; terre de partage peut-être et « champs » d’écriture. D’un intitulé à l’autre, la terre exige une traversée. Peut-être même une retraversée. De quel point de départ vers quel point d’arrivée ? Yves di Manno, auteur de ces deux ouvrages, n’écrit-il pas à la toute fin de Terre ni ciel ?

    « Il s’agit maintenant de tout reprendre, de tout recommencer. »

    Reprendre ? À partir d’où ? Recommencer ? Pour aller où ? Quelle totalité ce « tout » deux fois répété recouvre-t-elle ? Terre sienne renvoie à un recueil poétique, récemment publié, en 2012, aux éditions Isabelle Sauvage. Un élégant petit opus bleu nuit, comme tous les ouvrages de cette collection. Terre ni ciel, ouvrage à paraître cette semaine aux éditions Corti, est une lente traversée littéraire. Littérature rêvée des années d’apprentissage au cours desquelles le seul horizon vécu ne dépasse pas celui des habitudes ; et où les livres sont le seul recours contre le désarroi profond qui habite l’adolescent. Longues années au cours desquelles les lectures/découvertes luttent pied à pied avec les lectures/déceptions. Marquées par les essais du jeune homme aux prises avec le matériau de l’écriture, les années de formation sont jalonnées par les questionnements incessants, les rejets, les attentes et les recherches. Avec, d’une part, la quête obsédante d’un « récit introuvable » du côté de la prose. Et de l’autre, côté poésie, la quête désespérée d’une terre à inventer. Car, pour le jeune Yves di Manno des origines comme pour l’homme d’aujourd’hui, pour qui la poésie contemporaine semble ne plus avoir de secret, la poésie (de France et d’Europe) est condamnée de longue date et pour longtemps encore à ressasser toujours les mêmes formes, les mêmes images, les mêmes « complaintes horriblement fadasses ». Décidé à ne pas tomber dans le même écueil écœurant de l’expression-expansion inépuisable de l’intime, Yves di Manno — pour qui l’aventure de l’écriture n’avait alors de véritable sens que confrontée à « la grande aventure collective qui avait bouleversé » toutes les « convictions esthétiques, à la charnière du XIXe et du XXe siècle » — fait alors le choix de renoncer, provisoirement, à l’écriture poétique.

    Lenteur. Peut-être la lenteur est-elle au cœur du projet poétique d’Yves di Manno ? Length du « voyage au long cours » entrepris par l’écrivain à travers le temps, l’espace et la littérature. Lenteur de l’exploration de la « déchirure intime » qui se noue « aux confins d’un langage qui peine à naître et d’une terre qu’on ne voit pas ». Lenteur de la résurgence de « l’odyssée orientale » dont le souvenir est ravivé par la découverte de la prosodie visuelle de certains poèmes américains ; celle-là même qui sert de modèle au jeune homme et qui le pousse dans le désir d’élaboration d’un « livre-poème en constante expansion ». « Lent retour vers la poésie » qui s’accompagne, au cours de l’année 1978, de l’écriture des premières pages de Champs.

    Cependant, après de « longues années d’abstention », Yves di Manno renoue une nouvelle fois avec la poésie. Terre sienne. Est-ce un nouveau départ ? Une « nouvelle approche » ? Il semblerait en effet que s’ouvre une autre perspective, grâce à l’impulsion suscitée par la rencontre avec une autre terre d’expression. La terre picturale. Le recueil Terre sienne est le fruit de cette rencontre, qui prend corps dans l’œuvre du peintre Mathias Pérez.

    Avec l’écriture de Terre ni ciel, — dont le titre exclut la possibilité d’une poésie de l’idéal en même temps que celle d’un terreau personnel où aller puiser —, l’auteur poursuit un travail de réflexion qui s’inscrit dans la continuité de endquote, digressions (1999) et d’Objets d’Amérique (2009). Un triptyque de « poétique active », « provisoirement » clos, comme Yves di Manno l’indique en préambule et comme il semble le suggérer dans la petite phrase (donnée supra) sur laquelle s’achèvent les deux pages de « Note Bibliographique ».

    « Composition par bribes », Terre ni ciel est un montage de textes de provenances diverses — notamment de publications en revue — écrits au fil du temps, et insérés dans le présent ouvrage. Ainsi, les sept « digressions » qui composent la section intitulée « Plusieurs complices » ont toutes fait l’objet de publications antérieures : « La certitude qui vient des signes », article consacré à Marie Étienne, a été publié en 2011 dans le n° 47 de la revue NU(e) ; « du geste une écriture », texte consacré à Nicolas Pesquès, a fait l’objet, en 2010, d’une mise en ligne dans la revue numérique Terres de femmes. « La réfutation lyrique » est une reprise de la préface du livre de Mathieu Bénézet — Œuvres 1968-2010 —, publié en 2012 aux Éditions Flammarion. Il en va de même pour les autres « complices », Jude Stéfan, Paul Louis Rossi, Philippe Beck et I. Ch’Vavar. Yves di Manno s’en explique. Dans « langue lagune inconnue » (« langue lagune inconnue dont il fallait apprendre la grammaire et la science secrète, sans en épuiser la lumière… »), l’écrivain confie à Matthieu Gosztola (in Entretien avec Matthieu Gosztola, 2) que cette pratique lui vient, non d’« un schéma établi d’avance », mais d’un lent apprivoisement de « l’art du montage » :

    « Je n’ai jamais su où j’allais, ni ce que cherchaient à me dire ou à me faire dire tous ces mots, avant d’en avoir fini avec eux. Et j’ai toujours eu l’impression d’avancer dans une forêt de signes, un labyrinthe de langage dont l’écriture seule — et encore… — était susceptible de me livrer la clef. »

    On pourrait objecter que ces reprises ont un caractère de déjà-vu-déjà-lu et nuisent à l’originalité du présent ouvrage. En réalité, il n’en est rien. Matthieu Gosztola souligne fort justement que cette insertion de textes anciens dans un nouveau contexte aboutit à constituer tout au contraire une « nouvelle configuration ». Laquelle « confère » à chacun des textes « un caractère inédit ». Agencés selon un ordre précis et réfléchi, textes anciens et textes inédits diffractent un éclairage inattendu. De fait, le livre se lit d’une traite. Il n’est jamais ennuyeux ni pesant, tant l’écriture est belle et souple. Passionnant et fluide, le propos emporte sans que se relâche l’attention. On pourrait presque dire, si l’on n’avait crainte de fâcher son auteur, que Terre ni ciel se lit comme un roman. Presque. Le roman d’Yves di Manno, de son histoire, liée de manière profonde et quasi viscérale aux affinités d’écriture et de re-création du langage et de ses formes, qui ont jalonné sa quête littéraire. Depuis la rencontre en 1977 de la première « confrérie », celle des poètes liégeois qui gravitaient autour de l’éditeur Robert Varlez et de sa maison d’édition, « L’Atelier de l’Agneau », qui avait déjà publié James Sacré, William Cliff, Jude Stéfan. Jusqu’à aujourd’hui, en passant par le vaste territoire d’exploration de « L’Argentine intérieure », qui ouvre de nouvelles perspectives d’écriture. Le monde de Jorge Luis Borges et de son cercle : Julio Cortázar, Ernesto Sabato, Bioy Casares, Silvina Ocampo, Manuel Puig… Filière prolongée de « manière éblouissante » par le romancier chilien Roberto Bolaño « dont l’écriture atteste d’un projet éminemment subversif, qu’il est l’un des rares à avoir su accomplir : l’invasion de la prose par la poésie. » Puis par la « lente métamorphose du regard », préparée, notamment, dès 1978, par la confrontation décisive avec l’œuvre de l’autrichien Peter Handke, seul écrivain « en son temps dans une Europe exsangue à avoir entrevu, sans retour en arrière, une issue possible à la désagrégation du sens et à la crise formelle auxquelles sa génération était confrontée… »

    D’autres constellations, dans lesquelles viendront s’intégrer d’autres complices, prendront place dans la lenteur au-dessus des terres rêvées par Yves di Manno. Ainsi du poète Jude Stéfan dont la découverte, en 1983, des Suites slaves éblouissent le jeune homme de vingt-neuf ans. Mais il faut citer aussi les complices que furent « Denis Roche, Cholodenko, le Messagier des Poésies immédiates, le Savitzkaya des Couleurs de boucherie… Auxquels allaient bientôt venir s’agréger Michelena [Jean-Paul Michel], Paul Louis Rossi, le Hocquard des Dernières nouvelles… »

    Outre la « composition par bribes », d’autres aspects permettent de rapprocher Terre ni ciel de l’œuvre aînée : Objets d’Amérique. L’auteur reprend en effet dans le présent ouvrage une méthode déjà éprouvée antérieurement. Ainsi, de même qu’Objets d’Amérique s’ouvrait sur Prologue « X autoportraits », de même dans Terre ni ciel, une série d’autoportraits inédits (trois pour le présent ouvrage) précède la véritable entrée en lice d’Yves di Manno sur la scène littéraire et la traversée qui va en découler. Ainsi l’ouvrage s’ouvre-t-il sur « L’invention de la poésie », dont les deux premiers récits —  « Grenoble, décembre 1966 » / « Sortie d’Arles, mai 1970 » — racontent la fugue d’un lycéen, son errance le long de l’Isère ou son vagabondage vers les Saintes-Maries-de-la-Mer. Escapades a posteriori fondatrices. De cette expérience des limites, dont il écrit qu’« il n’en reviendra pas », découleront l’aventure littéraire d’Yves di Manno et sa quête obstinée d’espaces d’écriture poétique restés inexplorés.

    Soucieux d’éclairer son travail et sa réflexion par les liens que ceux-ci tissent avec la vie, Yves di Manno inscrit sa pensée à la croisée des chemins. Créant ainsi son propre territoire. Un territoire constitué de lectures fondatrices — Poèmes pour le jeu du silence, de Jerome Rothenberg ou Travailler fatigue, de Cesare Pavese (pour ne citer que ces deux titres) ; de découvertes régénératrices qui allient approches ethnographiques et poésie. Ainsi de la lecture de l’œuvre majeure de Jerome Rothenberg, Techniciens du Sacré (1968) et de celle des Chroniques des indiens Guayaki (1972), œuvre de l’ethnologue Pierre Clastres. Chacune de ces œuvres trouve un écho à sa propre écriture dans Célébrations (1980). Aux découvertes livresques s’ajoutent les rencontres vécues. Souvent décisives. Tant pour le partage de territoires communs d’affinités que pour les dialogues et l’amitié. Ceux de Chouléan, l’ami cambodgien de Saint-Ouen, avec qui Yves di Manno découvre « le continent englouti de l’épigraphie cambodgienne ». Celle aussi plus ancienne de la reconnaissance d’Ernesto Sabato qui, dans sa dédicace de L’Ange des ténèbres, écrit « d’une écriture tremblée » :

    « à Yves di Manno, / fraternellement, avec profonde / reconnaissance et admiration / E. Sabato / Santos Lugares, le 28 janvier 1978 ».

    Et l’auteur de Terre ni ciel de commenter :

    « L’envoi de ce livre, la dédicace surtout qui l’accompagnait, constituaient à ce moment précis de mon histoire le plus bel adoubement possible : pour la première fois, une main aînée se posait sur mon épaule, justifiant en quelque sorte mon rêve démesuré d’écriture. »

    Un autre « adoubement » d’importance a exercé une influence déterminante sur Yves di Manno. Celui de Bernard Noël, à qui Yves di Manno adresse, au moment de « clore l’écriture de Terre ni ciel », une longue lettre horizontale, inédite. Une lettre où l’auteur rend hommage à celui qui, en 1982, a accepté de lire Champs et de l’accueillir dans la collection « Textes ». Une adresse qui va bien au-delà de la reconnaissance — qui laisse néanmoins « entrevoir de quelle manière la littérature circule, dans la réalité et au-delà, dès lors que les signes que nous avons tracés entament loin de nous leur errance obstinée » — puisqu’elle rend compte d’une longue amitié silencieuse. Celle d’une « présence lointaine » — comme « celle d’un grand frère dont on a régulièrement des nouvelles et vers lequel on sait pouvoir se tourner. »

    L’épilogue de La Traversée du Gange, autre texte à caractère autobiographique, sert de conclusion à cet ouvrage composite qu’est Terre ni ciel. Ni vraiment un essai, ni tout à fait un récit mais qui s’apparente pourtant à l’un et à l’autre. Entre les deux extrêmes de l’ouverture et de l’épilogue viennent s’insérer quatre sections : « Nouveaux mondes », « No man’s land », « Plusieurs complices » et « Trois adresses ». Pour séparer chacune d’elles (ou pour introduire la section suivante), « Un poème inaugural ». Chacun de ces poèmes est accompagné d’une date : 1978/1983/1986/1993. Mais ni 1978 ni 1993 ne marquent le début de l’aventure littéraire ni sa fin, même provisoire.

    Pour retrouver le temps des origines, il faut remonter au temps de l’adolescence et aux fugues du lycéen en quête d’une révélation sur lui-même et sur le monde. Le temps, comme les fleuves — Isère ou Gange —, continue de couler. C’est pourtant à Vanarasi, dans la contemplation des eaux du Gange, que le poète éprouve au plus près les « très rares arrêts du temps ». Peut-être cette intuition profonde du retour de « la même scène, repassant comme une ombre soudaine devant le fleuve immobile s’écoulant » est-elle l’écho de cette dérive hors temps de l’adolescence. Une page lointaine aux contours suffisamment précis pour ramener avec elle « ce fleuve sans cesse vers lequel il (l’enfant) revient, rapide et large, assis des heures durant le long du quai sans rien considérer de bien concret sans doute, hormis le jour qui ne défile pas… »

    De cette singulière « galaxie poétique » appréhendée dans la lenteur émerge Terre ni ciel. Une œuvre riche et passionnante, qui dessine du poète un paysage intérieur rendu tangible par le langage. Et néanmoins émouvant.




    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Terre ni ciel






    YVES DI MANNO


    Yves di Manno
    Image, G.AdC




    ■ Yves di Manno
    sur Terres de femmes

    après Privas… Nicolas Pesquès (I). « du geste une écriture » (article republié dans Terre ni ciel)
    féal (poème extrait de Champs)
    Objets d’Amérique (note de lecture d’AP)
    [pour rejoindre en lisière de la page](extrait de Terre sienne)
    Yves di Manno | Anne Calas | [par transparence d’une vitre] (extrait d’Une, traversée)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Corti)
    une page sur Terre ni ciel d’Yves di Manno





    Retour au répertoire du numéro de mars 2014
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Yves di Manno | [pour rejoindre en lisière de la page]




    La page pliée le bois fossilisé
    Source







    [POUR REJOINDRE EN LISIÈRE
    DE LA PAGE]





    pour rejoindre en lisière
    de la page


    pliée le bois fossilisé


    (la forêt millénaire)


    refermée sur la nuit
    (et l’iris éphémère)


    comme en travers du lit


    noir, vert


    apposés seuls


    (opposés ?)


    si la page


    est un drap


    doublement


    déplié


    traversant l’étendue
    jusqu’au noir


    (versant est)


    sans verser dans
    la danse adverse


    dianes diaphanes


    lianes de sang





    Yves di Manno, Terre sienne, Éditions Isabelle Sauvage, 2012, pp. 31-32-33.





    YVES DI MANNO


    Yves di Manno
    Image, G.AdC




    ■ Yves di Manno
    sur Terres de femmes

    après Privas… Nicolas Pesquès (I). « du geste une écriture »
    féal (poème extrait de Champs)
    Objets d’Amérique (note de lecture d’AP)
    Terre ni ciel (note de lecture d’AP)
    Yves di Manno | Anne Calas | [par transparence d’une vitre] (extrait d’Une, traversée)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Œuvres ouvertes, Revue de littérature de Laurent Margantin)
    Yves di Manno, Objets d’Amérique, par Auxeméry
    → (sur le site des éditions Corti)
    la fiche consacrée à Objets d’Amérique





    Retour au répertoire du numéro de décembre 2013
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Mathieu Bénézet | [Nous sommes de lumière si étrangers vides]









    J’aimais une lumière d’aimer j’aimais une lumière de langue
    Ph., G.AdC







                     DE LANGUE. VI.



    Nous sommes de lumière si étrangers vides
    à ne plus sembler un lendemain L’hiver
    un morceau d’ouate seul point
    sur cette surface du monde encombrée
    de maladies et de terreurs Nos cœurs
    furent si rapidement esquissés Et
    les souffrances si lourdes
    sur les paupières Ce qui est par comparaison
    est aveugle Que nos pieds ne sont-ils plus
    dans les chaumes Bien au-delà
    j’ai tenté de fermer les yeux
    J’aimais une lumière d’aimer j’aimais
    une lumière de langue




    Mathieu Bénézet, De Langue in Œuvre, 1968-2010, Éditions Flammarion, Collection Mille & et une pages, 2012, page 708. Choix et présentation par Yves di Manno.







    MATHIEU BÉNÉZET


    Mathieu Bénézet
    Ph. © Hervé B. (France),
    All rights reserved.
    Source





    ■ Mathieu Bénézet
    sur Terres de femmes

    Poëme (extrait de Premier crayon)
    Une phrase maison (composés instables) [poème extrait de La Chemise de Pétrarque]
    Premier crayon (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Trois mouvements (extrait de Premier crayon)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur remue.net)
    L’Œuvre poétique de Mathieu Bénézet





    Retour au répertoire du numéro de février 2013
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Robert Duncan | Proofs



    Imprim
    Source





    PROOFS


    For “wing of the bird” » read
              “sing of the verb part”
    because the clouds departing
              left the look of winter.

    For “violet” read “violent”
              following
    “ The ridges of your face ride
              against my want”.

    Omit “whatever regret”.
              After Chorus II, insert
    four lines roman:   Do you hear in words
                                       drifts in the sense shifting,
                                       teachings that are like birds
                                       in cloudy speech?

    ― the fifth line in italics:

                                       A play of birds in the empty sky

    Insert “need” after
              “mine is a first song”
    For “wrong” read “wring”.

              I am tired of the images
    that follow me. Delete them.
    Don’t desert me. You are so far away,
              dear Printer, in another
    part, puzzling over my intention
              with cold fingers. Don’t

              lose the world  ROSE

              isolated on the page.

    It is not a flower, but put there
              for an old rising.

    Robert Duncan, The Opening of the Field, New York: Grove Press, 1960 ; New York: A New Directions Paperbook, 1973, p. 59.







    Robert Duncan, The Opening of the Field







    ÉPREUVES


    Remplacer « chute d’herbes » par
                « chante le verbe partir »
    puisque la fuite des nuages
               nous laisse le paysage hivernal.

    Remplacer « violet » par « violent »
               juste après
    « les plis de ton visage s’appliquent
               à contrarier mon désir ».

    Supprimer « malgré tout mon regret ».
               Après la seconde strophe, insérer
    quatre vers en romains :            Entendez-vous dans les mots
                                                              se déplacer (changer de sens)
                                                              les leçons semblables aux oiseaux
                                                              de ce discours embrumé?

    ― le cinquième en italiques :

                                                                Jeux d’oiseaux dans un ciel vide

    Rétablir « nécessaire » après
               « voici mon premier chant »
    Remplacer « faux » par « fléau ».

                Je suis las des images
    qui me poursuivent. Supprimez-les.
    Ne m’abandonnez pas. Vous êtes si loin
               cher Imprimeur, sur quelle autre
    planète, malmenant tous mes plans
               de vos doigts insensibles.            N’oubliez

               pas le mot            ROSE

               isolé sur la page.

    Il ne s’agit pas de la fleur, mais sa présence suggère
               une ancienne éclosion.


    Robert Duncan, L’Ouverture du champ, in Yves di Manno, Objets d’Amérique, José Corti, Série américaine, 2009, page 81. Traduction d’Yves di Manno.




    ___________________________________________
    NOTE d’AP : une édition française de The Opening of the Field (L’Ouverture du champ) a paru en novembre 2012 aux éditions José Corti (Série américaine), dans une traduction de Martin Richet.






    ROBERT DUNCAN


    Robert_duncan
    Source



    ■ Robert Duncan
    sur Terres de femmes

    Poetry, a Natural Thing (autre poème extrait de The Opening of the Field + une traduction de Martin Richet issue de l’édition française parue chez Corti)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur Terres de femmes)
    Yves di Manno, Objets d’Amérique (note de lecture)
    → (sur le site de The Academy of American Poets)
    une bio-bibliographie de Robert Duncan (+ plusieurs poèmes, dont un dit par l’auteur)
    → (sur Pennsound)
    de très nombreuses lectures de poèmes par Robert Duncan (archives sonores d’une exceptionnelle richesse)
    → (sur Poetry Foundation)
    une biographie de Robert Duncan (+ archives sonores)
    → (sur Poetry Center Digital Archive)
    Robert Duncan reading his poetry from and discussing his book The Opening of the Field
    → (sur books.google.fr)
    un très grand nombre de pages issues du recueil The Opening of the Field (hors huit poèmes, dont Proofs ci-dessus)





    Retour au répertoire du numéro de mai 2011
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • après Privas…

    Nicolas Pesquès (I). « du geste une écriture », par Yves di Manno

    Parcours singuliers,
    Privas, 19-20 mars 2010

    Nicolas Pesquès





    Après Privas, échos de « Parcours singuliers »



    C’était avant le début du printemps et nous voilà déjà aux abords de l’été. Mais la poésie traverse toutes les saisons et l’écho que j’ai gardé des voix de Privas, voix croisées, voix plurielles, vibre encore dans ma mémoire. Résonances.

    Les Parcours singuliers du 19 et du 20 mars 2010 ont permis la rencontre de poètes et auteurs de la revue faire part rassemblés par Alain Chanéac et Alain Coste dans le théâtre de la ville de Privas. Quatre poètes ont prêté leurs voix à leurs textes : Jean-Marc Baillieu, Patrick Beurard-Valdoye, Caroline Sagot-Duvauroux et Nicolas Pesquès.

    Pour accompagner Nicolas Pesquès dans l’aventure de l’écriture de La Face nord de Juliau, deux contributeurs invités : Yves di Manno et moi-même.

    Terres de femmes met aujourd’hui en ligne les deux contributions de Privas autour des Juliau de Nicolas Pesquès :

    ― celle d’Yves di Manno, « du geste une écriture »

    ― (dans la note suivante) ma propre contribution : « J9. Prémisses de lecture d’une « énigme intime » ».


    Angèle Paoli







    Privas







    « du geste une écriture »




    Il y a, dans le projet poursuivi par Nicolas Pesquès depuis trois décennies, une forme d’obstination, d’insistance à tout le moins dans la posture qui mérite qu’on s’y arrête, même si ce projet a connu en cours de route plusieurs inflexions notables. L’angle d’attaque s’est en effet déplacé, au fil des ans, notamment par le basculement de la prose vers le vers, à partir d’un certain seuil. Il n’en reste pas moins que La Face nord de Juliau pose une question assez singulière, dans le cadre de la poésie contemporaine – a priori peu loquace devant un tel « sujet » – et qui pourrait abruptement se formuler ainsi : qu’est-ce qui se passe, dans le monde et sur la page, lorsqu’on se met à regarder avec des mots ?

    Il faut croire que regarder n’est pas si fréquent, en poésie… Ou du moins, que le regard s’y confond rarement avec le geste d’écrire. Or, c’est bien ce à quoi Nicolas Pesquès s’était à l’origine acharné : à faire tomber le paysage dans le langage, à force de contemplation – mais une contemplation qui serait pour le coup tournée vers le dehors : quelque chose qui ressemblerait, pour renverser les termes (et les idées qu’ils soutiennent) à une forme d’expérience extérieure.

    Chaque fois que je l’ai entendu présenter son ouvrage, Nicolas se référait à Cézanne. (La référence est d’ailleurs explicite dans le premier volume, sous-titré « Tombeau de Cézanne ».) La Face nord de Juliau relèverait donc d’une écriture « sur le motif » – et la colline ardéchoise serait en quelque sorte l’équivalent de la Sainte-Victoire : au moins quant à l’obstination de l’auteur à reprendre indéfiniment son étude, sous des angles divers, sans parvenir à l’épuiser – bien au contraire – sauf à tendre peut-être vers son érosion verbale : au profit alors de quoi ?

    Nicolas Pesquès est mieux placé que moi pour savoir que peindre et écrire, ce n’est pas tout à fait la même chose. Et que l’effort vers le visible – je n’ose même pas parler de figuration – passe pour l’écrivain par un autre canal, quand bien même nous serions d’accord pour dire qu’il y a une matière du langage (dans la palette du vocabulaire, les nuances de la syntaxe) qui empêchera toujours l’écriture de verser dans l’abstraction.

    Du moins pour qui sait de quoi il retourne, dans cette affaire d’écrire.

    Ce serait donc une autre matière que le langage convoquerait, par l’entremise du regard… Mais quel regard au juste ? Et orienté de quelle manière dans le travail ? J’essaie de me représenter Nicolas Pesquès face à Juliau, fixant avec concentration ou abandon ce paysage dont il doit connaître à la longue les moindres inflexions – et le laissant travailler en lui jusqu’à, jusqu’à… jusqu’à ce que les mots surviennent, justement, s’incarnant quelque part entre l’œil et la main. Mais pour les inscrire le regard de l’auteur est dès lors bien contraint, j’imagine, de quitter le motif pour se poser sur cette toile en réduction qu’est la page du carnet (je suppose un carnet, mais n’importe quel feuillet ferait l’affaire).

    Ce n’est pourtant pas une description qui s’y dépose, à peine un croquis par endroits, une notation de couleur (où les mots qui les désignent, ces couleurs, me semblent d’ailleurs plus tangibles qu’elles). Et c’est peut-être même pour ne pas y céder – à la tentation de la description – que La Face nord de Juliau s’est écrite, à l’origine, et continue de s’ériger : pour résister à l’émergence d’une Image (mettons-lui un I majuscule) où le regard et le poème s’aboliraient enfin… Et pour contredire une idée ancienne de la poésie dans laquelle Nicolas Pesquès ne voulait pas se complaire, à supposer qu’il ait jamais entendu ses sirènes.

    Cette écriture – dans La Face nord de Juliau comme dans ses autres ouvrages – est pourtant tout sauf abstraite. Je dirai même que c’est sa matérialité qui frappe au premier chef, comparée à nombre d’entreprises contemporaines – son épaisseur, sa façon de rendre au langage sa dimension charnelle : les mots y ont un « volume » inhabituel – y compris, et peut-être surtout les plus ordinaires.

    (Un peu comme chez Jean Tortel, dont on pourrait la rapprocher, au moins pour la fascination dont elle témoigne devant la matière du monde, sa surface, son absence réitérée de « profondeur »).

    En quoi cela se relie-t-il au regard, je l’ignore ; et puis à peine le concevoir, travaillant pour ma part d’une tout autre manière, et presque à l’opposé : c’est-à-dire dans l’attente des images que la réalité ne montre pas – ou qu’elle nous cache. (Mais en écrivant cette phrase je me demande au fond si les deux démarches diffèrent tant que ça… N’y a-t-il pas, dans les deux cas, recherche d’un effacement de la conscience ordinaire – par saturation du regard dans le cas de Pesquès, par son renversement dans le mien ?)

    N’empêche qu’il y a dans La Face nord de Juliau un effort au réel qui s’appuie sur le fil invisible reliant le regard au langage.

    Au poème ? Peut-être bien, mais « poème » désigne ici l’expression la plus exacerbée – la plus intense, et donc la plus réelle – du langage.

    Pourtant, j’ai le sentiment (Nicolas nous dira si je me trompe) que La Face nord de Juliau a été édifiée, au départ, comme une sorte de digue destinée à réfréner, à canaliser, si ce n’est à interdire l’expansion irréfléchie du poème.

    Cela relevait sans doute d’une volonté… disons-la matérialiste, réfutant en tout cas toute dérive métaphysique : la recherche d’une poésie terrestre, donc terrienne – dont la colline de Juliau (sans en être, loin s’en faut ! la métaphore) pouvait autoriser l’émergence. Et sa contemplation allait donc (devait ?) interdire toute rêverie éthérée, toute méditation dans les limbes, par sa seule présence obstinée.

    Je cite un fragment de Juliau deux :

    « Comment éviter le grandiose et ses clichés, l’excès d’effusion, l’afflux de

    métaphores qui (…) nous touche encore profondément sans lassitude ?

    Douceur et extrémisme. Terreur et tendresse.

    Mêlée sentimentale et de surcroît naturelle.

    Je n’aime pas avoir affaire à cette démesure. »

    De fait, les deux premiers livres de Juliau ressemblent plus, au final, à un journal d’écriture, à un carnet de travail (certes lui-même très « travaillé ») qu’à une œuvre achevée – les poèmes continuant de s’écrire, de leur côté (ce seront Un carré de 25 poèmes d’herbe, L’Intégrale des chemins, puis les 3 poèmes).

    Le basculement s’opère, à mon sens, dans le volume trois, le dernier à se présenter de bout en bout comme un journal – et surtout à être intégralement en prose, du moins parmi ceux qui ont été publiés. Le fait que ce troisième volume contienne, en son centre, une longue réflexion sur l’art rupestre et les hommes du Magdalénien n’est pas un hasard à mes yeux (je vais y revenir).

    Mais le fait est qu’ensuite, le projet de Juliau change de nature – à moins qu’il n’ait tout simplement atteint son but : c’est-à-dire rendu possible l’écriture d’un poème que quelque chose jusqu’alors entravait.

    C’est écrit presque noir sur blanc dans ce volume trois, où l’auteur contemple les 3 poèmes qui venaient alors de paraître et se rend compte – je cite – qu’ils « pourraient avoir versé dans la Face Nord mais c’est plutôt Juliau qui, par débordement, a aussi généré ces poèmes ».

    Ajoutant aussitôt :

    « Aujourd’hui je souhaite qu’il n’y ait plus deux poids et deux mesures, mais que

    la colline soit un poème continu, éventré (…)

    Narratif et spéculatif.

    Spéculatif et descriptif. »

    Les trois adjectifs sont ici capitaux, d’être aussi dialectiquement associés.

    C’était donc cela qui couvait, sous la végétation de la colline… Et c’était apparemment le regard (la contemplation) qui seul pouvait autoriser le jaillissement dans le langage de ce poème résistant, malaisément concevable, au sein duquel narration, spéculation et description, fondues en une seule matière, remplaceraient enfin l’ancien lyrisme.

    Je le pose comme hypothèse, sans me lancer ici dans une démonstration dont je n’ai peut-être pas les moyens, au-delà de l’intuition qui la fonde.
    Comme il est écrit dans Juliau quatre (et c’est désormais en vers) :

    « de quelque côté que je me porte

    j’éclaire               je fais de l’ombre »

    Sauf que, sauf que… cette victoire (si c’en est une) est suivie d’assez près par l’effondrement rapporté en ouverture de Juliau cinq – c’est-à-dire, d’une certaine façon, par l’abandon du premier projet (ou son dépassement) et le début d’une autre aventure, dont Juliau cinq marque la charnière et dont nous ne savons pas encore grand-chose, les volumes suivants tardant hélas à paraître – sinon qu’ils semblent devoir accepter désormais l’hypothèse d’un poème où le regard se déporterait enfin et traverserait le monde autrement.

    Mais je voudrais revenir un instant, pour conclure, sur les hommes du Magdalénien.

    Leur présence « négative » (comme celle de leurs mains et de leurs empreintes énigmatiques) surgit dans le massif de Juliau à la fois comme un archaïsme (la fascination des origines) et comme un modèle insistant, reliant l’écriture contemporaine aux gestes les plus lointains dont l’homme ait laissé la trace sur des pierres, dans le ventre de la terre, pour témoigner d’une conscience, et d’un mystère.

    Cette persistance dans la poésie d’aujourd’hui de l’ombre portée des premiers signes – ce que Paul Louis Rossi a joliment nommé un jour la « nostalgie de l’idéogramme » – fonde aussi le travail de Nicolas Pesquès, de manière plus secrète, même s’il notait dès Juliau deux que « notre écriture (…) rêve toujours de pictogrammes, d’idéogrammes, [et] voudrait entretenir cette veine, si mince chez nous, qui fait du geste une écriture et de toute écriture la manifestation d’une présence corporelle ».

    Il me semble que la résurgence de cette « origine » – de l’art pariétal et des animaux primordiaux qui traversent le livre dans ces années-là – aura à tout le moins hâté le basculement vers le poème et le retour au vers qui caractérisent depuis La Face nord de Juliau.

    J’espère ne pas trop tirer « dans mon sens » le projet de Nicolas Pesquès en vous disant que cette manière d’inscription toujours archaïque qu’est de nos jours l’écriture du poème, c’est bien évidemment par ce travail obstiné du regard (de la colline à la main) qu’elle se sera d’abord imposée à lui – mais peut-être aussi par la possibilité enfin retrouvée (ou admise) de prolonger ce geste d’inscrire – dans une forme versifiée.



    Yves di Manno
    Privas, mars 2010
    D.R. Texte Yves di Manno





    ____________________________________________________
    NOTE d’AP : depuis cette mise en ligne (mars 2010), l’article ci-dessus a été inséré dans l’ouvrage Terre ni ciel (pp. 217-224) d’Yves di Manno, publié en février 2014 dans la collection « en lisant en écrivant » des éditions Corti.




    NICOLAS PESQUÈS


    Pesquès portrait
    Ph. © Jean-Marc de Samie




    ■ Nicolas Pesquès
    sur Terres de femmes


    Gilles Aillaud (extrait de Sans Peinture)
    après Privas. Nicolas Pesquès (II). J9, Prémisses de lecture d’une « énigme intime », par Angèle Paoli
    Juliau//ascension face nord (lecture d’AP sur La Face nord de Juliau deux, trois quatre cinq, six)
    21 août 1995 | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau trois, quatre (extrait)
    Comment recoller ce que la langue détache (extrait de La Face nord de Juliau, cinq)
    15 mai 1886 | Mort d’Emily Dickinson (+ extrait de La Face nord de Juliau, sept)
    La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix (lecture d’AP)
    [Courir la pente] (extrait de La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix)
    Intérieur nuit (Juliau 11)
    La Face nord de Juliau, treize à seize (lecture d’AP)
    28 février | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau (onze à seize)
    21-22-23 octobre 2013 | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau dix-sept, dix-huit
    La caisse claire (journal d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    le site de Nicolas Pesquès
    → (sur Poezibao)
    La Face nord de Juliau, six, de Nicolas Pesquès (lecture d’Angèle Paoli)
    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature]) une
    fiche bio-bibliographique sur Nicolas Pesquès




    ■ Yves di Manno
    sur Terres de femmes


    Objets d’Amérique (lecture d’AP)
    [pour rejoindre en lisière de la page] (extrait de Terre sienne)
    Yves di Manno | Anne Calas | [par transparence d’une vitre] (extrait d’Une, traversée)



    Retour au répertoire du numéro de juin 2010
    Retour à l’ index des auteurs


    » Retour Incipit de Terres de femmes